GUSTAVE GAUTHEROT

 

DOCTEUR ÈS LETTRES

PROFESSEUR D’HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

AUX FACULTÉS LIBRES DE PARIS

 

 

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L’ÉPOPÉE VENDÉENNE

 

(1789-1796)

 

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OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 125 GRAVURES

 

DONT 10 HÉLIOGRAVURES ET UNE CARTE EN COULEURS

 

D’APRÈS DES DOCUMENTS DE L’ÉPOQUE

 

 

 

TOURS

 

MAISON ALFRED MAME ET FILS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

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Au terme de ce puissant ouvrage sur la Chevalerie dont le but avoué est de remettre en gloire la vieille France, de la faire aimer à force de la faire connaître et, comme le disait Guizot, « de la faire rentrer dans la mémoire et dans l’intelligence des générations nouvelles », le savant Léon Gautier a écrit cette conclusion : « Il ne faudrait pas s’imaginer que la chevalerie ait été le caractère spécial de telle ou telle époque. L’institution a pu mourir, mais son esprit nous est resté... Il est encore possible d’être chevalier de nos jours, et l’heure est peut-être venue d’être plus chevalier que jamais... L’Église est une faiblesse, et cette auguste faiblesse a plus besoin que jamais d’un dévouement entier et d’un amour vivant... Il y a encore la Patrie... qui est en droit de compter parmi nous sur toutes les intelligences et sur toutes les épées... C’est la chevalerie qui sauve les nations et qui en est l’arôme. Et la chevalerie, c’est le dédain pour toutes les petites aises d’une vie amollie et sans nerfs ; c’est le mépris de la souffrance ; c’est la mise en action de l’antique Esto vir 1 !... Elle veut que nous ne cachions point notre drapeau ; que nous répétions, si nous croyons au Christ éternel, le cri des premiers martyrs : “Je suis chrétien !” et que, le front découvert et l’âme transparente, nous sachions non seulement mourir pour la vérité, mais, ce qui est plus difficile, vivre pour elle. »

Or cet idéal du chrétien, – car le chevalier n’est pas autre chose que l’incarnation française du chrétien idéal, – fut exactement celui du peuple persécuté qui, à l’époque révolutionnaire, leva, pro aris et focis, « pour ses autels et ses foyers », l’étendard de la révolte.

Alors qu’une philosophie déicide aboutissait, sous le nom de culte de la Raison, à la faillite de la raison humaine ; alors que la Patrie devenait la proie de barbares qui la sapaient jusque dans ses plus intimes fondements, et voulaient, comme le proclamait l’un d’eux, « en faire un cimetière plutôt que de ne pas la régénérer à leur manière » ; alors que le seul fait de refuser un schismatique serment était devenu un crime capital et que la terreur s’était transformée en système de gouvernement, un peuple entier se dressa contre l’usurpateur et lui cria, « le front découvert et l’âme transparente » :

« Tu peux me fusiller, me noyer et me guillotiner ; mais je ne me soumettrai pas : je suis chrétien ! »

Ce peuple fit mieux. L’âme remplie des croyances et des amours qui, de générations en générations, avaient pétri sa race, il se dit que son devoir était de les défendre les armes à la main, et il se lança dans une véritable croisade contre un pouvoir qu’il considérait comme illégitime, puisqu’il fallait, pour lui obéir, désobéir à Dieu et à sa conscience.

Mais la Croix ne pouvait être son seul étendard. Voulant, pour rester libre, renverser le gouvernement qui l’opprimait, il devait tendre à le remplacer ; et par quoi remplacer cet anonyme despotisme, sinon par l’autorité traditionnelle et paternelle du Roi très chrétien, fils aîné de l’Église ? D’où le double caractère catholique et royaliste des guerres de Vendée. Soldats de Dieu d’abord, les Vendéens furent aussi les soldats du roi.

L’héroïque épopée qu’ils ajoutèrent ams1 aux Gestes des Francs a rencontré, et rencontre encore, d’irréductibles détracteurs.

Personnifiée par ce Ch.-L. Chassin qui avait joué dans les rêveries internationalistes d’avant 1870 un rôle si aveugle et si néfaste, l’école révolutionnaire a accusé les Vendéens, « ignorants et superstitieux », de s’être armés contre la patrie pour la restauration complète de l’ancien régime. Ne pouvant nier leur intrépidité, elle a prétendu la déshonorer par des « horreurs » qui se seraient accomplies, de part et d’autre, avec une égale folie. Elle a, d’ailleurs, cherché à excuser les excès commis par les « patriotes » au nom de la Liberté et de l’Humanité.

Le présent ouvrage mettra en pleine lumière l’inanité de pareilles légendes ; montrera qu’en face des usurpateurs jacobins, c’étaient bien les Vendéens qui étaient les champions de la France et tenaient le flambeau de sa civilisation ; prouvera que s’ils furent acculés à la guerre civile, la plus atroce de toutes, ils n’en furent point les auteurs responsables, et que l’histoire doit définitivement laisser à la charge du gouvernement de la Terreur le système de l’extermination en masse. Ce criminel système suscita sans doute de cruelles représailles ; mais aucun parallèle ne saurait s’établir entre les 1nassacreurs officiels des Colonnes infernales et les enfants perdus qui, du côté des victimes, faillirent à leurs principes et désobéirent à leurs chefs en se laissant déborder par la vengeance. En face d’un Turreau et d’un Carrier, c’est bien Bonchamps, le libérateur des cinq mille prisonniers de Saint-Florent, qui incarna le mieux l’âme vendéenne.

 

 

Il est compréhensible que la génération encore survivante des apologistes de la Révolution ait méconnu ou sciemment calomnié cette âme ; car le génie jacobin n’eut point de plus formidable rivale, et nul ne saurait reconnaître la grandeur, la légitimité, la nécessité de l’insurrection des consciences vendéennes, sans reconnaître par le fait même la fantastique équivoque qui se cachait sous les haillons de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité selon J.-J. Rousseau et Robespierre.

Mais comment tant d’intelligences libérées de l’idolâtrie révolutionnaire se refusent-elles encore à rendre aux « géants » de la Grand’Guerre l’éclatante justice que leur doit la postérité ? Comment surtout tant de catholiques hésitent-ils à voir en eux les martyrs d’une persécution aussi abominable que celles des premiers siècles, et les héros d’une croisade aussi sacrée que celles du moyen âge ?

Est-ce à cause des fleurs de lis de leur drapeau ?

Mais chacun sait, aujourd’hui, qu’en 1793 la fidélité monarchique n’était pas celle d’un parti : c’était celle de la nation presque entière, et, pour les Vendéens en particulier, c’était la forme toute naturelle, tout historique et encore tout actuelle, du véritable patriotisme.

Au reste, ce patriotisme-là n’avait rien du fanatisme de l’autre, et, si l’on voulait en avoir une formule authentique, il suffirait de lire le serment que prononçait d’Elbée, couvert de blessures, devant la commission militaire de Noirmoutier qui allait l’achever :

« Je jure sur mon honneur que, malgré que Je désirasse sincèrement et vraiment le gouvernement monarchique réduit à ses vrais principes et à sa juste autorité, je n’avais aucun projet particulier ; et j’aurais vécu en citoyen paisible sous quelque gouvernement que ce fût, pourvu qu’il ait assuré ma tranquillité et le libre exercice, au moins toléré, du culte religieux que j’ai toujours professé. »

Ce serment du second généralissime de l’armée catholique et royale, tous ses autres chefs et tous ses soldats auraient pu le prêter : la preuve en est dans la faveur avec laquelle ils accueillirent le mouvement de 1789, puis dans la patience qu’ils conservèrent jusqu’en 1793 au milieu des pires vexations.

Ils ne se révoltèrent qu’à la dernière extrémité, lorsque aucune illusion ne fut plus permise, lorsque fut venu le moment de proclamer avec les Machabées : « Il vaut mieux mourir les armes à la main que de voir la ruine de notre patrie et la destruction de nos autels. »

On vit alors tout un peuple se dresser entre Dieu et l’apostasie, entre la France et ses bourreaux, et ce peuple courut à la victoire, ou au sacrifice, avec un enthousiasme dont le trait suivant, rapporté par le mémorialiste Auguste Johannet, donne quelque idée :

« À la dernière étape avant d’arriver à Nantes, – à Nantes, où Cathelineau, le Saint de l’Anjou, allait tomber en pleine bataille, – un vieux paysan blessé paraissait se disputer vivement avec un jeune homme auquel il présentait un fusil et que celui-ci refusait. On voulut savoir la cause de cette altercation :

« – C’est mon fils, répondit le brave soldat ; il veut rester près de moi pour me soigner, et moi j’exige qu’il aille se battre, car je n’ai pas besoin de lui ; je vais mourir, et son devoir est de retourner au feu. »

« On le supplia de permettre à son fils de ne pas le quitter ; il ne voulut jamais y consentir. Le lendemain, on lui annonça que son fils était tué.

« – Vous voyez bien, dit-il en rendant le dernier soupir, que, s’il ne m’eût pas obéi, il n’aurait pas eu l’honneur de mourir pour Dieu et pour le Roi. »

En vérité, de pareils soldats n’ont-ils pas droit à l’admiration de tous les Français encore conscients des traditions de la race ? Et n’est-il pas inouï que ces chevaliers, morts pour leur idéal en un temps où l’on ne pouvait plus vivre pour lui, n’aient pas été jugés, par les contempteurs eux-mêmes du Sacré-Cœur arboré sur leurs poitrines, autrement dignes de respect que les adorateurs du cœur de Marat !

Par bonheur, les nuées que dégagea le bûcher révolutionnaire, et qui, durant plus d’un siècle, obnubilèrent l’intelligence nationale, sont enfin en train de se dissiper. Comme l’observait naguère un Vendéen illustre, M. René Bazin, devant les étudiants de l’Université catholique de Paris, elle est démodée la « méthode du mensonge lyrique » de ces historiens-poètes qui « célébraient les vertus ou la sensibilité des monstres », et qui « excusaient le crime en tâchant d’y associer la France » ; l’illusion des principes révolutionnaires cesse d’entretenir de fumeux encensoirs devant l’autel de cette courtisane de la démagogie qui osa s’appeler la Raison.

Il en résultera que si 1793 doit toujours nous fournir de grands ancêtres, nous les chercherons de plus en plus, non parmi les sans-culottes, mais parmi les héros de l’épopée essentiellement française que fut l’Épopée vendéenne.

 

 

Ce livre n’est pas un livre d’érudition. Nous n’avons point prétendu, par les sommaires recherches d’archives auxquelles nous nous sommes livré, enrichir de documents nouveaux l’histoire des guerres de Vendée. Nous avons surtout voulu dégager de la littérature, si vaste, du sujet une synthèse destinée à tenir lieu d’interminables lectures à ceux qui veulent se former une idée d’ensemble des conquêtes de l’insurrection, de l’exode d’outre-Loire et de l’anéantissement de la Grande Armée, du martyre qu’infligea la Terreur à la Vendée dévastée, enfin de la pacification à laquelle s’applique si tragiquement le fameux Solitudinem faciunt..., et des derniers combats. – Les soulèvements postérieurs à la mort de Stofflet et de Charette ne faisant point partie intégrale de la Grand’Guerre, nous ne leur avons consacré que de courtes pages où l’on verra qu’aucune épreuve ne manqua au sacrifice de la fidèle Vendée, pas même celle de l’ingratitude. Cela n’est point, hélas ! à l’honneur de la Restauration ; mais nous n’avons eu d’autre souci que celui de la vérité.

Ainsi compris, notre tableau d’ensemble ne comportait point de références ; elles l’auraient inutilement alourdi. Il suffit au lecteur de savoir qu’aucune de nos citations n’a été faite à la légère. Nous aurions pu lui donner une bibliographie ; mais elle eût été ou trop incomplète, et par conséquent illusoire, comme le sont d’ordinaire les bibliographies similaires, ou trop encombrante. La Bibliographie de la Contre-Révolution dans les provinces de l’Ouest, de M. Edmond Lemière, ne compte pas moins, pour les lettres A à G, de deux cent quatre-vingt-trois pages !

Nous tenons seulement à indiquer ici quelques-uns des ouvrages qui nous ont plus spécialement fourni la matière de ce livre : la Préparation de la guerre de Vendée et la Vendée patriote, de Ch.-L. Chassin, dont la documentation est aussi sûre que sont caducs ses jugements ; les nombreuses études et, spécialement, le Kléber en Vendée, de M. H. Baguenier-Desormeaux ; les travaux de M. l’abbé Uzureau, dont l’érudition est inépuisable : le Charette et la guerre de Vendée, de M. Bittard des Portes ; l’Histoire religieuse de la Révolution française (t. II), de M. Pierre de La Gorce ; le Conventionnel Prieur de la Marne, de M. Pierre Bliard ; les Représentants du peuple en mission (t. I), de H. Wallon ; les revues régionales, comme la Revue de Bretagne et de Vendée, la Vendée historique, l’Anjou historique et la Revue du Bas-Poitou ; les Mémoires, comme ceux de la marquise de la Rochejaquelein, dont les témoignages conserveront toujours une valeur sujette à critique, mais incontestable.

Nous devons une mention plus spéciale encore à la nouvelle édition de l’Histoire de la guerre de Vendée, publiée, sous la direction de dom Chamard, prieur de Saint-Martin de Ligugé, par l’abbé Deniau, curé de Saint-Macaire-en-Mauges, puis continuée par M. l’abbé Uzureau, directeur de l’Anjou historique. C’est ce gigantesque monument de quatre mille six cents pages grand in-8°, cette Somme de toutes les publications antérieures et des traditions locales encore vivantes, qui nous ont fourni, jour par jour, l’analyse très détaillée et très fidèle des opérations militaires, ou qui nous ont mis sur la voie d’une foule d’investigations. Il valait, pensons-nous, la peine de faire jaillir du domaine de la pure érudition les traits de lumière qui remplissent un ouvrage justement qualifié par M. G. Lenôtre de « guide le plus admirable et le plus impartial que puissent choisir ceux qui sont curieux de visiter le pays des géants ».

Nous désirions placer les géants eux-mêmes sous les yeux des curieux : nous l’avons pu, grâce à l’obligeance de M. le vicomte de Villoutreys et de M. le marquis d’Elbée, qui nous ont libéralement ouvert les riches collections iconographiques des châteaux de Chaudron-en-Mauges et de Guéthary ; grâce aussi aux conseils d’éminents spécialistes comme M. Baguenier-Desormeaux et M. Frédéric Garcin, chargé des Archives des cartes au ministère de la Guerre. Tous nos lecteurs voudront partager envers eux notre vive gratitude.

 

GUSTAVE GAUTHEROT.

 

Fontenay-aux-Roses, Pâques, 1913.

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

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LE PAYS CONQUIS

 

 

 

 

I

 

VENDÉE ET VENDÉENS

 

Le peuple révolutionnaire. – La contre-révolution active. – Artisans de guerre civile. – Un jugement de Bossuet. – Les pays vendéens : les Mauges, le Bocage poitevin, le Marais. – Les paysans vendéens. – Influence des prêtres et des nobles. – Mœurs républicaines.

 

Dans les Dieux ont soif, M. Anatole France a tracé du jacobinisme et des jacobins un tableau historique et psychologique scrupuleusement exact :

« Ce qui nous perd, – observe le menuisier Dupont, membre du comité de surveillance, au peintre Évariste Gamelin, membre de la section du Pont-Neuf, – ce qui nous perd, c’est l’indifférentisme. Dans une section qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il n’y en a pas cinquante qui viennent à l’assemblée. Hier, nous étions vingt-huit.

« – Eh bien ! dit Gamelin, il faut obliger sous peine d’amende les citoyens à venir.

« – Hé ! hé ! fit le menuisier en fronçant le sourcil, s’ils venaient, tous les patriotes seraient en minorité. »

« En effet, Évariste fut élu juré sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de suffrages. On ne votait plus, les sections étaient désertes... Évariste doutait si, sur les sept cent mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient encore l’âme républicaine... »

En Thermidor, la Commune de Paris, telle que l’avait réduite l’épuration jacobine, ne comprenait plus que « des juges et des jurés du tribunal révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes poudrées, des ventres à breloques ; peu de sabots, de pantalons, de carmagnoles, de bonnets rouges ; mais, quand on y songe, c’est à peu près tout ce que Paris compte de vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher de la Liberté, un océan d’indifférence les environne ». – Le peuple, pour qui et par qui se fit, dit-on, la Révolution, lui refusait le concours de sa souveraineté.

Comment s’en étonner ? Si, en temps normal, les abstentionnistes vaquant, loin de la politique, à leurs affaires forment ce ban de réfractaires qui désole les agités impuissants à le lever, en temps de révolution et de guillotine, alors que les amis eux-mêmes du gouvernement risquent de subir demain le sort fatal réservé aujourd’hui aux opposants, ils constituent naturellement presque toute la nation. Il faudra « les forcer à être libres », comme le déclarait J.-J. Rousseau, et, à sa suite, Maximilien Robespierre, son prophète. Et c’est là tout le secret de la Terreur.

Pourtant, à côté des honnêtes gens qui se contentaient de sauver leurs têtes au sein de l’effroyable cataclysme, il y en eut qui s’efforcèrent, au péril de leur vie, d’en détourner les effets et de rétablir l’équilibre de l’État et de la société sur leurs deux axes brisés : Dieu, dont la souveraineté faisait place à celle de la raison émancipée, c’est-à-dire au déchaînement des pires passions ; le roi, dont la puissance paternelle était assimilée par les dictateurs du jour à une dégradante tyrannie.

Cette contre-révolution active s’étendit, elle aussi, d’un bout à l’autre du territoire. Dans aucune province, elle ne fut aussi populaire, aussi générale, aussi héroïque qu’en Vendée.

 

 

Malheureusement, a-t-on coutume d’objecter dès l’abord, les Vendéens furent des artisans de guerre civile, – de la plus lamentable de toutes les guerres, – et l’opportunité, la légitimité même de leur révolte restent à ce point controversées, qu’un historien catholique de très haute autorité écrivait naguère : « L’esprit s’arrête incertain devant ces héroïsmes funestes, ne sachant s’il doit se réjouir pour la foi chrétienne confessée ou s’affliger pour la patrie mutilée... Pour l’honneur du nom chrétien, il était bon qu’il y eût une Vendée ; pour l’unité de notre histoire, il était bon que cette Vendée succombât. »

Grave problème, et lourd de conséquences pour le jugement qui devra être porté sur l’insurrection dont nous parcourrons les phases tragiques ! Problème dont Bossuet lui-même, dans sa réfutation des Raisonnements de M. Jurieu en faveur des guerres civiles de religion, semble donner à l’avance une angoissante solution : « Le droit de la propre conservation, dit le pasteur Jurieu cité par son commentateur, est un droit inaltérable. S’il en est ainsi, observe Bossuet, tout particulier injustement attaqué dans sa vie par la puissance publique a le droit de prendre les armes, et personne ne peut lui ravir ce droit... Que deviendront les États si on établit de telles maximes ? Que deviendront-ils, encore un coup, si ce n’est une boucherie et un théâtre perpétuel et toujours sanglant de guerres civiles ? Car, comme l’opinion fait le même effet dans l’esprit des hommes que la vérité, toutes les fois qu’une partie du peuple s’imaginera qu’elle a raison contre la puissance politique, et que la punir de sa rébellion c’est s’attaquer injustement à sa vie, elle se croira en droit de prendre les armes et soutiendra que le droit de se conserver ne lui peut être ravi. Qu’on nous montre que les chrétiens persécutés aient jamais songé à ce prétendu droit... Ces chrétiens si opprimés sous Dioclétien, ajoute plus loin Bossuet, loin de songer à cette défense qu’on leur veut rendre légitime, ont démenti toutes les raisons dont on l’autorise, non seulement par leurs discours, mais encore par leur patience ; et on peut dire qu’ils n’ont pas moins scellé de leur sang les droits sacrés de l’autorité légitime sur lesquels Dieu a établi le repos du genre humain, que la foi et l’Évangile. »

Appliqués à l’insurrection vendéenne, ces raisonnements seraient en principe tristement concluants : contre la Terreur, qui outrageait leurs consciences, les Vendéens n’auraient eu qu’un droit, celui de verser leur sang sur l’échafaud ; en prenant les armes contre leurs persécuteurs, ils auraient violé leurs devoirs, non seulement de bons Français, mais encore de bons chrétiens, puisqu’ils auraient sapé les bases mêmes de l’ordre social.

Reste à savoir s’ils combattaient, en fait, les droits de l’autorité légitime.

On connaît les maximes politiques de Bossuet : « Il n’y a point de pire état que l’anarchie... Où tout le monde veut faire ce qu’il veut, nul ne fait ce qu’il veut... Où tout le monde est maître, tout le monde est esclave... L’autorité, dès lors, ne dépend pas du consentement et acquiescement des peuples. » Il est « absurde » de prétendre que « seule la multitude est souveraine et n’a pas besoin d’avoir raison pour valider ses actes ». Pour Bossuet, le gouvernement révolutionnaire, – tel qu’il fut constitué en 1789, – se serait confondu avec l’anarchie ; il est donc inutile de démontrer qu’il eût approuvé les Vendéens de ne s’y point soumettre.

Quant aux révolutionnaires, ils n’ont jamais eu le droit de les en blâmer, puisque la légitimité de l’insurrection contre la tyrannie est à la base de leur doctrine. Dira-t-on que les Vendéens ne combattaient pas pour la liberté ? Examinons donc, d’abord, comment ils furent amenés à prendre les armes.

 

 

Qu’est-ce que la Vendée ?

Le pays insurgé auquel la fraternité des armes, engendrée par la fraternité des âmes, allait donner une si compacte cohésion, ne possédait pas plus d’unité géographique que d’unité historique.

Coupé par les limites du Bas-Anjou et du Poitou occidental, englobant en partie (à l’ouest) le comté de Nantes et le Marais, il forme, entre Angers, Parthenay et les Sables-d’Olonne, un quadrilatère d’environ cent kilomètres (du nord au sud) sur cent cinquante kilomètres (de l’est à l’ouest), dont la physionomie est assez variable.

Au sud d’Angers et des nappes d’eau capricieuses que déploie la Loire jusqu’à Ancenis, commence le Bocage, le Bocage angevin ou pays des Mauges. Pour avoir une vue d’ensemble de ce pays, il faut monter au sanctuaire de la colline des Gardes, sur la croupe verdoyante qui coupe l’horizon au nord-est de Cholet. Cet observatoire, où déjà les Romains installèrent leurs signaux nocturnes, semble émerger d’une vaste forêt. En fait, le sol, d’ailleurs mouvementé et sillonné par les affluents du Layon étroitement encaissés, est un damier de champs, de pâturages et de fourrés épineux que séparent des haies. Ces haies épaisses ont souvent plusieurs mètres de largeur et de hauteur ; elles sont crénelées de « têtards » ou « moussards », troncs d’arbres périodiquement émondés. Des chênes, dits « marmenteaux », s’élèvent de distance en distance à leur hauteur naturelle. Souvent, d’une haie à la haie voisine, les branches s’entrelacent et forment au-dessus des chemins de longs berceaux de verdure.

Nombreuses sont les métairies dont les toitures de tuiles rouges émergent des feuillages. Au-dessus, apparaissent les clochers de Chemillé, de Cholet, de Beaupréau, qui seront témoins des premières batailles ; le donjon de Saumur, où l’armée vendéenne pénétrera triomphante ; les flèches de la cathédrale d’Angers, où elle chantera un Te Deum qui fera trembler la République.

Il est inutile d’insister sur les ressources que la topographie d’un tel pays offrait à la guerre d’embuscades, et quels obstacles elle présentait aux manœuvres d’une troupe régulière. La nature elle-même était, après Dieu, le meilleur allié des Vendéens.

Que si maintenant nous nous transportons, neuf lieues plus au sud, sur la colline des Alouettes, sentinelle avancée à l’extrémité de la voie romaine qui, longeant les crêtes de Gâtine, se dirige de Poitiers vers Nantes par la vallée de la Maine, le relief du sol s’accentue, et le labyrinthe des enclos et des chemins tortueux se grave plus profondément encore que dans les Mauges. Nous dominons le Bocage poitevin, dont les cours d’eau ramifiés vont grossir au nord la Sèvre-Nantaise, au sud les deux Maines, les deux Lay et la Vendée. Les Herbiers, entre le mont des Alouettes et le mont Mercure, sont le réduit central de cette contrée, qui semble garder jalousement contre tout envahisseur ses pâturages et ses cultures de blé, de seigle, d’orge, d’avoine, de millet et de pommes de terre.

Entre les bourgs, – Mortagne, Châtillon-sur-Sèvre, Bressuire, Pouzauges, la Roche-sur-Yon, Chantonnay, la Châtaigneraie, – les chemins sont plus difficiles encore qu’entre la Sèvre et la Loire. Deux routes royales, coupées par des voies vicinales, relient Saumur aux Sables-d’Olonne par Vihiers, Mortagne et les Herbier ; Nantes à la Rochelle, par Mortagne, Saint-Fulgent, les Quatre-Chemins-de-l’Oie et Chantonnay ; mais ces grandes routes elles-mêmes ne sont pas toujours praticables dans tout leur parcours. Quant aux chemins de traverse et surtout aux mille sentiers d’exploitation qui sillonnent le pays, ils forment, selon les expressions de Kléber, « comme un labyrinthe obscur et profond dans lequel on ne peut marcher qu’à tâtons ». Seuls les indigènes connaissent le fil d’Ariane qui empêche de s’y perdre. Pour prévenir, dans les obscures tranchées, d’impossibles rencontres, les conducteurs d’attelages ont soin de « rôder », c’est-à-dire de s’avertir, par de champêtres mélopées, qu’il faut attendre à tel ou tel carrefour. Les pluies multiplient d’ailleurs les bourbiers et les mares, de telle sorte que de la Toussaint au mois d’avril on ne peut plus guère voyager qu’à cheval. Aucun système de fortification n’aurait, on le conçoit, favorisé à ce point la guerre défensive.

Lorsque, vers l’ouest, s’abaissent les collines et s’éclaircissent les fourrés du Bocage et des Mauges, d’autres retranchements les remplacent : les champs sont séparés par des levées de terre qui les protègent contre l’envahissement des eaux ; des fossés facilitent leur écoulement ; puis, des canaux tournoyants, des « étiers », qui, aux abords de l’Océan, se remplissent d’eau salée, divisent les prairies en multiples îlots. C’est le Marais et le pays de Betz, le pays de Challans, de Machecoul et de Bourgneuf, le théâtre de la prochaine guerre de partisans où s’immortalisera Charette. Là circulent, rapides, les yoles qui, le dimanche, transportent les familles à l’église paroissiale. Les perches qui servent à lancer ces embarcations dans les canaux servent aussi à franchir ceux-ci d’un seul bond. À l’époque de la Grand’Guerre, les Bleus n’aimeront pas s’aventurer dans ces parages. « On y trouve peu de chemins qui aient la voie charretière », rapporte Kléber dans ses Mémoires ; la plupart ne sont que des sentiers disposés en dos d’âne et pratiqués entre deux canaux. Le « brigand », portant son fusil en bandoulière, s’appuie sur une longue perche et saute de l’un à l’autre bord avec une facilité surprenante. Si la présence de son ennemi ne lui permet pas de faire cet exercice sans s’exposer aux coups de fusil, il se jette dans sa yole, espèce de petit bateau très plat et très léger, et il parcourt avec une extrême rapidité le canal assez encaissé pour le dérober à la vue de ceux qui le poursuivent ; bientôt il reparaît, vous lance un coup de fusil, et disparaît à l’instant, souvent même avant que vous ayez le temps de riposter. Nous étudierons de près ces chasses à l’homme, impitoyables et meurtrières, qui aboutiront à l’extermination de tout un peuple.

Depuis la Révolution, l’aspect de la contrée que nous venons de parcourir s’est modifié. Les bois ont diminué d’étendue. Les genêts, qui souvent dépassaient la taille d’un homme, ont reculé devant les cultures. Les chaussées, toutes droites, se sont multipliées, « voies de pénétration, a-t-on remarqué, qu’on dirait tracées par un conquérant pour assurer sa conquête ». Cette conquête n’a jamais été achevée dans les âmes ; le temps a fait néanmoins son œuvre, et le souvenir même, de la Grand’Guerre tend à s’effacer. Pour comprendre les raisons du soulèvement vendéen, il est donc nécessaire de saisir maintenant l’état d’esprit de la génération qui, en Vendée, préféra la mort au reniement de sa foi.

 

 

Aux yeux du sceptique et de tous ceux qui se targuent de libéralisme, le Vendéen de 1793 passe volontiers pour un fanatique obtus, incapable de comprendre les aspirations modernes, et porté à massacrer le mécréant avec une férocité comparable – en sens inverse – à celle du jacobin exterminant le contre-révolutionnaire.

Or, appliquée au Dieu des chrétiens, cette opinion d’apparence impartiale est une simple erreur. Non, le Dien des Vendéens n’avait pas soif de sang.

Dût-on faire crier au paradoxe, il faut affirmer que le caractère vendéen était de nature à se plier mieux que tout autre aux principes de liberté et d’égalité qui paraissaient devoir servir de fondements au nouvel ordre de choses.

L’homme qui vit de la culture du sol est l’homme libre par excellence : il ne dépend que de la nature et de lui-même. Le paysan vendéen avait parfaitement conscience de ce privilège. Pauvre, il avait la fierté de sa pauvreté et concevait une horreur invincible pour toute servitude. Fidèle jusqu’au bout à ceux qui lui inspiraient confiance, il ne donnait cette confiance qu’à son gré, et nul n’eût été capable de la lui imposer. Cette ombrageuse indépendance sera d’ailleurs l’une des causes de la dissolution des armées vendéennes au lendemain des combats : volontaires, n’obéissant qu’au chef de leur choix, les insurgés ne lui obéiront que jusqu’à l’heure où ils désireront revoir leur foyer et reprendre leur charrue.

