L’Arménie qui agonise

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joanny BRICAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On a associé avec juste raison le sort de la Belgique à celui de la Pologne, comparant ces deux infortunées nations à deux sœurs martyres. Ces deux pays ne sont en effet qu’un vaste champ de bataille où s’entassent les décombres et les ruines.

Il est une autre nation martyre, sur laquelle je voudrais attirer l’attention de l’opinion publique.

C’est l’Arménie.

Depuis plus de six siècles, elle est sous le joug, victime de persécutions sans nombre ; actuellement encore, elle est le théâtre de massacres inouïs, qui dépassent en horreur tous ceux qui se sont précédemment accomplis dans les mêmes régions et tous ceux auxquels nous assistons ailleurs.

Or, ces massacres ne sont que le résultat d’un vaste et machiavélique complot organisé – ainsi que je le démontrerai – par le gouvernement ottoman lui-même. Il ne s’agit de rien moins que de l’anéantissement systématique du peuple arménien, dans l’intention arrêtée d’établir dans l’empire turc la domination exclusive de l’Islam.

Devant cette œuvre d’extermination des Arméniens, méthodiquement poursuivie par les Jeunes-Turcs, il est nécessaire qu’au milieu des bruits assourdissants du grand conflit européen, des voix s’élèvent en France et se joignent à celles qui se sont déjà fait entendre dans différents pays étrangers – en Suisse notamment – pour attirer l’attention du monde civilisé sur ces faits, et tâcher de sauver ce qui reste de ce peuple arménien dont le martyre est sans précédent dans l’histoire.

 

 

Depuis que la domination ottomane s’appesantit sur l’Orient, la persécution est en Arménie l’état normal. L’Arménie est un enfer, et l’Arménien y vit au milieu du sang, dans l’épouvante et la résignation. Le Turc en Europe et le Kurde en Asie le traitent en raïa, c’est-à-dire en esclave ; il n’y a pour lui nulle sécurité, ni dans les biens, ni dans l’honneur. On abuse de sa famille, on le rançonne ; il vit dans une crainte perpétuelle.

Chaque fois que les Turcs sont en guerre avec une nation européenne, les Arméniens essuient les premiers la fureur des musulmans. Les vexations de toute nature sont multipliées contre eux : ce sont des coups, des spoliations, des tortures et des meurtres.

Quand la guerre russo-turque fut déclarée, les Turcs se ruèrent à la curée. Sous le prétexte qu’ils étaient les coreligionnaires des Russes, les Arméniens jusqu’alors rôtis à petit feu, furent flambés à grands bûchers. Chaque victoire des armées russes se traduisait en Arménie par un sacrifice de chrétiens. Les Arméniens marchaient vers l’anéantissement, lorsqu’ils eurent l’idée d’intéresser l’Europe à leur sort. Ils firent appel à l’empire slave pour appuyer leurs revendications. Aussi, quand les Russes firent leur entrée dans Erzéroum, les Arméniens prièrent-ils le Patriarche Nersès de s’adresser au grand-duc Nicolas pour lui présenter leurs revendications. Après plusieurs entrevues avec le grand-duc Nicolas et le général Ignatieff, le patriarche Nersès réussit à faire insérer dans le traité de San-Stefano, l’article 16, relatif aux réformes et aux améliorations à réaliser dans les provinces habitées par les Arméniens.

Abdul-Hamid était alors sultan de Turquie. Il nourrissait contre les chrétiens en général et les Arméniens en particulier une haine fanatique. Non seulement il ne fit aucune réforme, mais, sur ses ordres, les persécutions redoublèrent. On connaît les épouvantables massacres qui ensanglantèrent l’Arménie en 1895-96. Malgré l’appel au secours du peuple arménien aux nations européennes, celles-ci ne firent pas un geste pour empêcher ces massacres, pour arrêter la main du bourreau ; aucune ne se leva frémissante pour demander compte au Sultan rouge de tant de sang versé. Seule l’Angleterre, par la voix de Gladstone, protesta, et encore ses protestations n’allèrent pas au-delà de ce que la diplomatie autorise et comporte. La nation arménienne fut totalement abandonnée à son sort. Plus de 300.000 Arméniens furent mis à mort soit par les troupes régulières ottomanes, soit par les Kurdes déchaînés en sous-main par le gouvernement de Constantinople.

