Une page de mystique

diabolique contemporaine

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alexis ARDUIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est sur les instances qui nous ont été faites que nous nous décidons à publier les pages qu’on va lire. La question du surnaturel est à l’ordre du jour ; aux tables tournantes, aux médiums et aux spirites a succédé l’hypnotisme, sorte de Protée aux mille formes, qui déroute la science et qui n’est, en bien des cas, que la reproduction finement dissimulée des pratiques de la magie et de la sorcellerie du moyen âge. Le surnaturel semble nous envahir de plus en plus et se mettre à l’aise chez nous comme il l’était dans l’antiquité païenne et l’est encore chez les peuples infidèles, ainsi que l’attestent les témoignages formels des missionnaires.

Les faits que nous allons raconter sont de cet ordre ; ils datent de vingt ans ; nous en avons été, pendant près de six mois, le témoin assidu et presque quotidien. Nous en affirmons la parfaite authenticité : leur grand nombre, d’ailleurs, leur caractère exclusivement objectif, les témoins, nombreux, graves, instruits, en présence desquels ils se sont produits, nous mettent aisément à l’abri de l’erreur. Ces faits se sont passés en plein jour, au sein d’une famille très honorable, dont quelques membres occupaient des situations sociales élevées, et qui tous étaient très décidés à écarter toute supercherie et toute mystification, comme leur intérêt l’exigeait, et comme le prouvent les précautions qu’ils ont prises et que nous ferons connaître.

Nous sommes, depuis quinze ans, le dépositaire d’un rapport détaillé, écrit et signé de la main du chef de cette famille, quelques années après ces évènements, rapport qui nous fut confié alors avec l’autorisation d’en faire l’usage qui nous paraîtrait le meilleur. Des raisons de convenances sociales nous ont empêché de publier plus tôt ce récit ; nous croyons pouvoir le faire aujourd’hui, dans l’intérêt de la vérité et comme réponse à ceux qui s’obstinent à nier un monde extra-naturel. Nous reproduirons purement et simplement le manuscrit que nous possédons, nous abstenant de tout commentaire sur les faits et laissant à un autre le soin de les caractériser et d’en tirer les conclusions. Nous nous bornerons à combler quelques lacunes, grâce à la précision des souvenirs ineffaçables et parfaitement nets qui nous en sont restés 1.

Nous devons d’abord, pour l’intelligence de ce qui va suivre, faire connaître sommairement la composition de la famille au sein de laquelle se sont passés les faits, en taisant, bien entendu, les noms propres.

En 1869, la famille de X... se composait de huit personnes 2 : le père, la mère, quatre filles, dont deux mariées, et les deux gendres, auxquelles il faut ajouter quelques jeunes enfants et le personnel domestique, hommes et femmes, au nombre de six ou sept, et spécialement une vieille bonne au service de cette famille depuis près de 40 ans, et qui a joué un rôle dans cette histoire.

Voici maintenant la reproduction du document original :

 

 

RÉCIT DES OBSESSIONS D’UN DÉMON

 

Voilà la troisième fois que je commence ce récit, la première à Lyon – il disparut quand j’arrivai à la 15e page et de même la deuxième à R*** 3 ; s’il plaît à Dieu, il n’en sera pas de même cette fois.

Dans le mois de juillet 1869, je demandai à Mgr de M... (alors évêque d’A***), sur les instances de Mme de X..., la permission d’avoir la messe à C*** 4 une fois par semaine, ce qu’il voulut bien m’accorder, et M. le curé de C*** 5 y vint une fois par semaine dire la messe, dans le grand salon où on avait monté un autel. Lors d’une des premières messes, nous aperçûmes une flaque d’eau à la droite de l’autel, qui nous surprit ; elle fut épongée et l’on ne pensa à rien d’extraordinaire. Ces flaques d’eau se reproduisirent dans ce salon un grand nombre de fois, si bien que nous crûmes à une source intermittente. Je fis des recherches ; je fis lever des lames du parquet pour voir ce qui se passait dessous ; mais le terrain fut trouvé parfaitement sec ; je fis creuser au dehors, je ne découvris rien et les flaques d’eau allaient toujours se renouvelant ; les domestiques se lassaient d’essuyer. Nous commencions à penser qu’il y avait là quelque chose d’extraordinaire, quand un jour mon beau-frère, M. de V…, entrant au salon pour prendre son chapeau, vit une flaque d’eau qui venait de se produire à l’instant presque sous ses yeux ; elle se répandait à son niveau ; il nous appela en nous disant : Il y a du surnaturel dans votre maison. Ces flaques d’eau, que nous appelions le phénomène, ont eu lieu plus de 50 fois. Généralement c’était ma fille E... qui les voyait la première 6.

