Les roses de Valmont

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis YARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Ed. PERRÉE

 

 

Belle rose,                                    

Belle rose au rosier blanc.           

(Chanson).

 

 

LE sire d’Estoutteville possédait Valmont, quantité de paroisses, et beaucoup d’autres domaines dans le pays de Caux. Ses vassaux étaient nombreux. Il était puissant et riche. Mais on le redoutait pour son orgueil, son avarice et la rudesse de son caractère. C’était un grand seigneur de Normandie.

Je ne sais s’il assista au concile de 1095. Mais il partit à la croisade. C’était son devoir de seigneur et de Normand.

Depuis longtemps, on parlait des contrées étranges. Le bruit des aventures de Robert Guiscard et de Roger de Hauteville avait couru le monde. L’Orient mystérieux, le pays de Jésus-Christ se résumait dans un mot : Jérusalem.

Et quand Pierre l’Ermite fit son grand prêche à Clermont, la France était prête à partir.

Certes, le sire d’Estoutteville ne suivit point Gautier-sans-Avoir : il était trop prudent pour cela. Il se mit en route avec Bohémond et Tancrède, passa l’Adriatique, et traversa la Grèce et la Macédoine. Après Constantinople, il connut les souffrances de l’Asie-Mineure ; le désert, la faim et la soif ; les horreurs d’Antioche : où, comme le dit Graindor de Douai, d’après Richard le Pèlerin, la racaille de l’armée fit rôtir des Turcs et les mangea durant le siège.

Enfin, après la conquête de Jérusalem, le sire d’Estoutteville était revenu sain et sauf dans son pays de Caux.

Mais à travers tant de dangers courus à la croisade, il avait fait un vœu en Terre-Sainte.

Aristote dit quelque part qu’il faut appeler le péril au secours du péril, et sortir d’un mal par un autre mal...

C’était vraiment le cas de notre sire : un vœu, pour lui, c’était un péril ; car en plus de la dureté de son caractère, nous l’avons dit, il était avare.

Mais il avait peur. Et comme sa promesse était de bâtir une abbaye sur sa terre de Valmont, il devait l’exécuter... à condition, bien entendu, que cela lui coûtât le moins cher possible.

 

*

*     *

 

Pendant que le sire d’Estoutteville guerroyait là-bas, dans les pays étranges, la châtelaine était morte. Les vassaux l’avaient pleurée, et les serfs donc ! Sa beauté avait été grande, et sa bonté plus grande encore.

Mais bientôt, sa fille avait su la remplacer dans l’amour des pauvres gens du pays de Caux.

Mademoiselle d’Estoutteville fut une merveille humaine. Les poètes romantiques auraient épuisé sur elle toutes leurs images, toutes leurs métaphores. Disons seulement avec eux qu’elle était svelte et pure comme un lys et bonne comme un ange gardien.

Par ces temps de misère où la vie était si dure aux gens de la plaine, Mademoiselle d’Estoutteville devint une providence.

Jour et nuit, quand il le fallait, par toutes les saisons, hiver comme été, elle parcourait les villages ; les portes s’ouvraient toutes seules devant elle : ses pas faisaient fuir le malheur.

De temps en temps, par le monde, il vient de radieuses passantes, qui font croire encore, espérer toujours...

Mademoiselle d’Estoutteville était de celles-là.

Ses yeux versaient la lumière ; sa parole devenait un cantique ; ses mains savaient guérir les maladies, et même, quand elle venait s’asseoir au chevet des mourants, la mort leur semblait douce.

 

*

*     *

 

Revenu dans ses terres, le sire d’Estoutteville réunit tous ses vassaux. Il leur parla de la croisade et des pays d’Orient, des dangers qu’il avait courus dans les batailles et les sièges des villes ; et bientôt, il en vint à l’unique sujet de son discours : le vœu.

Il fallait, le plus tôt possible, bâtir une abbaye sur sa terre ; et, depuis le premier vassal jusqu’au dernier serf, tout son monde devait l’aider de toutes les façons.