On les a souvent représentés comme des troupeaux menés à la boucherie par d’égoïstes bergers. Rien de plus faux.

Certes, les prêtres exerçaient sur eux une action puissante, et ce n’est pas sans raison que M. de la Gorce observait récemment que les ordres religieux créés à Saint-Laurent-sur-Sèvre, aux confins de l’Anjou et du Poitou, par le bienheureux Grignon de Montfort, eurent sur le soulèvement vendéen une influence presque déterminante : les pays où les Missionnaires de Marie et les Filles de la Sagesse établirent, au XVIIIe siècle, leurs maisons et exercèrent leur ministère, sont ceux où la contre-révolution fut la plus ardente. Mais cette contre-révolution fut le choc de deux religions, ou plutôt le choc de la religion catholique et de l’irréligion révolutionnaire, et non une lutte d’influences personnelles.

Les prêtres ne furent suivis par les paysans que dans la mesure où ils représentaient l’orthodoxie : la preuve en est dans la désaffection qui frappa aussitôt ceux qui obéirent aux hommes, et non plus à Dieu, en se ralliant à la Constitution civile du clergé. « Ces missionnaires, écrivait, le 5 juin 1791, le directoire de Maine-et-Loire au directoire de Vendée, ces missionnaires sont vénérés comme des saints. » Voilà pourquoi ils furent écoutés. S’il en eût été autrement, si elle se fût battue pour des hommes et non pour Dieu, la Vendée n’eût point enfanté des légions de martyrs.

Il en fut de même pour la noblesse.

La noblesse vendéenne est étroitement unie au peuple. Pauvre, elle réside dans ses domaines, et le souffle délétère du philosophisme à la mode l’a à peine effleurée. Entre elle et le paysan, il n’y a aucune barrière, sinon celle du respect et de la reconnaissance pour les services rendus, respect et reconnaissance qui n’inspirent au supérieur aucune morgue et laissent à l’inférieur toute sa fierté.

Les châteaux étaient bâtis et meublés sans magnificence, raconte la marquise de la Rochejaquelein ; on ne voyait en général ni grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient sans faste et même avec une simplicité extrême. Quand leur rang ou leur fortune les avaient pour un peu de temps appelés hors de leur province, ils ne rapportaient pas dans le Bocage les mœurs et le ton de Paris ; leur plus grand luxe était la bonne chère, et leur seul amusement était la chasse. De tout temps, les gentilshommes poitevins ont été de célèbres chasseurs ; cet exercice et le genre de vie qu’ils menaient les accoutumaient à supporter la fatigue et à se passer facilement de toutes les recherches auxquelles les gens riches attachent communément du goût et même de l’importance. Ce qui dans d’autres régions sépare seigneurs et paysans contribue donc ici à les rapprocher. Il règne entre eux une sorte d’union inconnue ailleurs. Les propriétaires y afferment peu leurs terres ; ils partagent les productions avec le métayer qui les cultive ; chaque jour ils ont ainsi des intérêts communs et des relations qui supposent la confiance et la bonne foi. Comme les domaines sont très divisés et qu’une terre un peu considérable renferme vingt-cinq ou trente métairies, le seigneur entretient des communications habituelles avec les paysans qui habitent autour de son château ; il les traite paternellement, les visite souvent dans leurs métairies, cause avec eux de leur position, du sort de leur bétail, prend part à des accidents et à des malheurs qui lui portent aussi préjudice ; il va aux noces de leurs enfants et boit avec les convives. Le dimanche, on danse dans la cour du château, et les dames se mettent de la partie. Quand on chasse le sanglier ou le loup, le curé avertit les paysans au prône ; chacun prend son fusil et se rend avec joie au lieu assigné ; les chasseurs postent les tireurs, qui se conforment strictement à ce qu’on leur ordonne. Dans la suite, on les mena au combat de la même manière et avec la même docilité.

Un quart de siècle après la Révolution, quand l’illustre auteur de la Réforme sociale séjourna en Vendée, il y fut frappé par d’identiques harmonies. « Une conception nouvelle, écrit à ce sujet le comte d’Haussonville, était entrée alors dans l’esprit de Le Play : celle de familles exerçant, autour d’elles, sans privilèges d’aucune sorte, par la seule supériorité de la vie, des lumières et de l’exemple, un patronage moral accepté par tous ; et lorsque, plus tard, il fera de ce qu’il appelle les “autorités sociales” une des bases de ses projets de réforme, c’est à ces familles vendéennes qu’il pensera. » Vue exacte, à condition de ne point oublier que la plus complète indépendance s’alliait à une docilité dont elle faisait d’ailleurs toute la noblesse.

Jamais elle ne devint de la passivité, même à l’époque où l’existence des Vendéens, celle de leurs familles et de leur pays lui-même seront en jeu. « Ils obéissaient, a écrit le général Lamarque, mais d’amitié et avec une hauteur de sentiments qui semble être le contraire de l’obéissance. Ils acceptaient d’être dirigés, mais sans qu’on eût l’air de leur imposer sa volonté ; l’apparence du commandement les révolte... Nul pays n’est plus propre à devenir une république. » Sous le plus paternel des régimes, les Vendéens avaient, en effet, des mœurs républicaines, ce mot étant pris dans son sens le plus noble ; et s’ils devinrent tout de même les plus dangereux ennemis de la Révolution, ce fut qu’une intolérable tyrannie, – destructrice des belles espérances de 89, – les força à prendre les armes.

Nous allons nous en rendre compte en étudiant les causes immédiates de la guerre civile.

 

 

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II

 

LES CAUSES DE LA GRANDE GUERRE – L’OPPRESSION ANTIRELIGIEUSE

 

(1789-1792)

 

Les assemblées provinciales et les réformes. – La Vendée et le mouvement de 1789. – La Grand’Peur. – Le clergé patriote. – La vente des biens eccksiastilp1cs. – La loi du serment (janvier 1791). – Pas d’intrus ! – Tyrannie des administrations bourgeoises. – L’abstention électorale. – Les Amis de la Constitution. – Les deux camps. – Premières émeutes. – La loi martiale à Saint-Christophe-du-Ligneron (1er mai 1791). – Pichard du Page et les modérés du directoire départemental. – Le culte privé. – Intolérance des clubistes. – Dragonnades jacobines. – Résistances des municipalités catholiques. – La mission de Gallot, de Gensonné et de Dumouriez (juillet 1791). – L’audience de Chatillon (2 et 3 septembre). – Pour la liberté de conscience. – La chasse aux pèlerins (août 1791). – Patience vendéenne. – Adresse au roi (février 1792). – Le dépouillement des églises. – Une campagne de pétitions (avril 1792). – Les arrestations de la Poitevinière (8 mai). – Triomphe jacobin (juin). – Abandon du terrain constitutionnel.

 

Depuis 1787, la Vendée suivait avec satisfaction les travaux des assemblées provinciales créées par le roi. Ses commissaires, – des évêques, comme celui de Poitiers, M. de Saint-Aulaire, président de l’Assemblée provinciale du Poitou, zélé réformateur qui plus tard, le 4 janvier 1791, refusera le serment en lançant à ses collègues de la Constituante ce cri de douleur arrêté par le tumulte : « J’ai soixante-dix ans, et j’en ai passé trente-cinq dans l’épiscopat, où j’ai fait tout le bien qui était en mon pouvoir. Accablé d’années et d’infirmités, je ne veux pas déshonorer ma vieillesse, je ne veux pas prêter un serment qui... » ; des prêtres, comme le chanoine angevin Burgevin, dont la compétence d’agriculteur était indiscutable ; des nobles, comme le comte d’Autichamp, père de deux futurs chefs de l’insurrection ; comme le baron de Menou, qui, dès le 25 juin 1789, se réunira au tiers état avec le duc de Luynes et quarante-cinq autres aristocrates, avant de combattre l’insurrection vendéenne dans les rangs de l’armée révolutionnaire ; comme M. de Boylève de la Maurouzière, qui mourra dans les caves de Douai en frimaire an II, après avoir été l’âme de la Commission intermédiaire de l’Assemblée provinciale d’Anjou et s’être adonné avec une débordante activité à toutes les questions de finances et de bien public ; des bourgeois, comme Victor Bodi, recteur de l’Université d’Angers, l’un des plus célèbres avocats de la province, futur membre du Conseil supérieur de l’armée vendéenne, ce qui le conduira sur l’échafaud le 30 octobre 1793, – tous ces hommes avaient cherché à améliorer le sort du peuple, défendu ses intérêts avec une ombrageuse indépendance, et accompli dans leur province une véritable révolution intérieure autorisant tous les espoirs.

Les privilégiés avaient, à l’avance, infirmé les haineuses accusations des faux amis du peuple en signant et en travaillant à faire prévaloir des déclarations analogues à celle du Bureau de l’impôt de l’Assemblée générale de la Généralité de Tours : « Il est un principe certain, c’est que toute dispense ou exemption de la loi est destructive de la loi, et, par une conséquence aussi véritable que ce principe, souverainement injuste... En matière de finance, tout privilège d’exemption pèse nécessairement sur tous les autres... Ceux même qui les possèdent (ces privilèges) ne devraient-ils pas être les premiers à les sacrifier au bien général ? »

Ils ne s’étaient point bornés à des déclarations de principes. Ils avaient réalisé d’importantes réformes pratiques : ainsi, l’état déplorable des voies de communication, dû à l’insuffisance de la corvée, étant l’une des principales causes de la stagnation des affaires, ils s’étaient ingéniés à y porter remède. En 1788, les routes étaient mises à l’entretien et réparées sur une longueur de deux cent vingt-neuf mille huit cent vingt-neuf toises ; elles étaient créées de toutes pièces sur une longueur de onze mille quatre cent trente-cinq toises, et préparées par des travaux de terrassement d’une longueur de dix-sept mille trois cent quarante toises. En 1789, cent quatre-vingt mille autres toises étaient construites ou en cours d’achèvement. La généreuse et harmonieuse collaboration de tous assurait, dans la paix, le progrès social...

 

 

En 1789, l’anarchie savamment préparée menaçait l’État des pires bouleversements, et les promoteurs des réformes ne s’y trompaient point ; témoin cet avis que la Commission intermédiaire du Poitou transmit à ses bureaux d’élection dans les derniers mois de l’année, alors que déjà l’Assemblée nationale n’avait répudié la souveraineté royale que pour tomber sous la dépendance servile des factions : « Quand tous les pouvoirs sont confondus, anéantis, quand la force publique est nulle, quand tous les liens sont rompus, quand tout individu se croit affranchi de toute espèce de devoirs, quand l’autorité n’ose plus se montrer et que c’est un crime d’en avoir été revêtu, quel effet peut-on attendre de nos efforts pour rétablir l’ordre ? »

Mais cet effroi des plus clairvoyants ne gagnait point encore l’ensemble du pays, et l’on peut dire que la Vendée de 1789 ne nourrissait pas de préventions contre les idées nouvelles, ni même contre les politiciens qui commençaient à en jouer.

Ses cahiers ne renferment rien de particulièrement réactionnaire. L’ère de liberté et de fraternité qui semble s’ouvrir est applaudie par les fiers paysans que nous connaissons. Le tiers état nomma des députés qui seront, comme La Révellière-Lépeaux et les deux Goupilleau, d’ardents jacobins. Parmi les représentants de la noblesse, se trou va le comte de Dieusie, nommé en 1787 procureur-syndic de l’Assemblée provinciale d’Anjou, auteur (en 1788) des Réflexions sur la prochaine tenue des états généraux, où il saluait avec enthousiasme la révolution prochaine, membre, en 1789, de la gauche de la Constituante, puis président du Directoire départemental de Maine-et-Loire, puis guillotiné en 1794, la présence de son fils dans les rangs de l’armée vendéenne l’ayant rendu suspect... Le clergé, – fait éminemment significatif, – émit des suffrages aussi démocratiques que partout ailleurs : les évêques de Luçon et de Poitiers ne furent élus que parmi les derniers ; et l’on sait qu’à Versailles, le 13 juin 1789, ce seront les curés poitevins qui, en se ralliant au tiers insurgé, donneront le signal de la fusion des ordres. De telle sorte que « la province qui combattrait le plus la Révolution, M. de la Gorce l’observait naguère, fut celle qui, au début, contribua le plus à la fixer ».

Ce n’est point qu’à cette époque idyllique les bourgeois qui, dans les villes, travaillaient à se rendre maîtres du gouvernement populaire, n’eussent un peu forcé les habitants à épouser leurs vues : la Vendée connut ces modèles de cahiers et ces brochures subversives qui faisaient partie du plan de campagne dont on a de nos jours dévoilé les astucieux secrets. Mais on se laissait, en somme, entraîner de bonne grâce, sans prévoir que c’était à d’effroyables abîmes.

Les évènements de juillet auraient pu dessiller les yeux. La Grand’Peur illumina l’horizon d’éclairs ne présageant que trop la tempête. Dans toutes les paroisses vendéennes, de mystérieux messagers annoncèrent que les ennemis, débarqués sur les côtes, remontaient la Loire à marches forcées pour dévaster le pays. À Chemillé, on disait qu’ils avaient occupé Cholet ; à Cholet, qu’ils s’étaient rendus maîtres de Chemillé. « À Saint-Lambert-du-Lattay, écrit le curé Conin dans ses Chroniques, le jour de la Magdeleine, courut le bruit que des brigands fauchaient les blés, pillaient, saccageaient, brûlaient tout. Un courrier passa rapidement dans le bourg disant que les Polonais étaient débarqués aux Sables-d’Olonne, qu’ils mettaient tout à feu et à sang. Les femmes et les enfants, au bruit du tocsin qui ne cessa toute la demi-journée, accoururent au bourg comme les hommes. La plupart voulaient fuir... MM. Dailleux et Gauthier montent à cheval et partent à Chemillé. Bientôt ils revinrent ventre à terre, disant que tout était perdu, et que deux hommes leur avaient dit que l’armée de la mer était à Chemillé, qui était en feu. La femme de Dailleux fit d’amers reproches à son mari sur ce qu’il n’avait pas été jusqu’à Chemillé pour s’assurer du fait :

« – Tu n’es qu’un lâche, lui dit-elle. Donne-moi ton sabre pour que j’aille l’aiguiser et que je te donne du courage ! »

Un autre témoin, Boutillier de Saint-André, raconte une scène non moins pittoresque qui se passa le même jour à Mortagne : « Nous étions ce jour-là réunis en famille dans le cabinet de mon père... Il était 9 heures du soir, et ma mère, suivant un pieux et ancien usage, faisait à haute voix la prière. Nous la répétions avec elle... Nous fûmes tout à coup tirés de notre contention religieuse et nos voix furent interrompues par un coup qu’on frappa dans le contrevent... C’était Champagne, le palefrenier de notre oncle de la Chèze, que son maître envoyait de Roussay pour nous prévenir de l’arrivée prochaine des Anglais. Cette absurde nouvelle fut bientôt répandue dans toute la ville de Mortagne. Chacun y crut : on sonna le tocsin, et tous les hommes s’armèrent de faux et on illumina les fenêtres ; nous ne nous couchâmes pas, et nous attendîmes avec grande anxiété la venue du jour. Mon père était alors maire, et à ce titre il reçut vers minuit deux députés de Cholet qui venaient demander du secours. Ils étaient armés jusqu’aux dents. Ils portaient déjà des cocardes tricolores et faisaient de grands gestes. Ils soutenaient que les Anglais arrivaient et qu’ils n’étaient qu’à quelques lieues de Cholet, et qu’ils massacraient sans pitié les hommes, les femmes et les enfants. Cependant le jour parut, mon père revint. Chacun rentra chez soi bien rassuré. On eut honte de s’être laissé effrayer par une fausse nouvelle ; mais le coup était fait : le peuple était armé, et tout se disposait à la révolution. »

Le peuple vendéen saurait bientôt se servir de ses armes pour des fins tout opposées à celles qu’avait envisagées certain club du Palais-Royal. En attendant, il continuait à suivre le mouvement. Les curés bénissaient des drapeaux aux couleurs de la nation qu’avaient brodés de nobles châtelaines ; ils ne dédaignaient pas de se parer de rubans tricolores. De Bonchamps, de la Rochejaquelein, d’Elbée, s’affirmaient « bons patriotes » ; d’Elbée, conjointement avec trois chanoines et quatre-vingts habitants de Beaupréau, envoya même, le 20 juillet, à la municipalité d’Angers, une adresse dont les signataires offraient d’aller au premier signal porter secours, « jusqu’au dernier soupir, à leurs illustres et immortels représentants ». Ces représentants, ces augustes représentants de la nation, comme disait dans un mandement du 22 août l’évêque d’Angers, s’étaient mis, hélas ! à la remorque des sanglants émeutiers du l4 juillet ; mais le recrutement des milices nationales vendéennes n’en fut point entravé, et le capitaine Gabriel Baudry d’Asson, qui un an après sera l’un des premiers chefs de l’insurrection, en devenait, à Fontenay-le-Comte, major général.

La Vendée serait-elle donc l’un des boulevards du jacobinisme ? On put le croire encore en 1791, lors de l’application de la loi qui dépouillait une première fois de ses biens l’Église de France. Les inventaires n’y donnèrent point lieu à des scènes de violence telles que celles dont nous avons été nous-mêmes témoins ou acteurs. Les immeubles ecclésiastiques y furent vendus sans obstruction, et l’on vit des aristocrates, voire un Bonchamps, un d’Elbée, un de Colbert (le maître de Stofflet), signer des soumissions. En 1791, sur vingt-huit millions de biens nationaux à vendre dans le département de la Vendée, on en vendit pour vingt millions. Certains articles de la Constitution civile étaient bien de nature à alarmer les consciences ; mais on en ignorait le sens exact, et l’on espérait encore que tout s’arrangerait entre le Gouvernement et l’Église.

Vraiment, Ernest Renan a eu raison d’écrire qu’au début de la Révolution l’admirable bonne volonté du peuple de France devait permettre d’installer sans violence le régime nouveau. Pourquoi cette bonne volonté fut-elle tout à coup tournée vers la plus atroce des guerres ? C’est qu’il y a, pour l’obéissance chrétienne, des limites infranchissables, et que le jacobinisme, au mépris des principes que la Constituante avait elle-même proclamés à la face du monde, prétendit les violer. Ce furent les Vendéens, et non pas leurs persécuteurs, qui désormais combattirent jusqu’à la mort pour la liberté.

 

 

La loi du serment, promulguée en janvier 1791, portait d’outrageantes atteintes à la liberté de conscience. « Si vous approuvez ces décrets, avait écrit le pape à Louis XVI le 16 juillet 1790, par là même vous entraînerez dans l’erreur votre nation entière, vous précipiterez votre royaume dans le schisme et peut-être dans une cruelle guerre de religion. » Or les jansénistes, les protestants et les libres penseurs de l’Assemblée s’obstinèrent à ne tenir aucun compte des droits sacrés de l’autorité spirituelle et décidèrent d’employer, pour forcer l’adhésion du clergé à leur nouvelle religion d’État, des moyens plus coercitifs que ceux qu’avait jamais employés la monarchie absolue contre les dissidents.

L’Église de France, on le sait, refusa dans son ensemble de rendre à César ce qui était à Dieu. En Vendée, beaucoup de prêtres acceptèrent sans doute le serment, mais avec la restriction capitale qu’y mirent ceux de Fontenay-le-Comte : « Je jure d’accepter la Constitution, excepté dans les choses qui dépendent de l’autorité spirituelle. » Finalement, les trois quarts des curés et des vicaires prononcèrent le non possumus, et durent en conséquence être remplacés par des jureurs.

Ce ne fut qu’un seul cri dans les pays qui s’appelleront la Vendée militaire : Nous ne voulons pas des intrus ! La guerre civile devenait inévitable.

Les bourgeois des administrations départementales qui, obtempérant aux mots d’ordre des sociétés des Amis de la Constitution, avaient perdu tout contact avec l’âme populaire, s’imaginèrent que rien désormais ne pourrait leur résister. « Nous voyons que le serment à prêter par les prêtres et le refus de plusieurs d’entre eux à s’y conformer agitent les habitants des campagnes, écrivit le 25 janvier au ministre de l’Intérieur le directoire de Loire-Inférieure, département où les jureurs furent du reste un contre huit. On remarque des attroupements qui pourraient devenir inquiétants si nous ne disposons d’une force capable d’en imposer. Nous vous prions de nous expédier le plus tôt possible un régiment de troupes de ligne. » À ces dragonnades d’un nouveau genre, les fonctionnaires joignirent d’injurieux arrêtés contre les brefs du pape et les circulaires des évêques : le procureur-général-syndic Delaunay avait dénoncé le bref pontifical, alors distribué en Vendée, comme « attentatoire à l’autorité souveraine de la nation, faux, incendiaire, contenant des maximes erronées, dangereuses et anticonstitutionnelles... »

Les Vendéens n’étaient pas hommes, précisément, à se prosterner devant une Constitution qui méconnaissait à ce point leurs droits, et l’un d’eux exprima bien leur pensée dans cette lettre écrite au maire de Mélay, paroisse voisine de Chemillé, où la loi schismatique du 27 novembre allait être proclamée : « Messieurs de la municipalité, la misère nous tourmente de tous côtés... Nous n’avions de consolation que la religion, et on veut nous l’ôter... Nous sommes au désespoir et décidés à nous venger... Nous mettrons le feu à commencer par la Bouchetière et chez maître Grégoire. Il faut détruire ceux qui sont contre la religion. C’est la religion que nous voulons défendre au péril de notre vie. Je vous trace cela avec de l’encre ; mais mon sang le prouvera quand il sera à propos. Adieu ! Je vous avertis. »

Le sang bouillonnait en effet dans les veines vendéennes. Dans les districts de Cholet et de Châtillon, on décide d’empêcher par tous les moyens la prestation du serment. À Maulévrier, dans la cour du château de M. de Colbert, des canons bourrés à mitraille sont dirigés vers la route de Cholet, par où doit venir la force armée chargée d’imposer le fatal serment. EL trois à quatre cents gars armés de piques, de faux et de fourches, refusent d’écouter leur vieux curé Tharreau, qui leur prêche l’apaisement. Seule, l’inaction des autorités administra Lives, qui n’osent plus intervenir, les disperse. Maintes municipalités déplorent d’ailleurs le rôle qu’on leur fait jouer au nom de la liberté des cultes et de la justice ; elles supplient l’Assemblée nationale de ne point priver leurs concitoyens de leurs vrais consolateurs et des instruments précieux de leur salut.

À défaut des élus du peuple, les politiciens, qui prétendent le représenter seuls en leur qualité de bons patriotes, poursuivent le siège des consciences. La Société ambulante des Amis de la Constitution, – exécutrice des ordres jacobins, – s’installe en souveraine à Nantes, à Angers, à Cholet, à Niort, aux Sables-d’Olonne. Sous l’inspiration d’un de ces fanatiques haineux qui s’imaginaient exercer le magistère de la Raison, Mercier du Rocher, ses principaux agents se réunirent au château de l’Oie, en plein Bocage vendéen, resserrèrent les liens de leurs clubs avec le club central de Paris, et écrivirent aux habitants des campagnes une adresse où ils stigmatisaient « le travail perfide des prêtres ».

Le résultat d’une semblable pression fut de dissiper les dernières illusions libérales et d’exaspérer les réfractaires.

Bien que les évêques de Poitiers et de Luçon, de Nantes et de la Rochelle, se tinssent sur une réserve, imitée par la noblesse, qui rend évidente la spontanéité populaire de la résistance, les élections des intrus fut pour la cause des Amis de la Constitution un évident désastre.

À Saint-Maixent, où devait résider le nouvel évêque des Deux-Sèvres, le député Jallet, naguère si zélé, refusa la mitre. Le chanoine Menigoutte, élu à sa place, s’enfuit comme un malfaiteur au bout d’un mois de tergiversations et dérouta toutes les recherches. Mestadier, troisième élu, devait se retirer en 1795 pour exercer le notariat... À Angers fut élu le curé Pelletier, qui devait démissionner en 1793, en déclarant que depuis trente ans il n’avait pour seule loi que la religion naturelle. À Nantes, l’ex-religieux Minée devait finir, plus misérablement encore, dans le mariage et une boutique d’épicerie. À Fontenay, le Père Servant, nommé par soixante-dix-huit voix seulement sur cent soixante-treize votants et quatre cent soixante et onze électeurs, ne voulut pas devenir évêque de Vendée. Rodrigue, qui réunit cinquante-sept suffrages sur cent neuf votants (chiffre qui indiquait près des quatre cinquièmes d’abstentions), Rodrigue devait aussi abdiquer et défroquer en 1793. Si la répulsion des Vendéens pour de pareils personnages avait besoin de justifications, elles ne seraient donc pas difficiles à trouver.

Les élections curiales eurent des résultats plus significatifs encore, car le corps électoral était, cette fois, le peuple lui-même.

Les électeurs refusèrent en masse de venir aux assemblées, et nombre de prêtres, qu’une poignée de politiciens avait nommés, se dérobèrent. Dans le district de Machecoul, par exemple, tel fut le cas de douze élus sur treize. Dans le district de Vihiers, sur vingt-cinq cures vacantes, on n’arriva, à force de scrutins, qu’à en pourvoir quinze, et sept élus déclinèrent les honneurs déshonorants qu’on leur proposait.

C’est qu’il était dangereux pour les prêtres de forfaire à leurs devoirs : ils cessaient aussitôt d’être considérés comme inviolables, et on en vit attaqués à coups de fusil.

La Vendée se divisait donc en deux camps ennemis : d’un côté, les fonctionnaires et les bourgeois, qui s’étaient emparés du pouvoir ; de l’autre, les masses populaires, qui repoussaient la servitude religieuse.

Bientôt éclatèrent, dans le Marais, de violentes émeutes qui furent les véritables préludes de la guerre civile.

 

 

La Société ambulante des Amis de la Constitution, avec son insolente audace, avait résolu de fonder à Apremont un club des vrais amis de la Constitution, affilié à la société mère de Paris. Le vicaire assermenté Miracle fournit son concours et fit appel publiquement aux adhérents, du haut de la chaire, à la messe du lundi de Pâques. Le juge de paix Merlet, nommé président de la nouvelle société, osa accoster plusieurs paysans à l’issue de la grand’messe et les inviter à venir assister à la séance qui aurait lieu après les vêpres. C’en était trop ! Merlet est aussitôt entouré d’une foule menaçante.

« Vous voulez chasser notre curé, lui crie-t-on ; c’est un brave homme, nous ne voulons pas qu’il s’en aille. Toute la matinée il a pleuré dans son confessionnal. »

Le curé Riou, après avoir prêté serment, s’était en effet rétracté pour tout ce qui concernait le spirituel, et il pleurait maintenant la faute commise. Ses paroissiens compatissants s’apprêtaient à punir ceux qui l’avaient entraîné dans ce scandale. Après les vêpres, ils poursuivirent à coups de faux et de fourches les officiers municipaux et les gardes nationaux, puis ils conduisirent brutalement chez le curé le vicaire assermenté en le menaçant de le chasser de la paroisse s’il ne se rétractait pas à son tour. Quatre patriotes ayant projeté, paraît-il, l’assassinat du curé, les paysans résolurent de monter la garde nuit et jour autour du presbytère.

Sur ces entrefaites, à cinq lieues de là, éclatait l’échauffourée de Saint-Christophe-du-Ligneron, Là, les gros électeurs du bourg allaient, disait-on, nommer un maire patriote et chasser le vieux curé Foucher, alors mourant. Au sortir de la messe, les gardes nationaux qui venaient occuper l’église pour l’élection furent insultés et maltraités. Le tocsin appela à la rescousse les villageois des paroisses voisines, qui accoururent de toutes parts et obligèrent la gendarmerie à se barricader dans la maison de l’ancien maire Bouvier. Le district de Challans, prévenu aussitôt de l’émeute, fit de suite converger vers Saint-Christophe les gardes nationales de toutes les villes voisines, ainsi que des détachements de Dragons-Conti et de Royal-Lorraine-Cavalerie. Ils arrivèrent sur les lieux dans la nuit du 1er mai, déployèrent le drapeau rouge de la loi martiale et ramenèrent prisonniers une dizaine de paysans, instigateurs des troubles. Assaillis alors par une bande de villageois armés de faux, les gendarmes tirèrent à bout portant, tuèrent quatre hommes et en blessèrent d’autres. L’un d’eux, le paysan Guillon, couvert de blessures, continuait à se battre :

« Rends-toi ! lui cria-t-on.

– Rends-moi mon Dieu ! » répondit-il.

Et il expira...

La guerre de Vendée était ouverte.

 

 

Les évènements dont on vient d’esquisser deux épisodes eurent un retentissement considérable.

En Vendée, ils inspirèrent une crainte, malheureusement peu salutaire, mais fort vive, aux autorités administratives ; à Challans fut constitué une sorte de camp où trois cents soldats arrivèrent de Nantes avec des munitions de guerre. L’état de siège était désormais nécessaire, pensait-on, pour maintenir un régime basé sur la liberté.

Cependant la révolte des consciences n’était pas particulière à la Vendée, et la majorité des constituants comprit qu’il était temps, sous peine d’être elle-même brisée, de desserrer un peu les liens légaux à l’aide desquels elle consentait à étrangler le catholicisme. Le 7 mai 1791, à la demande de jureurs comme Talleyrand et Sieyès, elle – laissa donc aux insermentés le droit de dire la messe dans les églises paroissiales ; quant aux édifices consacrés à un culte religieux par les sociétés particulières et portant l’inscription légale, ils ne seraient fermés qu’aussitôt qu’il aurait été fait quelque discours contenant des provocations contre la constitution civile du clergé.