Un jour que ma belle-sœur M..... était à C***, E... vint l’appeler pour lui faire voir le phénomène, et, pendant qu’elle était à le regarder, il se produisit six autres flaques d’eau sous ses yeux. À partir de ce jour nous dîmes : C’est le démon, c’est le grappin.

Voyant découvert le secret de ses phénomènes, il passa à d’autres exercices. À dater de ce jour et pendant quatre à cinq mois, je calcule qu’il n’y eut guère moins de 200 faits diaboliques. Le démon fut d’abord badin, farceur, puis méchant et sur la fin furieux, comme on va le voir. Je ne puis énumérer qu’un certain nombre de faits ; je les raconterai à peu près dans leur ordre.

Un jour, à la chapelle, il rangea tout autour de l’autel les prie-Dieu, et posa la statue de la sainte Vierge sur l’un d’eux ; deux autres fois il alluma les cierges. Il prenait le métronome et le mettait entre deux portes pour nous surprendre par ce tic-tac. Il pendait aux tableaux du salon le fouet des enfants, prenait les ciseaux, les dés de ces dames, dérobait les livres d’étude d’E..., coupait les saucissons en long, les tranches de melon par travers, faisait des trous sous les pâtés de fruits, jetait le fruit par la fenêtre, et quand on venait prendre le gâteau pour le servir, il n’y avait que de la croûte. Le compte de l’argenterie souvent n’y était pas le soir, une ou deux pièces se trouvaient dans le lit de Mme de X... Il avait pris le peloton de laine de Mme A... 7 ; deux jours après, comme elle se trouvait dans l’église de C***, du haut de la nef il le lui jeta sur les genoux.

Mme A..., partant pour H***, avait mis dans son nécessaire une médaille de la sainte Vierge pour le mettre à l’abri de ses voleries ; à son retour elle ne trouva plus la médaille, mais un crachat à la place. Le plus souvent ce qu’il prenait, il allait le pendre au jardin sur le chemin de E..., qui était toujours la première témoin de ses farces.

Dans une boîte de pelotons de coton, ayant trouvé un napoléon, mes enfants me le donnèrent pour être employé en bonnes œuvres ; je le mis dans ma bourse ; le lendemain il n’y était plus. Ayant dit une fois : « Pour vexer le grappin, faisons une bourse dans laquelle nous mettrons chacun 10 centimes à chacune de ses farces, et cet argent servira à donner des messes pour les âmes du purgatoire », nous trouvâmes, un instant après, écrit sur le ballon des enfants, d’une écriture inconnue : Je ne le ferai plus.

Pendant un mois ou six semaines le démon ne fut que farceur ; il va se démasquer et devenir méchant, et s’attacher particulièrement à la poursuite d’E…, alors enfant de 14 ans. Trois fois il mit le feu pour l’effrayer : un jour, comme elle entrait aux cabinets, il brûla le rideau ; R... (un des gendres) accourut, arrêta le feu en arrachant le rideau et en le piétinant ; la seconde et la troisième fois, ce fut en mettant une bûche enflammée au milieu du parquet du salon, comme E... y entrait.

Quand Mme de X... découvrait son lit pour se coucher, elle le trouvait souvent inondé par l’eau de son pot à eau qu’il y avait vidé, ou bien il y mettait un cierge ou des clefs ; quand c’était le pot à eau qu’il y avait vidé, il fallait appeler la vieille bonne qui seule des domestiques était au courant des faits du grappin. Le bon Dieu ne permit pas que le démon s’attaquât à nos domestiques, ce qui aurait pu avoir de grands inconvénients 8. Ainsi le grappin, ayant pris dans le placard de Mme de X... un mouchoir de fine batiste, découpa au milieu et aux coins une silhouette de démon, telle qu’on le représente ordinairement, en forme de satyre, les oreilles dressées sur la tête, et puis il y avait des cornes ; ce mouchoir fut étendu sur le lit de la vieille bonne, et à côté tous les morceaux coupés avec des ciseaux. J’avais acheté pour cinq francs de timbres, il s’amusa à les couper. C’était presque tous les jours des faits de ce genre. Dieu ne permit pas qu’il s’attaquât aux enfants ; je ne me rappelle qu’un seul fait : il avait mis une aiguille dans une tasse où l’on allait donner à boire à l’un d’eux, mais on la vit à temps.

