Trois petits livres à lire le soir

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Renée ZELLER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Madame J. M.

 

L’UNE des douze béguines, célèbres en Brabant vers l’an de grâce 1370, était affligée d’un goût excessif pour les aventures spirituelles. Ses sœurs, nées nonnes – ou du moins paraissant telles par l’intime placidité qui les faisait se mouvoir à l’aise en toute règle, discipline ou conseil – se sanctifiaient sans heurt, écoutant avec respect la lecture des lettres spirituelles de leur admirable maître Ruysbroeck. S’il arrivait que le sens profond leur en échappât, point ne s’en troublait leur esprit, qui s’enfonçait dans la « lumière obscure », au bercement des mots ineffables. Seule, dame Ermelinde, ardente et subtile, se tourmentait l’âme à vivre intensément tous les étals mystiques décrits dans les traités de haute spiritualité. Elle n’était pas entrée au béguinage – comme tant d’autres – par lointain appel d’enfance, goût naturel de dévotion, déception du monde, voire volonté paternelle, mais bien sous la poussée d’une telle force d’amour que son cœur, dépassant chaque créature en particulier, les étreignait toutes dans les bras du Crucifié. Non contente de scruter les doctrines suréminentes, il n’était raffinement d’ascétisme qu’elle n’essayât. Au béguinage, on la tenait pour inquiète et singulière, ce pourquoi la « grande Dame » ne lui épargnait pas les remontrances, encore qu’elle l’aimât. Ermelinde était jeune, ingénue et tendre.

Or, voici qu’un jour de particulière détresse intérieure, la béguine hasarda cette étrange demande à sa supérieure : « Vous plairait-il, très Révérende Dame, de me donner une compagne âgée et discrète, afin que j’aille, en la vallée verte, consulter Maître Ruysbroeck en personne sur la plus haute spiritualité de ce monde ? »

La grande Dame regarda la quémandeuse d’un air de commisération assez humiliant et lui répondit que non, vraiment, son cas n’étant point si rare ni tragique, il lui suffirait de répandre son âme aux pieds du Christ en une veillée fervente, pour obtenir la grâce ultime de simplicité.

Dolente, mais soumise, Ermelinde s’en fut.

Le soir tombait. Un soir de Pâques fleuries où l’aigre bise du Nord s’était soudainement apaisée ; une douceur inusitée passait sur le pré clos du béguinage. Au frôlement d’une mante noire – celle d’Ermelinde – un mouton bêla, puis tout retomba dans un religieux silence.

La béguine poussa la porte de la chapelle du béguinage, qui fit un bruit prolongé de soupir, et se trouva dans une nuit piquée d’une seule flamme, celle qui tremblait devant le Saint Sacrement. Agenouillée sous les ailes d’un séraphin sculpté, qui ombrageait le Ciborio, elle s’ouvrit de sa peine au Christ : « Seigneur, mon époux, implora-t-elle, conduisez-moi vers votre serviteur Ruysbroeck, à moins qu’il ne vous plaise de m’instruire vous-même. » Elle formulait sa requête pour la troisième fois quand elle sentit, à l’épaule, une main douce qui se posait. Ermelinde se retourna : une femme au visage tant maternel qu’angélique lui souriait ; une femme, oui, mais quasi divine sous son manteau d’hyacinthe à bordure d’hermine ; elle tenait en sa dextre une crosse élevée qui se recourbait en volutes d’or fin.

« Ce n’est point la Vierge, se dit Ermelinde, la Vierge Mère serait tout de blanc vêtue avec un chapel de roses sur son voile ; c’est plutôt Madame sainte Waudru, l’abbesse de Mons, qui fut mariée dans le siècle à Monseigneur saint Vincent, patron du pays de Soignes où Maître Ruysbroeck s’est retiré. » À peine la béguine avait-elle eu le temps de penser ces choses que sainte Waudru, car c’était bien elle, lui fit signe de la suivre.

Au contact de la crosse abbatiale, la porte de la chapelle s’ouvrit et se referma sans bruit, comme aussi l’huis monumental de la clôture monastique. Dehors, c’était l’orée de la forêt. Les claires étoiles semblaient s’être abaissées presque au niveau des arbres et, ainsi que des veilleuses, posées de branche en branche, faisaient une allée de lumière.

