De l’origine souterraine

de l’espèce humaine

d’après diverses légendes américaines

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

H. de CHARENCEY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La donnée qui nous représente l’homme, ou les premiers hommes, sortant du sein de la terre, leur mère commune, a certainement un caractère assez philosophique, et trouve, en quelque sorte, son explication dans le passage de la Bible qui nous représente Dieu lui-même prenant un peu d’argile pour en fabriquer notre premier aïeul. Elle a donné lieu à une foule de légendes en vigueur, tant dans l’ancien que dans le nouveau monde. C’est surtout en Amérique que ces légendes semblent être parvenues à leur point le plus complet de développement, bien qu’elles s’y présentent sous des formes parfois fort dissemblables à première vue. Nous débuterons par celle des Mandanes, si remarquable par son originalité et son caractère poétique.

Ces Indiens formaient une grande tribu, aujourd’hui à peu près, sinon complètement, éteinte, et dont le dernier établissement était situé sur les bords de la rivière jaune 1. Ils se regardent comme le premier des peuples créés par le grand Esprit. Dans le principe, leur nation vivait au centre de la terre, occupée à la culture de la vigne. Un des ceps ayant rencontré une ouverture, monta jusqu’à la surface du sol. L’un des jeunes gens de la tribu grimpa sur ce cep et parvint à l’endroit où se trouve le village actuel. S’étant aperçu de la fertilité du terrain, et de l’abondance des buffles qui couvraient les prairies voisines, il tua plusieurs de ces animaux et redescendit pour avertir ses compagnons. Ceux-ci grimpèrent en foule avec lui et constatèrent, de visu, l’exactitude de sa relation. Parmi ceux-ci se trouvaient deux jeunes et jolies filles très estimées des chefs, parce qu’elles étaient vierges. Il y avait également une femme grosse et grasse, que l’on voulut empêcher de monter, mais comme elle était très-curieuse, elle profita d’un moment où on l’avait laissée seule pour grimper à son tour. Le cep de vigne se brisa sous son poids et elle retomba dangereusement blessée. Les Mandanes se montrèrent furieux de la rupture du cep qui leur servait d’échelle. En effet, toute communication se trouva dès lors interrompue entre ceux de leurs compatriotes restés sous terre et ceux qui étaient arrivés jusqu’à la surface du sol.

L’on pourrait, au premier abord, découvrir dans l’histoire de cette grosse femme qui brise le cep de vigne un vague et lointain souvenir des récits bibliques concernant la faute d’Ève qui introduit la mort en ce monde pour avoir mangé et fait manger à son époux le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal 2. Mais, en tout cas, la réminiscence serait tellement lointaine qu’elle aurait fini par devenir à peu près, sinon absolument, méconnaissable.

Une tradition analogue se retrouve chez les Minétaries, peuple qui habite les rives du Missouri, par le 47º, 34 de latitude nord, et le 101e de longitude ouest. Toutefois l’eau remplace ici le rôle assigné dans la légende précédente aux abîmes souterrains. Quoi qu’il en soit, voici ce que racontent ces sauvages.

Leurs ancêtres habitaient au fond d’un grand lac, situé au nord-est de leur séjour actuel. Quelques indiens parvinrent à gagner la surface des eaux, et ayant découvert un pays beaucoup plus beau que celui où ils vivaient, ils en firent de magnifiques descriptions à leurs compatriotes. Aussi, beaucoup de ces derniers se décidèrent-ils à émigrer à leur tour. Un grand arbre auquel ils grimpaient leur permit d’exécuter ce projet. Toutefois, l’arbre étant venu à se briser, une bonne partie de la nation resta et reste aujourd’hui encore confinée dans son humide patrie. Alors commença pour les expatriés une longue série de voyages à travers la prairie. Sur le point, plusieurs fois, de périr de faim, ils furent préservés de la mort d’une façon miraculeuse et arrivèrent enfin aux lieux qu’ils occupent aujourd’hui 3. M. Malthews fait observer avec raison que cette légende paraît composée d’éléments fort divers, les uns évidemment fabuleux, les autres ayant un fond de réel. L’on croit reconnaître dans cette masse d’eau, du sein de laquelle seraient sortis les premiers Minétaries, le lac du Diable, situé au nord du pays des Dakotas. Il est bien remarquable que chez les Sioux, il porte le nom de Miniwakan, litt. « lac divin » » ce qui correspond exactement, pour le sens, au terme le Midipopu, par lequel le désignent les Minétaries. Quant à la circonstance de l’arbre brisé, des Indiens restés dans les profondeurs, elle pourrait bien avoir été empruntée, purement et simplement à la légende Mandane. Effectivement, les Minétaries, qui, comme les Mandanes, appartiennent à la famille Siousse, ont longtemps vécu avec ces derniers, sur le pied de la plus étroite intimité.

