Les ascensions d’une âme

 

LA BIENHEUREUSE A.-M. TAÏGI

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Albert BESSIÈRES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La bienheureuse Anna-Maria Taïgi dût, comme on sait, se sanctifier dans le monde, au milieu des soucis et tracas d’une nombreuse et difficile famille. Modèle de piété filiale, elle fut aussi une épouse exemplaire et la « belle-mère » idéale.

Le premier appel entendu par Anna-Maria a été : Pénitence ! mais dans le cadre du devoir d’état.

Le guide intérieur y insiste : « Souviens-toi bien de ces trois choses qui constituent la substance de la perfection : Un amour pur et exempt de toute affection naturelle, une constante fidélité aux inspirations de ma grâce et un parfait abandon aux mains de la Providence… » – « Le plus grand mérite consiste à se trouver au milieu du monde et à tenir le monde sous ses pieds. »

La Sainte Vierge précise le programme :

 

Sache bien, ô ma fille, que tu n’auras, ici-bas, qu’un jour bon sur cent mauvais, parce que tu dois ressembler à mon fils Jésus. Tu devras t’attacher, avant tout, à faire sa volonté et à lui soumettre constamment la tienne, dans le genre de vie qu’il lui a plu de te faire suivre ; c’est là ta vocation spéciale. Il faut que chacun puisse se convaincre, plus tard, en considérant de près ta conduite, qu’il est possible de servir Dieu dans tous les états, dans toutes les conditions de la vie, sans faire extérieurement de grandes pénitences, pourvu d’ailleurs qu’on lutte vigoureusement contre les passions et que l’on se conforme, en tout, à la sainte volonté de Dieu. Souviens-toi qu’il est bien plus méritoire de renoncer à sa volonté propre et de se soumettre complètement à celle de Dieu que de faire les plus grandes mortifications corporelles.

 

Tandis qu’elle s’entretient avec une de ses disciples, Notre-Seigneur lui apparaît :

 

La vertu, lui dit-il, consiste surtout dans la mortification de la volonté propre. – Elle consiste à dérober, autant que possible, aux yeux des hommes les œuvres que vous faites. Le vrai serviteur de Dieu se contente de savoir que ses services sont connus du Père céleste. Il faut vous disposer à tout recevoir, le mal comme le bien, avec une égale résignation et même gaieté de cœur. Soyez bonnes et charitables pour le prochain, soyez humbles, soyez patientes.

 

 

Cette patience, Anna aura à l’exercer, pendant quarante-huit ans, avec son mari Domenico.

 

Ainsi que le rapporte saint Augustin de sainte Monique (dit le Décret de Béatification), Anna-Maria, pudique et mortifiée, obéissait à son mari comme au Seigneur et s’efforçait de le gagner à Dieu.

 

Domenico avait déjà déposé :

 

Par amour pour Dieu, elle se privait de boire, mais si je lui disais : « Marianne, bois ! ou : tu n’as pas bu ! », elle se mettait à sourire et m’obéissait aussitôt. Je l’ai toujours trouvée docile et soumise comme une brebis. – Elle était éloignée de tous les plaisirs du monde, même les plus permis, mais si je lui disais quelquefois : « Marianne, allons à tel endroit », elle se rendait à mes désirs avec une douce affabilité, comme par exemple quand je voulais aller voir les marionnettes, mais ensuite, m’étant aperçu qu’en venant m’accompagner elle le faisait plutôt pour m’obéir et que c’était pour elle un sacrifice, je la laissai en paix. – Je puis attester, en toute vérité, que, depuis notre mariage, il n’arriva pas une seule fois qu’elle me demandât le devoir conjugal, comme aussi elle ne s’y refusa jamais lorsque je le demandais. Elle ne contractait pas de dettes, parce qu’elle lançait ses pas suivant sa jambe... Si quelqu’un de la famille tombait malade, elle prodiguait les soins en laissant, au besoin, la messe et les dévotions. Pour moi, je l’ai toujours estimée, et je dis que le Seigneur m’a ôté cette bonne servante parce que je n’étais pas digne de la posséder... Je l’ai toujours estimée comme une âme de grande vertu, mais je ne connaissais pas et ne soupçonnais pas une foule de choses que j’ai apprises... après sa mort. Je crois que le Seigneur l’a mise dans le paradis, aussitôt après sa mort, pour sa grande bonté et ses éminentes vertus, et j’espère qu’elle prie pour moi et pour toute la famille.

