Le chanoine de Rouen

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis YARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À André RENAUDIN

 

 

Nous sommes arrivés au lieu où je t’ai dit que tu verrais les races plaintives qui ont perdu le bien de l’intelligence.

(DANTE, L’Enfer.)

 

 

LE vieux curé posa sur la table son bréviaire, un petit livre tout usé aux coins, et qu’il devait savoir par cœur depuis le temps, mais qu’il relisait quand même tous les jours en se promenant le long des buis de son jardin ; après le bréviaire, ce fut la tabatière d’argent, polie et brillante ; et enfin, le grand foulard de coton rouge qui lui servait de mouchoir.

– Ah ! tu veux que je te raconte la légende du chanoine ? Tu pourrais la trouver dans quelque vieux livre à la bibliothèque de Rouen...

– Peut-être, Monsieur le curé ; mais j’aime mieux l’entendre de vous-même : vous contez si bien.

– Flatteur, va.

Son visage de paysan, très fin, tout rasé, eut un joli sourire. Et il commença.

 

*

*     *

 

Il paraît que c’était un beau chanoine, un chanoine d’autrefois. Entre nous, quand je dis d’autrefois, j’ai tort, car j’en connais aujourd’hui qui sont tout pareils... Passons.

C’était un chanoine de Rouen. C’est tout dire.

Il y en avait, tu sais, de plusieurs sortes.

Certains étaient chanoines forains ; ce qui ne veut pas dire de foire, non : forain veut dire du dehors ; c’étaient ceux qui faisaient desservir leur chanoinie par un vicaire à leurs gages. D’autres portaient le titre de chanoine damoisel : les jeunes.

Et le chapitre était célèbre par le privilège de Saint-Romain, qui dura des siècles, jusqu’à la Révolution.

La ville aussi était célèbre. Elle l’est toujours.

Tu sais qu’en ce temps-là, Rouen était entourée de murailles, avec des tours de place en place. C’était une ville du moyen-âge.

Entre les maisons étroites aux pignons pointus s’avançant l’un vers l’autre – visages bavards et curieux, parfois renfrognés – c’était un lacis de petites rues obscures et profondes, de ruelles sinueuses, sales et disons le mot puantes. Un ruisseau en occupait le milieu, et quel ruisseau ! Il coulait de tout, hormis de l’eau, de tout ! tu m’entends : une mixture abominable. Et les passants marchaient là-dedans. Fallait bien.

Les brumes du fleuve, les émanations de la ville, chargées de toutes ces odeurs, s’étendaient au loin sur la campagne, tant et si bien qu’un chroniqueur a pu écrire que Rouen puoit à des lieues.

– Je ne sais pourquoi je te raconte tout cela. Je bavarde. À mon âge, on commence à radoter.

– Mais non, Monsieur le curé, mais non : cela fait mieux pénétrer dans la légende.

– Oui. Car il y a longtemps, tu sais.

Donc, pour en revenir à notre chanoine, toutes les nuits, avant la fermeture des portes, avant le couvre-feu sonné par la Rouvel, il sortait de la ville.

Un temps, il longeait le fleuve, qui n’était pas comme aujourd’hui. Dans les roseaux, que le remous faisait frémir, il avait sa barque ; et lentement, à grands coups de rames silencieuses, il gagnait l’autre rive et s’en allait vers son malheur.

–  ?...

– Mais oui. Tu penses bien qu’il ne traversait pas nuitamment la Seine pour prier Dieu de l’autre côté... Oh ! non.

Il faut te dire que dans une maison de campagne assez proche, il y avait une dame, une belle dame qui l’attendait tous les soirs, et avec laquelle il faisait le péché d’adultère. Et ça durait depuis longtemps.

Oui, je sais bien, la chair est faible. Que veux-tu, chacun suit le penchant qui l’entraîne. Virgile l’a dit :

 

Trahit sua quemque voluptas...

 

tu te souviens ?

– Oui.

– Mais la miséricorde de Dieu est infinie. Heureusement pour notre chanoine. Avant le jour, il repassait le fleuve et rentrait dans la ville à l’ouverture des portes.

– Ni vu, ni connu.

– Des hommes, peut-être. Mais il y a Dieu, et aussi le Diable... Celui-ci est la vigilance même, il nous guette toujours ; il suit la mort comme le chacal.

Or, une nuit de Mars que le chanoine était avec sa dame, une tempête commença de s’élever à l’entour.

Tu sais que les vents de fin d’hiver sont terribles. Je me souviendrai toujours de l’ouragan du 12 Mars 1876. Des arbres ont été déracinés ou rompus par milliers, des toitures emportées au loin ; et à Rouen même, beaucoup d’églises eurent à souffrir. C’était sans doute un vent comme celui-là qui soufflait sur la campagne.

