Fuite en Égypte

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alain VIRCONDELET

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

ET voici qu’elle devait toujours marcher ; ses sandales de cuir commençaient à s’élimer ; l’ânesse qui réclamait de plus en plus souvent sa pitance renâclait à avancer, même la nuit quand la chaleur tombait. Se cacher aussi, car des hommes venaient leur demander qui ils étaient, qui était ce couple étranger qui tenait en ses bras un bébé si miraculeusement beau et quelle était cette lumière irradiante qui les nimbait tous les trois, jusqu’à cette bougresse d’ânesse qui semblait si radieuse et qui faisait la fière. La nuit, les étoiles les guidaient comme lorsque les Rois mages avaient pu venir adorer l’enfant. On allait d’étoile en étoile, suivant leur périple, leur chemin de lumière, et le bruit du fleuve doucement rafraîchissait le voyage, l’impression si monotone de la marche. Marie, dans sa tête, quelquefois, laissait passer des songes, faisant confiance à l’ânesse, à Joseph ; l’enfant aussi s’habituait aux tétées hoquetantes, aux soubresauts du trot. Et, pendant qu’elle le tenait, Marie pensait à plus tard, à ce retour qu’il faudrait bien faire un jour, une fois que Hérode aurait cessé de les poursuivre ; elle pensait à ces journées heureuses qu’elle se promettait de vivre à Nazareth, le village de sa mère et de son enfance ; elle pensait aussi à ces menaces diffuses de Gabriel, à ce que disaient aussi les prophéties, à ces taches de sang, à ces morts abominables qu’elle avait apprises au Temple autrefois et dont elle savait bien qu’un jour elles auraient lieu. Mais comment imaginer ce bébé sur une croix ? Comment pouvait-il porter en lui tant d’horreurs et de souffrances ?

Voici qu’il était comme tous les bébés de la terre, ceux qui geignent et qui pleurent, qui tètent et font sous eux, laissant échapper une diarrhée fétide que Marie patiemment essuyait en ayant soin de ne pas irriter les fesses ; ceux qui sucent le doigt de leur mère croyant qu’il s’agit du sein, du téton bien-aimé, qui braillent très fort la nuit, pris d’on ne sait quelle peur panique et secrète, venant du plus loin des mois passés dans le ventre, à l’abri, bien cachés, bien repus. Et l’enfant comprenait intuitivement toutes ces choses-là, respirant l’air plus léger du Nil, après la sécheresse du désert, les marches épuisantes sans rencontrer une nappe d’eau, un peu de vert où l’on pût se reposer.

Les marches étaient douces à la nuit tombée au pas régulier de l’ânesse.

 

 

Alain VIRCONDELET, La vie, la vie, 1985.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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