 

Celte oraison funèbre vaut les plus beaux discours. Ce rustre violent, non seulement ne s’est pas éloigné d’Anna quand elle a tourné à la dévotion, mais son amour, son admiration, n’ont fait que croître.

Dieu sait pourtant combien garder la paix, dans la maison de Domenico, était chose difficile ! D’un côté : un mari « en perpétuelle menace d’incendie », de l’autre, une mère bizarre, acariâtre, ne manquant pas une occasion de contredire son gendre. Anna va de l’un à l’autre, prêchant la patience. « Je dépose, dit Domenico, qu’elle eut toujours, pour ses parents, tous les soins possibles et l’affection la plus tendre. » Et Domenico en vint à partager cette affection. Il avait l’autorisation de rapporter quelques restes de la table du prince Chigi, où il servait en qualité de portefaix, supplément à son maigre salaire. Gentiment, Anna proposait de réserver le meilleur à sa mère, et Domenico d’applaudir : « Que Dieu en soit béni ! Nous avons pu contenter la mère ! » Mais cela ne la change pas. Plus Santa avance en âge, plus elle devient extravagante. Pourtant, sa fille ne la laisse manquer de rien, lui donne même quelque argent de poche. Le pire, ajoute Sofia, c’est que grand’mère adore bavarder sur l’un et sur l’autre avec les locataires. Doucement, Annette l’avertit qu’au lieu de ces cancans, mieux vaudrait une prière à l’église. « Ne m’assomme pas, répond la vieille, je veux faire ce qui me plaît ! Je n’ai pas besoin de toi pour aller à l’église ! » Anna, à force de dévouement, aura le dernier mot. Elle soignera sa mère malade, nuit et jour, et celle-ci fera, entre ses bras, une mort admirable, à soixante-treize ans. Comme elle prie pour l’agonisante, Anna entend le Maître lui dire : « Encore quelques heures de souffrances dans cette vie ; de quoi expier la peine des péchés ; puis un purgatoire limité et bref pour purger les défauts. »

Plus difficile encore sera le rôle de la Bienheureuse auprès de son père Luigi.

 

 

À la mort de sa patronne, la Signora Serra, Luigi, qui ne fit jamais grand’chose, estime préférable de ne plus rien faire et gaspille sa maigre pension à courir l’Italie. Sa bourse complètement vide, l’ancien pharmacien regagne Rome et vit aux dépens de sa fille, tout en refusant d’habiter avec elle. Annette finit par lui faire accepter un poste de concierge dans un orphelinat, puis, quand la vieillesse et la maladie l’ont rendu impotent, le fait recevoir à l’hôpital Saint-Jean-de-Latran, où il mourra. Mais il s’ennuie ; se plaint du régime ; est sans cesse chez son beau-fils, sans d’ailleurs consentir à entrer dans la maison. Il s’assied, en geignant, sur le dernier degré de l’escalier. Annelle s’empresse, le supplie d’entrer. « Je ne veux pas entrer ! Si ça ne te fait pas plaisir..., tant pis ! »

Et il crie, fait des scènes de gamin furieux. La Bienheureuse le traite comme tel, vient s’asseoir à côté de lui, sur l’escalier, nettoie « les dartres dégoûtantes dont il est couvert », le lave, le peigne, rapièce ses habits, lui donne les meilleures friandises rapportées de la table princière, lui glisse quelques pièces blanches pour s’acheter du tabac et des douceurs de son goût. Car celles qu’on lui donne ici ne le sont jamais. Ce qui lui permet de ne pas remercier après les avoir mangées… « Ce pauvre vieux, dépose Domenico, ne se montrait nullement aimable ni reconnaissant envers sa fille pour tant de soins. Il acceptait tout comme des choses dues et jamais ne remerciait. » Moins patient que sa femme, Domenico crie à l’ingratitude ; puis, contagion de la charité, finit par entrer dans le pieux complot. Quand le vieillard fut incapable de quitter son hôpital, Anna, malgré ses infirmités, faisait, presque quotidiennement, une longue course pour le visiter et lui apporter des bonbons.