 

Un soir que ces dames étaient réunies autour d’une table, avec deux ou trois de leurs proches parentes, et occupées à des travaux d’aiguille, lorsqu’elles voulurent se lever, il se trouva que toutes les robes étaient cousues ensemble par le bord inférieur. Or personne n’était entré dans le salon pendant qu’elles étaient assises. Il fallut, pour les dégager, couper le fil qui les réunissait.

 

Un jour, au moment où E... venait de se coucher, pour l’effrayer, soulevant la chaise, il frappa le parquet à la briser ; peu de jours après, il aspergeait le mur de la chambre de l’eau sucrée de son verre, en même temps qu’il lançait le verre sur le parquet, sans le briser. Il en avait fait autant d’un verre de Mme de X...

 

E..., un jour, ne put dormir dans sa chambre ; dès qu’elle avait la tête sur l’oreiller, il frappait sur la boiserie comme on le pourrait faire avec les doigts ; elle vint dans la chambre de sa mère, ce qui n’arrêta pas ses farces ; je me rappelle, entre autres, qu’une nuit il les avait réveillées en lançant un trousseau de clefs sur le parquet.

Il écrivit 10 à 12 billets à ma fille, le plus souvent mis dans sa serviette de table 9.

 

M. de X... m’a raconté comment il s’y prenait pour écarter toute intervention humaine dans la remise de ces billets. Un peu avant le repas, il se rendait seul dans la salle à manger, se tenait devant la table déjà servie, et déployait toute grande la serviette de sa fille E..., qui était placée à côté de lui, s’assurant ainsi que la serviette ne renfermait aucun papier ; puis il attendait là que tout le monde fût arrivé, ne quittant pas sa place. Quand on était assis, Mlle E..., en dépliant sa serviette, y trouvait le billet. Je ne vois guère quel prestidigitateur aurait pu, dans ces conditions, exécuter ce tour.

 

Ces billets ont été examinés par plusieurs personnes, entre autres par Mgr de Bonald (alors archevêque de Lyon) ; ils étaient écrits au crayon, d’un crayon très dur, d’une écriture incisive, saccadée, avec bien des fautes d’orthographe 10.

« Petite Nini 11, écrivait-il, je t’en veux, mais sois tranquille, je t’en ferai bien voir 12. »

Un jour qu’elle avait communié, il lui écrivit : « Petite Nini, je t’en veux, mais j’espère que tu ne recommenceras pas une autre fois. »

Ma fille ne fut pas seule en butte à ce lutin ; il en voulait à ma sœur. Pendant une visite qu’elle nous fit à C***, il lui fit plusieurs farces : il lui pendait son bonnet au sommet de l’espagnolette de sa chambre ; si elle quittait son bas, il disparaissait, et E... le trouvait défilé au jardin, et les cinq aiguilles piquées à un arbre, et au bout d’une des aiguilles une petite clochette bénite pour les orages que ma fille G... avait dans son bureau.

 

Voici les détails de ce fait, tels que me les donna Mlle E... : elle se trouvait au salon avec sa tante, qui était occupée à tricoter un bas. Ayant eu à sortir pour un instant, celle-ci déposa le bas et le peloton de laine sur un fauteuil, sans que sa nièce y prît garde. Lorsqu’elle rentra, ne retrouvant plus ces objets, elle dit à sa nièce : « Où as-tu mis mon bas ? – Mais, ma tante, je n’ai pas touché à votre bas. » Ces dames cherchèrent en vain dans le salon, et se résignèrent en disant : « C’est le grappin qui l’aura pris. » Un peu plus tard, étant allées dans le jardin, elles virent le bas à moitié défait, le fil du peloton étendu dans toute la longueur d’une allée, et les aiguilles piquées à un arbre.

C’est, je crois, pendant la même visite que se passa le fait suivant : la tante couchait dans une chambre contiguë à celle de sa nièce E..., et on laissait, pendant la nuit, la porte de communication entr’ouverte ; un soir, après que ces dames furent couchées, un objet fut violemment jeté sur le parquet de la chambre de Mlle E... ; un moment après, un second ; et, l’un après l’autre, tous les objets que renfermaient les poches de la robe de la tante, clefs, pièces de monnaie, etc., furent ainsi jetés d’une chambre à l’autre par-dessus la porte. Ce manège dura une partie de la nuit.