Cette modération, – toute relative, on le voit, et d’ailleurs fort insidieuse, car elle engageait les prêtres fidèles à exercer leur ministère dans les mêmes églises que les schismatiques, – cette modération était représentée en Vendée par le procureur-général-syndic Pichard du Page. Cet ancien maire de Fontenay était le type de l’honnête voltairien qui pensait pouvoir arrêter toujours les excès grâce aux séductions de son esprit, et qui, ne voulant le mal de personne et croyant à la bonne foi de tous, allait au-devant des pires désillusions. Il avait acheté pour quatre-vingt mille francs de biens nationaux, opération avantageuse qui légitimait d’avance, à son égard, les pires spoliations. Il avait offert à l’évêque constitutionnel Servant l’argent nécessaire aux frais de son sacre, favorisant ainsi, dans ses causes les plus profondes, l’explosion de la guerre civile. Et le directoire départemental comptait plusieurs de ces tièdes libéraux que guettaient, à brève échéance, la proscription et l’échafaud.

Quoi qu’il en soit, Pichard du Page voulait arrêter l’effusion du sang et vint, dans ce but louable, à Saint-Christophe et à Apremont. Son habile éloquence calma les esprits. Il reprocha leurs provocations aux « Amis » trop zélés de la Constitution. Ayant appris que la veille de l’Ascension vingt gardes nationaux du département voisin avaient envahi nuitamment le couvent des missionnaires de Saint-Laurent-sur-Sèvre, emporté au hasard lettres, papiers et brochures, saccagé la maison, vidé les bouteilles et souffleté les religieux, qu’ils avaient entraînés ensuite au milieu des injures à Cholet et à Angers, le procureur-général-syndic protesta contre ces illégalités : il méprisait au fond, autant que les jacobins, le fanatisme superstitieux des missionnaires ; mais il jugeait inopportun de les persécuter ainsi. Les décrets du 7 mai lui plaisaient davantage, et il usa de son influence pour en assurer l’application.

La paix allait-elle renaître ? Les non-conformistes se contenteraient-ils de célébrer dans des locaux privés un culte qui tenait à toutes les fibres de leurs âmes et qui, depuis saint Louis, depuis Clovis, était le culte national ? Cet accommodement à une injustice pourtant si criante aurait sans doute permis d’attendre des temps meilleurs, si les politiciens sans foi qui s’étaient attribué le monopole du culte public n’avaient poussé l’intolérance jusqu’à la plus odieuse tyrannie, et si les textes de loi, les « feuilles de papier » dont parlait Mallet du Pan, n’avaient été emportés par la tempête.

Le 9 mai, les Amis de la Constitution de Nantes avaient adressé au directoire départemental une pétition où ils sollicitaient une loi prompte et générale pour l’éloignement des curés réfractaires.... seul moyen de prévenir l’effusion du sang. Le directoire se rallia, naturellement, à ces vues et signa un arrêté dont il importe de reproduire les passages suivants : « Les curés et les autres fonctionnaires publics qui n’auront pas prêté le serment prescrit se tiendront pour avertis, par la publication du présent, que leur propre sûreté et celle des citoyens en général exigent impérieusement leur éloignement des lieux où ils vont être remplacés par d’autres fonctionnaires avoués par la loi ; que s’ils ne se retiraient pas, ce serait de leur part s’exposer à répondre des évènements fâcheux auxquels leurs actions, leurs discours, ou même leur présence pourraient donner lieu. Qu’en conséquence.... la veille ou la surveille du jour où leur remplacement devra s’effectuer, ils seront tenus de déférer à la dite réquisition ; leur déclarant que, dans tous les cas où il s’élèverait, au moment du remplacement, quelque émeute ou quelque sédition, le salut du peuple et l’intérêt commun commanderaient de s’assurer de leur personne comme otage de la tranquillité publique... » En d’autres termes, tout était désormais permis contre les prêtres fidèles, et toute violence exercée à leur égard leur serait imputée à crime.

En conséquence, des dragons allèrent imposer les intrus aux populations. Toutes les chapelles furent interdites aux réfractaires. Bien plus, dans la Loire-Inférieure comme dans le Maine-et-Loire, les réfractaires reçurent l’ordre de se rendre au chef-lieu pour y demeurer sous la surveillance des corps administratifs ; ils y furent internés, même en l’absence de dénonciations contre eux. Un décret fut en outre demandé à l’Assemblée nationale, qui expulsât du royaume tous les ecclésiastiques (insermentés) non fonctionnaires, et même ceux qui l’étaient au fur et à mesure qu’ils pourraient être remplacés... C’est en vertu de semblables arrêtés que dix ecclésiastiques parfaitement inoffensifs furent arrivés à Machecoul et que des individus sans principes ni mœurs, comme le moine Coquille à Notre-Dame-de-Beaupréau, remplacèrent de vive force de vénérés pasteurs. C’était déjà, pour le clergé, le régime de la Terreur.

Les municipalités catholiques démissionnèrent de toutes parts. À Cholet, le président Chouteau, resté seul au directoire du district, en fut réduit à demander des troupes pour calmer l’agitation croissante. Les églises se vidèrent, et il fallut faire escorter les intrus afin de les protéger contre les huées. Certains commandants de gardes nationaux exagéraient encore les rigueurs prescrites : « Les lois sont douces et trop douces dans ces circonstances, écrivait celui de Cholet ; il faudrait trancher et militairement agir pour ramener l’ordre. » Ce butor alla saccager les couvents de Saint-Laurent-sur-Sèvre, opération qu’il annonça ainsi : « J’adresse au département deux gros mulotins et un très gros paquet de papiers incendiaires (catéchismes et instructions contre les intrus), dont on les a trouvés nantis. Je conviens que nous ne sommes pas trop dans la forme, mais le fond doit l’emporter... »

 

 

En juin, à la nouvelle de la fuite à Varennes, les proscriptions se généralisèrent ; les logis suspectés de cacher des réfractaires furent violés sans autorisation légale.

« C’est à la garde nationale de donner la loi, répondait-on aux plaignants, et non de la recevoir. »

Surexcitée par tant de vexations, l’indignation populaire parut, au début de juillet, prête à éclater. Effrayés de ses progrès, Pichard du Page et les administrateurs modérés du directoire vendéen supplièrent l’Assemblée nationale de leur envoyer un commissaire chargé de prévenir « les maux de l’anarchie ».

La Constituante leur expédia les jurisconsultes Gallois et Gensonné, suivis bientôt du général Dumouriez.

Eux aussi étaient des libéraux qui répugnaient aux violences et désiraient la paix. Mais ces « velléitaires » étaient aussi ondoyants dans leurs résolutions que les jacobins étaient résolus ; et ils étaient par là incapables de résister au courant qu’il était urgent d’endiguer.

Ils multiplièrent les harangues de tolérance et de liberté, mais ils changèrent quatre ou cinq fois d’orientation politique, selon que les clubs jacobins à la séance desquels ils assistaient se répandaient en diatribes plus ou moins furieuses ; et, finalement, ils refusèrent de faire droit aux pétitions qui réclamaient partout la liberté du culte, car « le parti de Rome, écrivait Dumouriez, ne s’en tiendrait pas à cette victoire ».

À Châtillon, les 2 et 3 septembre, ils entendirent les délégués des cinquante-six municipalités du district. « Toutes énonçaient le même vœu, rapportèrent les commissaires : celles dont les curés avaient été remplacés nous demandaient le retour de ces prêtres ; celles dont les curés non assermentés étaient encore en fonctions nous demandaient de les conserver. Nous ne sollicitons d’autre grâce, disaient unanimement (de nombreuses députations de villages), que d’avoir des prêtres en qui nous ayons confiance. Plusieurs d’entre eux attachaient même un si grand prix à cette faveur, qu’ils nous assuraient qu’ils payeraient volontiers, pour l’obtenir, le double de leurs impositions. » Il faut citer la suite : « Les mêmes hommes qu’on nous avait peints comme des furieux, sourds à toutes sortes de raisons, nous ont quittés l’âme remplie de paix et de bonheur, lorsque nous leur avons fait entendre qu’il était dans les principes de la Constitution nouvelle de respecter la liberté des consciences. Nous devons faire remarquer que, dans ce même district de Chatillon, troublé depuis longtemps par la différence des opinions religieuses, les impositions arriérées de 1789 et 1790, montant à plus de sept cent mille livres, ont été presque entièrement payées. »

Voilà qui suffirait à anéantir certaines calomnies toujours vivaces : les Vendéens ne réclamaient qu’une chose, la liberté religieuse, – ce qui est bien un « droit de l’homme », – et ils ne se seraient point insurgés, si les tyrans jacobins ne la leur avaient odieusement ravie.

 

 

De suprêmes violences les poussèrent au désespoir.

En août 1791, les paysans des Mauges affluèrent dans les lieux de pèlerinages : ils demandaient à la Vierge d’écarter d’eux la persécution, et pour cela d’éclairer le roi et les législateurs. Le 15 août, trois mille fidèles étaient ainsi rassemblés vers l’humble chapelle du bois de Bellefontaine, entre Cholet et Beaupréau ; précédées de cierges et de torches, les paroisses y affluaient en masses compactes. On priait pour le maintien de la religion catholique ; après avoir chanté le Salve Regina, les litanies, le rosaire, tous se retiraient en silence.

Or, dans la nuit du 20 au 21 août, tandis qu’un groupe de pèlerins regagnait Cholet par la lande de la Papinière, des gardes nationaux se précipitèrent sur lui et ramenèrent triomphants à la ville une trentaine de prisonniers. Le 22, le département de Maine – et-Loire ordonna la destruction du sanctuaire et l’arrestation des porteurs de cierges et de bannières. Le 23, un nouveau groupe de pèlerins fut dispersé vers Jallais à coups de crosses de fusil et de plats de sabre. Le 27, la chapelle était détruite et la statue miraculeuse portée par l’intrus de Cholet dans son église profanée. Des scènes analogues se produisirent à Notre-Dame-des-Gardes et à Notre-Dame-de-la-Charité, vers Saint-Laurent-de-la-Plaine.

Que restait-il à faire aux Vendéens, sinon à courir aux armes plutôt qu’à se déshonorer en abandonnant la cause de Dieu ?

 

 

Ils patientèrent pourtant encore un an et demi avant de proclamer la guerre sainte.

En septembre 1791, l’installation des intrus, la persécution des réfractaires et la démolition des sanctuaires les plus vénérés avaient frappé l’âme vendéenne d’une stupeur indignée qui la portait à la résistance, mais à une résistance encore négative. Elle perdait ses illusions de 1789 et se détachait du régime nouveau ; mais elle ne songeait pas encore à organiser l’insurrection.

Les élections à la Législative furent, à ce point de vue, caractéristiques. Sur les quatre cent soixante et onze délégués des assemblées primaires, trois cent dix-neuf seulement se dérangèrent pour la nomination des députés, et il n’y eut que deux cent quatre-vingt-dix-neuf votants. Ces derniers étaient de petits bourgeois voltairiens que la loi du serment civique ne gênait pas.

L’établissement de la Constitution nouvelle parut permettre de nouvelles espérances. Le roi, père du peuple, l’avait d’ailleurs sanctionnée et avait écrit, le 14 septembre, une proclamation à tous les Français où se lisaient ces phrases : « Le terme de la révolution est arrivé... Que toute idée d’intolérance soit donc écartée à jamais ; que les opinions religieuses ne soient plus une source de persécutions et de haines ; que chacun, en observant les lois, puisse pratiquer le culte auquel il est attaché. » S’il en était ainsi, si les Vendéens restaient libres de choisir leurs prêtres, la paix allait refleurir.

Or les jacobins ne l’entendaient pas ainsi. Le 6 novembre, sur les dénonciations du département de Maine-et-Loire, « des rassemblements de trois à quatre mille hommes armés, annonçaient les administrateurs, se livrent à tous les excès que produit le délire de la superstition. Partout les prêtres constitutionnels sont maltraités, assassinés jusqu’au pied des autels ». Sur d’aussi scélérates dénonciations, l’Assemblée nationale ordonna de nouvelles mesures contre les prêtres non assermentés, perturbateurs du repos public. En Vendée, ces mesures furent appliquées avant même d’être décrétées : comme, à Saint-Laurent-de-la-Plaine, la Vierge était apparue, racontait-on, sur les ruines du sanctuaire, le directoire de Saint-Florent-le-Vieil, considérant que, dans les processions qui s’y dirigeaient de nouveau, les prières qu’on y faisait, les hymnes qu’on y chantait avaient l’intention de rétablir les prêtres dans leur ancien état, arrêta de « réprimer, au besoin par la force, tous les attroupements de ce genre ». Un intrus fut installé dans l’église de Saint-Laurent-de-la-Plaine. Et lorsque le roi eut refusé de sanctionner le décret (du 29 novembre) qui frappait de déchéance tous les prêtres non assermentés, les privait de tout traitement et pension, les déclarait « réputés suspects de révolte contre la loi et de mauvaise intention contre la patrie, et comme tels plus particulièrement soumis à la surveillance de toutes les autorités constituées, n les directoires d’Angers et de Nantes se conformèrent au mot d’ordre que les sections de Paris vinrent alors signifier à la Législative, et ils considérèrent comme non avenu le veto royal.

Les prêtres vendéens non assermentés étaient désormais traités comme des malfaiteurs placés sous la surveillance de la police. Le Ier février, ceux de Maine-et-Loire reçurent l’ordre de se rendre à Angers et d’y fixer leur demeure dans la huitaine. C’était, disait l’arrêté, pour les placer, « sous la sauvegarde de la loi, à l’abri de toute insulte » ! Ils durent indiquer leur domicile à la municipalité et ne point s’éloigner de la ville de plus d’une demi-lieue, à peine d’être ramenés par la force publique ; quant à ceux qui restaient en fonctions dans leurs paroisses, ils étaient à l’avance déclarés responsables des troubles qui y éclateraient.

Sous le coup de pareilles injustices, les condamnés, – c’est le nom qui leur convient, – adressèrent « au meilleur des rois » une lettre de protestation où ils observaient que, loin de soulever le peuple, « il avait fallu et il fallait encore toute l’activité de leur zèle pour l’empêcher d’opposer une résistance active à l’oppression religieuse et aux scélérates calomnies des clubs ». – « Jusqu’ici, disaient-ils, nous avons contenu le peuple. Mais si on nous éloigne de lui, si on l’abandonne à l’indignation et au désespoir, qui peut calculer les excès auxquels il peut se porter ? Prévenez, Sire, prévenez de pareils malheurs, il en est temps encore. » Non, il n’en était plus temps, car le Gouvernement n’existait plus, sinon dans la haine des fanatiques qui réclamaient déjà, comme les administrateurs d’Angers, « la déportation des prêtres réfractaires hors du royaume. » En mai 1792, il y avait à Angers quatre cent huit prêtres internés, dont cinquante et un du pays des Mauges.

Pendant ce temps, on dépouillait les églises de leurs cloches et de leurs ornements sacrés. La Révellière-Lépeaux, le futur pontife des théophilanthropes, réunissait dans la chapelle de l’ancien chapitre de Beaupréau les Amis de la Constitution de la région, essayait d’établir des clubs et organisait des fêtes patriotiques.

À ces insultantes provocations, les catholiques ne répondirent encore que par des moyens constitutionnels. En avril, presque toutes les municipalités des districts de Savenay, de Clisson et d’Ancenis adhérèrent à une pétition qui démontrait l’illégalité de la conduite du directoire de Loire-Inférieure : « Nous voulons la paix, écrivaient les protestataires au président de l’Assemblée nationale ; mais le moyen de la conserver et de l’obtenir est d’observer et de faire observer la Constitution. Nous sommes décidés à en procurer l’exécution. »

Dans les Mauges, trente-quatre municipalités suivirent cet exemple et se firent représenter à cet effet dans le comité qui se réunit le 30 avril chez l’aubergiste Courbet, procureur de la commune de la Poitevinière. On y arrêta un programme tenant en ces trois articles : éloignement des prêtres constitutionnels imposés aux populations malgré elles et contrairement au droit d’élire et de choisir les ministres de leur culte reconnu à tous les citoyens par la Constitution du 13 septembre 1791 ; retour ou conservation des prêtres non assermentés réclamés par la presque unanimité des habitants des campagnes ; dissolution de ces sociétés de faux Amis de la Constitution qui, par leur fanatisme et leurs incessantes dénonciations, avaient la plus grande part dans les troubles du pays.

Rien de plus juste et d’ailleurs de plus légal. Mais qu’y avait-il de légitime pour les jacobins, en dehors de leur arbitraire ? Averti de la conspiration, le directoire d’Angers fit cerner, le 8 mai, par la gendarmerie l’auberge de la Poitevinière, où l’on trouva une vingtaine de convives. Huit d’entre eux furent internés au château d’Angers avant toute preuve de culpabilité, et l’on demanda à la Législative leur comparution devant la cour martiale d’Orléans. Les églises où se rassemblaient régulièrement les fidèles furent en outre fermées, et une nouvelle randonnée de gendarmes et de gardes nationaux poursuivit la capture des insermentés.

Loin de blâmer ces proscriptions, la Législative les légalisa par le décret du 27 mai. Considérant que ce serait compromettre le salut public que de regarder plus longtemps comme membres de la société des hommes qui cherchent évidemment à la dissoudre, ce décret portait que « lorsque vingt citoyens actifs du même canton sc réuniraient pour demander la déportation d’un ecclésiastique non sermenté, le directoire du département serait tenu de prononcer la déportation si l’avis du directoire du district était conforme à la pétition ».

Les jacobins triomphèrent. Autorisés à regarder les prêtres catholiques comme des malfaiteurs publics mis hors la loi et mûrs pour l’exil, ils signèrent des pétitions comme celle où l’ex-orateur Benaben, président des Amis de la Constitution et futur apologiste des noyades de Nantes, disait au directoire d’Angers :

« Séparez ces forcenés (les réfractaires) des honnêtes citoyens ! Enfermez-les... autant pour leur propre sûreté que pour la nôtre ! »

Cette sommation fut exécutée le 17 juin : au moment où les prêtres internés à Angers se rendaient à l’abbaye de Saint-Aubin pour l’appel quotidien, une bande de gardes nationaux se précipita sur eux et les emmena prisonniers au petit séminaire. Le directoire reconnut l’illégalité de cette expédition ; mais il la confirma par un arrêté (du 18 juin), dont l’impudence éclate dans ces lignes : « Considérant que, vu l’effervescence des esprits, la sûreté individuelle des particuliers détenus serait évidemment compromise s’ils étaient plus longtemps dans la ville, et que ce serait exposer les citoyens et gardes nationales à une seconde violation de la loi, extrémité... qu’il est du devoir du corps administratif de prévenir par tous les moyens possibles,... celui-ci invite les particuliers détenus dans la prison du petit séminaire à y demeurer sous la sauvegarde de la loi. Il leur sera fourni, à leurs frais, toutes les choses nécessaires à la vie. Et, pour plus grande sûreté de leurs personnes, le commandant de la garde nationale sera requis d’établir une garde... tant de jour que de nuit. »

Pour que la sanglante ironie de cette invitation fût complète, on autorisa les détenus à écrire aux personnes du dehors, mais en présence du commissaire de la municipalité ou du commandant du poste. Encore ce commandant, le sieur de Soland, refusa-t-il d’accorder cette faveur aux « scélérats » qui auraient pu, écrivait-il le 3 juillet, mettre ainsi en péril « les amis de la Liberté et de l’Égalité ».

Le terrain constitutionnel était donc semé de chausse-trapes : y rester plus longtemps n’eût été qu’une duperie. La question politique se mêlait d’ailleurs de plus en plus à la question religieuse.

Comment continuer à admettre un régime qui laissait insulter le roi dans son propre palais ? qui exigeait de tous le port de la cocarde nationale, signe d’adhésion à la révolution jacobine ? qui violait, dans un but trop clair, le secret des foyers en ordonnant la déclaration publique des armes et des munitions ? qui rétablissait la milice, malgré les doléances unanimes de 1789, en réquisitionnant pour sa défense tous les hommes valides ?

Le temps était arrivé de crier aux oppresseurs : Nous ne servirons pas ! « Nous avions un roi et des édits paternels qu’il nous donnait et des règlements sages, écrivait à Danton un Vendéen de Jallais, Lemercier ; nous avions des cours et des tribunaux de tous les degrés qui défendaient notre honneur et nos biens... Et, grâce à vos menées, à vos complots, à vos attentats,... nous n’avons plus rien qui nous protège et nous sommes livrés à toutes les horreurs de l’anarchie. Ah ! la patrie est morte, car le trône est tombé et la religion est éteinte. Vous avez des gendarmes que nous bravons, et nous prions à genoux, à mains jointes, pour la prompte fin d’un régime qui vous a donné le pouvoir. Vous le payerez cher ! Vous payerez le sang que vous avez versé. »

 

 

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III

 

LES DÉBUTS DE L’INSURRECTION

 

(Août 1792-mars 1793)

 

L’émeute de Moncoutant (19 août 1792) ; soulèvement du district de Châtillon. – La chasse aux prêtres. – La levée de trois cent mille hommes. – Le serment des conscrits (4 mars 1793). – Révolte des Mauges et du Poitou. – L’échauffourée de Saint-Florent-le-Vieil (12 mars). – Cathelineau, le Saint de l’Anjou. – La prise de Chemillé (13 mars 1793). – Le garde-chasse Stofflet. – La prise de Cholet (14 mars). – La victoire de Coron (16 mars). – D’Elbée et Bonchamps.

 

L’insurrection commença par le district de Châtillon, en août 1792. Ce ne fut d’abord qu’une émeute. À Moncoutant, des insermentés ayant osé célébrer la messe dans un champ voisin de cette petite ville, la municipalité menaça de s’en saisir. Aussitôt les paysans s’y portent armés de fusils, de faux et de bâtons, pillent l’hôtel de ville et la maison de l’administrateur départemental Puichaud, puis vont demander au chevalier Gabriel Baudry d’Asson de se mettre à leur tête et se dirigent vers Châtillon-sur-Sèvre. Ils sont de six à dix mille, venus d’une quarantaine de paroisses. La gendarmerie de Cholet les disperse ; mais le tocsin, qui sonne dans tous les clochers, les rallie et grossit leur nombre, et ils vont assiéger Bressuire. Là, ils se heurtent à une véritable armée de gendarmes, de gardes nationaux et de soldats réguliers. Le canon sème la panique dans leurs rangs ; deux cent vingt Vendéens sont massacrés, et la haine féroce des gardes nationaux se donne libre carrière. Des lambeaux de chair humaine sont arborés à l’extrémité des baïonnettes. « Un chef des Bleus, M. Balard, raconte le Journal de Guy Guerry, porta à l’Assemblée sa poche pleine d’oreilles... » Finalement, il y eut plus de trois cents victimes, dont une dizaine de patriotes.

La Terreur régna dans ce coin de Bocage. Cinquante-huit prisonniers furent menés à Angers. Les perquisitions se poursuivirent durant plus d’un mois : les paysans, épouvantés, abandonnèrent une première fois leurs villages.

Ils apprirent alors que les prêtres, jusque-là internés à Angers, étaient déportés en Espagne. Ceux qui avaient échappé aux poursuites étaient traqués par la gendarmerie. Pour en finir avec eux, le directoire des Deux-Sèvres réclamait une loi qui condamnât à la peine de mort tout ecclésiastique réfractaire qui serait trouvé sur le territoire de la République après le délai fixé, avec confiscation des biens du condamné, dont moitié serait attribuée au dénonciateur ; les mêmes peines de mort et de confiscation seraient également portées contre ceux qui auraient la lâcheté de donner asile aux prêtres réfractaires et de les recéler (19 décembre 1792).

La Convention devait adopter cette motion le 19 mars 1793. En attendant, elle supplicia Louis XVI et lança à la conscience populaire les plus exaspérants défis. Non contente d’écraser les âmes, elle prétendit encore disposer arbitrairement des corps et des biens. En Maine-et-Loire, la contribution foncière atteignit le quart, le tiers et même la moitié du revenu net : pour 1792, la cote mobilière de ce seul département portait une surtaxe de quatre cent quarante-deux mille livres, alors que le gouvernement révolutionnaire, en bouleversant l’ordre social, avait privé les artisans de leur travail. Et il fallait encore lui offrir son sang ! Il fallait renouveler ces levées dont on connaissait maintenant les résultats par les récits des volontaires revenus au pays : « Hâves, épuisés, en haillons souillés, honteux d’eux-mêmes, a écrit C. Port dans la Vendée angevine, ils racontent à tout venant les misères et les trahisons, les marches forcées, pieds nus, dans la nuit, dans la neige ; les longs mois sans abri, sans armes, sans vêtements, sans pain... Ainsi, en pleine ville, dans les cafés, dans les foires, aux veillées des campagnes, ils s’en vont prêchant, avidement écoutés... »

Pourtant, ce n’étaient point les souffrances de la vie des camps qui effrayaient les Vendéens : ils sauront le prouver. Mais comment consentir à s’enrôler en masse parmi ces milices de Bleus qui étaient les instruments des pires vexations endurées depuis deux années ? Voilà ce que leur demandait le décret du 24 février 1793 sur la levée de trois cent mille hommes. De dix-huit à quarante ans, tous les Français non mariés ou veufs sans enfants étaient mis en réquisition permanente ; tant que le chiffre de trois cent mille hommes ne serait pas atteint, « les citoyens seraient tenus de le compléter sans désemparer ». Les paysans, qui ne pouvaient payer de remplaçants, supporteraient la plus lourde charge, d’autant plus lourde qu’en étaient exemptés les administrateurs, procureurs, officiers municipaux, juges, commissaires nationaux, receveurs, c’est-à-dire les nouveaux privilégiés qui étaient justement leurs oppresseurs exécrés.

La nouvelle du décret parvint à Cholet le 2 mars, en plein marché. Ce fut un soulèvement d’horreur. On vit des jeunes gens, rassemblés dans les auberges, arborer la cocarde blanche et fouler aux pieds la cocarde tricolore. À l’auberge Babin, un menuisier s’écrie :

« Engageons-nous par serment à ne participer en quoi que ce soit à cette loi de recrutement ! »

Le serment est prêté, et bientôt se produit, avec la garde nationale, une sanglante collision : deux coulevrines amenées du château de Maulévrier sont déchargées sur la foule et font sept victimes.

La révolte des conscrits gagna comme un feu de poudre toutes les paroisses des Manges. Le tirage au sort, fixé au 12 mai, ne put s’opérer. Du côté de Gonnord et de Saint-Lambert-du-Lattay, se formaient des bandes de plusieurs centaines de paysans armés de fusils, d’instruments aratoires et de bâtons, prêts à précipiter le courant qui se dessinait. Les chefs, déjà, se révélaient : vers Chanzeaux, René Forest est couché en joue par le médecin patriote Godelier :

« Tire, lui cric froidement Forest ; mais, si tu manques ton coup, on ne te manquera pas ! »

Godelier fait feu, n’atteint personne, et tombe frappé à mort.

Mêmes scènes dans la Vendée poitevine, où le directoire des Sables avait eu l’audace d’appeler au chef-lieu du département, pour y résider, les parents d’émigrés et autres personnes qui, par leur conduite et leurs propos antirévolutionnaires, troublaient la tranquillité publique (25 février). Un camp fut établi à la Mothe-Achard pour cerner les réfractaires, qui s’emparèrent bientôt des chefs-lieux des trois districts de Challans, de Montaigu et de la Roche-sur-Yon. Dans les landes de Vallet, les bandes d’insurgés atteignirent rapidement trois à quatre mille.

Le sort en était jeté ; la Vendée tout entière prenait les armes pour défendre sa liberté et renverser en conséquence un Gouvernement qui ne pouvait engendrer que la tyrannie. « L’agitation qui bourdonnait alors dans le pays, a écrit le mémorialiste de Béjarry, ressemblait à celle d’une ruche, la veille du jour où doit en sortir un essaim. »

 

 

Le premier essaim régulier de l’armée vendéenne se forma dans les Mauges, à Saint-Florent-le-Vieil.

Là, le procureur-syndic Duval, qui avait proclamé la loi du recrutement, avait été terrassé à coups de soufflets. Le 12 mars, quatre mille hommes à cocardes blanches assiègent le district : ils prennent des canons qu’on braque et décharge sur eux, précipitent le commissaire du Gouvernement par-dessus le parapet du château de la Mauvoisinière, s’emparent du siège du district et en brûlent les papiers, puis regagnent par petites bandes leurs foyers.

Pour que l’insurrection ne se réduisît point à ces échauffourées sans lendemain et n’aboutît point à un immédiat écrasement, il lui fallait des chefs capables de l’organiser et de la conduire vers son but héroïque, surhumain.

Le premier, le plus représentatif, et à Lien des égards le plus grand, fut Jacques Cathelineau, le Saint de l’Anjou.

Fils d’un maçon du Pin-en-Mauges, cet homme de trente-quatre ans avait été élevé à la cure de la Chapelle-du-Genêt. Père de six enfants dès 1785, il gagnait la vie de sa famille en exerçant les fonctions de voiturier et de colporteur. Habile à parler et à écrire, d’une équité parfaite et d’un dévouement à toute épreuve, il jouissait d’ailleurs dans la région d’une grande influence et était souvent choisi pour arbitre dans les querelles de famille. « Tout le monde l’adorait », rapporte Mme de la Rochejaquelein. D’un tempérament ardent et d’une piété profonde, il avait fait partager aux habitants du pays son aversion clairvoyante pour les destructeurs de ce qu’il aimait le plus au monde. En 1791, il avait guidé des centaines de pèlerins aux sanctuaires du May et de Saint-Laurent-de-la-Plaine. Physiquement, cet homme robuste, dont le visage allongé, encadré de cheveux noirs, était empreint d’une intelligente distinction bien supérieure à sa condition, avait toutes les qualités utiles à un conducteur de foules. N’étant pas conscrit, puisqu’il était marié, il ne se trouvait pas le 12 mars à Saint-Florent ; mais il fut dès le lendemain mis au courant des évènements par son cousin Jean Blon, qu’il avait envoyé aux nouvelles. On lui annonça que l’ex-caporal Jean Perdriau, comme lui voiturier et marchand de tabac à la Poitevinière, avait déjà soulevé, au son du tocsin, les gars de son village et était parti vers Jallais pour attaquer le poste républicain.