Après la chute d’Abdul-Hamid et la victoire des Jeunes-Turcs, les Arméniens crurent un instant que le programme de réformes élaboré entre le Sultan et les grandes puissances allait recevoir un commencement d’application. Ils se reprirent à espérer ; mais, hélas, leur espoir fut de courte durée. Les Jeunes-Turcs se révélèrent bientôt disciples des principes du régime hamidien. En dignes successeurs d’Abdul-Hamid, ils organisèrent le vol, le pillage, l’expropriation agricole. Bref, tout ce qui caractérisait l’abominable méthode du régime hamidien devint la règle du nouveau régime, cachée sous le couvert constitutionnel. Les massacres de Cilicie et d’Adana (avril 1909) furent l’œuvre personnelle du Comité « Union et Progrès ».

Lorsqu’éclata la guerre actuelle, les Jeunes-Turcs ne doutèrent pas que les sympathies de la nation arménienne iraient naturellement du côté des Alliés. Afin d’empêcher les engagements volontaires des Arméniens dans l’armée russe, ils commencèrent par enrôler tous les hommes astreints au service militaire, c’est-à-dire âgés de 20 à 45 ans. Une faible partie seulement fut armée. Le reste fut employé aux transports des munitions de guerre et des provisions pour le ravitaillement des troupes turques. Chargés comme le bétail, ils traversaient durant des journées des régions montagneuses où les routes n’existent point, fouettés par les conducteurs du convoi, qui se faisaient eux-mêmes porter par ces malheureux lorsqu’ils se sentaient fatigués. À peine vingt ou vingt-cinq pour cent de ces pauvres gens arrivèrent à destination.

Quand la population fut ainsi affaiblie par l’absence de ses éléments les plus vigoureux, les Turcs profitèrent du désarroi causé en Europe par la grande guerre pour mettre à exécution un vaste plan soumis – si l’on en croit les révélations de M. Sazonov à la Douma – par les Allemands eux-mêmes au Comité « Union et Progrès ». Il s’agissait de chasser les Arméniens de leur territoire, de les disperser, et, au besoin les faire disparaître totalement dans le but d’installer à leur place des Arabes de la Mésopotamie et des Mohadjirs ou émigrants des Balkans. Ainsi se trouverait résolu le problème de l’autonomie arménienne en supprimant les Arméniens !

Pour mettre à exécution ce machiavélique projet, les Jeunes-Turcs crurent devoir chercher un prétexte d’apparence sérieuse. Ils l’eurent vite trouvé. Ce fut celui de toujours : un complot arménien à Constantinople ! Mais pour la circonstance, il fallait un complot de grande envergure.

Le Tanine, organe officieux du comité « Union et Progrès », fut chargé de présenter au public l’historique du prétendu grand complot. Dès le premier numéro, il informait ses lecteurs que l’exposé de l’affaire serait très long et prendrait une trentaine de numéros.

D’après le Tanine, la conspiration partait de Paris. Elle était l’œuvre de réfugiés arméniens appartenant au parti social-démocrate Hentchakiste qui étaient indiqués comme étant parvenus par leurs intrigues à obtenir le concours du gouvernement anglais représenté par sir Edward Grey en personne. Il s’agissait de l’assassinat de quelques Jeunes-Turcs notoires et notamment du ministre Talaat-Bey. Pour ce dernier, l’Angleterre promettait 4000 livres sterling. L’Italie et la Grèce étaient indiquées comme étant également dans le complot. M. Venizelos tenait le principal rôle à Athènes.