Les dernières années furent terribles. Mon beau-père, ajoute Domenico, fut frappé d’une « affreuse lèpre ». Anna le pansait, le baignait. Elle le prépara à mourir pieusement, lui procura les derniers sacrements et le secours de nombreuses prières.

« On eût dit (conclut admirablement Domenico) que Dieu n’avait donné à la Servante de Dieu de tels parents que pour éprouver davantage sa grande vertu. »

 

C’est certainement pour la même raison (car ce chapitre n’est pas épuisé) que Dieu lui avait infligé un tel… mari. Anna le transformera, en fera, c’est elle-même qui emploie ce mot : « un saint ». Il lui survivra seize ans et ne vivra que du souvenir de sa sainte. Mais avant d’en venir là !

Il parle d’or quand il dépose : « Je puis dire que sa vie entière a été un continuel et très douloureux exercice de patience. »

Dom Natali, qui le vit de près, dépose qu’au début il « était adonné à quelques vices », non pas seulement à ces « défauts » dont il avoue modestement s’être corrigé par l’influence d’Anna. De quels vices s’agit-il ? Ses colères folles laissent supposer qu’à l’exemple de plusieurs portefaix il avait un goût prononcé pour le vin blanc ! À côté de cela, des manies de rustre, en ce descendant des comtes palatins… Impossible de lui faire porter un pardessus. Ça le gêne ! Impossible de lui faire accepter des pantalons qui atteignent les chevilles. Ça le gêne ! Impossible de lui imposer une chemise. Ça le gêne !... Annette, devant son entêtement, sourit, l’embrasse et tout est dit… Domenico n’est pas démagogue, mais ce patricien déchu veut, pour des motifs inconnus, vivre et mourir portefaix. La princesse Chigi, qui, à l’exemple de son mari, l’estime, veut le faire monter en grade, du moins changer son nom de portefaix pour celui de commissionnaire ! Domenico lui fait des scènes, exige qu’on l’appelle portefaix, facchino : « Je suis entré chez vous pour être portefaix et j’entends rester portefaix ! portefaix ou rien ! »

Quand cet homme-bolide arrive à la maison, tout doit être à son service. Anna le sait et n’hésite pas à congédier les plus illustres personnages pour être toute à son maître.

Voici un joli portrait du bonhomme par sa fille Sofia :

 

Mon père était un homme pieux et sérieux autant qu’on peut le désirer, mais d’un caractère fougueux, exigeant, rogue, et extravagant, que c’était merveille. Entrant à la maison, il sifflait ou frappait. Il fallait, alors, se précipiter pour lui ouvrir, au risque de se briser la tête. De fait, par deux fois, ma sœur Mariuccia, pour s’être précipitée trop vite à son arrivée, roula par terre, une fois avec une de mes fillettes âgée de cinq mois qu’elle tenait dans ses bras. S’il ne trouvait pas tout à son goût, il entrait en fureur, au point de saisir la nappe sur laquelle était préparé le dîner et de tout jeter en l’air. Tout devait être prêt à la minute, la soupe chaude dans la soupière, la chaise en place. Mêmes exigences pour ses habits et tout.