Ce qui est bien curieux, c’est que nous retrouvons cette même légende, très-légèrement défigurée, chez certaines peuplades du Brésil septentrional. Serait-il téméraire de prétendre trouver là une preuve d’antiques migrations, ayant passé de la vallée du Mississipi jusque sur les bords de l’Amazone ? Voici, notamment, ce que racontent les Mundurucus, peuplade sauvage de cette dernière région. Ces indiens regardent à la fois Caro Sacaïbu 4 comme le premier homme et comme un Dieu. Son pouvoir était partagé par son fils et un être de rang inférieur appelé Raïru. Bien que ce dernier fût l’exécuteur de ses commandements, Caro Sacaïbu le détestait, on ne nous dit point pour quels motifs, et pour se débarrasser de lui, imagina, entre autres, le stratagème suivant : Il fabriqua une figure de tatou qu’il enfouît presque en entier dans le sol, ne laissant passer au dehors que la queue, laquelle avait été enduite d’une sorte d’huile résineuse ; cette substance a la propriété d’être fort adhérente aux mains, lorsqu’on y touche. Cela fait, Caro Sacaïbu ordonna à son ministre de retirer l’animal du trou où il était enfoui et de le lui apporter. Raïru saisit l’effigie par la queue, mais fut naturellement impuissant à retirer sa main, et le tatou, soudainement doué de vie par le Dieu, s’enfonça dans la terre, entraînant avec lui Raïru. Ce dernier, qui était fort habile, trouva, pour revenir sur terre, un moyen que l’histoire ne fait point connaître. À son retour, il informa Caro Sacaïbu qu’il avait découvert, dans les profondeurs du sol, une foule d’hommes et de femmes. Ce serait, ajouta-t-il, une excellente idée de les en faire sortir pour cultiver la terre et tirer parti de sa fertilité. Cet avis fut goûté du Dieu suprême. Aussitôt Raïru sema une graine d’où sortit le premier cotonnier. Des filaments souples et soyeux contenus dans le fruit de l’arbuste, Caro Sacaïbu fabriqua une longue cordelette à l’extrémité de laquelle il suspendit Raïru. Celui-ci retourna donc dans les entrailles de la terre par le même trou, qui une fois déjà lui avait livré passage. Une fois arrivé là, il hissa les êtres humains qu’il rencontra, au moyen du fil, jusqu’à la surface. Le premier qui sortit du trou était laid et mal conformé. Ce fut peu à peu seulement que commencèrent à apparaître des gens mieux bâtis. Par malheur, lorsque l’on en arriva là, le fil était déjà fort usé. Il rompit sous le poids et les plus beaux hommes, les femmes les plus jolies retombèrent dans les profondeurs, d’où on ne put jamais les retirer. C’est pour cela que les charmes physiques sont chose si rare en ce monde. Caro Sacaïbu tria alors la race qu’il avait retirée du sein de la terre et la partagea en diverses tribus, distinguées chacune par un tatouage ou une manière de se peindre qu’elles ont toujours conservée depuis. Il leur assigna d’ailleurs leurs occupations spéciales. À la fin, il ne resta qu’un rebut composé des plus laids, plus chétifs, plus misérables représentants de la race humaine. À ceux-là, le dieu dit, tout en leur traçant sur le nez une ligne rouge : « Vous n’êtes pas dignes d’être des hommes et des femmes ; allez et soyez des animaux. » Ils furent changés en oiseaux et c’est depuis ce temps que l’on voit les mutums errer parmi les grands bois qu’ils font retentir de leurs gémissements plaintifs.

Nous demanderons la permission au lecteur d’attirer quelque temps son attention sur cette intéressante légende. Par elle, les riverains de l’Amazone ont voulu expliquer l’origine du tatouage et de ces dessins symboliques dont ils se couvrent le corps. Ces emblèmes ne servent pas seulement chez eux à différencier les peuplades, ils ont encore, en quelque sorte, une signification honorifique, on pourrait presque dire aristocratique 5. Aussi, même dans les villages d’indiens plus ou moins civilisés, où ces enjolivements ne sont plus en usage, le sauvage étranger qui arrivera tatoué à l’ancienne mode sera-t-il considéré comme un personnage d’un certain rang et reçu avec quelques égards.