À ce moment, Cathelineau, à demi nu, pétrissait le pain de sa famille dans le sombre réduit que l’on voit encore aujourd’hui non loin de l’église du Pin. Par une illumination soudaine, ce paysan comprend le grand devoir qui l’appelle. Il se dépâte les mains, prend ses vêtements et ses armes.

« Vois ces pauvres enfants, lui crie sa femme qui se jette éperdument à son cou, que vont-ils devenir ?

– Aie confiance, répond-il, Dieu, pour qui je vais combattre, en aura soin. »

Et il fait rassembler une vingtaine d’hommes sur la place du village. Il les harangue. « Chaque mot qu’il prononce est comme un trait enflammé qui pénètre les cœurs, a raconté le curé Cantiteau ; il est impossible de l’entendre sans entrer dans ses sentiments ; sa voix est comme un feu qui électrise tous ses auditeurs. Sans balancer, sans hésiter, ils se joignent à lui. » Ils vont d’abord à l’église, dont les portes sont rouvertes, tandis qu’on arrache le drapeau tricolore qui les scelle. Cathelineau s’offre à Dieu en holocauste et dit aux habitants qui l’ont suivi :

« Vous qui ne pouvez combattre, priez pour le succès de nos armes. »

Il a mis à sa boutonnière un Sacré-Cœur et suspendu un chapelet à son cou. Puis il part en donnant, d’un coup de pistolet, le signal de la guerre sainte.

En route, sa petite troupe, forte de vingt-sept hommes au départ, s’enfle plus rapidement que les ruisseaux du pays après l’orage. Quelques heures après, ils sont cinq cents, s’emparent du château de Jallais et du canon qu’il renferme. Puis ils marchent sur Chemillé, où ils arrivent à 5 heures du soir au nombre de deux mille.

Chemillé était défendu par une centaine de gardes nationaux. La vallée profonde de l’Hirôme s’opposait à l’agression des paysans. Sans désemparer, Cathelineau, rejoint par Perdriau, fléchit le genou, se signe, entonne le Vexilla Regis, puis lance ses gars à l’assaut. Son chapeau et la bride de son cheval sont coupés par un coup de sabre qui lui entame le front ; mais il crie :

« Enfants, à la baïonnette et à coups de crosses de fusil ! »

Et les patriotes s’enfuient bientôt de tous côtés. Des renforts arrivent du reste de la Salle-de-Vihiers et de la Tourlandry, amenés par un jeune vicaire taillé en hercule, à la figure rugueuse, l’abbé Barbotin. Arrive aussi Forest, qui a chassé de Joué les gendarmes de Vihiers. Le triomphe est complet.

Les jours suivants, les révoltés étaient cinq mille. Stofflet rejoignit Cathelineau. Ce garde-chasse du comte de Colbert (seigneur de Maulévrier) se tenait caché au château de Villefort, où il avait passé son temps à couler des balles en prévision des luttes prochaines ; il les distribua aux paysans qui vinrent lui demander de se placer à leur tête, et il projeta aussitôt d’attaquer Cholet. À Saint-Georges-du-Puy-de-la-Garde, il fut nommé commandant de l’armée chrétienne : étant ancien caporal instructeur de Lorraine-Infanterie, il paraissait le plus apte à remplir ces hautes fonctions.

Ironie des situations ! Cholet était défendu par un grand seigneur, le marquis de Beauveau, qui était devenu jacobin et jurait d’exterminer ces « sabots ferrés ». Celui-ci rangea ses troupes, trois cents gardes nationaux, dans la lande des Pagannes. Mettant à profit les ajoncs qui couvrent le sol et les haies qui l’entrecoupent, les « sabots ferrés » s’égaillent à droite et à gauche ; au centre, leurs canons, chargés par le fameux Six-Sous, tuent au second coup M. de Beauveau et renversent dans la houe, à côté du général, trente-six gardes nationaux. La panique se met dans les rangs des patriotes ; la ville est envahie. Mais le château tient toujours. À l’abri de ses épaisses murailles, les Républicains tirent à coup sûr et sans péril. « De malheureux paysans sans armes, raconte le témoin Savary, le chapeau bas, les mains jointes, venaient se mettre à genoux à vingt-cinq pas du pavillon. Ils semblaient désirer et chercher la mort : on en a vu découvrir leur poitrine et défier l’ennemi. » Cependant les assiégés sont avertis que le feu va être mis à la ville s’ils ne se rendent pas : ils capitulent, et tous ont la vie sauve.

La prise de Chemillé avait coûté quarante tués aux Bleus et trois cents aux Blancs.

Cathelineau, Stofflet et Perdriau prirent possession du pays au nom du roi et établirent une première ébauche de gouvernement sous le nom de Comité d’administration. Cesbron d’Argonne fut nommé gouverneur. Puis l’armée, classée par paroisses, se dirigea, après le Te Deum, vers de nouvelles victoires.

 

 

Les gardes nationaux du district de Vihiers, des dragons d’Angers, des soldats de Saumur, en tout deux mille hommes, s’étaient réunis à Vihiers. Le 14 au soir, ils égorgent le vieux régisseur du château de Tigné, M. des Aulnaies, et se barbouillent le visage de son sang ; puis, au chant de la Marseillaise, ils gagnent Coron, où ils se heurtent aux catholiques.

« Vive la religion ! Vive le roi ! Rembarre, rembarre ! » hurlent ceux-ci, qui escaladent les haies, débordent les patriotes, les percent de leurs piques et de leurs faux, et les mettent en quelques instants en pleine déroute. Ils n’ont plus qu’à ramasser les fusils, les sabres et les cartouches qui jonchent le sol. Ils s’emparent aussi d’un canon demeuré célèbre, Marie-Jeanne, dont les ornements de bronze rappellent la gloire de Richelieu : il sera désormais pour eux le gage du triomphe.

Le lendemain, après avoir entendu une messe d’actions de grâces et fait un joyeux autodafé des papiers du district, la plupart regagnent leurs foyers et leurs champs.

Cependant, semblable à un incendie qui éclate en cent endroits à la fois, l’insurrection était alors générale.

Le 13 mars, deux mille paysans de la région de Beaupréau vont trouver le lieutenant d’Elbée en son habitation de la Loge et le prient de prendre leur commandement. Ce gentilhomme, nous l’avons vu, ne s’était point posé en ennemi de la Révolution. En 1789, il avait renoncé à ses privilèges et pris part à l’assemblée du tiers état. En 1791, effrayé de la pente où glissait le Gouvernement, il avait émigré ; puis, sur les instances de sa femme, était revenu en Anjou, où il affectait de vivre à l’écart de toute politique. Les paysans arrivèrent au château le lendemain de la naissance de son dernier enfant. Il refusa leur offre et leur montra la folie de leur entreprise ; mais on fit appel à sa piété, à sa bravoure, à son loyalisme, et alors, avec la promptitude qu’il mettra dans la suite à conduire ses hommes à l’assaut, il s’écrie :

« Allons ensemble au martyre ou à la victoire ! »

Il avait posé comme condition d’avoir pour compagnon d’armes son ami de Bonchamps.

Déjà, une troupe de paysans avait pénétré à la Chapelle-Saint-Florent, dans le château de la Baronnière. L’ancien capitaine de l’armée des Indes n’était pas, lui non plus, un contre-révolutionnaire militant. En gentilhomme éclairé, il cultivait ses terres en même temps que les arts et les sciences. Le 1er septembre 1792, six mois avant, il avait prêté ce serment civique : « Je jure d’être fidèle à la nation, de maintenir la liberté et l’égalité et de mourir en les défendant... » Il essaya de calmer les huit paysans envoyés vers lui en députation.

« Il se peut, leur dit-il, que la Révolution vous épargne, qu’elle se contente de frapper la noblesse, le clergé, et qu’à ce prix elle vous laisse tranquilles dans vos foyers. Il est donc plus avantageux pour vous de ne pas prendre les armes. »

Les paysans demandent à réfléchir et couchent au château.

« Monsieur le marquis, déclarent-ils le lendemain, nous avons passé la nuit en prières pour demander à Dieu de nous inspirer : nos déterminations n’ont pas changé. Nous croyons que la volonté de Dieu est que nous prenions les armes pour venger notre foi, notre roi, le clergé et la noblesse.

– Mais, mes amis, objecta-t-il encore, vous ne réussirez à rien !

– Eh bien ! monsieur le marquis, nous mourrons pour Dieu et pour le roi ! »

Vaincu par tant d’héroïque noblesse, Bonchamps leur fait jurer de rester fidèles à la religion, au roi prisonnier, à la patrie, et « de ne jamais s’abandonner aux cruautés qui ensanglantent les guerres civiles » ; puis il embrasse sa femme, qui est sur le point de mettre au monde son troisième enfant.

« Il ne faut pas s’abuser, lui dit-il, nous ne devons pas aspirer aux récompenses de la terre : elles seraient au-dessous de la pureté de nos motifs et de la sainteté de notre cause. Nous ne devons même pas prétendre à la gloire humaine ; les guerres civiles n’en donnent point. »

Il part alors à pied pour Saint-Florent.

L’armée vendéenne a maintenant ses principaux chefs : Danguy et La Cathelinière, Lucas-Championnière et le chevalier de Couëtus, dans le pays de Retz ; le chevalier Guerry de la Fortinière, à Noirmoutier ; Pajot et Pinault, Joly et Savin dans le Marais ; Sapinaud de la Verrie vers Mortagne, et Baudry d’Asson dans le canton de la Châtaigneraie ; les frères de Royrand à Saint-Fulgent, vers le carrefour de l’Oie, où ils s’établissent militairement après avoir, le 19 mars, écrasé à Saint-Vincent les deux mille cinq cents hommes du général de Marcé ; enfin Charette de la Contrie et le marquis de la Roche-Saint-André, à Machecoul, ont pris les armes à la même époque et sont partout victorieux. Le 20 mars, d’Elbée, devant qui s’efface modestement Cathelineau, lance à la France une proclamation où il annonce le dessein de l’armée catholique et royale : rétablir la religion catholique et la monarchie. Le 21, Chalonnes, défendu par trois mille cinq cents patriotes, est emporté. À la fin du mois, la Vendée militaire tout entière est debout. Les cloches de Pâques, en annonçant la messe des insermentés qui ont repris la place des intrus, semblent annoncer aussi la restauration chrétienne et royale.

 

 

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IV

 

L’ARMÉE VENDÉENNE

 

La levée en masse vendéenne. – Discipline et dévouement. – Comment sont choisis et obéis les chefs. – Leurs insignes. – Vêtements et équipement des soldats. – Tactique des volontaires. – Le secret de la victoire.

 

Peu de temps avant le siège d’Angers, en novembre 1793, alors que l’armée vendéenne volait de victoire en victoire, M. de Boispréau vint combattre dans ses rangs. Fort étonné de l’équipement des hommes avec lesquels il venait de batailler et de leur ignorance de toute chose militaire, il s’imagina qu’il n’avait autour de lui que des éclaireurs, des « enfants perdus », et il leur adressa mille questions.

« Quel est votre général en chef ? demanda-t-il.

– Il n’y en a pas.

– Combien de régiments ?

– Il n’y en a pas.

– Mais vous avez des colonels ?

– Il n’y en a pas.

– Qui donne le mot d’ordre ?

– On n’en donne pas.

– Qui fait les patrouilles ?

– On n’en fait pas.

– Qui monte la garde ?

– Personne.

– Quel est l’uniforme ?

– Il n’y en a pas.

– Où sont les ambulances ?

– Il n’y en a pas.

– Où fait-on la poudre ?

– On n’en fait pas.

– D’où la tire-t-on ?

– On la prend aux Bleus.

– Quelle est la paye ?

– Il n’y en a pas.

– Qui vous fournit des armes ?

– Nous les prenons aux Bleus. »

M. de Boispréau était de plus en plus stupéfait :

« Il n’y a rien ici de ce qui constitue une armée, se disait-il ; mais je ne puis douter que nous venons de bien rosser les Républicains. »

Battus déjà la veille à Vihiers, les Bleus le furent encore le lendemain à Montreuil, puis à Saumur et à Angers, compromettant ainsi gravement le sort de la République.

Par quel prodige une pareille levée en masse avait-elle, du premier coup, secoué le joug de la Terreur ? Comment ses chefs purent-ils accomplir des opérations stratégiques dignes des plus habiles généraux ?

C’est que ce n’est point l’uniformité de costume et de règlement, ni l’armement, ni même le nombre qui constituent la force principale des armées ; c’est la discipline, la discipline des âmes aspirant passionnément à un même but pour lequel elles sont prêtes à consommer tous les sacrifices.

Or, tandis que l’enthousiasme des soldats de la Convention était d’ordinaire fort douteux, du moins en Vendée, les soldats de Dieu et du roi avaient conscience de combattre pour la France contre ses ennemis d’un jour, et cela leur donnait toutes les audaces. Cela leur inspirait aussi une tactique exactement appropriée à leurs ressources et faisait participer ces simples paysans au génie de la guerre.

 

 

Lorsqu’on étudie la guerre de Vendée, on est frappé par ce fait que les insurgés, vingt fois dispersés par les Républicains, se retrouvent les jours suivants tout aussi compacts. Après les défaites les plus écrasantes, du moins en apparence, ils reconstituent leurs forces et prennent bientôt d’éclatantes revanches. Le lecteur s’étonnera que les colonnes infernales et les hécatombes des proconsuls aient mis si longtemps à accomplir leur œuvre de destruction : le pays semblera renaître sans cesse, avec une miraculeuse fécondité, de ses cendres et de son sang. Fait paradoxal : ces défenseurs de l’autel et du trône ont réalisé, sous le fer de leurs bourreaux, l’utopie de l’armée-nation, telle que la conçoivent aujourd’hui les purs révolutionnaires.

Mais ce n’était pas, pour les Vendéens, une utopie ; car, dans leur superbe indépendance, ils devaient aux traditions ancestrales l’unité supérieure de pensée et de volonté qui est la condition de la victoire.

Individuellement, ils paraissaient manquer de discipline. Ils prenaient ou déposaient les armes quand ils le voulaient bien. Ils quittaient sans se gêner le chef qui ne savait point conserver leur confiance, et lorsqu’après le combat quelque officier leur semblait avoir faibli, ils trouvaient tout naturel de lui dire : « Monsieur le comte n’a pas été brave aujourd’hui. » Mais ils étaient dévoués corps et âme à la Cause ; pour assurer son triomphe, aucun sacrifice ne leur coûtait, et ils réalisaient ainsi des prodiges que les règlements les plus draconiens, comme ceux qu’édictait la Convention, sont à jamais impuissants à susciter.

Ces paysans-soldats, que l’école révolutionnaire a représentés comme des instruments serviles et aveugles d’aristocrates avides de conserver leurs privilèges, restaient les plus libres des hommes. Seul l’héroïsme créait ou confirmait les chefs. Un d’Elbée, un la Rochejaquelein ou un Charette ne durent pas leur grade à leur blason, mais à leur incroyable intrépidité. Un garde-chasse ou un colporteur était leur égal, s’il les égalait en audace. Ces gens-là ne criaient pas : « La liberté, l’égalité, la fraternité, ou la mort ! » mais, le Sacré-Cœur sur leur poitrine, ils remplissaient l’idéal républicain avec une perfection qui est juste à l’opposé de la brutalité jacobine.

Lorsqu’il fallait marcher, le tocsin résonnait au clocher du village. À défaut des cloches souvent brisées par les Bleus, les cornes de bœufs, « au saint nom de Dieu et de par le roi », beuglaient un rauque appel. Aussitôt, les gars abandonnaient le sillon, décrochaient leur fusil, se munissaient d’un quartier de pain et suivaient le capitaine de paroisse. Cet officier ne valait à leurs yeux que ce que valaient sa bravoure et son dévouement ; et ils l’abandonnaient pour un autre s’ils le jugeaient inférieur à eux-mêmes. – Les femmes se mettaient en prières et préparaient les charrettes de pain qui devaient se trouver sur le passage des troupes. Parfois aussi elles se glissaient furtivement dans les rangs de l’armée, habillées en hommes, et, devant la mitraille comme en présence des bourreaux, l’héroïsme de tous était égal. Comme on avait dû interdire aux femmes de combattre, elles se contentaient d’ordinaire de soigner les blessés, d’assister les mourants et, sentinelles vigilantes, de prévenir les leurs de la marche de l’ennemi.

Au rassemblement, on n’édictait point de sévères consignes : « L’absence de toute règle précise, dit la marquise de la Rochejaquelein, venait de ce qu’elle eût été superflue et même nuisible. Chacun était sûr de soi et des autres. Il ne fallait pas prescrire de devoir à des gens qui faisaient toujours le plus qu’il leur était possible. » Il arrivait que le courage physique fût au-dessous du courage moral : certains chefs frappaient alors ceux qui n’osaient pas assez, mais nul ne s’en plaignait au nom de l’humanité. On était plutôt reconnaissant de cette vigoureuse assistance. Il en était ainsi pour Stofflet et Charette. « J’ai vu parmi nous d’anciens officiers qui avaient servi toute leur vie, raconte Lucas-Championnière. Ils n’osaient frapper un soldat, et les soldats ne faisaient cas que des officiers, pourvu qu’ils fussent braves, qui donnaient des coups de sabre. Ils adoraient M. de Charette, et pas un ne frappait plus dur que lui. » Pas un, non plus, ne bravait la mort avec un plus absolu mépris.

Les chefs se souciaient peu du galon. Pour se faire reconnaître, ils mettaient simplement à leur chapeau quelques plumes arrachées à une volaille. À partir de la bataille de Torfou seulement, ils reçurent une espèce d’uniforme : veste verte avec collet vert, noir ou blanc. Encore s’habillaient-ils comme ils pouvaient et portaient-ils souvent la redingote ou l’habit. Les chefs de groupes de paroisses ou divisions se ceignaient d’une étroite ceinture blanche ; celle des généraux était large et flottante. C’est Henri de la Rochejaquelein qui avait lancé cette mode : à la bataille de Fontenay, il avait noué autour de sa tête et de ses reins des mouchoirs de Cholet ; cette singularité l’avait rendu le point de mire des Bleus. Pour ne point lui laisser l’honneur périlleux de recevoir tous les coups, les autres officiers l’imitèrent ; et le mouchoir de Cholet couvrit bientôt la tête des soldats eux-mêmes. Ajoutons-le : lorsque, après le passage de la Loire, on voulut réglementer les attributs des officiers supérieurs, les officiers subalternes se plaignirent « de voir des signes honorifiques apporter l’inégalité dans les rangs d’une armée toute composée de volontaires ».

Les simples « brigands » se reconnaissaient à la bigarrure de leur habillement : leurs larges chapeaux de paille ou de feutre, parfois remplacés par de gros bonnets de laine rousse ; leur veste arrondie de coutil, de serge ou de laine brune, bleue ou grise ; leur gilet très court qui laissait la chemise former bourrelet au-dessus de la culotte à pont, boutonnée sur le côté de la jambe jusqu’au genou ; leurs guêtres de toile ; leurs sabots ferrés, qu’ils abandonnaient souvent pour courir plus vite, tout cela constituait leur ordinaire costume de travail, bientôt réduit à l’état le plus misérable. Ils auraient pu se munir des havresacs et des gibernes qu’ils prenaient aux Bleus en quantité ; mais ils craignaient de s’alourdir et plaçaient leurs cartouches dans leurs poches ou dans un mouchoir roulé à la ceinture. Ils échangeaient seulement leurs faux, leurs fourches et leurs piques contre les fusils, les pistolets et les sabres républicains. Leur artillerie, au bout de quelques mois très puissante, n’avait pas d’autre origine ; les canons ennemis devenaient sans cesse leur proie, ce qui amena un jour, raconte Kléber, l’un de leurs chefs à écrire ceci au ministre de la Guerre Bouchotte : « Nous sommes en ce moment suffisamment pourvus de bouches à feu. Je vous prie donc, Monsieur, de ne plus vous presser à nous en envoyer d’autres. »

L’équipement de la cavalerie n’avait rien non plus de brillant : les chevaux de meuniers ou de colporteurs, sellés en bâts, étaient harnachés de cordes ; les cavaliers en sabots suspendaient avec des ficelles leurs fusils et leurs couteaux. Mais, au signal donné par l’aile d’un moulin à vent ou l’air de chasse d’une trompe de piqueur leur annonçant la mission à accomplir, ces pauvres gens, éclaireurs, flanqueurs ou poursuivants, savaient surmonter tous les obstacles. Sous la conduite d’un Marigny on d’un Charette, ils accomplirent de prodigieuses randonnées que Napoléon lui-même plaçait, dans nos annales militaires, au premier rang.

La tactique des Vendéens était très simple. Ils se dirigeaient vers l’ennemi en colonnes de quatre ou cinq hommes de front, parfois pêle-mêle, drapeaux, canons et général en tête. Celui-ci, avec quelques cavaliers, allait reconnaître les positions de l’adversaire, puis revenait bride abattue en criant à la multitude : « En avant, les gars, voilà les Bleus, là-bas ! » Les gars s’égaillaient à droite et à gauche, les plus audacieux, les meilleurs tireurs, gardes-chasses et braconniers, en avant. Se dissimulant derrière les haies et le long des rivières, ils savaient à merveille pratiquer cette utilisation du terrain qui reste l’art par excellence du troupier français. Le fracas des canons ouvrait le feu. Les aumôniers donnaient aux combattants agenouillés une absolution suprême. Au cri de « Vive le roi ! » cri poussé à pleins poumons qui terrorisait les patriotes, on se précipitait sur l’ennemi et d’abord sur son artillerie. Ruse que La Moricière apprendra plus tard à ses zouaves, les paysans se jetaient à terre dès qu’apparaissait, au-dessus des pièces, l’éclair de la poudre ; puis, se relevant après le passage du projectile, ils arrivaient de bonds en bonds à proximité des bouches à feu.

« Un tel, criait-on alors, tu es le plus fort, saute à cheval sur ce canon ! »

Le gars bondissait en hurlant : « Vive le roi ! » et les canonniers étaient assommés sur leurs pièces.

Cependant les ailes, cheminant de buissons en buissons, ne tardaient pas à entourer la position. Les tirailleurs visaient à la tête et manquaient rarement leur coup.

« Fonçons, les gars ! ordonnaient les plus hardis. Les Bleus sont épouvantés ! Rembarre ! rembarre ! »

Les Bleus se voyaient perdus et s’enfuyaient, abandonnant leurs armes et ne pouvant dès lors éviter un effroyable carnage.

Si le nombre avait raison des Blancs, ceux-ci n’étaient pas, pour autant, exterminés. Mettant à profit leur parfaite connaissance du terrain et se débarrassant seulement de leurs sabots, ils criaient : « Vive le roi quand même ! » et disparaissaient, comme des lièvres, dans toutes les directions pour se retrouver, quelques lieues plus loin, dans des positions de rassemblement indiquées à l’avance. Ce fut tout le secret de leurs prodigieuses résurrections ; c’est ce qui leur permit, à maintes reprises, de prendre, le lendemain de leurs défaites, d’éclatantes revanches.

Le service de l’intendance était plus que rudimentaire. L’armée ne possédait pas de fourgons à vivres. Le train des équipages était inexistant. Et pourtant on ne manquait pas de nourriture, dans un pays où il arrivait aux Bleus de mourir de faim. C’est que la population tout entière réservait ses subsistances pour ses défenseurs. Les comités chargés de réunir les bestiaux délivraient « au nom du roi » des reçus aux métayers. Ces dettes, que le gouvernement de Louis XVIII aurait dû considérer comme sacrées, ne furent jamais acquittées : le sang, versé à torrents, ne reçut d’autre récompense que la satisfaction du devoir héroïquement accompli.

La postérité doit être plus généreuse. Des soldats comme celui qui disait un jour naïvement : « Quand j’allais à la bataille, je demandais à Dieu de me prendre pour lui, et, si j’échappais, de rester toujours le même. Cela me remplissait le cœur, et j’allais ! », de pareils soldats doivent être rangés, même par les libres penseurs, parmi les plus grands, puisque la vertu maîtresse de tout soldat est le sacrifice de lui-même à la cause.

 

 

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V

 

LE GRAND CHOC DE VIHIERS – LA ROCHEJAQUELEIN

 

(Avril 1793)

 

Les forces républicaines : premier encerclement. – Victoire de Chemillé (11 avril 1793). – La Rochejacquelein, Clisson et à la Durbelière. – Les victoires des Aubiers, des Pagannes (19 avril) et de Beaupréau (22 avril). – Délivrance du Bocage. – Cri d’alarme de Marat.

 

Aux forces de résistance dont les premières poussées se manifestaient à travers tout le territoire vendéen, la République opposa, dès avril 1793, quatre armées, commandées par le général en chef Berruyer et les divisionnaires Duhoux et de Menou.

Après un conseil de guerre tenu en présence des conventionnels Auguis et Carra, Berruyer établit Duhoux au Pont-Barré (vers Angers) avec trois mille volontaires et gardes nationaux, renforcés par des gardes françaises et des « vainqueurs de la Bastille ». Il ordonna à Gauvilliers de passer la Loire à Saint-Florent avec cinq à six mille hommes ; à Leygonier de marcher sur Coron (route de Saumur à Cholet) avec huit mille soldats ; à Quétineau de s’apprêter à quitter Bressuire avec quatre mille hommes ; à d’Ayat, venant de Fontenay, de cerner le Bocage par le sud ; à La Bourdonnaye et à Canclaux de quitter Nantes pour Machecoul, Clisson et Montaigu ; enfin à Boulard de se porter des Sables-d’Olonne à la Roche-sur-Yon. Trente à trente-cinq mille combattants convergeaient ainsi vers Cholet. Leur état d’âme offrait un frappant contraste avec celui des Vendéens. « Ce sont, écrivait Berruyer au ministre de la Guerre le 2 avril, ce sont des rassemblements de citoyens cultivateurs qui ne connaissent ni la discipline ni l’obéissance ; presque tous veulent s’en retourner chez eux. » – « Beaucoup même d’entre eux, ajoutait-il le 5 avril, ont quitté leurs drapeaux sans permission. » – Mais ils n’avaient en face d’eux que trente mille paysans, dont la plupart n’avaient encore entre les mains que des piques, des faux et des fourches, ou une poignée de cartouches.

Passons rapidement sur les premières opérations.

Les Vendéens se rassemblèrent le 9 avril à Cholet. Dix mille d’entre eux, commandés par d’Elbée, Cathelineau et Perdriau, se portèrent sur Chemillé, pour arrêter Berruyer ; six mille, avec Stofflet, sur Coron contre Leygonier ; sept mille, avec Bonchamps, sur Saint-Florent, pour garder la Loire. Un corps de réserve restait à Cholet et il Maulevrier pour observer Quétineau.

Après le passage du Layon, Berruyer commença par faire fusiller les habitants du village de Barré, puis il occupa Saint-Lambert-du-Lattay (10 avril) et arriva le lendemain à Chemillé. Appelés par le tocsin qui retentissait depuis quatre jours, les paysans s’étaient embusqués derrière les haies et les clôtures. Six canons défendaient les routes. À l’approche des républicains, Cathelineau tombe à genoux avec ses hommes et reçoit une dernière absolution. D’Elbée sort de l’église Saint-Pierre, où, prosterné, l’épée au poing, sur les dalles du sanctuaire, il venait de s’écrier :

« Seigneur, Dieu des armées, donnez-nous la victoire ! Vous seul pouvez nous la donner. C’est pour vous que nous allons combattre : combattez dans nos rangs ! »

Tous jurent de batailler jusqu’à la mort, et ils s’élancent aux cris de : « Vive la religion ! Vive le roi ! »

De chaque côté des rives escarpées de l’Hyrôme, on se fusille d’abord durant une heure. Les gars de d’Elbée, impatients, gagnent alors les crêtes opposées, où les gardes nationaux, – rapporte Berruyer lui-même, – refusent de marcher et se couchent à terre. Les gendarmes doivent les ramener au combat à coups de baïonnettes. La rivière est passée et repassée plusieurs fois par les adversaires, et les Vendéens vont enfin l’emporter, lorsque arrive la colonne de Duhoux, général qui vient de battre à la Jumellière le détachement vendéen commandé par un autre Duhoux, son propre neveu... Berruyer lance toutes ses forces sur la ville, qui est envahie ; Rossignol, alors colonel de la gendarmerie, pénètre jusqu’à l’église. La place se couvre de cadavres. D’Elbée, Cathelineau, qui est entouré de patriotes, Perdriau, qui est frappé à mort, Jean Blon, dont un boulet brise la jambe, luttent corps à corps. Les paysans n’ont plus de munitions et succombent de lassitude ; mais d’Elbée hurle avec une admirable audace :

« Quoi ! vous laisseriez échapper la victoire qui jusqu’ici se déclare pour nous ! »

Et il fait sonner le tocsin à coups redoublés. Les Vendéens, retranchés derrière les maisons, brûlent leurs dernières cartouches, puis foncent avec une telle fureur sur les républicains, que ceux-ci doivent abandonner la place au coucher du soleil et regagner Saint-Lambert, où Berruyer et le conventionnel Chandieu arrivèrent à minuit.

Les Vendéens avaient ainsi gagné la première bataille rangée de la guerre.

