L’apostasie de Julien
par
J. BIDEZ
Julien était un enthousiaste. En lui inculquant si bien l’admiration de la littérature grecque et l’amour de l’hellénisme, ses premiers éducateurs avaient déposé dans son âme des ferments dangereux. Le péril était d’autant plus grand que le traditionalisme païen demeurait soutenu par la survivance d’une foi pleine d’attraits. Au IVe siècle après J.-C., on ne s’était pas encore défait de l’une des habitudes d’esprit qui caractérisèrent l’ancien polythéisme. On était toujours tenté de poétiser le monde de façon à le diviniser, ou du moins de façon à y voir resplendir partout les émanations de l’Être suprême. Quand on lisait Homère, par exemple, on ne restait pas aussi incrédule que nous le sommes devant les personnifications dont ses poèmes sont remplis. Cette divine harmonie des régions d’en haut, toute cette magnificence de la nature qui nous attire et nous fascine encore, et à laquelle les néo-païens d’aujourd’hui doivent les plus belles de leurs inspirations, continuait à exercer du temps du Julien la séduction d’un spectacle merveilleux qui avait longtemps ravi les âmes. Il était difficile de ne pas retomber sous le charme si, chaque fois que cette révélation venait se faire remarquer, on ne se hâtait pas de s’exorciser pour ainsi dire ; si l’on ne demandait pas à son cœur de maudire la nature, ses pompes et ses attraits et si, bien vite, on ne ramenait pas sa pensée, par le signe de la croix, vers le Dieu de la religion nouvelle.
Cette précaution était nécessaire, mais il ne semble pas que Julien l’ait prise toujours, au temps de ses ferveurs chrétiennes. Il lui arrivait de se laisser tenter trop longtemps par les démons dont les rayons du soleil sont remplis. C’est ainsi qu’il put faire remonter assez haut le point de départ du mysticisme héliolâtrique qui provoqua les premiers ébranlements de sa foi chrétienne.
Dans son discours sur le roi Hélios 1, il raconte que, de très bonne heure, à travers les brouillards qui lui cachaient le chemin du salut, il avait entrevu comme l’éclat d’une première illumination. C’était lorsque, tout jeune encore, se promenant seul, dans la campagne de Macellum peut-être, et s’abandonnant aux impressions d’une sensibilité rêveuse, il avait été comme saisi par les prestiges de l’âme du monde. Tantôt, en plein jour, il lui avait semblé que le soleil l’enveloppait de ses rayons, l’attirait vers lui et, dans une élévation mystique, lui faisait reconnaître, aimer et admirer sa toute-puissance ; tantôt, au milieu des silences du soir où le bruit des hommes s’éteint si complètement que nous réentendons la voix des choses, il s’était arrêté longtemps à regarder le ciel et les étoiles. Ce spectacle lui avait paru si captivant qu’il était tombé en extase. Plus d’une fois, il avait renouvelé cette expérience, il s’était, à l’en croire, tellement familiarisé avec l’aspect des constellations et des astres voyageurs que, par exemple, il avait noté d’un jour à l’autre leurs diverses positions. Il avait remarqué que la lune a une marche « opposée à celle de l’ensemble » et qu’elle remonte le cours des étoiles au milieu desquelles elle circule. « Pourtant, ajoute-t-il, je n’avais pas encore eu dans les mains les traités de ceux qui philosophent sur ces matières. »
Ces contemplations laissèrent en lui un souvenir inoubliable. Les appels qui avaient si vivement ému son âme étaient bien ceux d’un Dieu qui se déclarait son père, mais il n’y retrouvait cependant rien des prédications de Jésus ni des paraboles des Évangiles. À ces moments-là, se dit-il plus tard, la lumière du ciel lui fut envoyée d’en haut pour le tirer de son hébétude et provoquer en lui un premier « éveil ». En effet, suivant des auteurs qu’il lisait volontiers 2, le monde n’est-il pas un sanctuaire merveilleux de beauté et de grandeur, plein de voix, d’apparitions, d’alternances d’ombres et de clartés, et de milliers de prodiges faits pour initier le mortel au grand mystère où les dieux, jour et nuit, mènent leur chœur autour de nous, comme la ronde des mystagogues tourne autour du néophyte au moment le plus impressionnant des cérémonies d’Éleusis ?