Et un matin, on apprit que 3000 Arméniens de Constantinople et de la province avaient été arrêtés et emprisonnés comme impliqués dans ce complot. Les arrestations opérées à Constantinople seulement atteignaient 450 et les malheureux jetés en prison étaient presque tous de riches notables. Quelques-uns – ceux qui purent payer – furent remis en liberté contre un don minimum de 5000 livres turques (115.000 fr.) à faire à « l’œuvre de la défense nationale ». On le voit, l’affaire avait aussi un côté financier, côté que les Jeunes-Turcs ne perdent jamais de vue ! Les autres furent presque tous internés dans les plus lointaines régions d’Asie Mineure, notamment en Mésopotamie. On n’en retint qu’une cinquantaine à Constantinople, soi-disant les plus coupables, qui devaient être déférés à la Cour Martiale.

Les révélations du Tanine durèrent quatre jours, au bout desquels elles cessèrent complètement – sur les instances, dit-on à Constantinople – d’une ambassade qui somma le gouvernement jeune-turc de mettre un terme à ce scandale imaginaire.

Mais de notables Arméniens étaient toujours en prison. La Cour Martiale saisie de l’affaire l’instruisit, siégea à huis clos, et les cinquante malheureux Arméniens retenus dans ses geôles furent, après un interrogatoire sommaire, sans même avoir pu présenter leur défense, condamnés à mort comme un seul homme. Les sentences de la Cour Martiale étant sans appel, il ne manquait pour passer à l’exécution du jugement qu’un irradé impérial. L’irradé fut obtenu sans peine, et les Arméniens furent pendus, place Bayazid. Pour faire durer le plaisir, les autorités turques procédèrent par séries : 17 furent pendus le premier jour, 20 le deuxième et le reste le troisième.

Ces exécutions furent le signal de plus vastes massacres. C’est alors que les puissances alliées se décidèrent à prendre les Arméniens sous leur protection. Par une déclaration officielle, à la date du 24 mai dernier, elles rendirent responsable de tous les massacres le gouvernement ottoman et ses représentants ; mais cette menace ne produisit aucun effet.

Au contraire, à partir de cette date, les évènements se précipitèrent. Elle fut le signal de l’extermination générale. Les renseignements qui vont suivre m’ont été fournis par les sources les plus sûres.

L’extermination des Arméniens se poursuit par trois moyens : l’abjuration, la transportation et le massacre. Elle est absolument générale sur toute la surface du pays ; les mêmes mesures se répètent dans toutes les villes et dans tous les villages.

Il résulte de témoignages incontestables que, depuis le mois d’avril dernier, plus de cent mille Arméniens ont été convertis de force à l’Islam. Dans toutes les villes de la côte, Trébizonde, Kérasund, Ordou, Sansoun, Unia, les abjurations ont été nombreuses. Des milliers de personnes ont été obligées, pour sauver leur vie, d’accepter la religion musulmane comme moyen désespéré. Celles qui ont refusé ont été massacrées.

Sur décision du Comité Jeune-Turc, ordre a été donné le 20 mai, par Enver-pacha lui-même, de déporter les Arméniens dans les déserts de Haleb, au sud du chemin de fer de Bagdad. On a laissé aux familles quelques heures à peine pour quitter leur maison. Par longs convois, elles ont été acheminées vers des destinations diverses, les femmes traînant leurs enfants après elles et les perdant en route, les vieillards succombant à la fatigue, sans nourriture, poussés en avant à coup de bâton et de baïonnette.

Ces marches ont duré des semaines pour aboutir à des régions sans aucune ressource. Bon nombre de ces exilés durent marcher pendant plus de deux mois pour arriver à destination dans le désert où ils moururent d’épuisement.