Alors, le travail commença.

Il fit venir d’Allemagne des architectes, des imagiers et des tailleurs de pierre. Mais il les payait fort mal et les nourrissait à peine. Quant à ses pauvres serfs, les corvéables, c’était pitié que de les voir : ils travaillaient par tous les temps, de l’aube à la nuit.

C’étaient les carriers, apportant des pierres énormes, les maçons chargés de mortier, montant aux échelles ; les bûcherons, la corde à l’épaule, traînant les grands chênes abattus dans les forêts ; les charpentiers taillant à coups de hache les poutres des toitures : tous ces pauvres gens étaient là, peinant, suant, ahanant, pour quel salaire et quelle nourriture, hélas !

Les serfs n’osaient rien dire ; mais les étrangers, parfois, menaçaient de se révolter.

Le sire d’Estoutteville était sourd à toute plainte ; la misère le laissait indifférent : son cœur était plus dur que les pierres de l’église.

 

*

*     *

 

Heureusement, sur ces pauvres gens quelqu’un veillait avec sollicitude : c’était Mademoiselle d’Estoutteville.

Chaque soir, en se cachant de son mieux, elle apportait aux ouvriers du pain, du vin et des victuailles dérobés aux cuisines du château.

Les artisans l’adoraient : elle était pour eux comme une sainte ; et l’on dit que les imagiers ont sculpté d’après elle, par vénération pure, des statues de la Vierge Marie.

Mais son père, le terrible seigneur, veillait aussi, comme savent le faire les jaloux et les avares.

Un soir, donc, qu’il s’était dissimulé près du chemin qui menait du manoir aux chantiers de l’abbaye, il se dressa tout à coup devant elle :

– Où vas-tu, ma fille ?

– Mon père, je... me promène...

– Oui, toute seule ; et que portes-tu dans cette bouteille ?

– Mon père...

– Je te demande ce que tu portes ?

– C’est de l’eau, mon père.

Le seigneur saisit la bouteille, et quand il la vida par terre, il n’en tomba qu’une eau limpide comme celle des sources, fraîche et pure comme l’âme de la jeune fille.

Le seigneur était furieux, mais déjà troublé, car il sentait contre lui la complicité des choses mystérieuses...

– Et cela, dit-il encore, en montrant un pan relevé de la robe ?

– Mon père...

– Je te demande encore une fois ce que tu portes ?

– Mon père, ce sont des...

Avant la fin de la réponse, d’un geste brutal, il avait fait retomber l’étoffe : alors, il en jaillit tout un flot merveilleux de roses blanches épanouies...

Courroucé toujours, le sire d’Estoutteville se répandit en menaces contre sa fille et lui jura sa foi de chevalier qu’il l’enfermerait dans un cloître.

– Mon père, que votre volonté soit faite, dit-elle. Et tout aussitôt, son front pur fut nimbé de l’auréole des saintes.

Alors, la colère du vieux seigneur s’évanouit, et il voulut se prosterner aux pieds de sa fille ; mais avant même d’avoir terminé le geste, elle avait disparu.

 

*

*     *

 

Durant des mois, il la fit chercher dans les campagnes et dans les villes, il mit sur pied tous ses vassaux ; mais nul ne put la retrouver.

Le sire d’Estoutteville, le cœur envahi par la tristesse et le repentir, s’était réfugié dans son manoir, où il vivait solitaire.

Un an plus tard, un moine pèlerin, qui venait lui aussi de la Terre-Sainte et qui parcourait le monde, vint demander l’hospitalité au château de Valmont. Il apprit au vieux seigneur que sa fille était morte comme une sainte dans un couvent de Carmélites et que, sur sa tombe, un rosier miraculeux portait des fleurs toute l’année, l’hiver comme l’été.

 

 

 

Francis YARD, Légendes et histoires

du beau pays de Normandie, 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

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