Le pauvre chanoine voulut regagner la ville. Malgré les supplications de sa belle, il s’en alla. Il marchait courbé en deux à travers le vent, et bientôt, il fut au bord du fleuve. Sur l’autre rive, au-dessus des coteaux,

 

Les nuages couraient sur la lune enflammée,

 

comme dit Vigny. Et quels nuages ! Toutes les formes effrayantes des mystères nocturnes, toutes les visions de l’ombre, la chevauchée des fantômes, une chasse infernale passait dans le ciel. Et quel bruit !

De temps à autre, sous la lune apparue, la ville découpait sa silhouette longue, dentelée de clochers, de flèches et de tours...

La chasse aux mille clameurs passait interminable.

Et le fleuve, donc ! On l’eut dit secoué du galop des fantômes, tant sa colère était grande et sa révolte épouvantable : il était furieux comme la mer.

Le chanoine hésita. Sa barque dansait dans les roseaux sifflants. Devant les flots aux mille chevelures, il pensa tout à coup à Notre-Dame la Vierge, que les marins appellent l’étoile de la mer : Stella maris.

Il fit un grand signe de croix, entra dans la barque et se mit à ramer en priant tout haut : Ave Maria gratia plena... l’effort lui coupait la parole... dominus tecum... mille clameurs hurlaient à ses oreilles... benedicta tu in mulieribus... une rame lui échappa, il priait toujours... et benedictus fructus ventris tui, Jesus... la barque tournoya dans la tourmente, il crut entendre alors toutes les voix de l’Enfer... mais il eut le temps de crier : Sancta Maria Mater Dei ! et il sombra.

À peine était-il sous les flots, se débattant encore, que mille esprits malins dansaient autour de lui. Le corps s’allongea dans la vase, au fond du fleuve ; et les démons emportèrent son âme en Enfer.

 

*

*     *

 

Après ce mot d’Enfer, le bon curé se moucha bruyamment au milieu du foulard rouge et, dans la tabatière ouverte avec douceur, il prit à trois doigts une belle pincée de poudre qu’il aspira des deux narines, l’une après l’autre, voluptueusement. Puis, le tout remis en place à côté du bréviaire, il ramena un peu sa petite calotte noire vers son front chauve, épousseta le devant de sa soutane, et continua.

Ah ! l’Enfer ! Mon pauvre enfant, comment le dire ?... Dieu merci, je n’y suis jamais allé, tu penses bien. Je ne suis pas Dante, je n’ai pas fait le voyage de Saint-Brendan, je n’ai pas descendu l’échelle de Grégoire VII, ni vécu le vieux songe de Raoul de Houdan... Je ne parle pas de l’Epistemon de Rabelais : c’est une plaisanterie.

Entre nous, vois-tu, je ne sais de l’Enfer que le tableau qu’on m’en a fait jadis, quand j’étais jeune : un lieu d’horreur et d’épouvante. Rien que d’y penser, j’en frémis. Hélas ! sait-on jamais... J’irai peut-être un jour. J’espère bien que non. Mais les dessins de Dieu sont impénétrables.

– Oh ! Monsieur le curé, vous plaisantez, bien sûr ?

En effet, le visage du bon vieillard s’illumina d’un merveilleux sourire, plein de nuances ; et sans répondre à mon exclamation, le conteur poursuivit son récit.

 

*

*     *

 

– Voilà donc notre pauvre chanoine en Enfer.

Il y resta trois jours, dit la légende, endurant les tourments et les supplices de la géhenne, et mêlant sa voix aux cris et aux hurlements des damnés.

Si l’on est toujours puni par où l’on a péché, comme dit le proverbe, je me demande ce que les démons pouvaient bien lui faire... Et je n’ose y penser...

Le troisième jour, enfin, de par la volonté de Dieu, la Ténèbre, le séjour de l’horreur et des flammes sombres, s’illumina soudain de la clarté céleste : la bienheureuse Vierge Marie descendait aux Enfers. Plusieurs légions d’anges l’entouraient de leur vol, et les battements légers de leurs grandes ailes blanches répandaient dans l’abîme une divine fraîcheur.

Satan, chef des démons, comparut devant elle.

– Pourquoi tourmentez-vous ainsi depuis trois jours, injustement, l’âme de notre serviteur ?

– Parce que cette âme est à nous, répondit-il ; nous devons l’avoir avec justice, car elle a fait nos œuvres.

– Vos œuvres... qu’est-ce que vous appelez vos couvres ?

– Le mensonge, la tromperie, la gourmandise, la fornication, répondit Satan dans un ricanement sinistre. Cet homme de votre Église abusait les hommes. En se cachant comme un voleur, il s’en allait de nuit vers la dame du château des plaines, et durant les heures de l’ombre, il mangeait et buvait goulûment et forniquait avec elle... Il faisait nos œuvres.