On a reçu des témoignages précis sur les convois qui sont partis d’Erzeroum et ont ensuite été dirigés vers le sud par Erzingian ; on sait qu’une très grande partie de ces malheureux ne sont pas arrivés aux étapes suivantes, morts en route le long des chemins, de misère ou de mauvais traitements ; les femmes, les enfants ont été arrêtés au passage, dans les localités qu’ils traversaient, par les Turcs qui les emmenaient dans leurs maisons. À la porte d’Erzingian, un marché aux esclaves était établi, et les Turcs s’y servaient de femmes et d’enfants 1. D’Erzingian, on dirigeait les caravanes vers le sud pour gagner Harpout, par une contrée sauvage, où les Kurdes les attendaient pour les dépouiller et les massacrer. À Bardezag, à Adabazar, près de la mer de Marmara ; dans l’intérieur, à Albistan, Gurun, Harpout, toute la population a été déportée. Il en est de même des vilayets de Trébizonde, Sivas, Bitlis, Diarbékir, Adana, Zeitoun qui ont été complètement évacués.

En ce qui concerne le district de Trébizonde, nous avons le témoignage de M. Gorrini, consul général d’Italie à Trébizonde, arrivé à Rome les premiers jours d’août. À partir du 24 juin, les Arméniens avaient tous été internés puis envoyés en Mésopotamie. Pour les quatre cinquièmes, ce fut la mort, occasionnée par des cruautés inouïes. L’ordre d’internement vint de Constantinople, du gouvernement central et du comité « Union et Progrès ». Les autorités locales et même les populations musulmanes tentèrent de résister et de diminuer le nombre des victimes en les cachant, mais ce fut en vain. Les ordres venus de Constantinople étaient formels et tous durent obéir. « Ce fut, dit-il, un véritable carnage, une chose inouïe de violence et une violation flagrante des droits les plus sacrés de l’humanité ! » De 14.000 Arméniens habitant Trébizonde, qui ne provoquèrent jamais de troubles ni de désordres, il n’en restait plus qu’une centaine lors du départ du consul, le 24 juillet.

« Pendant un mois, écrit M. Gorrini dans le Messagero, j’ai assisté à des scènes effroyables, à des exécutions en masse d’innocents. Le passage sous les fenêtres du consulat de colonnes d’Arméniens implorant du secours, impossible à leur donner dans une ville surveillée par 15.000 soldats et des milliers de policiers à la solde du Comité « Union et Progrès », les scènes de désolation, de pleurs, d’imprécations, de suicide, de folie subite, de fusillades dans les rues, les maisons et les campagnes sont impossibles à décrire. Des centaines de cadavres étaient trouvés chaque jour dans les rues. Des femmes violées, des enfants enlevés à leurs familles et placés dans des barques vêtus seulement d’une chemise, puis noyés dans la mer Noire ou dans les fleuves, sont des épisodes d’une nouvelle page du régime turc. Quand on a assisté à ces scènes quotidiennes, si épouvantables et que l’on se voit impuissant à agir, on se demande si tous les cannibales, toutes les bêtes féroces du monde ne sont pas réfugiés à Stamboul. De tels massacres exigent la vengeance de la chrétienté entière. Si l’on savait tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles, toutes les puissances chrétiennes encore neutres devraient se soulever contre la Turquie, crier « Anathème ! » contre le gouvernement barbare et féroce du Comité « Union et Progrès », et tenir pour responsables les Austro-Allemands qui tolèrent ou couvrent de leur aide des crimes qui sont sans égal dans l’histoire ancienne et moderne. C’est une honte et une horreur indicibles ! »

D’après les dernières informations reçues, on annonce que plus de 800.000 Arméniens ont été déportés ; un tiers à peine est arrivé à destination 2. Cette déportation n’est, on le voit, qu’un massacre déguisé. « L’Arménie sans Arméniens », voilà le programme du gouvernement Jeune-Turc !