 

Pour se faire obéir des enfants, le bâton…, ou pire. Un jour, un des gamins, pour échapper à la bastonnade, s’enfuit dans la rue. Fou de colère, Domenico lui lance un fauteuil par la fenêtre... Encore ce tableau néglige-t-il tels détails relevés par le cardinal Pedicini. Dans ses fureurs, Domenico s’oublie jusqu’à proférer, devant ses enfants, des paroles grossières. Annette finira par le corriger aussi de cela, mais, conclut le cardinal, ce fut par « un sacrifice permanent, un long martyre volontaire ». Anna-Maria ne perd jamais son sang-froid, s’abaisse aux plus humbles soins, quitte un évêque pour accueillir son seigneur, lui laver les mains, lui tailler les ongles. Toujours souriante, elle lui fait entendre qu’on ne dresse pas les enfants comme des oursons, et l’ours courbe la tête. Écoutez-le :

 

Je veux dire ceci, à la gloire de Dieu, que j’ai vécu, avec cette âme bénie, environ quarante-huit ans. Jamais de sa part une parole de dégoût, jamais un dissentiment ! Nous avons vécu en continuelle paix de paradis... Souvent je rentrais à la maison accablé de fatigue, un peu inquiet (le joli euphémisme !) à cause du service et des difficultés avec les patrons... Elle me rassérénait.

 

Jamais religieuse ne pratiqua obéissance plus méritoire.

Dans cette obéissance, il entre beaucoup de vertu, mais aussi un sens exact des réalités. Domenico n’est pas un héros, et son existence l’exigerait. Il mènera, jusqu’à son extrême vieillesse, une vie de forçat du pain quotidien. Cela excuse bien des choses, et Anna ne l’ignore pas.

Il est une catégorie de mortels pour qui le jour commence avec les étoiles et la nuit avec le soleil. Pour leurs serviteurs, c’est une autre affaire ! Domenico, le dîner princier terminé, à minuit ou une heure, doit pourvoir encore au balayage et à la vaisselle. Libéré le dernier, il ne rentre habituellement (ayant servi le dîner, mais pas dîné) que « vers le jour ».

Anna, harassée, est debout, l’attendant, sourire aux lèvres. Domenico gronde pour la forme : « Pourquoi m’attends-tu si longtemps ? Pourquoi ne pas te coucher tranquillement, puisqu’il faut que tu sois sur pied tout le long du jour’ ? » – « Mais qui donc, Domenico, te soignera si moi-même je ne suis là ? Ne faut-il pas que tu puisses bien ton repas pour recommencer demain ton travail ? Prends tranquillement ta nourriture ; soupe à ton aise, puis nous irons prendre notre repos dans la paix du Seigneur. »

Domenico rit, mange de très bon appétit, plaisante, dit les évènements de la journée. Puis ses yeux se ferment. Il est 3 ou 4 heures du matin. La nuit sera courte. Anna, pourtant, lui présente l’eau bénite. À genoux, au milieu des berceaux, elle dit la prière du soir parfois longue ! Et Domenico la trouve courte ! Il l’a dit... Écoutez : « Elle priait pour le Saint-Père, pour les cardinaux, pour tous les prêtres, pour les bienfaiteurs, pour la conversion des pécheurs, pour la conversion des hérétiques, pour tout le monde et même pour les mauvaises langues ; et cela me semblait un paradis ! » Il a dit cela, Domenico ! Amour, voilà tes prodiges ! Car le terrible portefaix aime terriblement et jalousement son Annette, se transforme en chevalier, redevient comme palatin si on lui manque. Les prélats de l’enquête ont dû sourire en voyant ce vieillard de 91 ans se redresser pour dire : « Si je m’apercevais qu’on la molestât, on le payait cher ! » Ce n’est pas bravade. Un jour de fête, il se rend à l’église donnant le bras à Anna, qui est enceinte. Un soldat chargé du service d’ordre heurte rudement la jeune femme. Le sang de Domenico ne fait qu’un tour ; il se jette sur le troupier, l’accable de reproches, lui enlève son fusil, se met à le battre comme plâtre. Il l’eût assommé, ravi de donner enfin un exercice légitime à sa violence, si des passants et Anna ne se fussent interposés. Ce n’est pas le seul cas où il faudra apaiser ce loup de Gubbio :

 

Quoiqu’elle s’efforçât de faire du bien à tout le monde, dépose-t-il, il y eut de mauvaises langues qui ne la laissaient pas en repos, soit par jalousie de voir tant de personnes de distinction à la maison, soit par suggestion du démon. Mais je ne pouvais la suivre partout. Voyant de plus que la Servante de Dieu était peinée lorsque je prenais part à ces choses, je finis par lui dire : « Fais un peu ce que tu veux et comme tu veux ; si tu aimes que les gens te lancent des pierres et si tu veux encore leur en apporter, tu es libre...