 

Ma belle-sœur M... avait grandement peur du grappin quand elle venait à C*** ; il lui avait coupé un manteau de velours, coupé également à C..., sa fille, un petit châle-tricot de laine, de sorte qu’à une de ses visites, elle pensa que ses affaires seraient à l’abri en les mettant dans la chambre d’A... (la fille aînée de M. de X...), où l’on disait que le diable ne faisait point de ces farces. Point du tout ; quand elle vint y prendre son chapeau, les fleurs en étaient toutes déchiquetées à plaisir. Dans la chambre de M... (la seconde fille de M. de X...), il avait fait plusieurs sottises.

Ces obsessions duraient depuis environ deux mois. R. de V... (un des gendres de M. de X...) en avait écrit à un R. P. Jésuite ; la lettre ne lui parvint pas ; de mon côté, j’écrivis à M. G..., curé de... ; quand j’allai chercher ma lettre sur mon bureau pour la faire mettre à la poste, elle avait disparu ; E... la trouva toute roulée ; je l’ouvris et il y avait dedans des ordures ; l’enveloppe fut trouvée ailleurs.

E... étant restée seule avec sa mère et son grand-père pendant les vêpres de C***, comme elle se promenait sur le perron, le grappin lui lança sur l’épaule une cartouche prise dans ma chambre.

Cette enfant de 14 ans supportait très bien ces attaques, elle en riait même ; cependant nous nous aperçûmes qu’elle commençait à en être fatiguée. J’allai donc voir Mgr de M..., qui dînait chez mon frère à H***, pour lui raconter ce qui se passait et lui demander l’exorcisme. Monseigneur me répondit qu’il fallait lui adresser un récit, qu’il le soumettrait à son Conseil. M. le curé de M*** fut nommé pour examiner la question et chargé de transmettre à l’évêché un rapport sur l’affaire. M. le curé eut peine d’abord à croire à ce grappin ; il interrogea ces dames ; pendant qu’il se livrait à cet examen, E... entra au salon et dit : Monsieur le curé, venez voir ce qu’a fait le grappin ; il venait de faire une grande flaque d’eau chaude dans sa chambre.

L’exorcisme fut ordonné et MM. les curés de C*** et d’A*** commis à cette cérémonie. La messe devait être dite à C*** et suivie de l’exorcisme. Nous pensâmes tous à faire nos dévotions. Le grappin s’en émut, paraît-il, car, la veille ou l’avant-veille, il y eut lettre de lui dans la serviette d’E... et de R... (un des gendres) ; à E... il disait : Petite Nini, votre exorcisme ne me fait pas peur ; à R...., à propos de la communion projetée, il disait : R..., j’espère bien que toi, tu ne feras pas comme les autres. Pourquoi te confesser ? Tu n’as pas besoin de te confesser.

L’exorcisme eut lieu et, aussitôt après, tout ce qu’il avait dérobé en dernier lieu fut rendu ; à M... sa montre, à E... ses livres, et à G... aussi un objet.

Nous fûmes bien aises d’être débarrassés de ce lutin, surtout à cause d’E... ; car, quant à sa mère et à ses sœurs, elles s’en faisaient peu de souci et n’en étaient nullement effrayées. Il me souvient que, deux fois, au-dessus de leur tête il fit un fracas épouvantable, comme si toute la vaisselle du château se brisait ; elles ne se dérangèrent même pas pour voir ce qui se passait ; on dit simplement : « C’est le grappin. »

Quelques jours après nous partîmes pour Lyon ; les deux ou trois premiers jours se passèrent en paix ; mais un soir E... et R... trouvent dans leurs serviettes une lettre à peu près identique : Petite Nini, votre exorcisme m’a donné un coup ; mais je me relève et je vais bien vous en faire voir d’autres. En effet, le voilà qui de farceur, voleur, devient furieux 13.