La grande abbesse marchait, comme marchent les élus, droite et sans fouler les herbes de ses pieds immobiles. À sa suite, se hâlait la petite béguine, étonnée de se sentir si légère et sans crainte aucune.

C’est la haute nuit.

Sur un tapis de nacre, que la lune a jeté dans le bois, un homme blanc se dresse, les bras étendus. Ermelinde, parvenue au cœur de la vallée verte reconnaît maître Ruysbroeck, lequel faisait sous les grands arbres son oraison de minuit. L’abbesse a disparu ; à peine perçoit-on à la cime des frondaisons hautes et noires, un dernier reflet de sa crosse dorée. Alors, s’enhardissant, la petite béguine parle à l’extatique. « Je vous requiers humblement, Maître admirable, de m’apprendre le secret de haute perfection, que je n’aille plus de ci, de là, butiner la science qui vous fixe en paix dans la claire Trinité. »

Maître Ruysbroeck ne répond pas, mais, levant le doigt, il fait un signe à Ermelinde qui se met à sa suite. Et tous deux s’en vont à travers si sombres sentiers que la béguine n’est plus guidée, sinon par la tache mouvante de la robe blanche du chanoine.

Dans la nuit, soudainement, un point d’or s’allume, c’est la flamme d’une lampe de fer à larmes d’argent, posée au seuil d’un petit ermitage tout enseveli d’ombre. Au coup frappé par Maître Ruysbroeck une femme apparaît, dont le visage pâli s’encadre de longs cheveux fauves aux tresses dénouées. Ermelinde pense à Marie Madeleine tandis que son guide demande : « Veux-tu nous laisser veiller une heure avec toi, ma sœur la conscience ? » Alors la porte s’ouvre toute grande laissant apparaître l’intérieur d’un oratoire de pierre nue, barré au fond d’une grande croix de bois. La femme silencieuse tend à Ermelinde un vieux livre aux coins usés sur lequel est écrit, en lettres noires délavées de larmes : « Histoire de ma vie passée ». Et elle lui montre la croix. La béguine a pris le livre en ses mains et, lentement, le feuillette à genoux. Aucune faute griève ne souille son âme innocente et pourtant, que de désordres lit-elle ! Craintes vaines, duplicités menues, curiosités, instabilités, effervescences d’imagination, dépits secrets, fines recherches de soi et tout un pullulement de lâchetés quotidiennes. Son cœur, jusqu’alors étourdi, défaillirait de honte à telle découverte, si la croix ne se dressait, salvatrice. Vers elle Ermelinde lève ses yeux humides et ses mains suppliantes : « J’ai péché, Seigneur, s’écrie-t-elle, mais jette sur moi la robe de sang qui me fera toute pure et brillante. Que ta contrition qui te couvrit d’une rosée de pourpre, me revête de force pour vivre en ton service et pour ta louange. »

À mesure qu’est montée sa prière et que sa confiance a crû, la grâce en son âme s’est répandue allègre et purifiante. Ermelinde, exultant de candeur et de bon vouloir, s’est relevée, et suit à nouveau l’Admirable qui l’entraîne dehors. Les voici, tous deux, cheminant encore entre les futaies où filtre l’aube. Mais la forêt s’est élargie et devient une allée unique qui conduit droit vers un jardin clôturé de marbre pur. Un jeune homme en garde l’entrée. Son front se penche sous des boucles nazaréennes et ses yeux sont clos à demi. Il tient ouvert sur sa poitrine un livre blanc comme pétales de lis, sur lequel on lit, écrit en poussière de rubis : « Vie du Seigneur Jésus ».

La béguine reçoit en ses mains le livre blanc et vermeil, comme elle avait reçu le livre sombre de ses péchés, et lorsqu’elle croit avoir devant elle l’apôtre Jean, retentit la voix du chanoine disant : « Mon frère le recueillement, ouvre-nous le jardin de la méditation. » En parcourant les routes fleuries de lis de la vie cachée, celles de la vie souffrante, bordées de roses ardentes, ou de la vie glorieuse semées d’astres parfumés, Ermelinde tourne dévotement les feuillets satinés et tout odorants des vertus de Jésus. Elle s’attarde au chapitre du Calvaire, en baise longuement les cinq lettres capitales, écrites avec du sang vermeil, ces lettres qui sont les plaies de son Bien Aimé. Et voici qu’enflammée d’amour sacré, le souvenir du monde lui devient pesant, elle ne soupire plus qu’à la réunion avec son époux, au royaume des joies. Elle souhaiterait mourir vraiment, si le souci de « combler par ses souffrances ce qui manque à la passion du Christ » pour le salut des brebis errantes ne la retenait sur terre.