Dans ces confessions de Julien, on est frappé de trouver une façon de sentir et de s’observer étonnamment chrétienne, moderne même à certains égards, et l’on notera qu’il y parle un peu à la manière de ceux qui racontèrent la vision fameuse du chemin de Damas. Certes, quand il décrit ses méditations silencieuses devant le ciel de la nuit, devant le ciel du jour surtout, il prétend y retrouver une expérience religieuse justifiant les vertus qu’il prête aux rayons sauveurs d’Hélios, et il s’inspire de croyances foncièrement helléniques. Il ignore les profondeurs vertigineuses de l’espace ; il ne voit pas dans les constellations une poussière de feux dispersés à l’entrée d’abîmes béants ; il ne ressent rien d’un effroi causé par le silence de l’infini. Au contraire, pour lui comme pour toute l’antiquité, le firmament est une sphère aux contours précis, qui vibre et chante en tournant dans l’éther, avec les gerbes et les guirlandes d’étoiles qui la fleurissent, divinement belle par le calme auguste et la régularité harmonieuse qui règnent dans son immensité. Les chœurs des astres qu’il considère sont ceux-là mêmes qui faisaient le bonheur des élus dans la vie future rêvée par les disciples ou les émules de Posidonius, et, jusque dans son admiration pour les merveilles du ciel nocturne, il ne fait que rappeler des visions poétiques dont la religiosité des Grecs avait déjà tiré parti 3.
Seulement, Julien a d’autres préoccupations que les anciens philosophes. Pour eux, les dieux sont impassibles dans leur pérennité ; le bonheur de notre âme, là-haut, dépend des satisfactions de l’esprit plutôt que des émotions du cœur, et l’on y trouve le plaisir d’une intelligence initiée soudain aux révélations de la science parfaite. Quand ils en parlent, dans le songe de Scipion ou dans les nombreux morceaux consacrés au même thème, ils s’attachent à décrire les visions offertes aux bienheureux, mais ils ne disent pas grand-chose des jouissances que l’âme ressent devant elles. Au contraire, Julien, sans s’attarder à détailler ce qu’il appelle les beautés célestes, n’a guère d’attention que pour les impressions qu’elles provoquent en lui. L’enchantement qui retient ses yeux fixés sur les régions éthérées, son émoi devant le dieu qui le regarde et dont l’œil pénètre tout, ses élans d’amour et de regret pour les splendeurs de la cour de son père Hélios-Mithra, où son âme aspire à retourner comme dans un paradis perdu, l’extase où sa conscience se perd tandis qu’il est illuminé par les rayons venus d’en haut, voilà de quoi il nous entretient avec prédilection.
On ne trouve rien de pareil à ce lyrisme chez les maîtres de Julien, ni chez Marc-Aurèle, ni chez Plotin. Le fondateur du néo-platonisme nous transporte dans un monde qui ne se soucie pas du nôtre. « Aimant mieux laisser parler les choses que de se mettre lui-même en scène, il excelle à décrire la vie interne des êtres plutôt que les mouvements intérieurs de la conscience 4. » Proclus encore met au-dessus de l’amour la contemplation. Quant aux cérémonies des mystères, l’école de Jamblique en dénombre les fantasmagories et les effets extérieurs : illuminations et transfigurations de statues, visions de dieux impénétrables, apparitions d’archanges, d’anges, de héros, d’âmes et de démons qui menacent ou sourient et parfois même élèvent l’officiant jusqu’à dix coudées au-dessus du sol. Les théosophes distinguent aussi plusieurs espèces de prières, mais c’est pour en détailler les vertus avec la même terminologie sèche et abstruse qui leur sert à masquer les plus déconcertantes des aberrations 5. Nulle part les théoriciens des cultes mystiques ne prêtent à leurs entités divines de la commisération ou de l’intérêt pour nous, et il est bien rare qu’ils disent un mot des impressions que leur liturgie produisait sur les âmes des initiés 6. En revanche, les débuts de l’apostasie de Julien sont remplis de scènes où les dieux se penchent vers lui, parlent à son cœur souffrant, puis, joyeux et dispos, le font pleurer et gémir ou s’extasier, et bientôt attester passionnément son dévouement filial, son amour et son admiration. Tandis que ses coreligionnaires affectaient de rester païens par raison, la conversion qui le ramena aux croyances de ses ancêtres fut en grande partie sentimentale 7. Par leurs oracles et leurs prêtres déchus, les dieux ne tardèrent pas d’ailleurs à lui adresser des plaintes 8 qui les rendirent à ses yeux aussi touchants qu’ils paraissaient vénérables, et l’on peut faire place à une grande pitié parmi les impressions qui le décidèrent à choisir entre l’hellénisme et l’Église, entre Jésus et Hélios-Mithra.