E..., avec un paravent lui faisant cabinet, couchait dans ma chambre, qui était fort grande ; comme, dans la journée, il avait lancé à la tête de cette enfant un verre qui, sans l’atteindre, s’était brisé en mille morceaux à ses pieds, nous avions pris nos précautions pour la nuit, faisant bénir un cierge par le saint prêtre, M. l’abbé Chevrier, et le père G..., notre cousin, alors provincial des Jésuites, nous avait donné de l’eau bénite de saint Ignace. Sur les onze heures, à peine endormis, un pan, pan, pan 14 sur la boiserie nous éveille, et aussitôt après la toilette de ma fille est culbutée avec fracas, tout est fracassé, moins la cuvette. E.... ne fut point effrayée et me dit sans émotion : « Le grappin fait de la casse ; nous nous rendormons et puis recommence pan, pan, pan, et voilà le tour de la table, et le vase est brisé, et de deux ; la troisième fois ce fut encore la toilette ; la quatrième, la veilleuse ; la cinquième, le verre d’eau bénite de saint Ignace : tout était cassé. Restait le cierge bénit, qui ne fut point éteint. » E... se mit à rire de tout son cœur : Papa, dit-elle, que va dire maman quand elle va voir son mobilier tout cassé ? Pour moi, je n’avais pas conservé cette sérénité, et j’avais d’émotion la bouche sèche comme du bois. Je ramassai les débris épars pour les cacher aux yeux des domestiques et lui dis : « Mon enfant, puisque tout est brisé, le grappin va nous laisser tranquilles ; il faut te remettre au lit et dormir ; pour moi, je veillerai en récitant mon chapelet. » Elle se remet au lit, mais une minute après elle bondit hors de son lit en disant : « La vilaine bête, il vient de me vider aux pieds de l’eau chaude. » Elle était en telle quantité que le matelas ne put toute l’imbiber et qu’elle courut sur le parquet ; elle était chaude, non bouillante.

Il fut alors décidé qu’on appellerait la vieille J... pour nous venir en aide ; elle arriva, rangea mon lit pour E..., et j’allai coucher au salon. Quand ma fille fut couchée, ce mauvais et méchant démon lui inonda de nouveau les jambes, et, vers les deux heures du matin, nous prîmes le parti de nous installer au salon et d’y faire du feu ; ce ne fut qu’au jour naissant que nous pûmes nous remettre dans nos lits. Comme je m’éveillai après cette nuit si agitée, j’entends sur la boiserie pan, pan, pan, et criai : entrez ! E... se mit à rire de tout son cœur et me dit : « Papa, mais c’est le grappin ! »

Dans la matinée de ce jour, j’allai à l’archevêché raconter ces obsessions à M. Pagnon, vicaire général. Monseigneur décida que l’exorcisme serait fait par M. le curé de.... (nom de la paroisse) ; mais le grappin ne lâcha pas prise cette fois comme au premier exorcisme ; il n’en devint que plus furieux contre cette enfant. Dans la journée, il lui jeta à la tête, comme elle entrait dans ma chambre, le verre qui contenait de l’eau bénite ; l’eau bénite tomba à ses pieds et le verre alla se briser dans une autre direction. Le R. P. G..., en ce moment au salon, entendit son cri de surprise et constata le fait. On décida que le lendemain, dimanche, les RR. PP. G... et J... viendraient faire l’exorcisme. Ce jour-là, en nous mettant, le soir, à table, je visitai la serviette d’E... avant son arrivée ; il y avait, en effet, un mot du grappin : Nini, je te tuerais (sic) cette nuit.

Sur les dix heures, comme E... entrait dans la ruelle de son lit, la table de nuit se soulève et retombe à ses pieds ; on la relève ; quand elle monta sur son lit, il la culbuta avec le matelas. L’exorcisme eut lieu le dimanche, et le démon résista encore aux ordres de l’Église. Dans la journée, comme elle entrait dans la chambre de sa mère, le globe de la pendule se souleva, vint au-devant d’elle jusqu’au milieu de la chambre et se brisa à ses pieds ; dans la même journée, le verre à toilette fut brisé de la même façon, mais ce qu’il y eut de particulier, c’est qu’il fut broyé sur place et que les débris étaient réunis sur une feuille du parquet, dans un espace de 50 centimètres carrés.

Un soir, comme elle faisait une partie d’écarté, car on cherchait à distraire cette enfant, elle sentit passer sur sa figure je ne sais quoi de velu et puant ; rien ne l’avait plus impressionnée 15. Elle arriva en courant au salon, où se trouvait en ce moment M. le curé G... Ce même jour aussi, je crois, dans la soirée, sa sœur M... l’ayant priée d’aller lui chercher à goûter, au moment où elle arrivait au buffet, le grappin la poussa à terre ; elle tomba, et, en se relevant, elle vit devant elle un brasier ardent ; vite elle fit le signe de la croix et le brasier disparut 16.