À la lueur des incendies, ils purent compter plus de deux mille cadavres, dont environ six cents des leurs. Ivres de sang, ils voulurent tuer les prisonniers républicains ; mais d’Elbée, brandissant son épée au-devant d’eux, commande :

« Soldats, à genoux ! Disons le Notre Père. »

Lorsque la foule prononça les paroles : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »

« Vous demandez à Dieu le pardon, s’écria-t-il, et vous ne voulez pas pardonner ! Quel est celui maintenant qui osera se venger ? »

Les prisonniers étaient sauvés.

Ce grand choc de Chemillé, comme on l’appela, avait brisé l’offensive républicaine.

Berruyer, indigné de la fuite de ses volontaires, écrivit au ministre (12 avril) : « Il est bien dur pour un vieux militaire de commander à des lâches. » L’indiscipline continua du reste après le combat : les moulins et les fermes furent incendiées et pillées, les femmes maltraitées. Les troupes de Leygonier, qui, plus heureux, avait repoussé Stofflet et occupé Coron, massacraient pendant ce temps les prisonniers vendéens déposés à l’hospice de Vertus. De leur côté, les soldats de Ganvilliers, qui avaient forcé Bonchamps à rétrograder de Saint-Florent à Beaupréau, commencèrent à expédier vers Angers des voitures chargées du fruit de leurs rapines...

Mais ils n’allaient pas tarder à rendre gorge.

 

 

Tandis que les insurgés des Mauges, après les échecs de Stofflet et de Bonchamps, se concentraient à Tiffauges et, craignant de plus irréparables défaites, se préparaient à passer la Loire pour s’unir ensuite à leurs frères de Bretagne et de Normandie, on apprit en effet une joyeuse nouvelle :

Henri de la Rochejaquelein s’était levé.

Ce jeune homme, dont la douce figure, encadrée de cheveux blonds, était illuminée par un regard d’aigle, possédait à un degré prodigieux, génial, les qualités de l’entraîneur d’hommes : sang-froid, sûreté de coup d’œil et de jugement, ascendant irrésistible qu’un de ses anciens compagnons, M. de Genoude, caractérisait ainsi : « M. Henri, nous l’aimions entre tous ; jamais les soldats n’ont dit non à M. Henri. » Il était à ce point né « capitaine », que du premier coup, à vingt et un ans, il égala les plus illustres : il avait vraiment, comme disait l’abbé Bernier, « l’âge, l’âme, le feu et l’intelligence d’un Condé », d’un Condé qui eût été enseveli prématurément dans la pourpre de ses premiers triomphes.

« Camarades, répétait-il à ses soldats qui l’avaient surnommé l’Intrépide, et résumaient dans ce mot toute leur amoureuse admiration, camarades, je ne vous demande qu’une chose : c’est de me suivre. Vous me verrez toujours là où il y aura du danger. »

Dans ces guerres où l’audace de tous était l’essentielle condition de la victoire, l’intrépidité fut en effet la marque spéciale, constante de sa conduite. On l’a taxé de témérité ; et il est vrai que La Rochejaquelein, emporté, tel un coursier fougueux, par le bouillonnement de son sang, se précipitait souvent entre les bras de la mort comme s’il eût été invulnérable et comme si son existence n’eût point valu à elle seule une armée ; mais cette témérité n’allait point sans calculs. Ce n’était pas dans les conseils, – où il lui arrivait de s’endormir, – qu’il combinait ses opérations ; c’était sur le terrain, au feu de l’action, et si ses résolutions avaient alors la promptitude de l’éclair, elles n’en étaient que plus habiles et plus foudroyantes. Saint-Simon eût sûrement dit de lui, comme du vainqueur de Rocroy : « M. Henri le héros. »

En avril 1793, son étoile, que la mort devait voiler dans huit mois qui valurent toute une vie, était encore cachée à ses yeux. Il brûlait seulement du désir de consacrer son sang à la cause qu’il avait vu perdre, le jour de la prise des Tuileries :

« Je voudrais être hussard, disait-il, pour avoir le plaisir de me battre. »

Mais il se réservait pour des temps meilleurs et vivait, inactif, au château de Clisson, vers Bressuire, chez son cousin de Lescure.

La conscription fit frémir son épée d’officier du roi : il ne pouvait servir le gouvernement de la Terreur. Lui, fils des Croisés, ne pouvait combattre les paysans, sans nom, qui lui avaient montré déjà le chemin de l’honneur.

Un domestique de sa tante (Mme de la Rochejaquelein) vint le trouver :

« Monsieur, on dit que vous allez dimanche tirer à la milice. Y consentirez-vous, pendant que nos paysans se battent pour ne pas y tirer ? Paraissez, et tout le pays, qui vous désire, se rangera sous vos ordres. »

Son parti était pris.

Il court au château de la Rochejaquelein, à la Durbelière, puis va trouver les chefs de l’armée des Mauges, à Beaupréau, où il apprend leur retraite et leur situation critique. Il retourne à la Durbelière pour appeler aux armes les gars de chez lui. Sa seule présence ranime les courages. Dans la nuit du 12 au 13 avril, plusieurs milliers de paysans arrivent des Aubiers, de Rueil, de Saint-Aubin, d’Yzernay. Hormis deux cents fusils de chasse et soixante livres de poudre que Henri a trouvées chez un maçon, ils n’ont que des faux, des faucilles et des bâtons.

« Mes amis, dit le chef, si mon père était ici, il vous inspirerait plus de confiance. À peine me connaissez-vous : je suis un enfant ; mais j’espère que je prouverai au moins par ma conduite que je suis digne d’être à votre tête. Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi ! »

Paroles sublimes, suffisant à expliquer les prodiges qui vont s’accomplir, et dont le récit est le seul éloge digne du héros !

 

 

Deux mille cinq cents républicains, commandés par Quétineau, venaient d’occuper les Aubiers et campaient au Champ-des-Justices. À midi, ils voient tout à coup surgir des haies voisines une multitude d’hommes qui s’élancent sur eux avec d’épouvantables clameurs ils se croient enveloppés et se retirent derrière les murs du cimetière des Aubiers. Les Vendéens, se précipitant dans les maisons voisines, y ouvrent sur l’ennemi un feu d’enfer. M. Henri est au premier rang : on lui passe sans cesse des fusils chargés, et tous ses coups de merveilleux tireur portent la mort. Ceux qui n’ont que des bâtons bondissent sur les canons. Les patriotes s’enfuient jusqu’aux environs de Bressuire, poursuivis par les vainqueurs.

Ne pouvant garder ses prisonniers, la Rochejaquelein les libère en leur faisant jurer de ne plus jamais combattre les Vendéens ; puis il court toute la nuit pour porter aux autres chefs royalistes, établis à Tiffauges, les trois canons, les caissons de munitions, les douze cents fusils et les vingt-neuf chariots d’équipements qui sont le prix de son premier triomphe.

Grâce à lui, l’armée des Mauges, ravitaillée et réconfortée, reprend l’offensive. Le 19 avril, elle culbute vers Cholet, dans la lande de Pagannes, les troupes de Leygonier, qui s’enfuient jusqu’à Doué. Le 20, les Vendéens emportent le château fort de Boisgrolleau, malgré la traîtrise des patriotes, qui arborent le drapeau blanc pour opérer une décharge meurtrière sur les paysans s’avançant vers eux sans défiance. Le 22, ils massacrent les soldats de Gauvilliers dans les rues de Beaupréau, où la Rochejaquelein, pour les entraîner, pénètre le premier au galop ; et la poursuite des vaincus est si acharnée, qu’ils doivent repasser la Loire ou regagner Angers.

En dix jours, quatre armées avaient été dispersées. Le Bocage était délivré. Berruyer, désemparé, écrivait au ministre qu’« il ne répondait de rien », si on ne lui envoyait au plus tôt « des troupes qui eussent fait la guerre ». Et, le 27 avril, trois commissaires, envoyés à Paris par le directoire de Maine-et-Loire, prononçaient ces paroles au sein de la Convention : « Si des hordes fanatiques réussissent à passer la Loire, il sera impossible d’arrêter le torrent qui se portera jusqu’au cœur de la République. »

« Que le Comité de salut public, demanda alors Marat, nous présente dans les vingt-quatre heures un projet de décret tendant à mettre sur pied des forces assez formidables pour détruire ces armées de brigands. »

Désormais, en effet, la destruction de la Vendée devenait une question de vie ou de mort pour le maratisme. Seulement, il y faudrait plus de vingt-quatre heures. En attendant, les Vendéens retournaient à leurs labours et à leurs semailles. La plupart les feraient germer de leur sang ; mais, en échangeant de nouveau la charrue contre le fusil, ils rempliraient le même devoir, puisqu’ils ne braveraient la mort que pour ne point perdre les raisons de vivre.

 

 

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VI

 

LE SIÈGE DE THOUARS – ET LA PRISE DE FONTENAY

 

(Mai 1793)

 

Succès républicains à l’ouest et au sud. – Santerre à Orléans. – La Grande Armée à Cholet. – Prise de Bressuire (2 mai). – De Lescure. – Bernard de Marigny. – Le siège de Thouars (5 mai). – Le pont de Vrine. – La capitulation. – Prise de Parthenay (9 mai) et de la Châtaigneraie (13 mai). – L’échec de Fontenay (15 mai). – Proclamation républicaine. – L’évêque d’Agra. – La revanche de Fontenay (25 mai). – Clémence vendéenne. – Les deux étendards. – Le Conseil supérieur – L’abbé Bernier.

 

À la fin d’avril 1793, la vague révolutionnaire avait donc reflué du Bocage angevin vers la Loire et vers le Thouet. Mais il n’en était ainsi ni à l’ouest, du côté de l’Océan, ni au sud, ni du côté du Bocage poitevin.

De Nantes et des Sables-d’Olonne, partaient des colonnes républicaines qui balayaient le pays de Retz, le Marais et le Bas-Poitou. Le général Bou lard, ancien officier du roi, battait à Challans les bandes encore indisciplinées de Charette, et ne rétrogradait vers les Sables qu’en raison de l’étal d’anarchie où était plongée sa deuxième division. « Les propos indécents qu’elle tient sur son premier chef, écrivait-il, sont portés jusqu’à dire qu’elle me donnera un coup de fusil. » Pendant ce temps, le général Beysser occupait (le 22 avril) Machecoul, où des commissions militaires faisaient aussitôt fusiller les prisonniers.

Au sud, le général Chabot avait été vainqueur à la Châtaigneraie (10 et 12 avril).

Charette, que nous retrouverons plus tard dans ce pays où il se cantonne trop jalousement, remporta alors à Legé, sur six cents hommes de Boisguyon, sa première victoire. Mais il était en butte aux intrigues de rivaux qui tournaient contre lui une partie de ses soldats, et il dut un jour mettre l’épée à la main pour en frapper ceux qui, dans son propre camp, l’accusaient de s’être vendu à la République.

Le bloc vendéen, encore disjoint, risquait donc d’être brisé par ce côté, lorsque de nouveaux triomphes rendirent l’armée d’Anjou maîtresse de la vallée de la Loire, base d’opérations de ses adversaires.

La Grand’Guerre allait commencer.

Le général Berruyer, accusé par le défroqué Châles, l’un des terroristes les plus sanguinaires, d’être « un noble, un suspect, un incapable », venait d’être remplacé par Menou, qui avait réclamé de suite l’organisation « d’une grande armée ». Barère avait reconnu (le 3 mai) à la Convention que « tous ces mouvements de la Vendée étaient plus à craindre que toutes les puissances européennes », et le Comité de salut public avait mis en réquisition permanente les gardes nationaux et les gendarmes de tous les départements avoisinants. Santerre, le brasseur qui avait mené les émeutes faubouriennes du 14 juillet, du 20 juin, du 10 août, et qui avait ensuite présidé à l’exécution de Louis XVI, le « glorieux » Santerre partit bientôt pour Orléans avec soixante mille piques.

Cependant le tocsin avait rassemblé à Cholet vingt-deux mille paysans avec onze canons, sept cents chevaux et dix mille fusils. C’était le noyau de ce qui s’appellera désormais la « Grande Armée ». Ses chefs résolurent d’expulser au sud les armées républicaines, comme ils les avaient déjà expulsées du nord, et d’occuper successivement Argenton et Thouars, Bressuire et Parthenay, la Châtaigneraie et Fontenay-le-Comte. Ils adressèrent d’abord aux républicains une proclamation renfermant ces mots : « Une des lois les plus respectées parmi vous déclare que la souveraineté réside essentiellement dans le peuple. Eh bien ! nous formons une partie de ce peuple : nous voulons des lois qui ne soient pas sans force et une religion qui soit respectée. Nous nous insurgeons contre la tyrannie... Ne nous forcez pas à répandre le sang de nos frères... Songez que notre patrie, autrefois florissante, n’est plus qu’un chaos où toutes les vertus sont confondues avec tous les crimes ; évitez les malheurs qui vous attendent et devenez nos amis. »

Argenton fut pris d’assaut le 1er mai 1793. Les prisonniers furent non seulement épargnés, mais encore remis en liberté.

Le général Quétineau, établi à Bressuire avec quatre mille soldats, appela la population aux armes ; mais les menaces les plus sévères, l’incendie même qui, par ses ordres, dévora le village de Beaulieu, ne purent faire sortir les habitants de leurs cachettes.

Bressuire était d’ailleurs terrorisé par une bande de Marseillais, qui sabrèrent un jour, malgré le général, onze paysans capturés à leur domicile.

À l’approche de la Grande Armée, ces lâches assassins refusèrent de se battre et semèrent la panique dans les troupes de Quétineau, qui dut en hâte évacuer la ville.

C’est là que la Rochejaquelein retrouva le marquis de Lescure, accouru, avec Bernard de Marigny, du château voisin de Clisson.

La figure de Lescure n’a point l’éclatant rayonnement de celle de M. Henri. Ce capitaine de vingt-sept ans présente même, au premier abord, l’aspect d’un homme d’étude et d’un méditatif beaucoup plus que celui d’un homme d’action. Il est très instruit, traduit l’anglais à livre ouvert, connaît à fond les traités de tactique et de stratégie. Avec cela, il a la piété de Cathelineau et porte un cilice qu’on découvrira après sa mort. À force de sagesse, il a reconstitué l’héritage d’un père qui a consacré huit cent mille livres à ses plaisirs. Mais cette âme froide est unie à un cœur d’or. Lescure sauva, dit-on, la vie à plus de vingt mille prisonniers. « Dans une guerre où les généraux étaient soldats et combattaient souvent corps à corps, il eut, a dit Mgr Pie dans l’oraison funèbre de Mme de la Rochejaquelein (qui avait d’abord été Mme de Lescure), il eut cette gloire, commune avec Jeanne d’Arc, de n’avoir jamais donné de sa propre main la mort à personne. » Au reste, sa raison et sa prudence n’excluaient point la bravoure et l’ardeur qui entraînent les combattants ; au moment de l’action, il savait inspirer à ses paysans, qui le vénéraient et l’adoraient, la confiance absolue qui force tous les obstacles.

Tout autre était son cousin Bernard de Marigny : bouillant, irascible, entêté, celui-ci fit perdre à son parti presque autant de batailles qu’il en gagna. Doué d’une stature et d’une force herculéennes, il détruisait les Bleus sans pitié, comme il aurait détruit à la chasse les bêtes malfaisantes : il croyait cette cruauté nécessaire. Il était d’ailleurs d’une gaieté, d’une serviabilité et d’une loyauté qui séduisaient son entourage. Son ambition personnelle se bornait à demander au roi, quand il serait rétabli sur le trône, le grade de lieutenant-colonel dont il avait jadis l’équivalent dans la marine, tout comme l’ambition de la Rochejaquelein consistait à souhaiter un régiment de hussards.

L’état-major vendéen était donc maintenant au complet. Le 5 mai, il dirigea la Grande Armée de Bressuire sur Thouars.

Depuis Duguesclin, qui n’y pénétra au bout d’une année de siège que par composition, cette place forte était considérée comme la clef du Poitou. Sa citadelle et ses murailles surplombaient l’étroite vallée du Thouet, que permettaient seuls de franchir le pont de Saint-Jean et le Port du Bac, puis, hors de ville, le pont de Vrine et le Gué aux Riches. Ces passages étaient gardés, et le commandant en chef Quétineau, dont les trois mille hommes étaient abondamment pourvus, avait annoncé, dans une lettre lue le 7 mai à la Convention, qu’il attendait « ou la victoire ou la mort ».

C’était folie que de vouloir emporter d’assaut une telle place avec des bandes de paysans à peine armés. Mais, pour les chefs vendéens, il n’y avait rien d’impossible.

Au matin du 5 mai, la Rochejaquelein et Lescure couronnèrent donc les hauteurs du pont de Vrine et déployèrent leur avant-garde, mille à douze cents hommes, le long de la rive du Thouet. Le pont, long de quatre-vingts pas et large seulement de quatre pas, était en grande partie coupé : une charrette de fumier renversée obstruait l’étroit passage, et trois canons en défendaient les approches. Un millier de Bleus, de la rive opposée que dominait un rocher à pic, fusillaient les Blancs. Comment passer par là ? Après quatre heures d’une impuissante attente qui commence à démoraliser les paysans, la Rochejaquelein galope en avant d’eux, sous une pluie de balles. Comme leurs canons, enfin mis en batterie, réduisent au silence l’artillerie ennemie, Lescure s’empare d’un fusil-baïonnette, ordonne aux plus braves de le suivre et s’élance vers le pont ; mais ses vêtements sont criblés de projectiles et personne n’ose le suivre. Deux fois encore il se précipite, en vain, vers la mort. Alors surviennent au galop la Rochejaquelein et Forest. Lescure franchit le premier le pont avec un seul soldat ; puis M. Henri, descendu de cheval, et Forest passent à leur tour. L’héroïsme des chefs se communique aussitôt aux soldats, et quelques minutes après les Vendéens sont maîtres de la rive opposée et du village de Vrine.

Bonchamps, de son côté, a forcé le Gué aux Riches, et sa cavalerie pousse les fuyards vers la ville. Quétineau doit se réfugier derrière les remparts.

L’armée vendéenne occupe maintenant le plateau qui précède la ville et se range à six cents mètres autour des moulins à vent. Son artillerie attaque les murailles, mais elle est de trop faible calibre et ne les entame point.

« Soldats, à l’assaut ! » crie La Rochejaquelein.

Et il arrive, à travers les balles, auprès de la porte de Paris. Il grimpe sur les épaules d’un soldat et se hisse en cet endroit, grâce au remblai du fossé, jusqu’à une sorte de créneau d’où il fusille les assiégés. Il leur sert de point de mire ; son fusil est brisé entre ses mains, mais à ce prix il entraîne invinciblement les siens. Le manque d’audace devenant de la lâcheté, le rempart est bientôt escaladé par les plus agiles : le premier a la tête tranchée à coups de sabre ; mais les suivants, rouges de sang, arrachent leurs armes aux Républicains et les font reculer. La grande porte étant à ce moment brisée par les boulets, l’envahissement s’accélère.

« Vive monsieur Henri ! crie-t-on. Le bon Dieu est avec lui, les Bleus sont perdus ! »

Au sud et à l’ouest, d’Elbée et Cathelineau, Marigny, Donnissan et Sapinaud abattent la porte du pont Saint-Jean et arrivent à la rescousse. Les administrateurs du district parlent de refuser toute capitulation :

« Si j’avais un pistolet, dit l’un d’eux, je me brûlerais la cervelle. »

Quétineau en détache un de sa ceinture et le lui présente : l’autre recule et signe la capitulation, qui est portée à d’Elbée du côté de la porte de Paris. Les généraux l’acceptent, promettent la vie sauve à la garnison et le respect aux propriétés, promesse qui fol scrupuleusement tenue, bien que la ville eût été prise d’assaut et les défenseurs du château forcés, par la Rochejaquelein, Lescure et Bonchamps, à déposer les armes, et bien que se trouvassent à Thouars les égorgeurs des onze paysans de Bressuire. C’était décidément par antiphrase que les Vendéens étaient appelés des « brigands » !

La prise de Thouars leur livra quatre mille fusils, douze canons et une grande quantité d’approvisionnements. Elle augmenta leur confiance dans le succès final et rallia à leur cause bien des âmes trompées. On vit Bonchamps, leur chef, partager sa chambre avec Quétineau, à l’indignation de son brave garde-chasse d’ailleurs, qui se glissa auprès de lui lorsqu’il le crut endormi et coucha au pied de son lit, pour protéger son sommeil contre toute surprise. Pareille faveur accordée à l’adversaire était de nature à détruire les calomnies, d’autant plus que ses propres chefs devaient traiter le malheureux Quétineau comme un criminel et le guillotiner, ainsi que beaucoup des soldats renvoyés par les vainqueurs dans leurs foyers. Plusieurs avaient de suite changé de camp : tel Renou, que sa vaillance fit dans la suite surnommer Bras de fer ; tel Danyaud-Dupérat, qui devint général de l’armée royale : tel de Langerie, qui, à treize ans, fut un modèle d’intrépidité.

Le conventionnel Richard écrivait alors d’Angers : « L’épouvante glace tous les esprits... Saumur est en danger. » Leygonier annonçait au ministre que « les paysans abandonnaient leurs drapeaux (républicains) par compagnies entières. » Marat, qui sauvait chaque jour la patrie par d’aussi héroïques moyens, demandait que d’instant en instant on tirât le canon d’alarme.

Si les Vendéens avaient alors marché sur Saumur, ils l’auraient sans doute occupé assez facilement ; mais ils préférèrent achever d’abord leurs opérations vers le sud, où guerroyait de Royrand, afin de concentrer toutes leurs forces.

Le 9 mai au soir, ils entraient sans coup férir à Parthenay, où ils ne commirent vis-à-vis des Bleus aucune violence. Puis, le 13, ils arrivèrent en vue de la Châtaigneraie, que le général Chalbos occupait avec trois ou quatre mille hommes.

Les Vendéens n’étaient plus en ce moment qu’une douzaine de mille, les autres ayant cédé au désir de revoir leurs foyers. La Châtaigneraie fut prise, néanmoins, en deux heures. Dans la cour d’une auberge, ils aperçoivent une guillotine qui la veille, leur dit-on, a immolé des prêtres et des suspects ; elle en est encore rouge de leur sang. La vengeance implacable s’impose alors à leur esprit, et ils commencent à massacrer leurs prisonniers. Mais La Rochejaquelein accourt :

« Misérables, que faites-vous là ?

– Nous égorgeons, répondent-ils, ceux qui ont égorgé nos amis, leurs femmes et leurs enfants.

– Mais si vous agissez comme ceux qui font mal, où est la bonne cause ? »

Et il les force, sans les avoir d’ailleurs convaincus, à cesser leur sinistre besogne.

Le lendemain, 14 mai, la Grande Armée ne comptait plus qu’environ sept mille hommes. Lorsqu’ils avaient libéré leurs églises, leurs foyers et leurs champs des atteintes directes de la tyrannie, ces paysans croyaient en effet avoir achevé leur mission, et ils allaient se reposer et se retremper dans leurs paroisses.

Leurs chefs veillaient pour eux.

 

 

L’infatigable Stofflet voulait qu’on achevât de réaliser le plan de campagne.

« Qu’on me donne cinq mille hommes, s’écria-t-il au Conseil, et je me fais fort d’enlever avec eux la ville de Fontenay. »

On n’osa lui représenter l’impossibilité d’enlever ainsi une ville occupée par sept mille soldats, protégée par des travaux de défense et dont les abords dénudés n’offraient aux tirailleurs aucun abri.

Le 15 mai, les Blancs quittent donc la Châtaigneraie avec Cathelineau, d’Elbée, Lescure et Stofflet. Bonchamps était reparti avec sa division pour défendre les bords de la Loire, réoccupés par les républicains ; il proposait en vain d’unir la Bretagne et la Vendée dans une insurrection qu’il espérait dès lors invincible.

L’attaque de Fontenay aboutit à une déroute : les paysans furent décimés dans la plaine et tournés par les chasseurs du général Chalbos. Pour ranimer leur courage, d’Elbée s’élança avec son état-major dans les rangs ennemis ; blessé au bras, il était fait prisonnier, lorsque Stofflet et Cathelineau se précipitèrent à son secours, le délivrèrent et l’emmenèrent hors du champ de bataille. Lescure et La Rochejaquelein s’emparèrent à l’aile gauche des retranchements ennemis ; mais le centre et la droite étant enfoncés, ils durent se reporter en arrière. Entourés d’un peloton de braves, ils tiennent longtemps en respect les républicains qui les entourent. Aidés par les cavaliers de Dommaigné, ils reculent par échelons, gagnent la forêt de Baguenard et, de là, les fourrés du Bocage. Six cents hommes, un millier peut-être, étaient tués ; leurs canons, y compris Marie-Jeanne, étaient tous capturés, sauf deux ; toutes leurs munitions, approvisionnements et bagages restaient aux mains des vainqueurs.

Les patriotes poussèrent des cris de triomphe, et la Convention crut le moment venu de lancer aux Vendéens une proclamation qui suffit à prouver à quel point elle ignorait l’âme populaire : « Les ci-devant nobles, y lisait-on, les chefs qui vous séduisent ne demandent un roi que pour rétablir par sa main toutes les servitudes sous lesquelles vous gémissiez. L’humiliation et la misère, tel serait le prix de vos services ; voilà ce que vous destinent ces prétendus nobles qui vous flattent aujourd’hui, mais qui se vengeront sur vous de l’effort que leur vanité a fait un instant sur eux-mêmes pour combattre avec vous. Vous désirez conserver votre religion ; mais qui donc a tenté de vous l’enlever, de gêner vos consciences ? Ce ne sont point vos prêtres qu’on a éloignés de vous, ce sont d’hypocrites et sanguinaires conspira leurs, payés par l’or de l’Angleterre protestante. Montrez-vous dignes de reprendre le nom de Français. »

Grotesque dans son impudence, ce jargon pouvait exercer de l’influence sur le fanatisme obtus d’un club de jacobins, mais non sur le clair bon sens des paysans de Vendée.

Leur échec de Fontenay leur avait d’ailleurs inspiré l’ardent désir de prendre leur revanche. Elle ne se fit pas attendre.

 

 

Cathelineau, qui possédait, observe Napoléon, « cette première qualité d’un homme de guerre : l’inspiration de ne jamais laisser reposer ni les vainqueurs ni les vaincus » ; Cathelineau avait ordonné aux Angevins de se rassembler le 21 mai à Cholet, tandis que les Poitevins se réuniraient de leur côté à Châtillon-sur-Sèvre et à Pouzauges. Avec les quatre mille hommes que Royrand amenait de Chantonnay, l’armée compta plus de trente mille combattants. L’enthousiasme était porté à son comble par la présence du trop fameux évêque d’Agra (l’abbé Guillot de Folleville), imposteur qui avait réussi à se faire passer à Thouars pour le vicaire apostolique de Pie VI et qui joua désormais parmi les Vendéens un rôle sacrilège, mais ostentatoire, qui flattait son orgueil. Revêtu d’ornements pontificaux, un cœur d’or sur la poitrine, il haranguait les nouveaux croisés :

« Combattez et triomphez, s’écriait-il ; c’est Dieu qui vous l’ordonne ! »

Le 25 mai, neuf jours seulement après sa déroute, l’armée se retrouve devant Fontenay. Chalbos l’occupe avec six mille quatre cents hommes. Le vieux château, qui domine la plaine, est garni de trente-sept canons, parmi lesquels Marie-Jeanne.

Les Vendéens ne possédaient que cinq canons et cinq coups par pièces à tirer.

Se glissant comme des lièvres à travers les buissons, ils ne sont aperçus des Bleus qu’à la dernière minute. Bonchamps, à droite, fait coucher ses hommes obliquement à la forêt de Baguenard. Lescure est couvert à gauche par la rivière la Vendée. Cathelineau, Stofflet, Duhoux, d’Hauterive (qui remplace d’Elbée blessé), sont au centre, derrière l’artillerie. La Rochejaquelein, Dommaigné, Sapinaud et de Beaurepaire sont à l’arrière-garde avec la cavalerie.

« Mes amis, nous n’avons pas de poudre, crie un général ; mais nous allons reprendre Marie-Jeanne à coups de bâtons, comme au commencement. À qui courra le plus vite ! On ne peut s’amuser à tirer. »

Marigny dit à ses artilleurs, qui épuisent en un instant leurs gargousses :

« Voici les caissons des Bleus où nous en trouverons ! »

Cathelineau et Stofflet se précipitent en avant sous le feu ennemi. À moitié déshabillés, car il est 1 heure de l’après-midi et la chaleur est accablante, les Vendéens attaquent à l’arme blanche les lignes républicaines. Lescure, qui les précède de trente pas, a un éperon emporté et la botte droite déchirée par les éclats de mitraille ; mais il est sans blessures.

« Vous voyez bien, dit-il, que les Bleus ne savent pas tirer ! »

La batterie est enlevée à la baïonnette.

Chalbos lance ses cavaliers, – les chasseurs de la Gironde, – qui sont aussitôt arrêtés par les soldats de Bonchamps. Les Bleus reculent. Chalbos, le pistolet au poing, veut les arrêter et ordonne aux gendarmes de les soutenir ; mais cinq seulement lui obéissent, et les autres, en s’enfuyant, précipitent la panique. Les conventionnels Auguis, Jard-Panvillier et Lecointre-Puyraveau, qui accourent en ce moment, sont emportés par le flot. Les Vendéens s’emparent des canons du château, escaladent les retranchements de la ville et pénètrent dans les rues, tandis que les représentants du peuple arrachent leurs panaches pour n’être pas reconnus dans la déroute. Trois mille deux cent cinquante républicains, glacés d’effroi, posent les armes.