 

Voilà qui est parler. Le bon Domenico vient de toucher un des sujets qui pouvaient mettre le feu aux poudres ; cet incessant cortège de personnages, prêtres, princes de l’Église, seigneurs, gens du peuple, venant consulter la Sainte, se faire diriger, comme jadis le cortège des disciples se pressait dans la cellule de la Mamma Catherine de Sienne ! Péril redoutable de jalousie !

 

Quelquefois, en rentrant pour changer d’habits, je trouvais la maison remplie de gens. Aussitôt ma femme laissait là tout ce monde, seigneurs et prélats qui venaient la consulter, et s’empressait d’accourir, pour m’essuyer et me servir avec affabilité et contentement ; on voyait bien qu’elle le faisait de tout son cœur, jusqu’à vouloir arranger les cordons de mes souliers. Ma maison était fréquentée par beaucoup de gens, surtout dans les premiers temps, mais je pouvais être parfaitement tranquille et fermer les yeux. Je savais ce qu’était ma femme et comment elle pensait et agissait. Je m’abstenais même de la questionner. Je savais que ces personnages ne venaient que pour demander des prières ou des conseils ; elle était ma consolation et celle de tout le monde.

 

Saint François de Sales ne dit-il pas que les lièvres des Alpes, à vivre parmi les neiges et se nourrir de neige, deviennent blancs comme neige ?

Domenico fait de même. Mais quelle prudence chez Anna !

 

Survenait-il une visite, elle gardait auprès d’elle sa mère ou ses filles. S’il s’agissait d’une confidence, elle se retirait dans un angle de l’appartement où travaillait sa mère, ou, si elle pénétrait dans 1’appartement voisin, laissait la porte ouverte, pour avoir toujours des témoins.

 

Encore cela ne suffisait-il pas, nous le verrons, à faire taire les mauvaises langues, ni même toujours, du moins au début, à rassurer Domenico. Le Promoteur de la foi ne manque pas de relever que celui-ci, « follement jaloux », ne se gênait pas pour congédier maints visiteurs...

Notre-Seigneur avait prévenu la Bienheureuse :

 

Souviens-toi que tu dois être prudente en toutes choses. Le malin, ma fille, est un esprit de contradiction. Celui qui en est dominé ne vit en repos ni le jour ni la nuit. Mon esprit, au contraire, est un esprit d’amour et de paix, plein de condescendance pour tout ce qui n’est pas péché. Celui qui possède ma paix, possède toutes choses. Plusieurs âmes, pour arriver à ce grand bien, font de rudes pénitences... Nul ne peut arriver à la paix de mes élus s’il ne s’efforce de se faire simple comme un enfant et s’il n’a acquis, tout d’abord, la vraie, la vraie charité... Celui qui possède la charité, ô ma fille, a la patience. La charité travaille avec zèle et amour. Elle ne parle mal de personne, parce qu’elle craint de perdre cette perle précieuse de mon amitié. Elle comprend tout, elle voit tout, elle s’aperçoit de tout, mais elle couvre tout de son manteau. Elle excuse les défauts du prochain, compatit à ses peines et se dit à elle-même : Hélas ! mon Dieu, je serais pire encore si vous ne veniez à mon secours.