Un dernier écho de ces vieilles traditions va se re trouver encore chez les Tzendales du sud du Mexique, mais cette fois bien affaibli, et la vieille légende des prairies n’y apparaît plus, pour ainsi dire, que réduite à sa plus simple expression. Nous savons que chez ces peuples, Imox ou Imos, considéré comme l’ancêtre de la première génération humaine, et spécialement comme le père des Chichimèques ou barbares aborigènes, était adoré sous la forme du Seiba ou Ceiba (Eriodendrum Ceiba). « Les Indiens, nous dit l’évêque Nunez, tiennent pour très-avéré que leur nation (dont les origines, sans doute, se trouvent comme il arrive le plus souvent confondues avec celles de la race humaine tout entière) est sortie des racines de cet arbre 6. » De là, les nombreuses marques d’honneur prodiguées à ce végétal, et dont nous avons parlé tout au long, dans un précédent mémoire 7. La comparaison entre cette légende Centro-Américaine avec les légendes, analogues d’ailleurs, à plus d’un égard, que nous rencontrons chez d’autres peuples, semble admirablement propre à nous faire comprendre l’esprit des croyances de la race rouge. D’après la mythologie scandinave, le premier couple humain sort du tronc du frêne. La version hellénique, au contraire, fait naître notre espèce des graines de ce même arbre. La ressemblance est grande à coup sûr, entre ces différentes données, puisque toutes elles affirment l’origine végétale de la race des hommes ; mais enfin ce qui distingue la tradition Européenne de celle des Tzendales, c’est que, d’après la première, l’homme sort de terre ou des graines de l’arbre, c’est-à-dire des parties que nous pourrions appeler aériennes 8, tandis que dans la seconde, il s’agit exclusivement des racines.

Nous sommes très-porté à croire que le détail expliquant la rareté des charmes corporels au sein de la race humaine faisait partie de la donnée primitive, bien qu’elle ne se retrouve plus aujourd’hui dans le récit Mandane. En effet, nous le rencontrons dans une curieuse tradition Mexicaine, évidemment apparentée à celle dont il vient d’être question, bien qu’affectant une physionomie assez différente. C’est que cette dernière, sous la forme conservée par les auteurs, semble elle-même le résultat de la fusion de deux légendes primitivement distinctes et relatives, l’une à l’origine des héros ou dieux terrestres, l’autre se rattachant à la création ou plutôt à la formation de l’homme.

Les habitants de la nouvelle Espagne, au dire du père de Olmos, parlent d’un dieu appelé Citlalatonac 9 et d’une déesse du nom de Citlalicuyé, identique suivant toute probabilité à l’Omécihuatl 10, litt. « deux fois dame, deux fois souveraine » de Clavigero. Cette divinité, qui avait eu beaucoup de fils, finit par accoucher d’un tecpatl ou couteau de silex. Effrayés à la fois et indignés de ce prodige, ses autres enfants convinrent de le jeter hors du ciel. Le silex fut donc précipité à peu près de la même façon que le Vulcain hellénique. Il tomba dans le pays de Chicomoztoc ou des sept grottes, patrie primitive de la race Nahuatle, mais dans sa chute, donna naissance, suivant la tradition populaire, à seize cents dieux ou héros. Mendieta verrait là un souvenir de la chute des mauvais anges. Peut-être est-ce aller chercher bien loin des analogies. Nous constaterions plus volontiers dans ce récit une preuve d’amour propre national de la part des aïeux de la race Mexicaine, qui aimaient à s’attribuer une origine plus relevée que celle du reste de la race humaine et spécialement que les anciens habitants du pays, considérés simplement comme fils de la terre. Tout le reste de la légende confirmerait, comme on va le voir, cette interprétation.