Lescure, Bonchamps et Forest ont parcouru la ville, les premiers, le sabre à la main. Bravant à la lettre mille fois la mort, ils prennent chacun l’une des rues qui débouchent sur la place principale et crient aux occupants :

« Rendez-vous ! À bas les armes ! Vive le roi ! On ne vous fera pas de mal. »

Bonchamps voit un patriote se réfugier sous son cheval et demander grâce au nom de ses enfants. Le général lui accorde la vie et la liberté ; mais ce misérable, constatant que Bonchamps est seul, le laisse passer, puis se retourne et lui fracasse l’épaule d’un coup de fusil. Les paysans, qui accourent et voient tomber leur général, cernent la rue et massacrent les soixante Bleus qui s’y trouvent.

Aucune autre violence ne fut commise, sauf le pillage, – bien pardonnable, – des boutiques d’épicerie et d’armurerie. Quinze cents Bleus malades à l’hôpital furent respectés ; les trois mille prisonniers furent relâchés, sauf trois cents : on leur coupa seulement les cheveux, pour qu’on pût reconnaître dans la suite ceux qui trahiraient leur serment de ne plus porter les armes « contre le roi et la religion catholique ». Les Vendéens se souvenaient, après la victoire, qu’ils étaient les soldats du Christ et que les vaincus étaient des Français ; mais tant de noblesse échappait aux jacobins : « Beaucoup de patriotes, écrivait le conventionnel Lequinio, m’ont assuré que, lors de la prise de la ville, les chefs des rebelles recommandaient partout le bon ordre et employaient le simulacre hypocrite de la sagesse et de la bonté pour se faire des partisans ; et sans doute qu’aucun être pensant ne contestera l’efficacité d’une pareille méthode, quelles que fussent alors la profonde scélératesse de sa combinaison et la perfidie de son but. »

Les Vendéens étaient des scélérats, puisqu’ils étaient humains : il est bien dommage que les terroristes n’aient pas été eux aussi des scélérats de cette espèce !

 

 

Les Vendéens, canons en tête, commencèrent à évacuer Fontenay le 28 mai et à reprendre le chemin du Bocage. Trois cents charrettes de munitions, de vivres et de vêtements suivaient la colonne. Les paysans avaient orné leurs chapeaux de lauriers ; Marie-Jeanne était enrubannée et abreuvée de généreuses libations ; la joie et l’espérance rayonnaient sur tous les visages. La Grande Armée se croyait désormais invincible.

Les chefs résolurent de passer en Bretagne pour généraliser l’insurrection et décidèrent en secret de traverser la Loire à Saumur et à Angers.

Auparavant, ils lancèrent à la France une proclamation dont il importe de reproduire les passages suivants : « Le signe sacré de la Croix de Jésus-Christ et l’étendard royal l’emportent de toutes parts sur les drapeaux sanglants de l’anarchie. C’est nous qu’on appelle des brigands sanguinaires ! Que la conduite de ceux qui se disent patriotes soit mise en parallèle avec la nôtre : ils égorgeaient nos prisonniers au nom de la loi, et nous avons sauvé les leurs au nom de la religion et de l’humanité. Patriotes, vous nous accusez de bouleverser notre patrie par la rébellion, et c’est vous qui, sapant à la fois tous les principes religieux et politiques, avez les premiers proclamé que l’insurrection est le plus saint de tous les devoirs. Vous nous reprochez le fanatisme de la religion, vous que le fanatisme d’une prétendue liberté a conduits au dernier des forfaits, vous que ce même fanatisme porte chaque jour à faire couler des flots de sang. Deux étendards flottent sur le sol des Français : celui de l’honneur et celui de l’anarchie. Le moment est venu de se ranger sous l’un de ces drapeaux. Chassons ces représentants parjures qui, envoyés pour le maintien de la monarchie qu’ils avaient solennellement juré, l’ont anéantie et ont renversé le monarque innocent sur les marches sanglantes d’un trône où ils règnent en despotes. Ils ont fait du plus riche et du plus florissant des royaumes un cadavre de république. Confondant dans l’amour du bien public tous nos ressentiments personnels, de quelque parti, de quelque opinion que nous nous soyons montrés, pourvu que nos cœurs et nos mains n’aient pas trempé dans le crime, nous nous réconcilierons ensuite, nous nous unirons au sein de la paix pour opérer le bien général. »

Les généraux vendéens organisèrent, vers le même temps, un Conseil supérieur chargé d’administrer les pays conquis et de faciliter les opérations militaires. Ses vingt-cinq membres, – ecclésiastiques, gentilshommes, gens de loi et simples bourgeois, – étaient présidés par l’évêque d’Agra. Le plus influent était l’abbé Bernier, curé de Saint-Laud d’Angers, futur négociateur du Concordat et évêque d’Orléans. Aussi infatigable qu’un Stofflet, il prêcha dans toutes les paroisses de Vendée et à la veille ou au lendemain d’un grand nombre de combats : il fut le véritable Pierre l’Ermite de la croisade vendéenne ; ou plutôt, si l’on pouvait assimiler celle-ci à une Fronde, il faudrait dire qu’il en fut le cardinal de Retz. Son éloquence ni son caractère n’avaient rien d’austère. Ce fils de tisserand, docteur et professeur d’Université à vingt et un ans, parlait avec moins de force que d’élégance ; il s’abandonnait aux jeux de son esprit plus qu’aux élans de son cœur : c’était un politique plus qu’un apôtre. Et ce politique nourrissait une ambition qui fut souvent funeste aux Vendéens en favorisant les dissensions dans leurs conseils. Mais son désir de tout régenter était racheté par une habileté qui finalement fut l’un des instruments les plus efficaces de la pacification.

En même temps que le Conseil supérieur, qui avait son Bulletin, sorte de journal officiel rédigé par Bernier, et qui fit éditer des assignats royalistes à l’effigie de Louis XVII, les généraux créèrent tout un système de gouvernement : conseils paroissiaux, bureaux de subsistances, tribunaux. Un conseil militaire suprême exerçait tous les attributs de la souveraineté.

Les frontières de la Vendée étaient donc devenues celles de la République « une et indivisible ».

 

 

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VII

 

L’ARMÉE RÉVOLUTIONNAIRE

 

La seconde invasion révolutionnaire. – Les généraux. Santerre, le brasseur sans-culotte. – Les commissaires ministériels : Ronsin. – L’« état-major de Saumur ». – Les représentants en mission. – Les agents d’espionnage. – Carra et la « lune rousse » – Les plaintes de Biron. – L’anarchie dans l’armée. – Le désorganisateur Musquinet-Saint-Félix. – Le ministre Bouchotte « républicanise » l’armée : une officine de délation. – L’orfèvre Rossignol général en chef. – – Les Mayençais. – Le maître d’armes Léchelle général en chef.

 

On conçoit la fureur que ressentaient les terroristes de si humiliants échecs : « Il faut, s’était écrié, le 7 mai, le cul-de-jatte Couthon, il faut aujourd’hui que la Convention se lève elle-même pour faire lever la France, et qu’elle décrète que deux cents de ses membres iront au-devant des révoltés. » Beau moyen pour convaincre les Vendéens !

À la fin de mai, fut dirigée vers Saumur, Angers, Thouars et Niort, une armée fort composite : « Vainqueurs de la Bastille », dirigés par Rossignol ; douze bataillons parisiens, dont les « héros de cinq cents livres », ainsi nommés en raison de la prime qui les avait décidés à marcher, étaient des cochers de fiacre, des commis et des forts de la halle ; neuf bataillons de troupiers et de volontaires formés à Orléans sous la direction de Charles de Hesse, ci-devant prince allemand qui devait pousser jusqu’au babouvisme et jusqu’au criminel complot de la machine infernale son anarchique folie ; trois mille hommes de l’armée du Nord, qui furent expédiés en diligence, avec armes et bagages, sous le commandement de Westermann, le futur « boucher des Vendéens » ; huit mille cavaliers et quatre-vingts pièces de canon ; en tout quarante mille hommes environ, auxquels on donna pour chef Louis Gontaut-Biron, ex-duc de Lauzun, ex-duc de Biron, adversaire républicain du charretier royaliste Cathelineau. Il le paya d’ailleurs de l’échafaud, car aucune gratitude n’était réservée, sous la Terreur, aux aristocrates jacobinisés qui jouaient avec le sang.

Parmi les généraux qui entouraient Biron, il faut encore signaler Santerre, le brasseur sans-culotte qui avait, répétait-on, couvert d’un roulement de tambours les suprêmes paroles du roi martyr. Il était si sûr du triomphe, qu’il écrivait en quittant la capitale : « Je pars avec quinze mille hommes ; j’en aurai bientôt cent mille, car je connais les Parisiens, ils m’aiment. Ceux des faubourgs, les vrais, ils me suivront, et dans un moi, ; nous amènerons, pieds et poings liés, tous les chefs de hordes. » Admirons l’orthographe, le style, l’élévation de pensée de lettres comme celle qu’il adressait d’Orléans à la municipalité de Paris : « Encor à Orléans, le 26 mai 1793, l’an II de la République. Citoien maire, je vous dois compte de mes observations et de mes opérations. La route, pour un républicain, est on ne peut plus belle, l’on y voit ces voitures de la coure qui transportaient le crime, transporter la vertu. Ce ne sont plus les oppresseurs, mais bien les défenseurs de la République qu’elles servent. » (Suit une phrase qui est un tel bafouillage, qu’elle en est inintelligible.) Cette ville d’Orléans, continue Santerre, « a une société populaire excelente. Le citoyen Giot de l’arcenal et membre de la Société de Paris a, comme moi, assisté à plusieurs séances dans lesquelles nous avons prêchés les principes républiquains et consolés un peu nos amis sur les craintes qu’ils avaient de voir l’aristocratie élever audatieusement la tête et se joindre aux sections de la fraternité et aux grenadiers de la garde nationale de Paris qui doivent être incérés au bulletin. Où sommes-nous donc, Républiquains ? Nous parlons pour joindre le corps de l’armée, et avec des soldats comme ceux que la République a, nous pourrons réaliser le présage du président de la commune, veni, vici, vidi. Veuillez, citoien maire, assurer toute la commune de ma reconnaissance. C’est à elle que je dois le bon heur de servir ma patrie. Je serez libre et républicain ou je mouerez contant. Votre ami, SANTERRE. » évidemment, avec un « républiquain » aussi « libre », les Vendéens étaient tous exterminés d’avance.

Aux généraux étaient adjoints des commissaires, chargés de les surveiller, d’exciter leur zèle et de suspendre sans cesse sur leurs têtes la menace mortelle de la délation. Tel Ronsin, qui représentait le ministre de la Guerre avec des pouvoirs presque discrétionnaires et qui avait à ses ordres divers agents d’espionnage. Cet ex-auteur dramatique, ténor du club des Cordeliers et ami intime de Marat, avait été en quatre jours créé capitaine, chef d’escadron, général de brigade, adjoint au ministre Bouchotte et commandant de l’armée révolutionnaire ; car c’est lui qui, avec son état-major de Saumur, c’est-à-dire avec l’imprimeur Momoro, l’acteur Grammont, l’orfèvre Rossignol et le brasseur Santerre, était le véritable chef de l’armée de l’Ouest. Ennemi des généraux « mayençais », qui étaient, comme Kléber et Marceau, autre chose que des démagogues, il fut dans la suite accusé par Phélippeaux d’avoir, lui et Rossignol, « désorganisé l’armée par leurs exemples et leurs préceptes, de l’avoir encouragée à tous les actes de licence au lieu de l’exercer à la discipline militaire ». Rappelé et envoyé à Lyon pour exécuter contre la cité rebelle les atroces décrets de la Convention, il finit par être exécuté lui-même dans la fournée hébertiste de mars 1794.

En Vendée, il était accompagné des représentants en mission Bourbotte, Turreau, Goupilleau, Richard, Ruelle et Choudieu ; puis d’une nuée d’agents du département, de la commune, des sections et des clubs, qui injectèrent partout le venin du maratisme et semèrent ainsi « l’affreux désordre » qui, selon l’expression de la société sablaise des Amis de la liberté, « produit toujours les défaites ».

 

 

Le représentant Carra, auteur d’un Système de la Raison où sa sottise philosophique s’était donné nébuleusement carrière, avait fourni des premières défaites une originale explication : « Nous ne vous cacherons pas, écrivait-il à la Convention le 9 avril 1793, – et si nous citons ces lignes grotesques, c’est pour caractériser la mentalité de semblables personnages ; – nous ne vous cacherons pas, citoyens collègues, que deux ou trois cents volontaires, frappés de cette maudite terreur panique qui sans doute est un effet des vapeurs et de la lune du mois de mars, ont jeté bas leurs sacs et leurs fusils devant cent cinquante brigands armés de fourches et de bâtons ; mais la deuxième compagnie de grenadiers de Bordeaux, avec quatre compagnies de fusiliers du même bataillon qui n’étaient point atteints de la même maladie anti-martiale, ont réparé tout le mal... Nous espérons que le soleil du printemps et le feu sacré de l’amour de la liberté, qui doit être au plus haut degré d’incandescence après la trahison trois fois horrible du trois fois infâme Dumouriez, guériront entièrement ceux qui ont pris pendant l’hiver la désastreuse habitude de fuir devant des esclaves ou des brigands... »

À son arrivée, le général Biron, qui avait du bon sens, ne mit point en accusation la lune rousse et ne se fia point autant que Carra à « l’incandescence du feu sacré de l’amour de la liberté ». L’amour excessif de la liberté, l’abandon de toute discipline, lui parurent même constituer la principale cause des revers républicains. Il écrivit de Niort, le 31 mai, au ministre Bouchotte : « La confusion inimaginable dans laquelle j’ai trouvé le ramas d’hommes qu’il est encore impossible d’appeler armée, ne m’a pas permis de vous donner plus tôt aucun détail. Chaque expédition des rebelles a fait éclore une petite armée patriote, a créé un général de quelques centaines d’hommes. La crainte de cesser de commander et de rentrer sous les ordres d’un chef, le plaisir de dire mon armée ont, pour ainsi dire, coupé toute communication entre cette nombreuse quantité de petites armées. »

Les représentants Goupilleau (de Fontenay) et Jard-Panvilliers signalent de leur côté au Comité de salut public que « le seul désir de conserver les épaulettes et leurs appointements » anime les officiers (l8 juin 1793). Parfois, l’insubordination éclate publiquement. « Un jour que les généraux étaient assemblés avec les représentants du peuple, racontent les mêmes témoins, nous avons vu le chef d’un corps venir déclarer que lui et ses camarades ne marchaient pas contre quatre mille brigands à moins qu’ils ne fussent six mille. Ce trait peut vous donner une idée du point où nous en sommes arrivés. » Ils ajoutent cet aveu qu’il faut retenir : « Le mal est grand. Nous en avons cherché la cause ; nous avons cru l’apercevoir... dans la dépendance où la loi tient l’officier » vis-à-vis du soldat qui doit le choisir. « Si l’on ne trouve pas le moyen de rendre l’officier tout à fait indépendant des soldats, il faut que vous renonciez à avoir des armées. »

En vertu du principe sacré et absolu de la souveraineté du peuple, les pouvoirs des officiers de la levée en masse émanaient, en effet, de la volonté de leurs soldats. Or que valaient ces derniers ? Quel crédit pouvait-on accorder à leur patriotisme ? Nous le savons déjà ; mais il n’est pas inutile d’insister sur le contraste saisissant qui existait entre l’enthousiasme des volontaires vendéens et la veulerie de leurs adversaires.

Santerre lui-même expose ainsi la conduite des sans-culottes parisiens qui s’étaient montrés si hardis en face du roi désarmé et condamné : « Vous ne sauriez vous peindre les maux que leur lâche désertion nous a causés, tant à cause du grand nombre d’hommes qu’elle nous a enlevés que pour la quantité immense d’armes et de bagages qui ont été abandonnés. La plupart de ces fuyards se mutilent en se coupant les cheveux et les sourcils, et arrachent leurs boutons et leurs revers pour se rendre plus intéressants » (lettre à Bouchotte, 25 juin 1793). Les réquisitionnaires levés dans la région ne sont pas supérieurs aux « héros de cinq cents livres » : « Citoyen ministre, écrivait à Bouchotte le procureur-syndic d’Indre-et-Loire, tout le gros de l’armée, composé de bataillons la plupart ramassés à force d’argent et qui ne marchent qu’à prix d’argent, loin de donner, crie à la trahison, sauve qui peut, et, dans une débandade affreuse, un grand nombre jettent leurs armes, leurs munitions et fuient avec leurs sacs et leurs portemanteaux. » Il faut ajouter que la plupart de ces fuyards avaient déjà été armés, équipés, habillés, deux, trois et peut-être jusqu’à six fois (21 juillet 1793).

Les généraux, ceux qui méritaient ce nom, auraient pu sans doute par des mesures sévères obvier à une telle anarchie ; mais les agents du Gouvernement, ou soi-disant tels, étaient là pour les en empêcher. « Les agents de vos agents, osait écrire Biron au ministre, prêchent partout l’insubordination, l’insurrection et le partage des propriétés... Je leur dois la justice que ceux que j’ai vus m’ont paru trop incapables et trop ineptes pour être dangereux, car à peine savent-ils lire... » (23 juin).

L’un de ces agents ministériels, qui se nommait Musquinet-Saint-Félix, réussissait à ce point dans cette œuvre néfaste, que cinq représentants en mission, Auguis, Goupilleau (de Fontenay), Philippe Goupilleau, Lecointre-Puyraveau et Jard-Panvilliers, n’hésitèrent point à se liguer contre lui et à le dénoncer en ces termes, le 20 juin, au Comité de salut public : « L’homme qui, non content de la guerre cruelle qui nous dévore, cherche à diviser entre eux les patriotes, est un homme infiniment coupable. Cet homme se dit adjoint de l’adjoint du ministre ; nous pensons qu’il faut d’abord que l’adjoint du ministre Ronsin s’explique sur la nature de la commission qu’il lui a donnée ; ensuite nous vous enverrons l’homme et les pièces, et vous en ferez justice. »

Mais de semblables dénonciations ne pouvaient alors aboutir qu’à un seul résultat : briser les généraux dignes de commander et mettre à leur place les pires sans-culottes. C’est ce qui arriva bientôt. Il faut ici anticiper sur les évènements ; mais il importe, pour l’honneur même des soldats français qui essuyèrent alors tant de honteuses défaites, de bien préciser les conditions dans lesquelles elles se produisirent.

 

 

À cette époque où la République était entamée de toutes parts et où Barère s’écriait (le 13 juin) : « Si la République peut périr, c’est par le ministère de la Guerre », la Convention donna ce ministère à « un commis plus que médiocre », selon l’expression d’Albert Sorel, que son obscurité seule avait recommandé et qui n’était que l’homme de paille de la Commune. Bouchotte, « mannequin » du club des Cordeliers et protégé de Robespierre, – de Robespierre, qui réclama son maintien au pouvoir en cette même séance (du 26 juillet 1793) où la Convention envoyait une députation de vingt-quatre membres à la cérémonie annoncée ainsi par l’orateur des Cordeliers : « Cette société a arrêté, au milieu des applaudissements, d’élever dimanche prochain, dans le lieu de ses séances, un autel au cœur de Marat » ; – le ministre Bouchotte n’avait qu’un seul souci et il n’avait été nommé que pour un seul but : « républicaniser » l’armée. Elle manquait de vêtements, d’armes, de munitions ; mais Bouchotte se contentait de lui envoyer cinquante mille ou soixante mille numéros du Père Duchesne. C’est d’ailleurs à la demande de Hébert qu’il avait choisi Ronsin comme adjoint, et lorsque Biron lui rapportait les scandales de tous genres qui brisaient entre ses mains son épée de commandement, Bouchotte écrivait en marge du rapport : Envoyer extrait à Ronsin. Ronsin, en retour, dénonçait à Bouchotte les mauvais républicains. L’imprimeur de la commune Momoro agissait de même par l’intermédiaire de l’adjoint ministériel Vincent : « On donne des talents à Biron, lui écrivait-il ; il ne nous les a pas montrés jusqu’ici. Westermann, après deux succès, vient de voir tailler en pièces sa petite armée et son artillerie prise par les Vendéens. Les vrais républicains ne peuvent y tenir davantage ; ils n’ont jamais pensé que la liberté et l’égalité pussent être défendues par des gens contre lesquels précisément nous avons fait la révolution. Des chefs républicains ! des chefs républicains ! des chefs républicains !... et nous battrons nos ennemis ! »

Momoro et consorts furent exaucés. C’est à ce moment en effet que l’écrivailleur Ronsin, nommé d’emblée capitaine le 1er juillet 1793, devint chef d’escadron le 2, chef de brigade le 3, et général de brigade le 4. Le comédien Grammont était devenu, de son côté, chef de bataillon et adjudant général. Quant à l’orfèvre Rossignol, il remplaça Biron comme général en chef, obtint pour le brasseur Santerre le brevet de général divisionnaire et s’appliqua à écarter de lui les malintentionnés. « Plusieurs généraux, dites-vous, écrivait Bouchotte, ne sont pas dans le sens. Pourquoi ne me les faites-vous pas connaître ? Il est indispensable d’en purger les armées. Prenez donc sur leur compte tous les renseignements convenables, et ne différez pas à me les transmettre. » Rossignol lui transmit les fiches demandées en l’assurant du républicanisme des officiels choisis pour son état-major : « Ils sont tous de ma trempe ! » disait-il. Il écrivait en même temps à son ami Vincent, secrétaire général de la Guerre : « Je te félicite d’avoir fait tomber Custine ; pour moi, j’ai un peu contribué à la chute de Biron. Achève sur Beauharnais et sur tous les nobles une proscription si nécessaire au maintien de la République. Envoie-nous du Père Duchesne en grand nombre » (1er août 1793). Pour maintenir la République, le général en chef Rossignol employait d’autres moyens encore, que les commissaires Bruslé et Besson indiquaient ainsi en racontant la fête du 10 août célébrée à Saumur : « Rossignol a chanté les airs patriotiques, et toute l’armée a fait chorus. »

Voilà entre quelles mains était tombé le commandement de nos armées à une époque où le jacobinisme aurait, répète-t-on encore, sauvé la Patrie !

 

 

L’attentat perpétré à la fois contre le bon sens et contre la France était lei, que des terroristes comme Goupilleau (de Fontenay) et Bourdon (de l’Oise) n’hésitèrent pas à suspendre le Rossignol « burlesquement nommé général » : « Considérant, portait leur arrêté, que le premier de nos devoirs est de ne laisser à la tête de nos armées que des citoyens qui, par une conduite sans reproche, se rendent dignes de la confiance des troupes », il faut en chasser un chef qui s’en est rendu indigne par ses rapines et ses criminelles violences. Rossignol et ses complices seront, en conséquence, « mis en état d’arrestation pour être livrés au tribunal militaire établi près l’armée des côtes de la Rochelle ».

Mais Rossignol avait de trop puissants appuis pour tomber dans une pareille disgrâce : les autres représentants en mission, Choudieu, Richard et Bourbotte, firent donc annuler l’arrêté de leurs collègues, lesquels furent rappelés à Paris, tandis que Rossignol était replacé à la tête des troupes, aux applaudissements de la Convention.

Pour réduire la Vendée, qui venait de planter son étendard à Saumur et à Angers, le général en chef eut alors à son service deux armes nouvelles : la garnison de Mayence, dont les robustes soldats étaient commandés par d’habiles généraux ; et l’horrible loi du 1er août, qui ordonna d’incendier le pays, d’en enlever les récoltes et d’en déporter les femmes, les enfants et les vieillards.

Les Mayençais arrivèrent en Vendée avec les représentants Merlin (de Thionville) et Reubell. Ce dernier apprit avec effroi que Rossignol allait encore diriger les opérations et écrivit à Barère, membre du Comité de salut public : « Quand il n’y a pas un homme dans l’armée qui ne convienne que Rossignol n’est pas général ; que ce n’est qu’un homme de paille que tous les intrigants qui l’environnent font mouvoir à leur gré ; quand Rossignol avoue lui-même qu’il n’est qu’un orfèvre et qu’il n’a pas la moindre des qualités nécessaires pour un commandement de cette importance, on ne peut le lui confier sans trahison ou sans se rendre complice de son ineptie... On a on le front de vous écrire que Rossignol a la confiance des troupes : il n’a pas même celle des troupes lâches, pillardes et crapuleuses, et il n’aura jamais celle de l’armée de Mayence » (13 septembre 1793). Philippeaux avait écrit, de son côté, au Comité lui-même : « On vous fabrique à Saumur des nouvelles qui feraient rire de pitié, si leur insigne fourberie permettait un autre sentiment que celui de l’indignation. »

Il fallut cette fois tenir compte d’une indignation d’autant plus frappante, qu’elle était alors un titre à l’échafaud. De fait, Philippeaux, accusé par Robespierre, puis par Carrier, fut déclaré traître à la patrie par la Société des droits de l’homme et le club des Cordeliers, et il fut guillotiné huit mois après.

Les Mayençais furent donc soustraits au commandement de Rossignol et rattachés à l’armée des côtes de Brest, commandée par Canclaux. Mais Rossignol, resté à la tête de l’armée des côtes de la Rochelle, put s’en venger en refusant de concerter ses opérations avec Canclaux ; d’où les défaites écrasantes de septembre 1793, par exemple la défaite de Coron, où quarante mille républicains, placés sous les ordres de Ronsin et de Turreau accompagnés des représentants Choudieu et Bourbotte (protecteurs de Rossignol), furent écrasés par trois mille Vendéens.

Rossignol, accusé de toutes parts, fut-il enfin châtié ? Nullement. Il fut nommé général en chef de l’armée des côtes de Brest, tandis que Canclaux et Aubert-Dubayet recevaient le décret qui les destituait sur le champ de bataille de Tiffauges, où ils venaient de battre les Vendéens. Six généraux républicains (Custine, Biron, de Marcé, Quétineau, Westermann et Beysser) devaient être, dans cette guerre, livrés à la guillotine par les dénonciateurs sans-culottes.

À l’armée des côtes de la Rochelle, Rossignol fut remplacé par le général Léchelle, ex-maître d’armes, qui dès son arrivée lança cette proclamation : « Braves soldats, le moment est enfin venu où les sans-culottes vont triompher de leurs ennemis. Vous marchez sur les brigands, la République est sauvée. Braves compagnons d’armes, marchez dans le sentier de l’honneur. Les généraux, sans-culottes comme vous, ne reculeront pas. Vous les verrez à leur place de bataille. »

Nous aurons l’occasion d’étudier de près les turpitudes de ce singulier général en chef. Mais, dès maintenant, si nous faisons abstraction de généraux comme Kléber, qui, eux, n’étaient pas de parfaits sans-culottes, nous voyons dans quel camp s’était alors réfugié l’honneur.

Les victoires vendéennes furent sans doute facilitées par les plaies hideuses qui rongèrent alors les armées républicaines ; mais ces plaies n’en font que mieux ressortir le caractère. Non, les victoires vendéennes ne furent point des défaites françaises, puisque ce furent en réalité des victoires de l’ordre, de l’ordre moral, social, national, sur la plus insolente des anarchies.

 

 

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VIII

 

LE SIÈGE DE SAUMUR

 

(8 juin 1793)

 

Le défilé de la Grande Armée. – Stofflet à Vihiers (3 juin). – Les victoires de Concourson, de Doué et de Douces (7 juin). – La bataille nocturne de Montreuil-Bellay (8 juin). – Le sans-culottisme à Saumur. – Berthier et Santerre, Coustard et Menou. – Le plan d’attaque. – Lescure au pont Fouchard. – Les redoutes de Bournan. – Coup d’œil de Cathelineau. – L’assaut. – La Rochejaquelein et La Ville-Baugé dans Saumur. – – La poursuite des fuyards. – Capitulation du château. – Les prisonniers épargnés. – Te Deum.

 

Au début de juin 1793, les troupes de la République devaient cerner une seconde fois la Vendée : le corps de Leygonier, venant de Saumur, apparaissait déjà vers Doué ; et la rive gauche de la Loire, le pays des Mauges, était menacé.

Les Vendéens reçurent l’ordre de se rassembler à Cholet : le 1er juin, ils s’y trouvaient au nombre de trente mille, poussant avec enthousiasme le cri d’offensive :

« Allons à Saumur ! allons à Saumur ! »

Fleuriot et Duhoux d’Hauterive remplaçaient Bonchamps et d’Elbée, que leurs blessures retenaient encore. Les gens de Châtillon étaient accourus avec Donnissan ; ceux du Poitou devaient rejoindre à Vihiers avec Lescure et La Rochejaquelein.