Je finis par le fait le plus frappant dont nous fûmes tous témoins : le soir de ce même jour, vers 10 heures, je délibérai avec sa mère sur la chambre où E... coucherait ; elle était assise entre nous, sa sœur G... lui faisant face et tournant le dos à la cheminée ; tout à coup elle se sent frappée dans le dos, est précipitée avec force et roule en avant avec sa chaise ; je n’eus que le temps de me baisser pour l’aider à se relever, et déjà elle était debout et disait à sa sœur : G..., tu as joliment bien fait de me relever ; ma tête allait porter. – Mais, je ne t’ai pas touchée. – Comment ! tu ne m’as pas touchée ; mais j’ai senti tes deux mains qui me prenaient par les bras et me soulevaient en l’air, au moment où ma tête allait porter. Tous nous pleurions d’attendrissement et de reconnaissance à la vue d’une protection si visible de son ange gardien. E... alla coucher dans la chambre de sa mère, et la nuit se passa sans nouvelles diableries.

 

Ce même jour aussi, si mon souvenir est exact, elle avait trouvé dans sa serviette un billet qui contenait ces mots, au crayon : L’exorcisme ne me fait pas peur ; gar (sic) cette nuit ; le premier membre de la phrase était écrit en deux lignes, d’une écriture rapide, assez grosse, et presque en diagonale de l’angle gauche supérieur à l’angle droit inférieur du morceau de papier déchiré dans un cahier ; au verso, et dans une direction opposée à celle de l’écriture du recto (directions qu’on donne aux gravures de la face et du revers de nos pièces de monnaie), les mots : gar cette nuit, toujours en diagonale. La lettre g était énorme et occupait les trois quarts au moins de la surface du papier ; les autres allaient se perdre dans l’angle inférieur. On me montra ce billet quelques instants après qu’on l’eut trouvé ; malgré mes efforts pour rassurer la famille, elle fut très effrayée de ces menaces, c’est pour cela qu’on délibéra plus tard sur la chambre où coucherait la jeune fille ; on a vu ci-dessus que la nuit fut tranquille.

 

Le lendemain, le troisième exorcisme fut fait par M. G..., curé de... (nom de la paroisse, le même qui avait fait le premier exorcisme), et l’obsession de ce mauvais démon prit fin.

Tel est le récit succinct et très fidèle de cette obsession, dont les circonstances sont toujours très présentes à ma mémoire. Comment le bon Dieu permit-il au démon d’attaquer ainsi une jeune fille, je n’en sais pas les raisons ; mais je crois qu’on peut répondre que ce fut pour faire briller la patience et la confiance en Dieu de Mme de X..., comme aussi pour montrer la force d’une enfant lorsqu’elle est assisté de la grâce de Dieu. E..., au milieu de ces épreuves, fut toujours gaie et rieuse, tandis qu’elle aurait pu mourir de terreur.

Et puis, qu’on vienne nier le surnaturel ! N’est-ce pas, au contraire, une preuve de plus de ce que l’Église enseigne : savoir que les airs sont remplis d’esprits, les démons et nos bons anges ?

 

Suit la signature.

 

 

J’ai reproduit intégralement ce récit, sans y rien changer. L’auteur n’a pu, comme il le dit, rapporter tous les faits qui se sont produits pendant la durée de cette obsession. En voici quelques-uns dont le souvenir m’est resté très présent, et auxquels je joindrai quelques détails propres à mieux les caractériser.

Un jour, Mlle E... envoya chercher à la cuisine un métier à broder, qui était suspendu à un clou ; au moment où la femme de chambre saisit cet objet, elle ressentit une vive sensation de brûlure à la main, et n’osa plus le toucher. Quelques instants après, une autre personne put l’emporter sans aucun accident. Quelques semaines plus tard, ce même métier à broder se détacha de lui-même du mur, tomba sur le sol, où il parcourut un espace de plusieurs mètres, se tenant en équilibre contre toutes les lois de la pesanteur. Deux domestiques, témoins de ce phénomène, en furent très effrayées et s’écrièrent : « C’est ce même métier qui brillait, l’autre jour, quand on le touchait. » Ce sont là les deux seuls faits qui se soient passés en présence des domestiques de la famille ; et rien ne leur fit supposer qu’ils faisaient partie d’un ensemble de phénomènes du même ordre.