Effectivement, les héros se trouvaient fort embarrassés. La race humaine venait de périr dans un de ces cataclysmes périodiques, lesquels jouent un si grand rôle dans la cosmogonie des peuples de la nouvelle Espagne. Il ne restait, par conséquent, sur la terre, aucun être doué de raison pour les honorer et les servir. Dans cette extrémité, ils résolurent d’envoyer un messager vers leur mère, afin d’obtenir d’elle l’autorisation de créer une nouvelle espèce humaine, qui pût les assister dans leurs nécessités. Celle-ci répondit que si ces héros s’étaient montrés tels qu’ils devaient être, s’ils avaient eu des sentiments et des pensées conformes à leur céleste origine, ils seraient restés au ciel, en sa compagnie. Mais, puisque se rendant justice, ils tenaient à demeurer sur terre, ils n’avaient qu’à s’adresser à Mictlan-Teuctli, litt. « le seigneur du pays des morts », le Pluton de la mythologie mexicaine. Ils n’avaient qu’à lui demander des os ou de la cendre ayant appartenu aux mortels de la génération antérieure. Les héros n’auraient qu’à arroser ces débris de leur sang pour en voir naître un homme et une femme, destinés à repeupler l’univers, de leur postérité. Seulement, il faudrait prendre garde à Mictlan-Teuctli, qui, une fois la demande octroyée, pourrait bien se repentir et tenter de reprendre ce qu’il venait d’accorder. Il conviendrait donc de se hâter, les os une fois obtenus, et ne point regarder en arrière. La réponse maternelle ayant été rapportée aux dieux terrestres par le Tlotli ou épervier, ceux-ci tinrent conseil ensemble. Le résultat de leur délibération fut l’envoi de Xolotl, l’un d’entre eux, auprès du prince des enfers. Ayant obtenu ce qu’il demandait, Xolotl détala au plus vite. Mais Mictlan-Teuctli, soit qu’il se fût senti offensé de ce départ précipité, soit qu’il cédât à un accès de son humeur traîtresse et méfiante, se mit à courir après Xolotl. Ce dernier, dans sa fuite précipitée, fait un faux pas et tombe. Les os se brisent en morceaux, à la suite de cette chute, et voilà pourquoi, disent les Mexicains, il y a des hommes plus grands les uns que les autres. Toutefois, Mictlan-Teuctli ne parvient point à rattraper le fugitif, et après quelques instants, retourne dans sa demeure souterraine. Xolotl, ayant réuni les fragments osseux, arrive à l’endroit où l’attendaient ses frères. Les os furent placés dans une jatte ou un grand vase, et les dieux les arrosèrent du sang qu’ils se tirèrent de diverses parties du corps. De là vint, dit-on, l’usage chez les Indiens, et spécialement chez les Tlamacazqui ou prêtres, de se piquer avec des épines de Maguey, de se percer diverses parties du corps, les oreilles, lèvres, langue, gras des jambes, par esprit de dévotion, en un mot de prodiguer leur sang dans les cérémonies religieuses « comme si c’eût été un liquide superflu et sans valeur 11 ». Un garçon sortit du vase au bout de quatre jours et, au bout de sept, une jeune fille. D’après Mendieta, ce serait quatre jours après que celle-ci aurait pris naissance. L’on confia à Xolotl ce couple à élever. Il le nourrit de la sève du cardon, et c’est de ce jeune homme et de cette femme que la race humaine actuelle tire son origine.

Mendieta voit dans cette destruction dont notre espèce avait été victime un vestige des traditions bibliques concernant le déluge, et il n’a, suivant nous, qu’en partie raison. Il s’agit ici de ces trois ou quatre cataclysmes successifs dont les peuples de la nouvelle Espagne reçurent, sans doute, la notion des peuples de l’Extrême Orient. Les mêmes faits paraissent rapportés d’une façon un peu différente par le Codex Chimalpopoca. Cet ouvrage parle de Quetzalcóatl 12 se rendant aux enfers pour demander le Chalchiuh Omitl ou os d’Émeraude à Mictlan-Teuctli. Ce dernier le lui livre, mais dans sa précipitation, Quetzalcóatl culbute. L’os d’émeraude se brise, et l’on en voit les morceaux s’éparpiller de tous côtés. Des cailles se jettent sur les débris qu’elles becquettent, tandis que Quetzalcóatl s’évanouit. Il y a, dans cette version de la légende, un sens mystérieux que peut-être on ne pourra pénétrer qu’après la publication intégrale de l’ouvrage mexicain. Pourquoi l’os est-il ici fait d’émeraude ? On sait que cette pierre était particulièrement estimée, non-seulement des habitants de la Nouvelle-Espagne, mais encore de ceux du Pérou. Souvent, on l’employait pour fabriquer des idoles. S’agirait-il donc ici de la création de Castes supérieures, auxquelles un caractère presque divin aurait été attribué ? D’où vient que Xolotl apparaît remplacé par Quetzalcóatl ? C’est ce dont nous ne saurions donner une explication satisfaisante. Et les cailles, quel rôle jouent-elles dans tout le cours du récit ? La mythologie indienne nous présente, on le sait, cet oiseau comme symbole de la sécheresse, et ceci s’explique sans peine par l’habitude où est la caille de fréquenter les plaines sablonneuses et brûlées du soleil. Il est dit dans le Rig-Véda, en parlant des Açwins : « Vous avez sauvé pour le bonheur, ô Açwins, la caille que dévorait la puissance de Souparna. » C’est-à-dire la terre dévorée par la chaleur solaire.

