Les amoureux de Saint-Lucien

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis YARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Maurice COLIN

 

 

Dès leurs plus tendres ans,             

Par des jeux innocents                   

Leurs amours se formèrent.           

(PYRAME ET THISBÉ.)

 

 

L’histoire m’a été racontée il y a longtemps, un beau matin d’avril. Ce jour-là, qui était toute lumière et toute jeunesse, je m’en allais à travers bois, cherchant des morilles avec le père Martine, un paysan cultivé ; nous nous aimions comme petit-fils et grand-père. Il savait mille histoires qu’il m’a contées : si je les écrivais, que de livres !

Las de marcher depuis l’aube, nous fumions nos pipes à la Croix-Blanche, dans la forêt, un coin solitaire arec une mare bordée de sureaux et de saules. Il n’y a plus de croix, elle est tombée depuis longtemps ; mais on dit toujours la Croix-Blanche.

– Tiens, dit le père Martine, c’est comme à Saint-Lucien, pour les pauvres amoureux... . Une histoire d’amour, une belle histoire. L’amour est la grande chose humaine, sans elle, rien ! Écoute. C’est loin, ça remonte à plus de quatre cents ans.

 

Il y avait à Saint-Lucien-en-Hez (comme dit Duplessis) un seigneur qui s’appelait Jean de Biville, et il paraît qu’il était bon. Tant mieux. Les livres m’ont dit qu’il y en eut beaucoup de mauvais. Passons. Pauvre humanité... Mais en passant, rendons hommage au sire de Biville.

Il y avait aussi un fermier qui tenait à fief presque tout le village, toutes les terres du manoir, un tenancier de ceux auxquels on ne disait pas encore : monsieur, non, mais qu’on appelait : maître Jacques, maître Pierre, long comme le bras ; notre fermier s’appelait maître. Jean ; c’était le plus gros bonnet du village après le seigneur : un gros vilain qui, plus tard, aurait acheté une savonnette.

Et puis, surtout, il y avait deux pauvres petits tout jeunes : lui, vingt ans, elle dix-huit, qui s’aimaient comme cela arrive parfois dans le monde... Je veux dire : pas seulement avec toute leur chair, avec autre chose, si possible... J’ai encore des illusions, malgré mon âge... Ils s’aimaient, je te dis. On n’explique pas ces choses-là : c’est plus beau que la nature, plus grand et plus fort que les hommes. On a conservé leurs noms : lui, s’appelait Jacques, elle, Madeleine ; elle était la fille du gros fermier.

Les parents de Jacques travaillaient à la grande ferme : c’étaient de pauvres manants.

Les enfants avaient joué, grandi ensemble. Et bien sûr, il était arrivé ce qui arrive souvent, presque toujours : un beau matin ou un beau soir, leurs mains s’étaient prises, leurs yeux s’étaient reconnus, et leurs bouches, sans rien dire, s’étaient unies.

À partir de ce jour, ils furent très malheureux, car ils vécurent dans la crainte.

Madeleine connaissait la vanité de son père : il était riche, mais surtout très fier d’être le fermier du sire de Biville ; il aimait sa fille, bien sûr, mais sa vanité passait avant tout : jamais il ne voudrait consentir au mariage de Madeleine avec Jacques le manant.

Les amoureux se voyaient en cachette et s’évitaient devant les autres. Mais les rencontres étaient rares : la haie a des yeux, le mur des oreilles...

Ils avaient dû s’aimer au printemps, comme les oiseaux, car c’est avant l’été que la demande fut faite. Tu verras pourquoi tout à l’heure.

Un jour, enfin, les parents de Jacques se décidèrent : ils se mirent beaux comme le dimanche, et s’en furent à la ferme présenter la demande.

On ne sait plus les détails, tu penses bien, tout cela s’est envolé, depuis le temps... Mais le certain, ce que l’on raconte encore dans les veillées, c’est que le fermier les chassa dans une grande colère, et leur défendit de remettre jamais plus les pieds chez lui.

Madeleine se jeta aux genoux de son père, le supplia, lui jura que jamais elle n’aurait d’autre mari que Jacques.

Tout fut inutile. Maître Jean fut inébranlable : le fermier du seigneur ne pouvait donner sa fille à un fils de manants.