– Non ! ce n’est pas lui le coupable, c’est vous, Prince des Ténèbres, repartit la mère de Jésus. Si l’âme de cet homme doit appartenir à celui dont elle faisait les œuvres, elle doit être à nous, puisque le chanoine récitait avec ferveur notre Salutation quand vous l’avez fait périr !

Satan, convaincu de mensonge, trembla de rage, dit la légende.

La Vierge ramena l’âme du chanoine.

Et l’abîme retomba dans son horreur.

 

*

*     *

 

Après un nouveau déploiement du foulard et une nouvelle prise, aussi copieuse que la première, le curé, toujours souriant, me demanda :

– Eh ! bien, que dis-tu de l’Enfer ?

– Oh ! rien, Monsieur le curé, vraiment, non, rien... Mais le chanoine ?

– Le chanoine ? Ah, tout à l’heure. Ce n’est pas fini. La bonne mère ne l’a pas abandonné. Parbleu ! tu vas voir ; écoute encore.

 

*

*     *

 

Revenue sur la Terre, sur le fleuve, à l’endroit où la barque avait sombré dans la tempête, la bonne Vierge fit un signe : les eaux se séparèrent comme deux murs de cristal. Tout au fond, le chanoine se releva vivant, sain et sauf : l’âme avait réintégré son corps.

Dans les roseaux de la rive, la barque aussi était là, qui attendait son passager, avec ses deux rames, comme la nuit du naufrage.

Le chanoine y prit pied avec sa divine compagne ; et, tout aussitôt, transporté de joie et de reconnaissance, il se prosterna devant elle.

« Madame, ô Vierge toute belle, que vous rendrai-je pour le plus grand des bienfaits ?

« Ô Marie, mère de Jésus, vous m’avez délivré de la mort qui m’a frappé dans la tempête !

« Ô Reine des martyrs et des anges, vous m’avez sauvé de l’Abîme, où j’ai souffert si cruellement !

« Ô Miroir de Justice, que ferai-je pour vous marquer ma reconnaissance, mon repentir et mon amour ? »

La Vierge lui répondit :

« Je vous prie de ne plus retomber dorénavant dans le péché d’adultère, de peur que votre dernière fin ne soit pire que l’autre.

« Je vous prie encore de célébrer dans l’avenir la fête de ma conception, qui est le 8 décembre, et de la faire célébrer partout en mon honneur.

« Et puis, souvenez-vous toujours de la malice de Satan et des horreurs de l’Enfer.

« Relevez-vous, homme, et regagnez votre maison. »

 

Le chanoine, obéissant, prit les rames et se mit à nager ; mais il n’avait aucun effort à faire. La Vierge était debout derrière lui, la nacelle se dirigeait d’elle-même. L’eau murmurante glissait doucement contre les bords, telle une caresse.

Le chanoine se souvint de la tempête.

Déjà, sur les coteaux, à l’horizon, les étoiles, une à une, s’effaçaient dans la blancheur de l’aube, et la Terre s’éveillait. Un long frisson printanier fit frémir le fleuve.

La barque toucha la rive et le rameur se retourna : il était seul.

L’étoile divine avait disparu comme les étoiles.

Alors, à travers la brume légère, sur les églises de Rouen, les cloches matutinales sonnèrent l’Angelus. Les portes s’ouvrirent. Le chanoine rentra dans la ville.

 

*

*     *

 

– Une belle légende, Monsieur le curé, dis-je an vieillard silencieux, une belle légende...

– Oui. Mais écoute, elle n’est pas terminée. J’ai promis de te la raconter, je dois aller jusqu’à la fin. Car elle est édifiante.

– Le chanoine en mourut, peut-être ?

– Non. Au contraire, il vécut longtemps.

– Et il fit pénitence ?

– Bien sûr. Comme il avait disparu trois jours, ses amis voulurent savoir. Les uns souriaient d’un air entendu ; les autres pensaient qu’il avait fait un voyage.

Alors, à tous ceux qui voulurent l’entendre, il raconta son histoire. Le chapitre se rassembla pour l’écouter. En chaire, à la cathédrale, il fit une confession publique ; il prêcha sur l’Enfer et fit frémir tout le monde.

Au lieu de vivre en ermite pour sa pénitence, le chanoine prit le bâton du pèlerin. Il parcourut la Normandie tout entière, d’autres pays encore, en prêchant dans les églises.

Et jusqu’à ses derniers jours, quand il fut un vieillard à longue barbe blanche, jamais il n’oublia, selon sa promesse à la Vierge Marie, de célébrer solennellement la fête de la Conception.

C’est depuis ce temps-là, paraît-il, que, durant des siècles, la cérémonie du 8 décembre fut appelée la fête des Normands.

 

 

 

Francis YARD, Légendes et histoires

du beau pays de Normandie, 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net