Pour empêcher les Arméniens de faire entendre leur cri de détresse, on a arrêté, à Constantinople et dans les grandes villes d’Asie-Mineure, leurs chefs, intellectuels, députés, écrivains, médecins, professeurs, religieux ; ils ont été envoyés dans l’intérieur, à Angora, à Diarbékir.

Les journalistes réputés Anouni et Zartarian, les professeurs Kajak, Minaoyan, Djangoulian et le Dr Dogavorian ont été déportés à Diarbékir. Le professeur Boojicaman a eu les cheveux et les ongles arrachés ; après d’autres tortures il a été tué. Le professeur Tenckejian a souffert les mêmes tortures ; il a été privé de nourriture et assassiné sur la route de Diarbékir, lors du massacre général. Le professeur Vorperian est devenu fou après avoir été le témoin des tortures d’un autre professeur : il a été conduit à Malatia et tué. Le professeur Nahigian, du collège américain de Harbor a été assassiné en même temps que le professeur Teuckejian.

Personne n’échappe à la lourde main de Talaat-Bey. Des Arméniens qui jadis coopérèrent avec les Jeunes-Turcs pour renverser le régime hamidien, pensant instaurer en Turquie un régime de liberté, ont été les premiers à tomber. Haladjian-effendi, ancien ministre des travaux publics, fut arrêté à Constantinople après la « découverte » du complot arménien, et, malgré ses relations d’amitié avec Djavid-bey, envoyé en Anatolie, sans que personne n’ait plus entendu parler de lui ; Garo-Pasdermatjian, intime de Talaat-bey, fut arrêté, dirigé sur Urfa et assassiné pendant la nuit. Le député Vramian, arrêté par surprise, a été assassiné pendant qu’on le menait en exil à Diarbékir. Enfin, le député-leader des Arméniens à la Chambre ottomane, Zohrab-effendi, docteur en droit de l’Université d’Aix, et qui avait préparé le concours de l’École Polytechnique à Paris, fut arrêté en même temps qu’un autre député, Varnhkeff. Tous deux furent exilés à Konia. Varnhkeff est mort à la suite des mauvais traitements subis ; quant à Zohrab, quelque temps après son départ pour l’exil, sa malheureuse femme recevait une communication téléphonique de Talaat-bey, lui faisant part, avec regret, de la mort de son mari décédé en cours de route. En réalité Zohrab avait été assassiné sur un ordre d’Enver-pacha, le sanguinaire dictateur actuel.

Les chefs religieux ne sont pas épargnés non plus. À Mardin, dans la Haute-Mésopotamie, l’Archevêque arménien a été massacré avec toute la population chrétienne des environs. À Diarbékir, le P. Tchekhlarian a été brûlé vif après avoir subi des tortures effroyables ; les évêques Kalembarian, de Sivas, et Saadedian, d’Erzeroum, ont été assassinés ; les évêques Mesreb, d’Armach ; Nersès Tanielan, de Haleb, et l’archevêque Heveguin, d’Ismid, sont déportés ; l’évêque Behrignian, de Césarée, est emprisonné ; les évêques de Trébizonde, de Brousse, de Tcharsandjak sont envoyés devant les cours martiales. D’autres prélats ont disparu. Quant aux prêtres et religieux emprisonnés, exilés, martyrisés, ils se comptent par centaines.

À part ces atrocités, le gouvernement turc a formé des commissions spéciales dont le rôle consiste à mettre en ruine tous les endroits habités par les Arméniens et à distribuer aux Turcs les biens des malheureux expulsés : maisons, magasins, champs, etc... À ce propos, les Turcs ont comme mot d’ordre : « Le bien du giaour appartient de droit au musulman ! »

En réalité, tandis que les Arméniens, maîtres légitimes de l’Arménie, sont expulsés vers les déserts de Mésopotamie, les Turcs et les Kurdes sont devenus maîtres de tout. On peut dire qu’il n’existe plus d’Arméniens dans toute l’Arménie, les Turcs ayant résolu de faire disparaître tout ce qui n’est pas musulman !