 

Tiraillée entre ces trois caractères impossibles, sa mère, son père, son mari, Anna arrive à concilier les contraires. À la tempête, elle oppose le silence. Domenico balbutie, rougit, prêt à tomber à genoux. « Au reste, Annette, fait un peu en cela ce que tu voudras, car moi je n’y entends rien. » Annette ne triomphe pas : « Pour moi, Domenico, je ferais de cette manière. Es-tu content ? » Parbleu, il serait allé quérir l’obélisque de la place Saint-Pierre pour faire plaisir à sa petite sainte !

 

Sa grande délicatesse a fait qu’il n’y a jamais eu de différend sérieux entre elle et moi. Elle savait avertir charitablement, et je lui dois de m’être corrigé de quelques défauts... (Encore un bel euphémisme !) Elle faisait les avertissements avec une charité incomparable. Toutes ses manières produisaient un charme qui obligeait irrésistiblement à la contenter toujours pour le bien de la famille.

 

Il était clair, en effet, que le seul intérêt commun, et non l’instinct dominateur, commandait tous ses actes. Même le regard myope de Domenico s’en rendait compte.

 

Voyait-elle quelqu’un inquiet ou troublé (ma femme) ne disait rien, mais attendait qu’il fût calme, et alors elle faisait tout doucement réfléchir et donnait de très bons avis de patience et d’humilité. Au reste, ces altercations étaient rares ; ma pauvre femme était si prudente que, dès qu’elle s’apercevait de quelque petit différend, qu’il s’agît de la vieille maman ou de la bru, elle s’empressait de l’étouffer avec une bonté qui cimentait encore mieux la paix et l’harmonie…

 

Domenico, vos paroles sont d’or !

 

Il m’arrivait assez souvent de rentrer de mauvaise humeur. Elle avait le talent de me tranquilliser. Bref, elle savait bien se taire, mais elle savait encore mieux parler, quand il le fallait.

 

 

Il est intarissable. Voici des détails encore plus savoureux, le chapitre de la belle-mère :

 

Ma femme a toujours fait régner une paix céleste dans la famille, quoique nous fussions nombreux et de caractères différents, surtout lorsque Camillo, mon fils, vint demeurer avec nous, les premières années de son mariage. La belle-fille était d’une humeur difficile, parce qu’elle voulait commander en maîtresse, mais la Servante de Dieu savait si bien contenir tout le monde dans les limites que tout ce que je pourrais en dire serait peu de chose.

 

Il manquait cela à la gloire de la Bienheureuse ! Modèle des épouses, des mamans, la voici modèle des belles-mères ! Se fait-on bien une idée de ce chef-d’œuvre : Anna imposant la paix en cette arche de Noé, où campent, à l’étroit, époux et beaux-parents, belle-fille et deux tribus d’enfants, sept d’un côté, six de l’autre ! Domenico a raison de dire son admiration. Voici des témoins étrangers :

 

Assez souvent, Domenico rentrait le soir de mauvaise humeur, par suite des contestations avec les autres domestiques ; mais il trouvait toujours dans Anna-Maria les consolations dont il avait besoin. Elle s’étudiait toujours à mieux connaître ses goûts pour les contenter, ses peines pour les adoucir. Dès qu’il mettait le pied sur le seuil, elle devinait s’il avait du chagrin, et avec amabilité : « N’est-il pas vrai que tu as eu aujourd’hui beaucoup de fatigues ? – Oh ! c’est bien vrai ! Je n’en puis plus. – Eh bien, assieds-toi donc, repose-toi à loisir, car ici tout va bien… » Domenico daubait parfois sur les camarades, le patron. Anna laissait couler, puis excusait, réhabilitait ; la bonhomie milanaise reprenait ses droits en Domenico. Si l’orage plus violent se traduisait par des gros mots, Anna recevait « l’injure », l’ensevelissait dans les abîmes de sa charité. Mgr Luquet affirme d’ailleurs que, si le père d’Anna s’oublia jusqu’à la « maltraiter », Domenico, malgré ses fréquentes violences, « ne la maltraita jamais ».

 

 

Albert BESSIÈRES, S. J.

 

Paru dans La Vie spirituelle en avril 1937.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net