L’aventure de Richard

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis YARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Philéas LEBESGUE

 

 

Par nuit errait comme par jour,

Oncques de rien ne eut paour :

Maint fantôme vit et trouva.

Oncques de rien ne s’effraya ;

Pour nulle chose que il vit.

Ni nuit ni jour peur ne le prit.

(Wace, Roman de Rou).

 

 

UNE merveilleuse aventure advint au duc Richard sans Peur qui était en son château de Moulineaux-sur-Seine.

Une fois, comme il allait s’ébattre après souper au bois, lui et ses compagnons ouirent une noise, un grand vacarme de multitude de gens qui toujours semblaient s’approcher d’eux. Le duc se retira derrière un buisson et envoya épier ce que c’était.

Lors, un des écuyers vit que ceux qui faisaient cette noise s’étaient arrêtés dessous un grand arbre, et il commença de regarder leur manière de faire.

Il vit que c’était un roi qui avait avec lui grand troupe de toutes gens en armes, lesquels menaient bruit comme chez eux.

Il pensa que, peut-être, c’était la Mesgnie Hennequin que l’on entend venir les nuits par tempête. Mais il ne savait. Et grand peur le faisait frémir.

Quand le roi et sa compagnie furent partis, l’écuyer vint au duc Richard et lui conta toute l’affaire qu’il avait vue.

 

*

*    *

 

Mais continuellement venait cette aventure trois fois la semaine, près du château, en la forêt de Moulineaux.

Adonc pensa le duc Richard que, s’il pouvait, il saurait quelles gens c’étaient qui, sur sa terre, venaient faire telles assemblées sans son congé.

Lors, réunit de ses plus familiers chevaliers jusques au nombre de cent, des plus forts et hardis qu’il put trouver en toute Normandie. Et leur conta l’aventure.

Il leur commanda qu’ils s’armassent pour guetter et savoir. Les chevaliers répondirent que très volontiers, ils iraient avec lui et que, ni pour vie ni pour mort, ils ne le laisseraient. Ils firent donc dans la forêt leur embûche près de l’arbre où le roi et sa compagnie s’arrêtaient dans la nuit.

Et incontinent, à l’heure d’entre chien et loup, à la soirante, comme on dit encore, voici ce qu’ils virent.

Au milieu de toute la troupe tant remuante et bruyante que c’était merveille, deux hommes prirent un drap de plusieurs couleurs (ce leur semblait) qu’ils étendirent sur la terre et ordonnèrent par degrés, comme s’ils voulaient former un siège royal.

Et puis après, virent venir un guerrier accompagné de plusieurs manières de gens en armes, toujours menant grand bruit. Celui qui vint s’asseoir sur le trône, les autres le saluaient et servaient comme gens font au roi.

Mais tous les chevaliers du duc Richard eurent si grande frayeur que ça et là, comme éperdus, ils s’enfuirent à travers bois et laissèrent le duc tout seul.

Richard, voyant que tous les siens s’étaient enfuis, ne voulut qu’un tel reproche lui fut adressé.

Lors donc, il saute à deux pieds sur le drap et, de par Dieu, conjure le roi de lui dire qui il est, ce qu’il vient quérir sur sa terre et quelles gens sont avec lui.

Le roi au milieu de sa compagnie, quand il se voit ainsi contraint de par le ciel répond :

– Je suis lé roi Charles de France, suis trépassé depuis longtemps, je fais mon expiation des péchés que j’ai commis en ce monde, et ici sont les âmes des chevaliers qui me servaient, lesquels, pour leurs démérites, font comme moi grande pénitence.

– Où allez-vous ? (dit le duc Richard).

– Nous allons combattre sur les mécréants Sarrazins et âmes damnées, comme autrefois.

– Or, quand reviendrez-vous ?

– Nous reviendrons environ l’aube du jour, et toute la nuit nous combattrons. Laissez-nous partir.

– Non, car pour vous aider dans la bataille, je veux aller avec vous.

– Or (dit le roi), pour quelque chose que tu voies, ne laisse aller ce drap sur quoi tu es et le tiens bien.

– Ainsi ferai-je (dit Richard). Or, allons !

 

*

*    *

 

Adonc partit le duc avec le roi Charles et sa compagnie menant toujours grand bruit et tempête.

Et comme ce vint à l’heure de minuit, Richard ouït sonner une cloche comme d’une abbaye ; et lors demanda où sonnait la cloche et en quel pays ils étaient. Le roi répondit que c’était Matines en l’église de Sainte-Catherine du mont Sinaï.

Le duc, de tout temps, avait accoutumé d’aller à l’église, il voulut ouïr Matines. Lors le roi lui dit : Prends ce pan de drap et ne le laisse point : que toujours tes pieds soient dessus quand tu t’arrêteras. Va prier pour nous. Et puis, au retour, nous reviendrons te quérir.

Richard entra dans l’église et s’agenouilla soigneusement sur l’étoffe. Quand il eut son oraison finie, à la lueur des cierges, il tourna parmi les piliers et là, vit de belles richesses et merveilleuses choses, comme armes dorées, joyaux et pierreries.

Et ainsi comme il vint à entrer en la chapelle de la glorieuse Vierge Marie, mère de Jésus, il vit un sien chevalier, son parent, lequel était céans et servait pour gagner sa vie.