 

 

Devant un tel état de choses, devant ce forfait effroyable, qui ne trouve pas son pareil, même aux époques les plus barbares, les Arméniens réfugiés à l’étranger ont adressé des appels au monde civilisé pour tâcher de sauver ce qui reste du peuple-martyre. Le comité d’initiative arménien de Sofia a lancé à toutes les puissances et à toutes les églises du monde un « Appel en faveur de la population arménienne ». Enfin, des télégrammes furent adressés au Pape, le priant d’intervenir en faveur des Arméniens.

Ces appels ont été entendus. Les États-Unis ont protesté auprès de l’ambassade d’Allemagne à Constantinople. En Angleterre, lord Cromer et lord Bryce ont lu le 6 octobre dernier, au Parlement Anglais, un rapport détaillé qui a soulevé d’indignation l’opinion publique anglaise. Enfin, le Vatican a envoyé des appels urgents et nombreux tout d’abord à la Turquie, pour arrêter les massacres, ensuite aux Austro-Allemands, les invitant à faire pression sur la Porte pour arriver au même but.

Mais cela n’est pas suffisant. En Suisse, des comités se sont formés pour protester contre de tels massacres, demandant l’intervention des puissances neutres. De plus, ils ont fait appel à la générosité du public, en vue de soulager les misères effroyables et faire distribuer immédiatement des secours, par des intermédiaires sûrs, aux 400.000 Arméniens réfugiés sur territoire russe, au Caucase, ou restés en Turquie d’Asie, dans une misère affreuse.

La Suisse a montré l’exemple. En Angleterre le public s’émeut. Il faut qu’en France et dans toutes les nations alliées les intellectuels de toute opinion fassent de même. Pourquoi ne lanceraient-ils pas un appel, demandant comme le font les Suisses, à une grande puissance neutre – car seule la partie neutre du « monde civilisé » est en mesure d’agir efficacement à l’heure actuelle, – aux États-Unis par exemple, d’intervenir non pas seulement par des notes diplomatiques, mais par des actes, en faveur d’un peuple sur le point d’être exterminé !

Il est du devoir de tous les amis de l’Arménie – et ils sont nombreux en France – de faire tout le possible pour empêcher la complète perpétration du crime, en appelant de tous leurs vœux une action efficace et immédiate contre le monstrueux attentat contre l’humanité commis par les gouvernants turcs et leurs alliés responsables, les gouvernants de Berlin !

 

 

Joanny BRICAUD, L’Arménie qui agonise, 1916.

 

 

 

 

 



1  À Constantinople même, on a procédé à la vente à l’encan d’un grand nombre d’enfants arméniens ! Ceux âgés de moins de 12 ans ont été achetés par les riches familles musulmanes !

2  Voici, d’après le Comité Arménien de Sofia, la Liste des Arméniens qui par suite de la déportation en masse, sont assassinés, disparus ou convertis de force à l’Islamisme : Ismidt, 65.000 âmes ; Armach, 5000 ; Brousse, 25.000 ; Bandyrma, 15.000 ; Césarée, 45.000 ; Sivas, 81.000 ; Édesse, 23.500 ; Amassia, 25.000 ; Chabin, Kara-Hissar, 25.000 ; Samsoun, 20.000 ; Trébizonde, 35.700 ; Erzeroun, 75.000 ; Eriza, 25.000 ; Baibourt, 17.000 ; Pasen, 10.500 ; Terdjan, 15.000 ; Kemakok, 10.000 ; Kharpout, 45.000 ; Kelsi, 24.000 ; Sehert, 25.000 ; Diarbekir, 55.100 ; Eguin, 10.100 ; Arapgnir, 19.500 ; Haleb, 25.000 ; Sis-Hadjen, 30.000 ; Zeitoun ; 28.000 ; Divrik, 11.800 ; Bitlis, 51.500. Total : 835.500 âmes.

 

 

 

 

 

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