 

Tout le village connaissait l’histoire. On en parlait aux alentours, car Maître Jean, le plus gros fermier de la contrée, était connu à des lieues à la ronde ; on le respectait à cause de sa situation, mais on ne l’aimait guère : il était fier, dur aux pauvres gens. Chacun plaignait les amoureux.

Eux, pour se voir, n’avaient plus que de rares occasions : c’était, par exemple, quand le fermier allait faire moudre son blé au moulin du seigneur, à Boulay-sur-Andelle ; ou encore, les jours du marché de Nolléval.

Alors, blottis l’un coutre l’autre sous le feuillage, ils laissaient passer les heures, et de temps à autre, émus du grand frisson merveilleux, ils se becquetaient comme les oiseaux...

Mais cela était rare. Madeleine languissait.

La jeune fille, naguère encore toute blonde et rose, était maintenant si pâle et maigre et si changée que le sire de Biville, un jour, la rencontrant, fut ému de pitié pour elle et voulut, dit-on, le bon seigneur, intervenir près de son père.

Cela aussi fut inutile.

Le jour de la Saint-Jean, c’était la fête du fermier, Madeleine se jeta tout en larmes à ses pieds et le supplia encore... Non ! Le vilain demeura inébranlable : son cœur était plus dur que le seuil de sa porte.

Alors, la pauvre enfant ne pleura plus : elle sentit que tout était fini. Le grand désespoir est sans larmes.

La nuit même, la nuit de la Saint-Jean, si courte et si belle, presque lumineuse, elle courut rejoindre son ami Jacques dans la cachette aux rendez-vous, et pour bercer leur douleur, ils demeurèrent ensemble jusqu’au réveil de l’alouette.

Et tu sais, j’ai toujours entendu dire qu’ils n’avaient point fauté... Je le crois, j’en suis sûr. Ils s’aimaient trop pour ça, mieux et plus que les autres. Tu sais comment on dit chez nous quand on parle des sentiments : il faut avoir de la sympathie pour l’homme, de l’amitié pour la femme, de l’amour pour Dieu. Eh bien, ces deux petits-là, vois-tu, ils s’aimaient comme si chacun d’eux eût été le bon Dieu pour l’autre... Ça n’arrive pas souvent. Je suis vieux ; j’ai aimé comme tout le monde ; mais, je l’avoue, jamais comme ça. Aujourd’hui, dans les villes, on abuse des mots, et l’on dit des amoureux qu’ils s’adorent. C’était ça, vraiment, et même davantage : plus que le possible, comment te dire ? plus qu’il n’y a !

Quand on vieillit et qu’on pense à ces choses, ça fait rudement réfléchir.

Le père Martine, un instant, ralluma sa pipe et demeura songeur.

Je n’osais l’interroger pour connaître la fin, niais, je l’avoue, la passion des amoureux m’avait beaucoup ému.

Quand la fumée bleue monta sous les saules, le brave homme reprit de lui-même :

– Tu voudrais bien savoir, n’est-ce pas, comment l’histoire s’est terminée ? Ah ! c’est bien simple : comme toutes choses humaines, va...

Quelques jours après la Saint-Jean, quand les foins sont en fleurs, le plus beau temps de l’année, un matin, des faneurs, en s’en allant dans la plaine, trouvèrent les deux pauvres enfants étendus sur le bord du chemin : ne pouvant vivre ensemble, ils étaient morts ensemble...

Et l’on dit encore qu’ils n’ont point voulu mourir dans le nid de leurs confidences : ils ont choisi un endroit solitaire, de l’autre côté du village.

Afin de perpétuer leur souvenir, le sire de Biville fit ériger deux calvaires : l’un, sur le lieu des rendez-vous, fut appelé la Croix-Blanche par les gens du village ; l’autre, près du sentier où ils moururent, ce fut la Croix-Rouge.

Ces deux calvaires, disparus depuis longtemps, ne furent jamais remplacés ; mais les gens de Saint-Lucien disent toujours en passant aux deux endroits : la Croix-Rouge et la Croix-Blanche.

On le dira longtemps encore.

Voilà l’histoire des amoureux de Saint-Lucien, telle, à peu près, que me l’a contée le père Martine, dans les grands bois de mon pays, un matin de printemps, que nous cherchions des morilles.

 

 

 

Francis YARD, Légendes et histoires

du beau pays de Normandie, 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

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