Sans nous arrêter à la solution de tous ces problèmes, signalons, au moins, le rôle de messager céleste attribué au Tlotli ou épervier. Ainsi, le Popol vuh, ou Livre sacré, nous signale positivement le Vac ou Voc, espèce de petit oiseau de proie qui fait la guerre aux reptiles, comme l’envoyé de Hurakan, le dieu de la foudre 13. Il descendait du ciel, tout exprès pour voir les héros mythiques de la nation Quichée jouer à la paume, c’est-à-dire, vraisemblablement, s’apprêtant à la révolte contre Xibalba, à l’empire duquel le leur devait succéder. Un autre passage du même ouvrage expose, tout au long, la façon singulière dont ce volatile s’y prenait pour remplir les commissions à lui confiées 14. Enfin, n’est-ce point encore un envoyé des dieux que cet aigle posté sur un nopal, et que les Mexicas aperçurent, juste à l’endroit où se devait arrêter leur migration 15 ? Enfin, n’est-ce pas comme ministre des vengeances célestes que nous voyons divers volatiles de proie prendre part à la destruction de l’espèce humaine, lors de la fin de la troisième période cosmique ? « Alors, nous dit le livre sacré, le Xécotcoveh arracha les yeux de l’orbite aux hommes coupables ; le Camalotz leur trancha la tête ; le Cotzbalam, litt. « aigle-tigre », dévora leurs chairs ; le Técumbalam brisa et broya leurs os et leurs cartilages 16. »

Nous n’entreprendrons point, ici, de déterminer à quelles espèces, au juste, se doivent rapporter chacun de ces noms. Qu’il nous suffise de savoir qu’ils désignent certainement des animaux appartenant aux genres épervier, faucon, pie-grièche, ou autres tout voisins.

Semblable, à plus d’un égard, nous apparaît la donnée Haïtienne. En tout cas, le détail significatif de l’arbre servant d’échelle aux mortels, quoique indiqué d’une façon assez vague, s’y retrouve néanmoins.

Les habitants de l’Île espagnole (Haïti) signalaient deux grottes d’une montagne appelées Canta ou Cauta, dans la province de Caanau, alias et sans doute plus correctement Caunana. L’une de ces grottes portait le nom de Cacibagiagua ou Caxi-Baxagua (pr. Cachi-Bachagua), l’autre Amaiuua ou mieux Amaiuuna. De Caxi-Baxagua est sortie la plus grande partie des gens qui peuplèrent l’île 17. Le soin de les garder pendant la nuit avait été confié à un Indien qui s’appelait Marocaël ou Machochaël. Une fois, ayant tardé à se rendre à son poste, il fut enlevé par le soleil. Ceux qui étaient dans la grotte, irrités de son inexactitude, lui fermèrent la porte au nez et il fut transformé en pierre, proche l’entrée de la caverne.

Plusieurs de ceux qui étaient renfermés dans la grotte, éprouvèrent un vif désir d’aller voir le monde, et sortirent pendant la nuit. S’étant livrés au plaisir de la pêche, ils eurent l’imprudence de ne point rentrer, lorsque le jour commença à paraître. Ils furent surpris par le soleil qui les changea en Iobis ou Hobis ; le Hobis n’est autre chose que l’arbre appelé Xocote ou Jocote en Mexicain, et qui se rapproche beaucoup du myrobalanier. Nous ne nous arrêterons point à commenter cette curieuse tradition, ni à faire ressortir les ressemblances qu’elle nous offre à la fois avec les légendes Mexicaine, Mandane et Brésilienne. Peut-être serait-ce de cette dernière toutefois qu’elle se rapprocherait le plus. Si le récit Haïtien nous montre les hommes coupables d’un crime qui rappelle celui de Cendrillon et punis pour s’être abandonnés sans prudence au divertissement de la pêche, de même, chez les riverains de l’Amazone, l’envoyé du grand Esprit s’amuse en quelque sorte à prendre les hommes à la ligne et c’est parce que son fil casse que ceux-ci ne peuvent plus sortir des entrailles de la terre. D’un autre côté, le gardien métamorphosé en pierre ne nous fait-il pas un peu songer aux os d’émeraude rapportés par Quetzalcóatl ? Enfin, s’il est question, dans le récit des habitants de Saint-Domingue, d’hommes changés en arbres, rappelons-nous le végétal père de la race humaine, d’après les Tzendales et même la vigne des Mandanes servant d’échelle aux mortels pour gagner la terre. Malgré l’interversion et la confusion des rôles, on aperçoit, en quelque sorte, pour ainsi dire, les linéaments reconnaissables encore de la tradition primordiale. En tout cas, cette vengeance du soleil qui transforme un homme en pierre, pour le punir de sa négligence, mérite d’être signalée.