Dans l’aurore de flamme, qui bientôt devient le jour, Ermelinde est sortie du jardin. Pour la troisième fois s’en vont cheminant le grand chanoine et la béguine menue : ils ont maintenant dépassé la vallée verte pour entrer dans un pays où tout est couleur de ciel clair et de flot profond ; c’est le pays du mystère. Là s’élève un temple à douze portes, dont chacune est une pierre précieuse, tout comme en la céleste Jérusalem. À l’entrée de la principale qui est de jaspe, se dresse un ange porteur d’un livre de saphir clair aux reflets verts, et pourpres, avec de l’or mêlé. Cà et là, l’or saille en hauts reliefs, formant des lettres qui narrent comment l’on goûte, en paradis, la saveur de Dieu. Ruysbroeck a fléchi les genoux devant l’ange et dit : « Je vous salue, sublime contemplation de l’éternité. » Il prend ensuite le livre céleste et le dépose entre les mains tremblantes d’Ermelinde. Aussitôt le portique de jaspe s’ouvre à l’attouchement de l’ange et l’intérieur du temple apparaît, tout tapissé de roses blanches qui jamais ne se fanent. Au centre du grand vaisseau, un Graal d’émeraude, laissant transparaître l’hostie et quelques gouttes de sang divin, repose sur une nuée d’or. Et c’est sous ce double signe du ciel descendu sur terre qu’Ermelinde se met à lire son livre de l’Éternelle Béatitude. Et comme, entraîné dans l’indicible joie, son esprit semble la quitter pour aller rejoindre la ronde des anges, son corps alangui s’en détache peu à peu ; elle tombe assoupie, la tête appuyée sur le livre de saphir.

La cloche aigre du béguinage tinta, faisant s’envoler les hirondelles. Dame Ermelinde ouvrit les yeux. Hélas, elle n’était plus dans le temple embaumé, au pied du Graal mystérieux, mais bien à la même place que la veille au soir, sous le séraphin du Ciborio. Disparu Maître Ruysbroeck ! Et sainte Waudru, la grande abbesse ? Ce n’était plus qu’une image, peinte à fresque sur le mur. Pourtant l’inquiète béguine avait fait mieux qu’un rêve, car son âme était tout autre. Ce qu’elle avait entrevu pendant cette nuit mystérieuse elle allait le vivre au réveil. La messe, qui justement commençait, lui apparut comme si le drame s’en déroulait pour la première fois. Elle perçut le battement du cœur du Christ en l’hostie, le ciel, pour elle, était descendu. Et quand, après sexte, la grande dame réunit la communauté en une conférence extraordinaire, quel fut l’étonnement joyeux d’Ermelinde d’ouïr annoncer :

 

« De trois petits livres à lire le soir. »

 

C’était un message de Maître Ruysbroeck « à ses sœurs de la vie parfaite ». Il s’agissait précisément d’un livre noir et souillé, celui de la vie passée : d’un autre blanc, scripturé de rouge, celui de la vie du Christ ; d’un troisième enfin, bleu et vert écrit en or fin : le livre de la vie céleste d’éternité.

Dès lors, Ermelinde chemina droit vers Dieu dans le rayonnement de l’Esprit. La lecture journalière du livre de sa conscience la fortifiait et jamais plus elle ne s’endormit sans mettre spirituellement à son chevet le livre béatifiant des contemplations éternelles. Elle se réveillait ainsi, chaque aurore, avec une grande faim du paradis qui s’apaisait dans l’Eucharistie.

Et l’intime harmonie de sa vie venait de ce qu’elle avait enfin compris le texte sacré :

« Si on te dit : le Christ est ici ou il est là, n’y va point, car

 

voici :

 

LE ROYAUME DE DIEU, IL EST AU DEDANS DE TOI. »

 

 

 

 

Renée ZELLER.

 

Paru dans Les Causeries

en mars 1927.

 

 

 

 

 

 

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