La Grande Armée, reconstituée pour la troisième fois, était maintenant munie de fusils et d’une artillerie de vingt-quatre pièces, commandée par Marigny. « Pleine de courage, de fierté d d’espérance, raconte le témoin oculaire Boutillier de Saint-André, elle défila (le 2 juin) pendant plus de six heures par la grande route de Cholet à Vihiers ; on y remarquait avec surprise et avec joie une espèce d’ordre militaire. La colonne immense marchait par pelotons serrés et assez bien alignés, précédés de vingt-quatre tambours à la tête desquels on remarquait le fameux la Ruine. Au premier rang M. Cathelineau... Chaque paroisse avait son drapeau et son tambour. La division de Bonchamps avait été placée par honneur à l’avant-garde ; elle marchait... au pas et en silence, l’œil en feu, la tête haute, les épaules effacées. Les soldats, robustes et forts, étaient des habitants des bords de la Loire dont le regard et la démarche contrastaient avec l’air doux et timide même des paysans angevins. Le guidon général était blanc, aux armes de France, avec une croix et une épée en sautoir. Les broderies étaient de Mme de La Rochejaquelein et de Lescure... Pendant la marche, les premiers rangs récitaient le chapelet, les autres répétaient le récit, et le ton monotone de cette prière, dite à demi-voix, formait un sourd murmure qui avait quelque ressemblance avec le bruit des flots quand ils sortent d’être agités par les vents... Aux derniers rangs venaient les piques, les faux renversées, les brocs, les fourches, armes terribles qui souvent renversaient des bataillons entiers hérissés de baïonnettes... Cette marche imposante faisait sourire et rêver. Elle inspirait en même temps la crainte et la confiance. Elle tenait autant d’une procession religieuse que d’une troupe guerrière. En la voyant, l’imagination était saisie, le cœur frappé, l’âme agrandie. Le grave, le sérieux se mêlait à l’abandon, à l’ingénu ; le sinistre, le mystérieux des temps chevaleresques s’alliait aux habitudes modernes. L’affluence de tout un peuple armé pour sa religion et la délivrance de son roi, les cris, les élans, les prières prolongées de ligne en ligne, la diversité des costumes et des physionomies : ici des gentilshommes revêtus d’écharpes blanches, de panaches et de revers de la même couleur ; là des paysans dans leurs habits grotesques de vieux gardes-chasses ; de jeunes enfants, des femmes mêmes ; des chapeaux et des bonnets mêlés, tout contribuait à donner à cette marche un air de pompe sauvage qui s’alliait parfaitement avec les hommes et les lieux. »

Stofflet, parti en éclaireur avec quatre-vingts cavaliers, arriva le soir même à Villiers. Les chasseurs des Ardennes ayant évacué ce bourg, il s’y établit tranquillement et en avertit La Rochejaquelein et Lescure. Mais, au lever du jour, les hussards et les fantassins républicains, postés à Montilliers, avertis par les patriotes de Vihiers, surprennent Stofflet, qui n’a que le temps de gagner, par les jardins, la route de Coron, où il rallie ses cavaliers. D’autres volontaires arrivant sur les lieux, il se trouve bientôt à la tête de cent cinquante hommes. Sans hésiter, un contre dix, Stofflet les lance à l’attaque, et les Bleus, d’ailleurs gorgés de boisson, s’enfuient vers Saumur.

Le lendemain (4 juin), le général républicain Leygonier arrive à la rescousse avec trois mille soldats. Cette fois, Lescure et La Rochejaquelein sont là avec leurs Poitevins. Attaqués à l’improviste par une décharge d’artillerie qui ensanglante le cheval de Lescure, les Vendéens fondent sur les bataillons de la Charente et des Ardennes, et les refoulent jusqu’à Doué dans une complète déroute.

La Grande Armée occupe maintenant Villiers, qu’elle quitte le 7 juin au matin.

Six mille patriotes l’attendent à quelques lieues : ce sont en particulier les « héros de cinq cents livres » et des déserteurs étrangers, recrutés eux aussi à prix d’argent. Leygonier les a postés sur les coteaux des Rochettes, qui dominent le Layon et défendent Concourson. Aux cris de : « Vive la République » ils jurent de mourir plutôt que de prendre la fuite. Mais ils tressaillent en apercevant des ombres agiles se glisser derrière les buissons et les haies, au fond des chemins creux. Les brigands sont là !

Tout à coup les paysans s’élancent sous la mitraille, s’emparent des canons à l’arme blanche et rejettent dans Concourson les républicains. Tandis que Cathelineau, poussant droit devant lui, les poursuit vers Soulanger, Stofflet et La Rochejaquelein, passant le Layon à droite et au sud, les prennent entre deux feux. Durant quatre heures, la lutte furieuse est indécise. Un boulet tue le cheval de Cathelineau : les gars du Pin, alors, se précipitent sur les canons ennemis qui restent aux fours à chaux des Minières, tuent les artilleurs sur leurs pièces et retournent ces pièces vers les fuyards qui gagnent Doué. Quatre régiments de ligne se forment en carré et sont écrasés. La Rochejaquelein tourne pendant ce temps l’aile gauche des Bleus, qui, pour éviter l’extermination, se replient sur Douces en abandonnant leurs canons. Les rues de Doué et de Douces sont remplies de soldats qui se bousculent, épouvantés : ils tuent un de leurs commandants qui veut les rallier sur les hauteurs voisines. C’est la déroute : elle se poursuit jusqu’aux redoutes de Bournan, sous le sabre des cavaliers de Dommaigné. L’ex-régiment d’Aunis, encore revêtu de l’uniforme blanc des gardes françaises, doit en bloc mettre bas les armes. Des hussards et des dragons passent sous les drapeaux des vainqueurs qui viennent, en deux étapes, de remporter trois victoires.

 

 

Ils sont sûrs maintenant d’emporter Saumur ; mars ils en sont encore séparés par de tels obstacles, qu’ils risquent cent fois de s’y briser.

La route de Saumur était en effet gardée par les redoutes de Bournan, dont la puissante artillerie, renforcée par des troupes de ligne et adossée à un bois, semblait imprenable. Il fallait passer ensuite le Thouet sur un pont étroit, le pont Fouchard, véritable souricière.

C’est ici que se révéla l’habile tactique des chefs vendéens et l’impéritie de leurs adversaires. Tandis qu’ils faisaient couper la grande route de Saumur à Angers et préparaient contre le pont Fouchard une fausse attaque destinée à attirer les républicains de ce côté, ils se hâtaient d’aller occuper Montreuil-Bellay, à deux lieues plus au sud, où ils traverseraient le pont Saint-Just.

Ils occupèrent en effet Montreuil-Bellay dès le lendemain (8 juin) ; puis, ne pouvant contenir l’ardeur de leurs troupes, ils remontèrent vers Saumur par le chemin de Fontevrault, ne laissant à Montreuil-Bellay que le corps de Bonchamps et les traînards.

Or, ce même jour, à 4 heures du soir, le général républicain Salomon, selon les ordres reçus, quittait Thouars avec cinq mille hommes pour aller renforcer la garnison de Saumur. Il ignorait la présence des Vendéens à Montreuil, et les Vendéens ignoraient ses mouvements. Vers 7 heures, il montait donc la côte qui aboutit à la porte de la ville. Tout à coup cette porte s’ouvre, et la gueule des canons rangés là crache une bordée de mitraille. Prévenus au dernier moment, les Vendéens sont en effet sortis de leurs cantonnements et se précipitent au combat. La bataille dura quatre heures, au sein des ténèbres bientôt épaissies sous un ciel couvert. Les soldats de Bonchamps, postés dans les jardins extérieurs, tâchent de briser par les flancs la colonne ennemie. Celle-ci, par sa propre masse, arrive à forcer l’enceinte, et les prisonniers des Vendéens, sentant toute proche la délivrance, font un vacarme infernal dans la cour où ils sont parqués. Cependant les Blancs se rallient par pelotons et fusillent à bout portant les envahisseurs ; dans la mêlée, ils s’entre-tuent souvent, mais à ce prix les Bleus sont rejetés hors les murs. Les paysans bondissent de fossés en fossés, et Donnissan fait avancer six canons, qui achèvent d’épouvanter l’ennemi.

Lorsque La Rochejaquelein, Cathelineau et Stofflet, déjà loin de Montreuil, accourent à ce bruit avec leurs hommes d’élite, ils n’ont qu’à contempler la déroute nocturne. Le général Salomon repassa à Thouars à 3 heures du matin et continua sur Airvault, Parthenay et Niort. Il abandonnait sur le terrain quatre cents tués, neuf cents prisonniers, des centaines de chevaux, deux canons, une grande quantité de fusils et de munitions.

La prise de Saumur était bien assurée.

 

 

Nous savons ce que le sans-culottisme avait fait, à Saumur, du commandement militaire. Ronsin et Momoro étaient là, prodigues de conseils aux généraux. Santerre venait d’y arriver, triomphalement accueilli par les jacobins. Les clubs arboraient le drapeau rouge ; avec l’aide des délégués de la Société centrale de Paris, Momoro, Saint-Félix, Besson, Minier, ils exaltaient les fureurs de la populace. Une fête patriotique était organisée, où l’on réclamait la mort des aristocrates au nom de l’égalité. Les récentes défaites étaient attribuées à la trahison, et, dans les cabarets et les lieux de débauche, les clameurs contre Leygonier étaient telles, que la commission centrale des représentants du peuple se crut obligée de le destituer et de le remplacer par Menou. Ce divisionnaire eut sous ses ordres les généraux Coustard et Berthier (le futur prince de Neufchâtel), arrivés de la veille ils ne connaissaient rien de la place ni de la situation.

Comme on était au dimanche (8 juin), on ne s’attendait pas à une attaque immédiate ; mais, vers 2 heures de l’après-midi, on signala vers le sud des nuées de tirailleurs, et il fallut s’apprêter au combat.

La ville de Saumur paraissait au reste inexpugnable. Postée entre la Loire et le Thouet, elle était défendue au sud par des collines abruptes couronnées par le château fort. Des abatis d’arbres coupaient les routes. À l’intersection des chemins de Doué et de Montreuil, les deux redoutes de Bournan, garnies d’artillerie, rendaient inaccessibles le pont Fouchard et la longue rue qui, traversant la ville, conduit de ce pont aux ponts de la Loire, les ponts de Ccssart et de la Croix-Verte. Une troisième redoute, élevée au sud, en avant des moulins à vent du faubourg de Fenet, commandait les routes d’entre Loire et Thouet.

Au bruit de la générale, huit à neuf mille hommes prennent les armes. Berthier occupe la route de Fontevrault et l’église de Notre-Dame-des-Ardilliers. Santerre s’installe aux retranchements de Chantilly ; Coustard, avec trois mille hommes (dont deux régiments de chasseurs et de cuirassiers), aux redoutes de Bournan. Menou reste en ville avec le gros de l’armée et les réserves. Toutes ces troupes chantent déjà victoire, cependant que les Saumurois enlèvent prudemment de leurs maisons les emblèmes républicains.

Les chefs vendéens, conscients de l’énormité de la tâche, désiraient n’attaquer que le lendemain ; mais, tandis qu’ils délibèrent, leurs soldats courent d’eux-mêmes vers la ville en chantant des hymnes et en répétant :

« Vive le roi ! Nous allons à Saumur ! »

On ne peut briser cet élan et il faut en profiler.

Cathelineau, Lescure, La Rochejaquelein, Marigny, se hâtent donc de gagner la tête de leurs troupes. Elles sont divisées en trois colonnes : la première, avec Lescure et Duhoux, doit repasser le Thouet au pont Saint-Just, longer la rivière, se glisser, par la vallée de Bagneux, entre les redoutes de Bournan et le Thouet, et arriver ainsi au pont Fouchard et à Saumur ; elle est soutenue par la cavalerie de Dommaigné et l’artillerie de Marigny. La seconde, avec Stofflet et Désessarts, doit se diriger vers le château par la rive droite du Thouet et la route de Chacé. La troisième, avec Cathelineau et La Rochejaquelein, prendra le chemin de Fontevrault et abordera Saumur par la rive gauche de la Loire. C’était comme un arc puissant qui, se resserrant vers la ville, allait en briser la résistance et en expulser d’un coup la révolution.

La colonne du centre se heurta, vers 4 heures de l’après-midi, aux avant-postes de Berthier. Elle fut ébranlée par le feu violent d’une batterie et l’attaque de deux bataillons orléanais, commandés par le futur maréchal en personne. Mais Stofflet s’élance en avant, sabre à droite et à gauche, et, re venant vers ses hommes, leur crie :

« En avant, mes enfants ! n’ayez pas peur ! »

Les Orléanais sont enfoncés ; Berthier a un cheval tué sous lui et ne réussit à arrêter les fuyards que sous les canons du château, au faubourg de Nantilly.

Pendant ce temps, Lescure est arrivé au pont Fouchard et a refoulé dans les redoutes de Bournan les bataillons qui le défendent. Il s’empare de leurs canons et va franchir le pont, lorsqu’une balle lui transperce le bras gauche.

« Il est blessé ! nous sommes perdus ! » s’écrient les paysans en voyant leur chef ensanglanté.

Et ils dessinent la retraite. Mais Lescure leur affirme que ce n’est qu’une égratignure, se fait simplement serrer le bras avec des mouchoirs et reste au feu. À peine a-t-il ramené ses hommes vers le pont, que le général Coustard lance contre eux, du haut de Bournan, son régiment de cuirassiers. Les paysans essayent en vain de percer leurs éclatantes armures et reculent épouvantés.

« Arrêtez, leur crie Dommaigné, et regardez-moi faire ! »

Il vise un cuirassier au visage et le tue, puis, ayant ainsi montré aux siens la vulnérabilité de l’adversaire, il se précipite dans les rangs bardés et hérissés de fer. Mais le colonel républicain Chaillou de La Guérinière, qui a aperçu son panache et son costume écarlate de la maison du roi, pousse son cheval vers le Vendéen et lui décharge son pistolet en pleine poitrine. Dommaigné tombe, blessé à mort ; il n’a plus que le temps de tuer à son tour son meurtrier d’un dernier coup de fusil. Heureusement que Marigny crible alors de mitraille les cuirassiers, qui remontent vers Bournan ou filent à Saumur en emportant le cadavre de leur chef. Cette fois, Lescure franchit le pont et oblige les artilleurs postés sur l’autre rive à se retirer avec les derniers débris du régiment de cuirassiers.

Stofflet, qui a réussi à maintenir ses hommes sous la mitraille du château et des collines voisines en promettant de casser lui-même la tête aux premiers fuyards ; Cathelineau et La Rochejaquelein, qui ont défilé par les coteaux de Beaulieu, menacent de leur côté les abords directs de la ville.

Du haut d’une maison où il a grimpé en hâte, Cathelineau constate en ce moment la défectuosité du plan d’attaque adopté avant la bataille : ses troupes risquent d’être tournées par les vignobles voisins. Il les divise aussitôt en deux colonnes : à droite, il expulsera les tirailleurs républicains de la colline de Varrains ; à gauche, La Rochejaquelein, rejoignant Stofflet, contournera et emportera la redoute ennemie qui domine cette colline.

Aidé par La Ville-Baugé, M. Henri escalade les retranchements de la redoute, lance son chapeau à l’intérieur en criant :

« Qui va me le chercher ? »

Et il y pénètre le premier. Après une mêlée sanglante, les Bleus en sont expulsés et sont poursuivis jusqu’au faubourg de Nantilly.

Menou y arrive avec le général Santerre et ses réserves. La Rochejaquelein et Stofflet, dès lors réunis, le repoussent dans la ville. Il se défend de maison en maison, et c’est là que le lieutenant Marceau arrache à la mort le représentant Bourbotte. Suprême réserve, le 12e bataillon de la République est amené par Cambon, aide de camp de Menou ; mais ce bataillon s’enfuit en entraînant à sa suite les « héros de cinq cents livres ». Les derniers cavaliers, au moment de charger, font volte-face : c’en est fait de l’armée de Saumur.

Il est 8 heures du soir.

 

 

Cathelineau a chassé les soldats de Berthier, qui résistaient toujours autour des moulins ; entre Notre-Dame-des-Ardilliers et la Loire, il les a repoussés vers la Gueule-du-Loup, vers le faubourg de Fenet, vers l’intérieur même de la ville.

La Rochejaquelein et La Ville-Baugé sont arrivés seuls, au galop, sur la place Saint-Pierre. Ils voient un bataillon, descendu du château, fuir vers la Loire :

« Rendez-vous, ou vous êtes morts ! » crie M. Henri.

Et les Bleus, saisis de terreur à la pensée des paysans qui doivent arriver, mettent bas les armes. Comme ils constatent, cinquante pas plus loin, que les deux cavaliers sont toujours seuls, ils font mine de se rebeller. M. Henri saisit aussitôt l’un des pistolets de La Ville-Baugé, court sur l’un des soldats et lui brûle la cervelle ; les autres se soumettent.

La Rochejaquelein et son compagnon poursuivent leur route. Les fusils qui jonchent le sol détonnent sous les pieds de leurs chevaux. Place de la Mairie, ils aperçoivent le troupeau républicain qui achève de franchir la Loire par le pont de Cessart. La Rochejaquelein, se postant derrière la salle de spectacle, tire sur lui les fusils que charge et lui passe La Ville-Baugé. Un seul dragon a l’audace de venir droit à lui et de faire feu ; manqué, La Rochejaquelein l’abat d’un coup de sabre, lui prend ses cartouches et continue son tir. Pourtant les artilleurs venus du château finissent par attaquer les deux chefs : La Ville-Baugé roule à terre, et ils allaient succomber, lorsque arrivent enfin Désessarts, Cathelineau et Stofflet.

Seules les redoutes de Bournan et le château tenaient encore.

À Bournan, le général Coustard ordonne de reprendre le pont Fouchard ; mais les deux bataillons désignés crient à la trahison et menacent le général. Le colonel Weissen, avec un détachement de cuirassiers, accepte de sauver l’honneur républicain et s’élance vers le pont ; mais le 5e bataillon de Paris, qui a d’abord consenti à le suivre aussi, se débande bientôt au cri de : « Sauve qui peut ! » et fait mine d’assassiner le colonel. Coustard fut ainsi obligé d’évacuer les redoutes de Bournan en y laissant des détachements qui continuèrent la résistance.

Lescure a rejoint les autres généraux vendéens. Au nom du roi, le district est obligé de livrer sa correspondance et tout ce qui est en son pouvoir. Les administrateurs sont faits prisonniers ou se sauvent à toutes jambes. Menou et Berthier suivent les fuyards, qui encombrent maintenant les routes d’Angers, du Mans et de Tours. Santerre, lui, ne s’arrêta qu’à la Flèche.

Il y avait encore de bons coups à donner. Prodigieusement infatigables, La Rochejaquelein, La Ville-Baugé et Désessarts prennent donc cent cinquante cavaliers et s’élancent dans la nuit à la poursuite des Bleus. Sur la route de Tours, où galopent à toutes brides six représentants du peuple et les meneurs jacobins, ils arrêtent des bataillons entiers : cinq mille prisonniers tombent ainsi entre leurs mains. Comme ils entendent le canon tonner encore et qu’ils craignent quelque surprise, ils les ramènent à Saumur (cent cinquante contre cinq mille !), risquant à chaque seconde un massacre qui paraît inévitable.

La Rochejaquelein n’a pas fini sa journée. Puisque les redoutes de Bournan, attaquées en cet instant par Marigny, Stofflet et Cathelineau, tiennent encore, il faut qu’il coure à un nouvel assaut. Avec ses cavaliers, il s’élance entre les retranchements et soudain disparaît sous les feux croisés ; mais seul son cheval est tué, et il se relève pour franchir un fossé. Les ténèbres épaissies l’obligent enfin à remettre au lendemain cette dernière attaque.

La garnison du château, commandée par le lieutenant-colonel Joly, refusait, elle aussi, de capituler, malgré les sommations de Lescure et de Cathelineau. À 10 heures du soir, deux parlementaires (Beauvollier et Renou) imaginent de prendre à leurs bras deux des femmes qui étaient venues là pour supplier les assiégés d’éviter, par leur reddition, le sac de la ville ; précédés de trompettes, les négociateurs arrivent ainsi au pont-levis, où on leur promet une réponse pour le lendemain. Au moment où ils s’éloignent, on tire sur eux traîtreusement du mur d’enceinte. Exaspérés, les Vendéens ripostèrent en vain dans la nuit. Au point du jour, ils escaladèrent les parapets extérieurs, et le colonel Joly, se rendant aux prières des gardes nationaux qui craignent l’incendie de la ville, finit par signer la capitulation. Marigny laisse les assiégés sortir du château avec armes et bagages et regagner en paix leurs foyers et leur caserne, après avoir déposé leurs armes sur la place. Voilà comment les Vendéens savaient épargner et honorer les vaincus !

Les défenseurs des redoutes de Bournan, enlevées durant la même matinée après un feu acharné de part et d’autre, furent également épargnés.

Les Vendéens s’étaient conduits en bons soldats du Christ, et ils purent assister sans remords au Te Deum solennel qui fut chanté à l’église Saint-Pierre. Les héros, encore trempés de la sueur ou du sang de prodigieux combats, se prosternèrent humblement, le chapelet à la main, sur les dalles du sanctuaire. Ils ne s’enorgueillissaient pas des drapeaux ennemis qui tapissaient les voûtes. Au son des cloches triomphales, les paysans pleuraient de joie, mais d’une joie sans égoïsme ; ils songeaient seulement à leur modeste église qui allait redevenir l’âme du village, au petit roi prisonnier dont ils avaient sans doute hâlé la délivrance, à leurs foyers remplis d’angoisse, au sol sacré de leurs ancêtres qui les remerciaient là-haut du devoir accompli. Et tous auraient pu répéter ce que La Rochejaquelein disait alors à l’un de ses officiers :

« Nos succès me confondent : tout vient de Dieu ! »

 

 

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IX

 

VERS PARIS ?... – LES VENDÉENS À ANGERS

 

(19 juin-1793)

 

Les conséquences de la victoire. – La Rochejaquelein gouverneur de Saumur. – Cathelineau généralissime. – Le prince de Talmont. – Le rasoir vendéen. – Va-t-on marcher sur Paris ? – Le fédéralisme. – Vers la Bretagne. – Épiques randonnées. – Nouveaux champions. – Le désarroi républicain. – Occupation d’Angers (19 juin 1793). – La nostalgie des paysans. – Abandon de Saumur.

 

Saumur n’était qu’une étape sur la route de la délivrance.

À vrai dire, l’étape était gigantesque, et l’on comprend les hurlements de douleur qu’elle fit pousser aux jacobins.

Onze mille républicains étaient prisonniers ; quinze cents avaient péri le 9 juin. Des compagnies entières de Bleus entraient au service de la cause catholique et royale. Soixante canons, vingt mille fusils, soixante mille livres de poudre et une immense quantité d’approvisionnements de tout genre tombaient entre les mains des insurgés. À Saumur, la contre-révolution était un fait accompli : on y brûlait les papiers officiels dans la grande salle de la municipalité. On y reprenait les cloches destinées à frapper de nouveaux sous décimaux ; l’on en refondait même, qui étaient déjà brisées. Quels exemples pour les millions de Français qui frémissaient sous le joug ! La générosité et l’humanité des vainqueurs étaient elles-mêmes des insultes pour la férocité des jacobins au pouvoir. Ces derniers le firent bien voir à l’infortuné Quétineau. M. de Lescure avait Liré son adversaire des prisons du château, lui avait proposé de se rallier aux Vendéens et lui avait affirmé que, loin d’aider les puissances étrangères à démembrer la France, il était plutôt prêt, ainsi que ses amis, à s’unir contre l’envahisseur à tous les vrais patriotes ; mais le général voulut rester fidèle à son serment républicain et alla à Tours se constituer prisonnier. Neuf mois après il était guillotiné, et sa femme, qui ne put s’empêcher, dans son exaspération, de crier : « Vive le Roi ! » à l’audience du tribunal révolutionnaire, était peu après condamnée à mort elle aussi, en même temps que Ronsin. Momoro et Vincent, les « sans-culottiseurs » de l’armée de Saumur.

 

 

Pour renverser un Gouvernement qui ajoutait ainsi les cadavres de ses amis à ceux de ses ennemis, les Vendéens avaient encore une longue carrière à fournir.

Ils laissèrent à Saumur un gouverneur militaire, l’ancien officier d’artillerie de La Pelouze, qui fut remplacé peu après par La Rochejaquelein en personne. Cathelineau, le voiturier Cathelineau, fut nommé généralissime, afin que fussent dirigés vers un seul but « Tous les moyens et tous les efforts de la confédération vendéenne », et que fût établi dans l’armée « un ordre stable et invariable ». De fait, tant que Cathelineau fut à sa tête, et bien que « par son excessive modestie, selon le mot de la marquise de La Rochejaquelein, il se trouvât plutôt obéir que commander », l’armée vendéenne resta suffisamment unie pour être invincible. C’est à ce moment qu’eut lieu l’héroïque dialogue :

« Général, dit Quétineau, vos soldats se battent comme des lions : vous êtes tous des héros ! Mais vous seuls contre la République, vous ne vaincrez pas toujours. Alors ?...

– Alors, répondit Cathelineau, alors nous mourrons ! »

À la tête de la cavalerie, Dommaigné, mort au champ d’honneur, fut remplacé par Forestier, jeune homme de dix-huit ans, mais d’une bravoure à toute épreuve. Ce fils de cordonnier refusa pourtant de porter le titre de commandant et s’effaça devant un seigneur du plus haut lignage, le prince de Talmont, second fils du duc de La Trémoille, descendant des ducs d’Aquitaine, suzerain des deux tiers de la Vendée. Talmont, âgé de vingt-sept ans, venait de s’évader des prisons d’Angers après avoir fait, avec le comte d’Artois, la première campagne de l’émigration et s’être rempli le cœur d’une passion vengeresse en assistant à l’exécution de Louis XVI. Ce superbe cavalier était de mœurs légères. Son impétuosité ne devait pas toujours être opportune ; mais son dévouement et son nom même rendraient à la cause de précieux services.

Que faire des onze mille prisonniers restés entre les mains des vainqueurs ? Les massacrer était une horreur à laisser aux apôtres de la fraternité sans-culotte ; les garder prisonniers était trop gênant. On se borna donc à les tondre et à les libérer ap1 ès le serment de ne plus combattre leurs libérateurs ; peut-être détruirait-on par là d’injustes préventions et rallierait-on à la cause de nouveaux défenseurs. Le rasoir vendéen valait mieux que le « rasoir national ».

La Grande Armée pouvait reprendre sa marche. Mais où la diriger ?...

Irait-on à Paris ? La Rochejaquelein, l’offensive incarnée, y poussait.

« L’anarchie, déclarait-il en devinant le mécanisme centralisé de la machine jacobine, l’anarchie est un monstre qu’on ne peut blesser mortellement qu’en le frappant au cœur.

– Le chemin de la capitale nous est ouvert, ajoutait de son côté Stofflet ; aucune force sérieuse ne peut s’opposer à notre marche : nous ne rencontrerons que les bataillons démoralisés que nous venons de battre. Ce coup foudroyant terminera nos souffrances : allons à Paris chercher le petit roi pour le faire sacrer à Cholet ! »

Au fond, ce plébéien et ce gentilhomme avaient peut-être raison : la terre de France tremblait et se dérobait de toutes parts sous le monstre qui s’acharnait à l’enserrer. Aux royalistes dont s’exaltait la fidélité, se joignaient les républicains écœurés par trop de sang et reculant devant l’échafaud dont l’œil sinistre guettait leurs têtes. Soixante-six départements, agités par les Girondins, pouvaient faire bloc contre la Montagne ; les fédéralistes de Caen, de Bordeaux, de Marseille s’apprêtaient à unir leurs forces. Sur les frontières, à Valenciennes, à Condé, à Mayence, dans les Vosges, le Jura, les Alpes et les Pyrénées, les troupes de la Convention étaient tenues en échec par un double ennemi. Autour même de la Vendée, de la Lozère à la Normandie et à la Bretagne, de l’Orléanais à l’Océan, on attendait les Vendéens comme des alliés et des libérateurs : « Partout, annonçait Richard à la Convention le 25 juin 1793, partout, avec les mots de maratiste et d’anarchiste, on a dénigré, persécuté, fatigué les patriotes. Ainsi les rebelles, dans leur marche, ne trouvent que quelques bons citoyens qui se font égorger et beaucoup d’esclaves qui tendent les mains aux fers qu’on leur apporte. »

C’est-à-dire que la statue de la Liberté, que les administrateurs d’Eure-et-Loir proposaient alors de faire marcher en tête des armées, était une idole désormais exécrée. « Depuis le Mans jusqu’à nous, affirmait la députation d’Eure-et-Loir, il n’y a ni armes ni munitions, ni moyens de défense. » Thiers avait donc raison d’écrire dans son Histoire de la Révolution : « Les Vendéens, étant maîtres du cours de la Loire, pouvaient marcher sur Nantes ou sur la Flèche, le Mans et Paris. Tout devait céder devant eux. »

Seulement il fallait compter avec le caractère des Vendéens. Or ceux-ci entendaient mener une guerre avant tout défensive autour de leurs foyers et de leurs autels ; les séparer du pays où ils puisaient et renouvelaient leurs forces morales, c’était les livrer à un inconnu qui les épouvantait. L’horizon de leur esprit n’était point assez vaste pour embrasser la France entière et permettre à leurs chefs de conduire jusqu’à la capitale une guerre nationale qui eût produit ou leur immédiat anéantissement, ou leur définitif triomphe.

Le conseil des généraux y renonça donc. Lescure proposa de rentrer en Vendée pour en expulser les derniers corps républicains, condenser toutes les forces insurrectionnelles et former ainsi un noyau puissant autour duquel viendraient successivement s’agglomérer les éléments contre-révolutionnaires des provinces voisines. C’était trop temporiser. Cathelineau trouva un moyen terme : occuper Angers et les Ponts-de-Cé, s’emparer de Nantes, se rendre maître du cours de la Loire et des côtes de l’Océan ; puis, laissant dans les pays conquis une garnison suffisante pour les protéger, tendre la main aux frères de Bretagne, du, Maine et de la Normandie, et marcher enfin sur Paris.

Cet avis, très sage, l’emporta, et l’on fixa au 16 juin le départ pour Angers.

 

 

Durant la semaine qui sépara la prise de Saumur du départ de la Grande Armée, deux courants contraires se dessinèrent dans ses rangs.