Peut-être semblera-t-il bien téméraire de prétendre rapprocher cette légende des insulaires de Saint-Domingue, d’une autre que Marini trouva en vigueur parmi les Landjans ; ces derniers, on le sait, habitent une partie du Lao, dans le centre de l’Indo-Chine. Voici ce que racontent ces Asiatiques.

Les commandants ou habitants du ciel, s’étant divisés en deux partis pour l’amour des femmes, eurent à soutenir les uns contre les autres plusieurs batailles sanglantes. Enfin, les vaincus durent quitter le céleste séjour et se retirer sur une île déserte qui était la terre. Leurs épouses se décidèrent, elles aussi, à abandonner le ciel pour les suivre. Enfin, les commandants, on ne nous dit pas pour quel motif, s’étant enfermés au sein d’une grande pierre (creuse sans doute), les anges et les démons réunirent leurs efforts pour les décider à en sortir. Un feu violent est allumé autour du rocher. Quelques-uns des commandants en sortent tout brûlés et noirs comme le charbon ; les autres, moins éprouvés par la chaleur, conservent leur teint naturel. Puis les commandants noirs épousent les femmes des démons qui étaient noirs ; les blancs s’unissent aux filles des anges, lesquelles se distinguaient par la blancheur de leur teint. Les premiers comme les seconds engendrent une postérité qui reproduit les traits paternels 18.

À part ce dernier trait, suggéré sans doute par le désir d’expliquer l’origine des deux races Noire-Pélasgique et Mongole, lesquelles se succédèrent dans les régions de l’Asie méridionale, nous remarquons un certain accord entre les données Haïtienne et Indo-Chinoise. Toutes deux font sortir, des cavernes ou rochers, les ancêtres de la race humaine. Ce point de ressemblance paraîtrait, à juste titre, bien peu probant, si d’autres plus importants ne venaient s’y joindre. Ainsi, les premiers habitants de l’île espagnole se seraient trouvés dans la même situation que les commandants Landjans, au sortir de leur pierre, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas de femmes. Nous ne rapporterons pas ici le moyen étrange qu’employèrent les Haïtiens pour s’en procurer. Le personnage mystérieux désigné par le nom de Guahagiona, qui enlève toutes les femmes du pays où il se trouvait, même celles de son cacique Ana-Cacugia, litt. « fleur de Cacao », nous rappelle un peu ces comman dants Landjans, faisant la guerre à la fois aux anges et aux démons, pour leur ravir leurs épouses. Enfin, si une autre tradition des Landjans porte qu’un buffle divin, tombé du ciel dans la mer, mit au monde une courge remplie d’hommes noirs et blancs, cette incohérente légende a encore son pendant chez les Haïtiens. Ceux-ci racontaient qu’un homme puissant, nommé Giani, après avoir mis à mort son fils Gianiel, litt. « fils de Giani », qui voulait se rendre coupable de parricide, enferma les os du criminel dans une calebasse. Au bout d’un certain temps, Giani ayant renversé la calebasse, il en sortit une multitude de poissons grands et petits. C’étaient les os de Gianiel qui avaient subi cette métamorphose.

Les quatre fils jumeaux d’une femme appelée Itaba Tahunana, ayant eu connaissance de ce prodige, voulurent goûter aux poissons, en l’absence de Giani. L’un d’eux, appelé Dimivan Caracaracol, détacha ladite calebasse ; mais surpris au milieu du repas par le retour précipité du maître de la maison, les convives voulurent suspendre de nouveau ce meuble miraculeux. Dans leur hâte, ils s’y prirent fort mal. La calebasse tomba à terre et se brisa en laissant échapper des torrents d’eau ainsi qu’une multitude de poissons. C’est de là qu’ils tiennent que la mer eut son origine. Besoin n’est pas d’être très-fort en symbolique, pour reconnaître que dans les deux légendes en question, la courge ou calebasse se trouve prise comme emblème de la terre. Seulement, les Indo-Chinois semblent faire émerger cette dernière du sein des flots, tandis qu’à Haïti, l’on aurait plutôt vu dans l’Océan le réceptacle d’eaux ayant d’abord recouvert notre terre.

