La cité de Jérusalem

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis YARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Jean GOUJON

 

 

Nul n’est content

De la fortune.

(Proverbe).

 

 

LA rue Étoupée va de la rue Saint-Patrice à la rue des Bons-Enfants. C’est une petite rue tranquille. À gauche, en descendant, sur le no 4, au-dessus de la porte, on voit un bas-relief daté de 1580. Cette maison s’appelait autrefois la Cité de Jérusalem. On saura pourquoi tout à l’heure. C’est un souvenir de famille.

 

1580, c’est le temps du dernier Valois et des guerres de religion. Henri III signe avec Henri de Navarre le traité de Fleix, après la prise de Cahors. Histoire.

Mais revenons rue Étoupée.

De chaque côté du motif central, deux personnages sont sculptés. L’un, celui de droite, porte le costume consacré par les souvenirs de Lorette et de Compostelle ; le vent agite son manteau comme un voile ; il s’appuie sur un long bâton, qu’on appelle bourdon : c’est un pèlerin.

Le costume de l’autre est bien différent.

Pieds nus, tête nue, à l’épaule une trique supportant une longue houppelande, qui paraît en loques, l’homme est un voyageur ; mais un pauvre voyageur.

Oui. La légende dit que c’est un fils ingrat, un Rouennais, qui a voulu courir le monde pour atteindre la fortune, et qui s’est fatigué inutilement, comme tant d’autres... Il a rencontré, d’abord, la pauvreté, qui lui a donné la moitié de sa pitance ; ensuite, est venue la misère. Cette vieille camarade de l’homme ne lui a donné qu’une besace vide ; mais elle l’a suivi partout, malgré lui, durant des années. Sur la poussière des routes, au creux des montagnes, sur les remous de la mer, devant le mirage des sables, jusque dans les villes, la mauvaise compagne, toujours fidèle, a conduit notre voyageur.

Un jour, enfin, las de marcher, il s’est arrêté devant la porte d’une grande ville. C’était en Orient.

Avec les chameliers maigres, les coureurs du désert et les âniers en sandales, il a dû s’asseoir à l’ombre des murs, sur quelque pierre brûlée de soleil, pour se reposer de son long voyage... Et peut-être réfléchir.

Voici son histoire.

 

*

*     *

 

Le jour où notre voyageur quitta la maison natale, son père n’avait plus rien à lui dire.

Mais sa mère, inconsolable, déjà infirme, le prêcha encore, le supplia tant qu’elle put. À travers ses larmes, elle lui rappela son enfance heureuse, tous les soins dont elle l’avait entouré ; elle lui fit un tableau de ce qui l’attendait dans sa course à travers le monde : les routes difficiles, les mauvaises rencontres, les dangers de toute sorte...

« Que deviendras-tu, mon fils, tout seul, si jeune, sans protecteur, sans expérience ? Pourquoi veux-tu, comme on dit, courir après la fortune ? Il ne te manque rien, ici : tu as ton père et ton frère ; et moi, ta pauvre mère, tu sais pourtant combien je t’aime.

« Quand le vent soufflera, quand la pluie tombera, je penserai à toi... Dans la neige et l’hiver, je me demanderai : où est mon fils ? Il doit avoir bien froid, il doit souffrir sur les chemins du monde...

« Tu ne penses pas à tout cela, mais moi, j’y pense et me désespère. Réfléchis, mon pauvre enfant, je t’en prie. Je suis bien vieille, je ne te reverrai plus : je mourrai quand tu seras loin. Je t’en supplie, reste avec nous, reste avec moi !... »

Tout fut inutile.

Le jeune homme avait, certes, la passion du voyage : mais autre chose encore l’obligeait à partir : la jalousie. Il croyait que ses parents préféraient son frère.

Cette légende est un peu celle de l’enfant prodigue, avec, en plus, ce tourment qui ronge le cœur, détruit les autres sentiments, et ne laisse aucun repos au malheureux qui en est atteint.

Longtemps, le jaloux avait dissimulé... essayant peut-être de lutter contre sa peine. Ce mal est sans remède. La jalousie est le cancer de l’amour. Et puis, il y a la destinée.

Le voyageur devait partir. Il s’en alla. Mais son départ fut comme une fuite.