Bref, chrétien par les marques indélébiles que laissèrent en lui ses premières pratiques religieuses, mais pénétré d’idées païennes par ses études littéraires ; plein d’admiration pour le génie de la Grèce ancienne, mais moderne et presque romantique par le sentimentalisme avec lequel il se reportait vers le passé et aussi par l’importance qu’il attachait aux mouvements de son âme inquiète et ardente, dès sa jeunesse, Julien eut une mentalité dont il est plus facile de raconter la formation que de définir le caractère. Là même où il nous retrace les débuts d’une rupture avec l’Église qui devait aboutir à une haine fanatique, nous retrouvons certaines des habitudes de l’esprit et du cœur propres à la foi qu’il prétendait renier. C’est ainsi que son apostasie a donné lieu aux interprétations les plus opposées. Julien a pu devenir le héros d’Alfred de Vigny après avoir été admiré par Voltaire. La multiplicité des sympathies qu’il a provoquées répond à une complexité réelle de son être. On s’en rendra mieux compte en achevant de lire le récit de sa vie, tel qu’il est permis de le faire d’après ce qu’il en a dit lui-même.
J. BIDEZ.
Paru dans le Bulletin de l’Association
Guillaume Budé en avril 1925.
1 Orat. IV, p. 130 et suiv.
2 Dion Chrysostome, Orat. XII, 33 s., p. 387 R. ; Plutarque, Mor., 477 et suiv., etc.
3 « Le monde lui-même, chaque fois qu’à travers la nuit il répand ses feux et qu’il resplendit de ses innombrables étoiles, n’élève-t-il pas chacun à la contemplation ? » Sénèque, Des bienfaits, IV, 23, 2, etc., cf. Victor Hugo, Feuilles d’automne, XXI.
4 Expressions empruntées à M. Émile Bréhier (voir ce même Bulletin, avril 1924, p. 26 et 31, etc.). – Il y aurait lieu – si l’on en avait le loisir – de comparer Ælius Aristide avec Julien (ce que M. Misch a négligé de faire dans son histoire de l’autobiographie) mais Ælius Aristide n’est pas de ceux dont on retrouve la trace dans les écrits du prince. Dans la littérature latine, on voit Apulée (par ex. Métamorphoses, XI) préluder à certains égards aux Confessions de saint Augustin, mais la littérature latine a été presque entièrement négligée par Julien. Quant aux gnostiques, leur mentalité les rapproche plus des chrétiens que des païens, et il n’y a pas lieu de les mentionner ici.
5 Cf. Jamblique, dans le De mysteriis, V, 26, et chez Proclus, In Tim., 65 B-66 A.
6 Voir par ex. le De mysteriis. II, g.
7 Ses prédilections littéraires elles-mêmes, dès qu’elles touchent à des questions de philosophie et de foi, s’énoncent dans des effusions dont il arrive à Julien d’excuser l’intempérance. Cf. Ep. 12, p. 19, 10 ss. de ma traduction.