Il y aurait là une vague réminiscence de ce vaste incendie, de ce déluge de feu mentionné par les légendes Brésiliennes, ainsi que par celles de quelques autres populations de l’Amérique du sud 19. D’après les populations de race Tupi, Monan, le dieu suprême, indigné de l’ingratitude des hommes, aurait envoyé contre eux Tata, le feu céleste, lequel consuma tout ce qui se trouvait sur la face de la terre. Un seul homme, appelé Irin Monge, échappa au désastre, Monan lui ayant accordé asile dans le ciel. À la vue de la conflagration universelle, Irin Monge s’adressa en ces termes à Monan : « Veux-tu donc aussi détruire les cieux et toute leur parure ? Hélas, où sera désormais ma demeure, et comment pourrai-je vivre, maintenant que je suis seul de ma race ? » Alors, le dieu suprême, ému de pitié, envoya une grande pluie qui éteignit le feu et, s’étant imprégnée des cendres faites par l’incendie, coula vers les profondeurs de la terre. C’est ce qui donna naissance à l’Océan, nommé à cause de cette circonstance, Parana, litt. « eau amère » 20.

Peut-être jugera-t-on les rapprochements que nous venons de signaler, quoique sans doute, un peu vagues, favorables néanmoins à notre manière de voir relativement à l’origine Sud-Asiatique des civilisations du courant qualifié par M. Angrand de Floridien ou Toltèque Oriental 21.

Enfin nous ne voulons pas terminer ce travail sans dire quelques mots d’une tradition péruvienne, dont la parenté avec les précédentes peut paraître au moins douteuse. Effectivement, si le fait capital de l’origine souterraine de la race humaine s’y trouve clairement mentionné, là s’arrête la ressemblance. Les circonstances accessoires de l’arbre servant de moyen de communication entre les deux mondes et de sa rupture qui donnent, pour ainsi dire, leur cachet spécial aux légendes susmentionnées, y restent complètement omises.

Au dire des Quichuas du Pérou, le dieu Viracocha aurait, à la suite d’un déluge, fait sortir de la caverne de Pacaric Tambo, litt. « maison de production », quatre frères appelés Manco-Capac, Colla, Tocay et Pinahua 22. Il aurait même partagé la terre entre eux, à peu près comme, d’après la tradition biblique, Noé le fit à l’égard de ses trois fils. Ajoutons que les rapprochements établis par l’abbé Brasseur entre cette grotte mystérieuse et le Pan-Paxil ou Tonacatepetl des narrateurs Mexicains et Guatémaltèques nous semblent bien contestables 23. Ces deux derniers noms s’appliquent évidemment à la région située sur les rives du Tabasco et de l’Uzumacinta. C’est là que le premier Quetzalcóatl, emblème de la migration Toltèque orientale, aurait découvert le maïs et les autres plantes nécessaires à la nourriture de l’homme.

Enfin, le souvenir de la création se trouvant assez souvent, dans les traditions américaines, confondu avec celui du déluge, les tribus du Nouveau-Monde ont pu puiser aux mêmes sources l’idée d’hommes trouvant, dans les grottes des montagnes, un asile contre le cataclysme diluvien. D’antiques légendes mexicaines nous représentent Quetzalcóatl, abordant en compagnie de dix-neuf chefs sur les rives de Potonchan. Bientôt après, à la suite d’une grande inondation, le nombre de ces princes se trouva réduit à sept, lesquels se réfugièrent dans des grottes, au penchant des montagnes 24. De même, au Pérou, les derniers survivants de l’espèce humaine, il y a fort longtemps de cela, à la suite d’une grande inondation qui avait couvert toute la terre, sauf quelques montagnes fort élevées, cherchèrent un asile dans de grandes grottes ou cavernes. Ils y avaient porté toutes sortes de provisions, et une fois entrés, eurent grand soin d’en boucher les moindres ouvertures, de façon que l’eau n’y pût pénétrer. Au bout d’un certain temps, jugeant que l’inondation devait tirer à sa fin, ils firent sortir quelques chiens qui revinrent mouillés et sans que leur poil fût sali par la boue. Les réfugiés jugèrent, à cet indice, que les eaux étaient encore hautes. Ils ne se décidèrent à sortir de leurs retraites que lorsque d’autres chiens, de nouveau lâchés par eux, furent revenus tout souillés de limon 25. Nous avons déjà signalé, dans un précédent travail, l’accord que, sur ce point, la légende péruvienne présente avec celles des tribus sauvages de l’Amérique du Nord. Effectivement, un rôle tout semblable à celui de la colombe biblique se trouve ici dévolu exclusivement à des quadrupèdes 26.