Lors donc le duc fut surpris et vint à lui :

– Par Dieu ! que faites-vous là, chevalier ?

– Ah ! duc Richard, j’ai été pris voilà sept ans en bataille et suis es mains des Sarrasins ; un religieux a donné caution de me tenir prisonnier ; et céans, je sers comme sacristain pour gagner ma vie ; jamais je n’ai pu mander en France pour ma rançon ou par échange d’homme pour homme.

– Ah ! chevalier, voulez-vous aucune chose mander à vos gens et à votre femme ?

– Oh ! oui, je me recommande à elle.

– Mais, par Dieu ! chevalier, elle vous a cru mort. De dans trois jours elle se doit marier. J’y serai, s’il plaît à Dieu, j’en suis convenu avec elle.

– Ah ! duc Richard, je vous fais prière : dites-lui que je vis encore.

– Jamais ne voudra me croire...

– Si fera. Lui direz pour la vérité que quand je partis d’elle à venir par deçà en bataille où je fus pris, l’anneau de son doigt que je lui ai mis en l’épousant, je le partageai en deux pièces, dont une partie lui demeura et l’autre, que voyez ici, lui porterez pour enseignement.

– Or bien ! ainsi sera fait. Et lui dirai au surplus, s’il plaît à Dieu, que je me mettrai en peine pour votre délivrance.

Et ainsi, comme le chevalier demandait au duc Richard qui l’avait céans amené, et comme il y était venu, et quand il était parti du pays, et comment il retournerait si vite, comme il disait, ce fut la fin des Matines.

Le duc entend le bruit de la mesgnie, il prend congé du chevalier et va hors de l’église où il trouve Charles et ses gens si travaillés, si battus, si blessés, que c’était merveille.

Il saisit son pan de drap, saute avec le roi et ils vont cinglant comme vent et tempête.

Le duc s’enveloppe dans les plis de son étoffe et s’endort. Et quant ce vint à l’aube du jour, il s’éveille. Il est tout seul dans le bois de Moulineaux, dessous l’arbre où il avait trouvé le roi Charles et sa mesgnie. Alors, il s’agenouille et mercie Dieu qui lui donné grâce d’être retourné sauvément.

 

*

*    *

 

Au château de Moulineaux, il retrouve partie de ses chevaliers qui s’étaient enfuis, les autres étaient encore dedans les bois, muchés par peur de ce qu’ils avaient vu et aussi pour doute que leur seigneur ne fut mort.

Point ne s’attarda le duc à reprocher leur conduite. Il partit et s’en vint à Rouen. Là était la dame qui se devait marier le second jour ensuivant, laquelle était femme du chevalier prisonnier en l’église de Sainte-Catherine du mont Sinaï. Et quand il fut devant elle :

– Lors (dit le duc), votre seigneur de mari vit encore, et à vous il se recommande.

– Sire (dit la dame), mon seigneur de mari est mort et enfoui il y a sept ans passés : car ceux qui le virent mort me l’ont dit et témoigné pour vrai, et ainsi le crois. Dieu lui fasse pardon à l’âme.

– Dame (dit le duc changeant de couleur), par ma foi, hier à minuit je le vis et lui parlai en l’église de Sainte-Catherine du mont Sinaï, et vous mande par moi que vous l’attendiez et gardiez votre foi, comme vous lui promîtes au département de lui, suivant le témoignage de l’anneau qu’il vous mit lorsqu’il vous a épousée ; duquel il fit deux parties, dont l’une vous laissa et l’autre il emporta. Et pour ce je veux que la partie que vous avez, présentement me bailliez.

Et la dame va à son écrin et prend la partie de l’anneau qu’elle avait et la bailla au duc. Et Richard la prend et tire l’autre partie que lui avait remise le chevalier. Et lors dit devant la dame et tous les chevaliers et écuyers qui là étaient :

– Doux Dieu ! ainsi comme c’est vrai que le chevalier vit, lequel cet anneau partagea en deux en souvenance de vraie foi de mariage, puissé-je le rejoindre présentement.

Et ainsi fut fait.

– Alors donc (dit la dame), j’attendrai mon mari et seigneur, puisque Dieu, par son plaisir, m’a donné grâce d’en avoir vraie connaissance.

 

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*    *

 

Le duc Richard retourna à Moulineaux.

Il demanda aux chevaliers ses compagnons qui avaient fui, où étaient leurs camarades ; et eux, qui honteux furent, répondirent qu’ils ne savaient. Alors, il les fit chercher emmi les bois, et puis leur conta son aventure.

Alors, Richard sans Peur, en l’honneur de Dieu et de la Vierge Marie et de Sainte-Catherine du mont Sinaï, et pour alléger la pénitence du roi Charles et de sa mesgnie, il fit faire un Grand’Service solennellement en sainte Église.

Et aussi le duc avait en sa maison un amiral sarrasin qu’il délivra pour son chevalier, lequel s’en revint en Normandie et fut avec la dame sa femme, qui sept ans l’avait attendu, laquelle voulait se remarier.

Et ils vécurent longtemps ensemble par la grâce de Dieu et la hardiesse de Richard sans Peur.

 

 

(D’après les Chroniques de Normandie.)

 

 

Francis YARD, Légendes et histoires

du beau pays de Normandie, 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

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