Un jour Mlle G... (troisième fille de M. de X...), sortit pour quelques instants du salon, après avoir déposé sur la table une ceinture en étoffe qu’elle portait habituellement. Lorsqu’elle rentra, après quatre ou cinq minutes, elle trouva sa ceinture coupée en mille morceaux, et, à côté, les ciseaux qui avaient servi à l’opération. Un matin, Mme de X..., en entrant dans son salon, aperçut des enveloppes de lettres insérées entre le cadre et le verre de la glace qui surmontait la cheminée ; étonnée de trouver des lettres à cette place inusitée, elle les prit et reconnut, à sa grande surprise, des lettres provenant d’une cassette dont elle portait toujours la clef sur elle, et qui était elle-même enfermée sous clef dans son secrétaire. Comment ces lettres étaient-elles venues là, ce ne pouvait être que par une diablerie dont Mme de X... éprouva une vive contrariété.

Huit ou dix bénitiers furent brisés ; au moment où Mlle E... entrait dans une chambre, le bénitier s’élançait violemment et se brisait sur le parquet ; j’en ai vu plusieurs fois les débris à l’instant même où le fait venait d’avoir lieu.

À l’époque où ces faits se passaient, Mlle E... faisait ses études littéraires ; un jour, il lui prit fantaisie de composer des vers français contre le diable ; le lendemain matin, pendant qu’elle était à étudier, la première personne qui entra dans sa chambre aperçut un papier piqué avec une épingle au haut de sa robe, derrière son dos ; c’était le papier où étaient écrits les vers et qui avait été arraché du cahier. Le soir, elle trouva dans sa serviette un billet disant : Tu as fait des vers contre moi, je t’en veux. Dans un autre billet il disait : Petite Nini, c’est à cause de toi que je viens ; tu est (sic) une sainte.

À Lyon le démon se servit d’abord, pour sa correspondance, d’un jeu de cartes ; il écrivait soit au recto, soit au verso ; plus tard, il prenait le papier dans les cahiers de devoirs de la jeune fille, dont il déchirait les feuillets. Il fut surpris un jour en plein exercice ; au moment où l’un de ces messieurs entrait aux cabinets d’aisances, il trouva sur le siège un billet inachevé, et, à côté, le crayon dont se servait le calligraphe.

Il y eut en tout de cinquante à soixante billets, tous d’une écriture fort mauvaise, mais toujours lisible, et d’un aspect extrêmement bizarre. On les conservait comme une curiosité, mais ils disparurent un jour d’une façon inattendue. M. de X. a raconté ci-dessus comment une première puis une seconde rédaction de son récit lui furent enlevées successivement ; or les billets avaient été renfermés dans un des tiroirs du secrétaire de M. de X..., à R***, avec les feuillets du second manuscrit encore inachevé ; le tout disparut en même temps, sans qu’il en soit resté aucune trace.

La jeune fille qui fut en butte à cette persécution jouissait d’une excellente santé ; elle était forte, robuste, d’un caractère très gai, enjouée, mais toujours très réservée et très modeste, nullement portée à la rêverie ni à la mélancolie. Ni avant ni après ces phénomènes on ne constata chez elle aucun désordre nerveux ; son organisme était parfaitement équilibré ; le hoquet dont je parle plus bas doit être considéré comme faisant partie de la série des faits extra-naturels. Douée d’une imagination calme et d’une intelligence ouverte, elle aimait l’étude et ne lisait que des livres sérieux. En un mot, il n’y avait chez elle aucun des symptômes de l’hystérie. Son éducation avait été l’objet de soins assidus, et l’instruction solide qu’elle recevait donnait à sa piété, très vive et très sincère d’ailleurs, un caractère sérieux et raisonné qui ne laissait prise à aucune exaltation, à aucune exagération.

On doit écarter également toute hypothèse d’autosuggestion, puisque la plupart des faits se sont passés en présence de témoins parfaitement sains, dont on ne saurait admettre la connivence, et que leur nombre, leur diversité, leur qualité mettent à l’abri de tout soupçon d’erreur ou de fraude.