Nous n’insisterions pas sur la ressemblance qu’offrent les légendes Mandane et Minétarie avec certaines données d’origine Polynésienne, si plusieurs points de contact assez singuliers ne se manifestaient sous le rapport des traditions entre les Indiens des prairies et les Insulaires du Pacifique. Quoi qu’il en soit, c’est de l’ouest que la plupart des peuplades Polynésiennes font venir leurs ancêtres. En effet, toute la race en question semble originaire des Samoa et accomplit ainsi ses migrations d’Occident en Orient. Mais, d’un autre côté, dans le langage métaphorique des Océaniens, Awaïki, ou la région du couchant, désigne aussi l’hémisphère inférieur, de même que le rhumb de l’est est considéré comme supérieur. On dit chez eux, « descendre à l’occident » et « monter vers le levant » 27 ; ne faudrait-il pas chercher dans cette simple métaphore, l’origine de la provenance souterraine attribuée par les Mandanes à leurs premiers aïeux ? Nous n’aurions, pour notre part, nulle répugnance à l’admettre. En tout cas, ce ne serait peut-être pas le seul exemple à citer d’une légende ou tradition de peaux-rouges, empruntée à l’Extrême Orient.

 

 

H. de CHARENCEY.

 

Paru dans Mélusine, recueil de mythologie

littéraire populaire, traditions et usages,

publié par MM. H. Gaidoz & E. Rolland, 1878.

 

 

 

 

 

 

 



1  Lewis et Clarke Travels on the source of Missouri, chap. Ve, p. 102 (édit. de Londres, 1814).

2  Genèse, chap. IIIe, verset 1 à 10.

3  M. Malthews, Hidatsa (Minnetare) grammar ; Introduct., p. XVII (New-York, 1873.)

4  Voyage au Brésil, par M. et Mme Louis Agassiz, traduit de l’anglais par M. Félix Vogeli, chap. X, p. 322 (Paris, 1869).

5  Voyage au Brésil, par M. et Mme Louis Agassiz, traduit de l’anglais par M. Félix Vogeli, chap. X, p. 321 (Paris, 1829).

6  Nunez de la Vega, Constituciones diœcesanas del obispado Chiappa, t. 1, p. 9. (Roma, 1702.)

7  Le mythe d’Imos, § VI, p. 133 et suiv. des Annales de philosophie chrétienne, t. 83 de la collection.

8  A. Kuhn, die Herabkunft des Feuers, etc., p. 24. (Berlin, 1859.)

9  Historia ecclesiastica Indiana, por Fray Geronimo de Mendieta ; lib. 2e ; chap. Ier, p. 77 (Mexico, MDCCCLXX.)

10  Storia antica de Messico, cavato da migliori storici Spagnuoli, del abate D. Francisco Saverio Clavigero ; t. 2º ; lib. VI ; p. 8 (In Cesenà ; MDCCLXXX.)

11  Clavigero, Storia antica de Messico, t. II, lib. VI, p. 52.

12  Codex Chimalpopoca, d’après les Quatre lettres sur le Mexique, par M. l’abbé Brasseur de Bourbourg, lettre 4e, § 2, p. 255 (Paris, 1868).

13  Abbé Brasseur, Popol vuh, le livre sacré, 2e partie, chap. 1er, p. 71 (Paris, 1861).

14  Ibid., chap. III, p. 135 et suiv.

15  Tezozomoc, Histoire du Mexique (Traduct. Ternaux-Compans), chap. III, p. 15 (Paris, 1853).

16  Pop. vuh ; IIIe partie, chap. Ier, p. 27.

17  Écrit du frère Romain Pane, des antiquités des Indiens, traduit par M. l’abbé Brasseur de Bourbourg, à la suite de la Relation de Las Cosas de Yucatan, chap. Ier, p. 432 et 433.

18  Marini, Histoire du Tonquin et Lao, p. 382.

19  Pop. vuh., p. CCXVI.

20  M. F. Denis, Une fête Brésilienne, célébrée à Rouen en 1550, p. 317 du tome II de la Revue Américaine.

21  M. L. Angrand, Lettre sur les antiquités de Tiaguanaco, p. 44. (Extrait du 24e volume de la Revue générale de l’architecture, etc.)

22  Acosta, Historia natural y moral de las Indias, liv. Ier, cap. 25. – Herrera, Historia general, Decad. Ve, lib. 3e ; cap. 7. – Garcilaso de la Vega, Comentarios reales, lib. Ier, cap. 18. – M. E. Desjardins, Le Pérou avant la domination espagnole, § 1er, p. 24.

23  Popol vuh, introd., p. CCXLII.

24  Abbé Brasseur, Recherches sur Palenqué, chap. III, pages 40 et 41.

25  Zarate, Histoire de la conquête du Pérou (trad. française), t. Ier, chap. X, p. 59 (1774).

26  Le Mythe d’Imos, § 2e, pages 74 et 75 (Annales de Philosophie chrétienne, t. 83 de la collection).

27  Revue Britannique (Mythes des îles de la mer du Sud), ps. 321 et suiv. du no de décembre 1876.

 

 

 

 

 

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