Et quand sa mère, après l’avoir embrassé, s’avança dans la rue voisine, à grand peine, pour le suivre plus longtemps de ses yeux pleins de larmes, il ne tourna même pas la tête.

Il ne devait plus jamais la revoir.

 

*

*     *

 

Lentement, trois longues années s’écoulèrent. Pas de nouvelles du voyageur.

Où était-il ? Que faisait-il ? Était-il mort ou vivant ?... Les temps étaient si troublés. L’inquiétude était grande dans la maison de la rue Étoupée.

Une pudeur délicate et charmante, une discrétion du cœur, empêchaient que l’on parlât de lui... Et chacun d’eux évitait de regarder les autres dans la crainte de révéler sa pensée.

Chaque soir, néanmoins, pour terminer la prière commune, avant de s’endormir, on invoquait saint Christophe, patron des voyageurs.

Ainsi passèrent les trois années.

 

Un jour d’automne, avant l’hiver, dans la brume, le père s’éteignit le premier.

La mère dura plus longtemps, un peu.

Il semblerait, à voir passer la vie, que pour le cœur maternel la douleur est une nourriture... Cependant, lasse d’angoisse et de silence, au printemps suivant, malgré le soleil revenu, la pauvre vieille, à son tour, s’en alla...

Mais avant de mourir, serrant dans les siennes les mains du fils resté fidèle, elle lui fit jurer de chercher son frère.

 

*

*     *

 

Durant les semaines qui suivirent, le jeune Rouennais réfléchit longuement.

Il se demandait de quel côté se diriger pour accomplir son vœu. Il aurait pu s’écrier comme François Villon dans sa ballade :

 

            Dictes-moi où, n’en quel pays ?

 

Tous les matins, il allait prier sur la tombe de sa mère comme pour lui demander conseil ; mais la tombe restait muette. Et le jeune homme se désolait.

Après les promenades hors de la ville, dans la campagne, sous les pommiers en fleurs, il revenait lentement vers la maison vide et si triste. Dans les songes de ses nuits, il parcourait tous les chemins du monde sans jamais trouver celui qu’il cherchait.

Un jour, enfin, comme il priait dans le cimetière, il eut soudain l’intuition miraculeuse ; la morte lui avait indiqué la voie : Jérusalem.

Il n’hésita plus. Comme les Normands de jadis, ceux des croisades, il prit le bourdon, et s’en alla.

Ce fut un long voyage, qui dura toute une année. Le pèlerin connut les routes poudreuses, les flots mouvants, les sables du désert ; mais il avait la force : la foi !

Lui aussi, comme son frère, un soir de fatigue, avec les passants de l’Orient, il se reposa sous les murs de la ville sainte.

Puis, il entra dans Jérusalem.

 

*

*     *

 

Tout d’abord, il chercha le tombeau de Jésus-Christ. Devant le Saint Sépulcre, il posa son bâton de voyageur et se prosterna dans la poussière. Les noms de ses parents revenaient sur ses lèvres, et il supplia le Christ de lui rendre son frère.

Il pria longtemps.

Enfin, l’oraison terminée, il parcourut la ville.

Il voulait tout voir : les ruelles sombres, les rues tortueuses, les passages noirs, les marchés pleins de foule, les grandes places brûlées de soleil devant les mosquées aux coupoles resplendissantes.

Il marcha trois jours, trois longues journées.

Son grand espoir le soutenait, telle une certitude.

Enfin, le soir du troisième jour, il eut comme un éblouissement : là, devant lui, cet homme en haillons, pieds nus, c’est celui qu’il cherche : son frère.

Longtemps, ils se tinrent embrassés, muets, les eux pleins de larmes.

 

*

*     *

 

Revenus à Rouen, ils firent rebâtir la maison paternelle, où ils habitèrent de longues années.

Un bas-relief sculpté par un artiste fut placé sur la façade, en souvenir. La cité enclose de murs, qui figure au milieu, c’est la ville sainte ; les deux hommes de chaque côté, ce sont eux-mêmes, tels qu’ils étaient le jour de la rencontre.

Depuis ce temps-là, dit la légende, la maison s’est appelée la Cité de Jérusalem.

 

 

 

Francis YARD, Légendes et histoires

du beau pays de Normandie, 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

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