Lorsque les phénomènes que nous avons fait connaître et qui n’avaient absolument rien de subjectif, comme on a pu le voir, eurent cessé, la jeune personne fut atteinte d’une affection étrange : un hoquet d’une violence et d’une fréquence pénibles la força d’interrompre ses études et lui rendit fort difficiles les relations de société, sans lui ôter son calme et sa gaîté ; on consulta plusieurs célébrités médicales ; on institua sans succès plusieurs traitements, rien ne parvenait à la soulager ; cet état dura deux ou trois mois, puis tout rentra dans l’ordre. Mlle de X... se maria plus tard et mourut après quelques années de mariage, sans que jamais se soit reproduit aucun des phénomènes extraordinaires que nous avons racontés 17.

 

 

Alexis ARDUIN.

 

Paru dans L’Université catholique (Lyon) en 1890.

 

 

 

 



1  Nous imprimerons le texte du manuscrit dans le caractère ordinaire de la Revue, et dans un caractère plus petit les parties que nous intercalerons.

2  Quatre sont mortes, quatre vivent encore.

3  L’une des résidences d’été de la famille de X...

4  Autre résidence de la famille de X..., dans le diocèse d’A***.

5  Nom de la paroisse sur laquelle était située cette résidence.

6  C’était la plus jeune des filles de M. de X... ; la suite du récit montrera qu’elle était principalement visée dans toutes ces manifestations.

7  L’aînée des filles de M. de X…, alors mariée ; ces initiales sont celles des noms de baptême.

8  Je dois faire observer ici que, pendant la durée de ces faits étranges, tous les domestiques de la maison furent changés, sauf la vieille bonne, qui était attachée spécialement au service de Mme de X... et de Mlle E... Bien que l’on pût compter sur la fidélité des domestiques et qu’on n’ait jamais découvert aucun indice autorisant à penser qu’ils pouvaient être les auteurs de ces mauvaises farces, on tint à s’entourer de toutes les garanties ; une surveillance continuelle était exercée et l’on poussa la prudence jusqu’à prendre la mesure radicale dont je viens de parler. Aucun des domestiques ne sut ce qui se passait dans la maison. Seuls les membres de la famille et quelques-uns de leurs parents furent témoins de ces phénomènes, que l’on se contenta de communiquer à un petit nombre de personnes de confiance, au nombre desquelles j’avais l’honneur de me trouver.

9  L’auteur ne parle ici, je pense, que des billets antérieurs au retour de la famille de X... à Lyon ; car il y en eut un bien plus grand nombre pendant l’hiver où je pus suivre ces manifestations.

10  Lorsque, au mois d’octobre, la famille de X... rentra de la campagne à Lyon, M. de X..., dans la première visite qu’il me fit, me dit : « Avez-vous vu quelquefois l’écriture du diable ? – Non, répondis-je. – Eh bien, je vais vous en montrer. » Ouvrant alors son portefeuille, il en tira une dizaine de petits papiers, qu’il me mit entre les mains, et où étaient griffonnées au crayon des lignes sans ordre, sans symétrie, d’une écriture étrange, bizarre, violente, différente quelquefois d’un papier à l’autre, et assez bien caractérisée dans le texte ci-dessus. À partir de ce jour, j’en vis bien d’autres spécimens, comme on va le raconter.

11  C’est le nom familier qu’on donnait à la jeune fille dans sa famille.

12  Je regrette de ne pouvoir reproduire l’orthographe fantaisiste de ces billets, qui ont disparu comme je le dirai plus loin. M. de X... ne l’a pas reproduite, n’ayant pas le texte sous les yeux lorsqu’il écrivit, cinq ans plus tard, le récit de ces faits.

13  C’est à Lyon seulement que j’ai pu suivre jour par jour les manifestations de cet esprit méchant.

14  Lorsqu’un phénomène allait se produire, on entendait trois coups frappés distinctement et assez fort dans le mur, dans un meuble, à une porte, comme pour demander l’autorisation d’entrer.

15  En effet, ce contact immonde produisit sur l’enfant une impression profonde de dégoût et de répugnance ; elle n’y pouvait penser sans une sorte de frisson et de terreur, comme elle me le dit plusieurs fois.

16  Ce fut là le seul phénomène de la vue qui eut lieu pendant le cours de ces obsessions.

17  Si quelque partisan convaincu de l’hypnotisme pensait pouvoir expliquer les faits qu’on vient de lire par la suggestion, l’état somnambulique ou hypnotique, ou par quelque autre cause naturelle, nous sommes prêt à entreprendre avec lui la discussion scientifique de chacun de ces faits.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net