Les uns, qui eussent suivi M. Henri jusqu’au bout du monde, brûlaient de voler à de nouvelles victoires. Pour tromper leur ardeur et montrer que rien ne leur était désormais impossible, plusieurs même accomplirent des exploits qu’on croirait empruntés à quelque chanson de geste et qui compléteraient à merveille la Légende des siècles. Ainsi, le 11 juin, quatre jeunes officiers partirent seuls pour la Flèche, se firent apporter les clefs de la ville et revinrent quelques jours après avec ses drapeaux. Cinquante cavaliers parièrent d’aller se promener impunément à la grande foire de Bourgueil. Ils arrivèrent en effet au grand galop au milieu de la foule, en criant : « Vive le Roi ! » Enjoignant aux autorités de préparer des billets de logement pour « cent mille brigands » qui devaient passer à Bourgueil, ils mirent leurs chevaux dans les hôtels, sillonnèrent les rues en traînant leurs sabres sur le pavé, puis regagnèrent le soir Saumur sans le moindre accroc. Deux cents autres, avec de La Boëre, de Beauvolliers et de Beauvais, allèrent à Chinon, y abattirent sous les yeux des habitants ébahis l’arbre de la Liberté et en ramenèrent cent barils de grains trouvés aux magasins publics. Ces hardis éclaireurs furent d’ailleurs rejoints à Saumur par de nouveaux champions : Charles d’Autichamp, qui accourait d’Angers, après avoir, avec La Rochejaquelein, Lescure et Marigny, fait partie de la garde constitutionnelle du roi et combattu au 10 août ; Brion, qui avait déjà guerroyé au-delà de Nantes ; Louis de la Guérivière.

D’autres, plus casaniers et désireux de regagner leurs foyers où les appelaient d’urgentes occupations, commençaient à opérer la retraite. Stofflet coupa court à cette défection en proclamant que « ceux qui ne passeraient pas la Loire seraient des lâches », et plusieurs généraux, Cathelineau, La Rochejaquelein, Bonchamps, Marigny. Talmont, parcoururent le Bocage pour y faire sonner un nouveau ralliement.

 

 

Le gros de l’armée quitta Saumur le 18 juin. On gagna Angers soit par Doué, soit par la levée de la Loire et Trélazé.

La France vit alors cette chose incroyable : une grande ville abandonnée par ses troupes et son administration au seul bruit de l’arrivée des « brigands ».

Le 10 juin, le directoire de Maine-et-Loire avait proclamé que « plus le danger était grand et plus des républicains devaient montrer de sang-froid, de fermeté et de courage ». Mais le surlendemain, sur l’ordre des commissaires de la Convention réfugiés à Tours, la garnison, – forte de quatre mille hommes commandés par le général Barbazan, – évacua Angers. L’épouvante, déjà semée par les « héros de cinq cents livres » chassés de Saumur, fut à son comble. Les routes du nord de la Loire furent encombrées de soldats, de magistrats, de simples citoyens fuyant en désordre et abandonnant derrière eux une grande partie de l’artillerie, des munitions et des approvisionnements. Les administrateurs gagnèrent le Lion-d’Angers et Laval, emmenant seulement vingt-deux canons, une partie des archives publiques, et dix à douze millions de monnaie.

Les Vendéens avaient ainsi remporté, moralement, une immense victoire avant même d’avoir paru.

Ils furent précédés à Angers, le 17 juin, par trois cavaliers (dont une femme, Renée Bordereau, fameuse sous le nom de l’Angevin), qui allèrent trancher de leurs sabres l’arbre de la Liberté et dépouiller de leurs cocardes tricolores une bande de patriotes assemblés aux Ponts-de-Cé pour voir passer les « brigands ».

L’avant-garde, – environ quatre cents hommes. – arriva bientôt comme la foudre au Champ de Mars. Elle était commandée par Cathelineau et La Rochejaquelein. La commission administrative provisoire que les citoyens abandonnés avaient en hâte constituée fit demander aux Vendéens leurs intentions et leurs projets : ils répondirent qu’ils arrivaient en amis et respecteraient les personnes et les propriétés ; puis ils allèrent sans tarder ouvrir les portes des prisons aux prêtres détenus et à leurs compagnons de captivité. Ainsi, la liberté elle-même, et non pas seulement une menteuse effigie de la Liberté, accompagnait les Vendéens.

Le 19, l’armée tout entière, réunie aux Ponts-de-Cé, occupa la ville. L’évêque d’Agra l’accompagnait à cheval, escorté d’un domestique portant sa crosse en bois doré. Au moment où l’on allait fusiller deux canonniers républicains qui avaient mérité la mort, il se jeta aux genoux des généraux et obtint leur grâce.

L’état-major prit possession d’Angers au nom de Sa Majesté très chrétienne. Il ordonna aux habitants d’élire un conseil provisoire, dont le président, M. de Ruillé, fut guillotiné au retour des Bleus. Les armes, munitions et approvisionnements furent expédiés dans les magasins de Beaupréau et de Mortagne.

À cette époque, Angers était un foyer jacobin assez bien organisé : dès la fin de 1791, vingt-six sociétés avaient fait à la mairie leur déclaration légale, parmi lesquelles la Société des Amis de la Constitution, dont les trois cents patriotes se réunissaient à l’église Saint-Jacques. De plus, un grand nombre de patriotes vendéens s’y étaient réfugiés, ainsi qu’une cinquantaine de curés constitutionnels. Aucun ne fut inquiété par les Vendéens victorieux.

Ceux-ci ne restèrent d’ailleurs à Angers que huit jours : « Le pavé des villes leur brûlait les pieds », comme l’a écrit Joseph Clémenceau, et ils se hâtèrent, en grand nombre, d’aller utiliser dans leur famille le répit que leur laissait la guerre entre deux batailles.

Les deux mille paysans laissés à Saumur souffraient davantage encore de la nostalgie.

« Tout est pris et battu, disaient-ils naïvement. Les Patauds sont en déroule, l’on n’a plus besoin de nous. »

Voyant le vide se faire autour de lui, La Rochejaquelein, qui était venu reprendre son commandement après l’occupation d’Angers, achevait d’expédier dans le Bocage les canons et la poudre de la place. Il y resta bientôt presque seul. Pour faire croire aux habitants qu’il arrivait des renforts, ses officiers devaient parcourir nuitamment la ville en criant :

« Qui vive ?

– Armée catholique. »

À la fin, il dut se retirer en emmenant les deux derniers canons, qu’il précipita à Thouars dans la rivière.

Que faire en présence de si graves défections ? Cathelineau conseillait de laisser ses soldats aller raconter leurs prouesses au village et se retremper dans l’enthousiasme des populations. Mais il était trop dangereux d’accorder à l’ennemi un long répit : en prenant les armes, on s’était condamné à aller jusqu’au bout. Stofflet, d’accord avec d’Elbée (encore réduit à l’inaction par sa blessure), opina pour la marche sur Nantes. Le conseil en décida ainsi, le 19 juin, et Cathelineau donna son assentiment à une entreprise qui devait lui coûter la vie, et porter par là à l’armée vendéenne un coup irréparable.

L’ère des victoires qui eussent pu, en quelques semaines, faire voler le drapeau blanc « de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame » ne sera certes pas close ; mais la guillotine l’emportera, et Angers, où l’armée catholique venait d’entrer sans combat, verra se briser sous ses murailles ses derniers débris.

 

 

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X

 

UNE CAMPAGNE DE CHARETTE

 

(30 avril-10 juin 1793)

 

L’équivoque girondine. – Situation périlleuse de la Grande Armée. – Les opérations de Charette en Basse-Vendée. – Victoire du pont James (7 mai). – Défaite de Palluau (15 mai). – La cour de Legé. – Prise de Machecoul (10 juin). – Charette s’allie aux chefs de la Grande Année.

 

Nous arrivons donc à un tournant de l’histoire des guerres de Vendée.

Campée en face des armées républicaines, dont le cercle s’était élargi, mais qui ne les en menaçaient pas moins de toutes parts, l’armée insurrectionnelle se trouvait dans une situation analogue à celle de Napoléon Ier dans la campagne de France : si elle continuait le cours de ses victoires, elle pouvait l’emporter en peu de temps, mais elle était condamnée à vaincre toujours.

Elle pouvait l’emporter, puisque l’équilibre de la République était alors des plus instables et que la fortune du parti de la Montagne, triomphant à Paris après les journées du 31 mai et du 2 juin 1793, était suspendue dans le vide que creusaient au sein même de la Convention d’épouvantables proscriptions. Si les jacobins étaient les maîtres du Gouvernement central, les Girondins l’étaient de la majorité des directoires départementaux ; et c’est à Caen, à proximité de la Vendée, qu’ils avaient alors établi le centre du fédéralisme.

Toutefois, ne nous y trompons pas, le mouvement girondin n’était pas un mouvement contre-révolutionnaire ; ses chefs, auxquels Lamartine a fait beaucoup trop d’honneur, n’avaient qu’un but : conserver le pouvoir et sauver leurs propres têtes. La Terreur était leur œuvre autant que celle des jacobins, et ils étaient prêts à s’allier à leurs adversaires contre les ennemis de la Révolution en péril.

C’est ce qui arriva à Nantes, où parvenait la Grande Armée.

Cette concentration républicaine qui, en présence des assiégeants, étouffa les rivalités des factions, ou plutôt suscita entre elles une émula lion patriotique dont il faut reconnaître la puissante énergie ; la téméraire confiance en des forces trop réduites que donna aux Vendéens la trop facile occupation d’Angers ; des opérations mal concertées, et surtout les coups funestes et impossibles à prévoir du hasard « dieu de la guerre », tout cela contribua à causer l’échec qui ouvrira pour la Vendée l’ère atroce de la destruction et du martyre.

 

 

Le 25 juin, au sortir d’Angers, la Grande Armée était réduite à vingt mille hommes. Lescure, blessé, était encore au château de la Boulaye, et La Rochejaquelein à Saumur ; mais une multitude de paysans, attirée par le butin à conquérir, se réunit bientôt à l’armée, dont elle doubla probablement l’effectif, et les chefs du pays de Betz et de la Basse-Vendée, Charette et de Lyrot, avaient promis de combiner, pour la première fois, leur attaque avec ceux du Bocage.

Charette devant jouer au siège de Nantes un rôle important, il est utile de rappeler d’abord les opérations qui l’avaient amené devant cette ville.

C’est en se faisant battre que ce chef de bande avait peu à peu discipliné ses soldats et développé ses moyens.

Le chevalier Athanase Charette de La Contrie n’avait pris le Sacré-Cœur, – comme son ancêtre, le compagnon de Philippe-Auguste, la Croix, – que sous l’impérieuse pression des moutons noirs, laboureurs des environs de Machecoul, et des maraîchins aux vestes rousses de Sallertaine et de Challans. Échappé au massacre des Tuileries et aux intrigues de l’émigration, il se contentait jusqu’alors de chasser sur ses terres de Fonteclose, de trinquer et de danser dans les réunions joyeuses. « Son visage maigre, encadré de favoris blonds, taillés court selon la mode de l’époque, était éclairé par des yeux bleus un peu enfoncés et d’une expression enjouée et malicieuse. La bouche, grande et bien garnie, souriait et dissimulait la lourdeur du bas du visage. Au contraire, lorsqu’il se croyait seul, les traits de Charette revêtaient une énergie presque cruelle, les yeux brillaient avec intensité, la bouche se resserrait, le menton s’abaissait plus lourd et plus carré, le front large et découvert restait superbe de fierté et de volonté. » (Bittard des Portes.)

L’épée de l’ancien lieutenant des vaisseaux du roi ne pouvait refuser de se mêler aux faux, aux piques, aux fourches, aux serpes emmanchées des insurgés du Marais et du pays dé Betz.

« Il faut que M. Charette vienne de suite à Machecoul, criait la foule tumultueuse qui, le 10 mars 1793, avait envahi les allées et les parterres de Fonteclose, et qu’il y commande les défenseurs de la religion. »

Il avait fini par accepter en posant comme condition qu’il serait obéi lorsqu’il commanderait. Quelques heures après, il en trait à Machecoul et haranguait, sur la place du Calvaire, les insurgés qui criaient :

« Vive le roi ! Vivent les nobles ! »

Le 20 mars, ils étaient déjà cinq à six mille. Le 27, ils prenaient Pornic. Le 3 avril, l’ex-procureur Souchu et ses acolytes du comité de Machecoul faisaient massacrer un « chapelet » de cinquante-quatre prisonniers républicains, montrant par là que le véritable esprit de la cause vendéenne leur restait étranger.

En avril, la troupe de Charette expia cette barbarie par les échecs de Challans, de Saint-Gervais (où périt le perruquier Gaston) et de Machecoul, qui fut repris le 20 avril par l’adjudant général Deysser. Fait prisonnier, Souchu dénonça les chefs des « brigands », ce qui n’empêcha point sa condamnation : il eut la tête tranchée par la hache d’un sapeur du 5e bataillon de la Manche.

Tandis que la Grande Armée marchait, au début de mai, sur Thouars, la Châtaigneraie et Fontenay, Charette avait à repousser, vers les Sables-d’Olonne et Noirmoutier, les assauts des généraux Boulard et Beysser.

Victorieux à Legé le 30 avril, il résolut de réoccuper Machecoul, où Beysser se tenait avec mille six cents hommes et sept canons. Le 4 mai, avec sa cavalerie d’avant-garde, il arrive devant la ville à 1 heure du matin. Au jour, le sabre levé, il veut charger l’artillerie ennemie ; mais il apprend que le gros de ses troupes ne suit pas, et il doit rétrograder. Au Grénit, il ne peut entraver la déroute et rentre presque seul à Legé.

Le général Canclaux, officier d’ancien régime et chevalier de Saint-Louis, arrivait alors à Nantes. Commandant en chef, il ordonna aussitôt de cerner Charette, qui se replia sur Vieille-Vigne, puis, en présence de l’hostilité des habitants, sur Montaigu, où commandaient de Royrand et le chevalier de La Roche. Charette n’avait plus que cinq cents fidèles, et il était en bulle, dans son propre parti, aux pires jalousies. Campé, le 7 mai, dans la lande du Bois, il dit à ses hommes :

« Mes amis, les républicains sont à Saint-Colombin ; c’est là qu’il faut tirer vengeance des injustices qu’on nous fait. »

Et il s’élance sur les deux régiments, le 4e et le 79e de ligne, qui gardaient le pont James ; il leur prend leur canon, leurs drapeaux, leurs caisses, et leur fait trois cent cinquante prisonniers. De Royrand alors se réconcilie avec lui, et il rentre à Vieille-Vigne en triomphateur. La marquise de Goulaine, qui avait cherché à briser son influence, lui envoie de Montaigu un exprès pour le féliciter de sa victoire.

« Dites à celle qui vous a dépêché ici, répond-il au messager, que je fais aussi peu de cas de ses compliments que de ses injures. »

Canclaux dut abandonner Legé et se cantonner à Machecoul et à Port-Saint-Père. Boulard occupait Palluau. C’est là que Charette décide de porter ses coups pour se rendre maître de la route des Sables.

 

 

Avec une audace qui lui resta coutumière, il avertit lui-même Boulard par un prisonnier qu’il allait « venir manger la soupe avec lui », et, le 15 mai, il attaque Palluau. Les troupes de Joly et de Savin, qui surviennent, portent maintenant ses forces à dix mille hommes. Mais le général Boulard dispose d’une artillerie qui épouvante les paysans. Charette, qu’un boulet tombant à ses pieds couvre de terre, les frappe en vain à coups de plat de sabre. Pour comble de malheur, ils prennent pour des ennemis les soldats de Savin qui arrivent à la rescousse, et les royalistes se massacrent mutuellement. Charette, vaincu, rentre à Legé. Quelques jours après, La Cathelinière était à son tour battu à Port-Saint-Père.

À Legé, Charette jouit pourtant de quelque répit. Ce fut, selon l’expression de M. Bittard des Portes, « une halte de repos et de plaisirs ». Il y fut bientôt rejoint par « une belle jeune femme coiffée d’un feutre gris à cocarde blanche, vêtue d’un habit d’amazone et portant à la ceinture couteau de chasse et pistolet de guerre. Sa taille élancée, son profil de médaille aux traits réguliers et sévères, ses grands yeux noirs tour à tour impérieux et caressants, tout en elle révélait un charme étrange et dominateur ». C’était la comtesse de La Rochefoucauld, châtelaine des environs de Fonteclose, qui avait jadis, en proclamant Louis XVII en sa paroisse de la Garnache, remplacé son mari parti pour l’émigration. Elle forma la cour du galant Charette avec Mme de Bulkeley et d’autres jeunes femmes ou jeunes filles, dont quelques-unes arrivèrent seules, « sous la sauvegarde de l’honneur vendéen ». Place de l’église, dans la maison de Le Bouvier, on s’amusa, on chanta aux sons mélodieux du clavecin ou aux gais accords des ménétriers ; on oublia les horreurs de la veille et l’on ne songea point au lendemain, car la vieille société française eut la coquetterie de conserver jusqu’au pied de l’échafaud et jusqu’au sein des massacres l’insouciante frivolité qui peut-être l’y mena...

Au soir du 9 juin, on prolongea la fête jusqu’à l’aube, puis l’on partit pour reprendre Machecoul aux républicains. Les dames restaient à Legé ; mais, dans la fraîcheur du matin, les violes accompagnaient encore de joyeux refrains.

Charette était en effet résolu à expulser de Machecoul les seuls régiments républicains qui lui barrassent encore la route de Nantes.

Il avait été rejoint par les gars de Bourgneuf et du Pellerin, avec l’impétueux La Cathelinière ; par ceux des Lucs, avec Jean-René Savin ; par ceux de Vieille-Vigne et de Montaigu, avec Vrignault ; par les pêcheurs du lac de Grand-Lieu, avec le bon M. de Couëtus ; par les maraîchins de Pageot, marchand de volailles. Les gens de Machecoul étaient commandés par Ériau, et les déserteurs du pont James par le capitaine de Méric. Charette rassembla les chefs dans une lande et leur exposa son plan d’attaque : l’ennemi disposait de treize cents soldats sous les ordres d’un homme expérimenté, le chef de brigade (de) Prat, ancien lieutenant au régiment de Provence ; il disposait d’une puissante artillerie et d’une position défensive renforcée par des retranchements ; mais il allait être surpris par dix mille Vendéens.

L’avant-garde royaliste évita, en courant, les batteries des « Moulins de la Chaume » et arriva, à 2 heures, à la route de Nantes. Sous l’habile direction de La Cathelinière et de Lucas-Championnière, elle refoula les cavaliers qui se précipitaient par la porte de Nantes, salua jusqu’à terre les boulets et fit évacuer le poste des Moulins. Deux bataillons républicains occupaient la prairie qui s’étend au sud-est de Machecoul : Charette, formant en arc de cercle le gros de son armée, les repousse sur la butte voisine. Vrignault s’élance à l’assaut ; mais les balles et la mitraille déciment ses hommes, et il tombe mortellement atteint. Les Bleus reprennent l’offensive et vont semer parmi les paysans la panique fatale. Alors Charette et le vieux Joly groupent deux cents cavaliers et, le sabre au poing, escaladent la butte, bousculent, massacrent, dispersent les artilleurs et permettent aux gars du Loroux, qui ont suivi leurs traces, de retourner les canons contre l’ennemi. Les Bleus se replient dans les rues de la ville, bientôt envahie par la nuée vendéenne. Des fenêtres et du toit des maisons, les paysans engagent une meurtrière fusillade, puis poursuivent les vaincus, qui arrivèrent à 11 heures du soir à Port-Saint-Père, après avoir laissé six cents des leurs sur le champ de bataille. À Port-Saint-Père, d’ailleurs, la panique est telle, que la garnison tout entière part le lendemain se réfugier à Nantes.

Le pays de Retz et le Bas-Poitou étaient ainsi délivrés à l’époque où la Grande Armée s’emparait de Saumur.

 

 

Charette avait repris ses quartiers de Legé. La comtesse de La Rochefoucauld, qui avait brodé son écharpe de général, l’accompagnait en d’aventureuses reconnaissances. Mme de Charette, la « Belle Amazone », allait, elle, panser les blessés, républicains ou royalistes. Des postes de sûreté avaient été établis jusqu’aux abords du fleuve, et Legé lui-même avait été converti en sorte de camp retranché, lorsque arriva un courrier de Lescure félicitant Charette de sa victoire. Celui-ci répondit par un compliment sur la prise de Saumur, engageant ainsi ses frères du Bocage à solliciter son alliance. – Lescure courut à Angers, où étaient alors rassemblés les chefs de la Grande Armée. Ils décidèrent la marche sur Nantes et dépêchèrent à Charette, pour l’en informer, le marquis de Donnissan (ancien maréchal de camp et beau-père de Lescure). Donnissan trouva Charette, venu à sa rencontre, à Vieille-Vigne, lui offrit de la poudre et des canons, qu’il accepta, et il fut convenu que l’armée du Bas-Poitou attaquerait le 29 juin, dans la nuit de la Saint-Pierre, les faubourgs nantais du Pont-Rousseau et de Saint-Jacques. Tandis que Charette bloquerait la ville au sud, l’armée d’Anjou, passant par Nort, l’attaquerait au nord par les routes de Paris, de Rennes et de Vannes.

Observons-le tout de suite : la Loire opposait au sud de Nantes une barrière tellement infranchissable, que les troupes de Charette devraient attendre, pour la forcer, que leurs alliés eussent déblayé la ville jusqu’aux ponts. L’on demandait ainsi aux vainqueurs de Machecoul une démonstration plutôt qu’une véritable attaque.

Quoi qu’il en soit, Charette la promit, et, le 26 juin, avec Hyacinthe de La Robrie, commandant de sa cavalerie, Leblanc, chef de l’artillerie, Couëtus, Ériau, Barteau, de La Cathelinière, chefs de rassemblements, il prit, à la tête de dix mille hommes, le chemin de Nantes.

Quarante mille autres Vendéens marchaient, par le nord, vers un triomphe qu’ils croyaient certain...

 

 

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XI

 

LE GÉNÉRALISSIME CATHELINEAU ET LE SIÈGE DE NANTES

 

(29-30 juin 1793)

 

Nantes en 1793. – Girondins et Montagnards. – Le maire Baco. – Le général Canclaux. – Proclamation du général Beysser. – Sommation vendéenne (20 juin). – Le jacobin Guillemet. – Les combats de Nort (28 juin). – La canonnade de Charette. – Le Pont-Rousseau. – L’attaque de la Grande Armée. – L’envahissement. – La fausse manœuvre du prince de Talmond. – Cathelineau sur la place Viarmes : il est frappé à mort. – La retraite (29-30 juin). – Charette regagne Legé. – La mort du Saint de l’Anjou (14 juillet). – Trente ans après : victoire de sous-préfet. – En 1896 : une statue sous séquestre.

 

Nantes est une ville ouverte, aucune enceinte de remparts ne l’entame. Mais elle s’appuie aux six bras de la Loire, et l’Erdre la coupe en deux. Les ponts de la Madeleine et de Pirmil la relient seuls à la rive sud, et, de cc côté, le fleuve reçoit la Sèvre, que des troupes venant du pays de Retz doivent franchir au Pont-Housseau. À l’est, la prairie de Mauves s’étend jusqu’au bras de la Loire qui la sépare du château fort.

La population, industrielle et commerçante, était en général d’opinions avancées : elle confondait la monarchie avec le régime des castes, considérait les Vendéens comme les suppôts d’une orgueilleuse aristocratie, et se laissait prendre aux déclamations de ses clubs. Les insurgés avaient d’ailleurs commis la faute de l’exaspérer par de brutales menaces, et, comme elle s’attendait au pillage et au massacre en cas de défaite, elle était résolue à la plus vigoureuse des défensives.

Girondins et Montagnards s’étaient unis en face du danger ; les Montagnards, malgré les émissaires de la Convention épurée, avaient dû ajourner leur exclusive dictature.

Comme la municipalité nantaise avait, l’une des premières, flétri les débats scandaleux de la Convention, les députés Gillet, Sevestre (jadis ténor du club des Jacobins de Rennes), Cavaignac (futur préfet et baron de l’empire) et Merlin de Douai (futur ministre d’État et comte de l’empire) s’étaient présentés devant elle pleins de fureur :

« J’accuse la garde nationale de Nantes d’inertie et d’égoïsme ! » s’était écrié Merlin.

Mais le maire Baco l’avait interrompu d’une voix tonnante :

« Le représentant ne connaît pas la garde nationale de Nantes, et une lâche envie a pu seule lui donner des renseignements qui l’ont trompé.

– D’où vient-il, reprit Merlin, que des citoyens s1 fiers de leur républicanisme laissent flotter un drapeau blanc à une demi-lieue à peine de leur cité ?

– Que l’autorité militaire ordonne une sortie, répondit le maire, nous aurons vile fait d’abattre l’emblème factieux. »

Il fallait bien composer avec d’aussi hardis patriotes. Baco resta au Comité central d’administration et de défense, et les représentants songèrent moins à proscrire les Girondins qu’à les aider à repousser l’ennemi commun. Le Comité central s’adjoignit les délégués des sociétés populaires et improvisa, sous la direction du général ex-marquis de Canclaux, commandant l’armée des côtes, tout un système de défense : les routes furent coupées par des tranchées, les murs et les maisons gênant le tir de l’artillerie abattues, des batteries établies aux points stratégiques. Les églises furent transformées en ateliers et en casernes. On s’approvisionna de poudre, et, comme la matière manquait pour fondre des balles, on descendit dans les caveaux des personnages illustres pour les dépouiller de leur argent et de leur plomb.

Canclaux fit décider qu’on résisterait jusqu’à la mort. Dans cette ville de quatre-vingt mille âmes, il disposait d’environ dix mille combattants, dont cinq mille trois cents de troupes réglées. Il y avait là des bataillons de l’Orne, de la Seine-Inférieure, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et des Côtes-du-Nord ; il y avait des chasseurs de la Charente et des canonniers de Paris. Et l’on espérait des renforts : Cavaignac était parti le 24 juin pour réquisitionner toutes les troupes qu’il rencontrerait et exposer à la Convention que « de l’envoi de vingt mille hommes au moins dépendait le salut de la ci-devant Bretagne et de la France entière ».

Les clubs lancèrent aux départements voisins un pressant appel : « Levez-vous, levez-vous en masse, il n’est plus temps de délibérer... Ce n’est qu’en nous réunissant que nous assurerons à jamais le règne de la liberté... Le rendez-vous est à Nantes. Aux armes ! C’est une armée qu’il faut lever instantanément : qu’elle presse la terre, qu’elle vole ! Ce n’est qu’en nous levant en masse que nous pourrons tout sauver. »

Le général Beysser, ex-chevalier de Saint-Louis, qui commandait la place, fit afficher de son côté la proclamation suivante : « Oui, Nantais, je vaincrai avec vous ou je périrai avec vous... Avec le concours des bons citoyens, je crois pouvoir répondre de la sûreté de la place. Mais si, par l’effet de la trahison ou de la fatalité, elle tombait au pouvoir des ennemis, je jure qu’elle deviendra leur tombeau et le nôtre,... et que nous donnerons à l’univers le grand et terrible exemple de ce que peut inspirer à un peuple la haine de la tyrannie, l’amour de la liberté. » Beysser ordonna en outre que, « si quelque citoyen parlait de se rendre, sa maison serait démolie, ses meubles brûlés publiquement », et lui-même traité comme « traître à la patrie ».

Assurément, un pareil langage et une aussi noble énergie valaient mieux que le sans-culottisme d’un Ronsin ou d’un Rossignol. Les Vendéens allaient avoir enfin des adversaires dignes d’eux.

 

 

Le 20, les généraux royalistes avaient adressé à la municipalité nantaise une proclamation où ils la sommaient de capituler, sous peine de voir la ville, prise de vive force, livrée à une exécution militaire et la garnison passée au fil de l’épée. « Aussi disposés à la paix que préparés à la guerre, affirmaient-ils, nous tenons d’une main le fer vengeur et de l’autre le rameau d’olivier. L’acceptation de nos conditions va sans doute assurer à la ville de Nantes un immense avantage et un honneur immortel. » Les conditions consistaient à arborer le drapeau blanc, à livrer les drapeaux nationaux, les armes, les munitions, les caisses publiques et tous les effets « appartenant à la République » ; la garnison sortirait de la ville sans tambours ni drapeaux, les officiers seulement avec leurs épées et les soldats avec leurs sacs, après avoir prêté le serment de fidélité à la religion et au roi ; la ville serait alors préservée de toute invasion et de tout dommage.

Le maire Baco, qui reçut cette sommation le 21 juin, se garda de la communiquer aux habitants et répondit simplement aux parlementaires :

« Dites à ceux qui vous ont envoyés que nous périrons tous ou que la liberté triomphera. »

Le 27 juin, les chefs vendéens arrivèrent à Ancenis : cette ville avait envoyé jusqu’à Varades une députation qui remit les clefs de la cité à l’aide de camp de Bonchamps, Jean-Louis Denion du Pin, jeune homme de dix-sept ans.

L’armée fut alors divisée en deux colonnes : Cathelineau, dont le titre de généralissime laissait aux autres généraux une assez large indépendance ; Cathelineau et le prince de Talmond se dirigèrent sur Nort pour y passer l’Erdre et redescendre vers Nantes par la route de Rennes et de Vannes ; Bonchamps, Stofflet, Donnissan, continuèrent à suivre la rive droite de la Loire et arrivèrent dès le soir en vue de la ville. Fleuriot et d’Autichamp appuyèrent à droite, pour compléter l’investissement entre la Loire et l’Erdre.

Ce secteur était défendu par le camp de Saint-Georges, établi sur la route de Carquefou. Le 28 (veille du siège), Canclaux s’y trouvait avec quatre mille hommes, résolu à tenir en échec les royalistes ; mais, Cathelineau ayant passé l’Erdre à Nort, il dut regagner Nantes pour en défendre de toutes parts les approches. D’après l’acte d’accusation qui fut dressé, le 15 juillet, par le conseil général de la commune, contre les représentant, ; Merlin et Gillet, ceux-ci auraient alors ordonné au général de protéger leur fuite sur Redon et Rennes et de priver ainsi la ville assiégée de ses meilleures troupes. Déjà les bagages de l’état-major étaient emballés, les voitures du général couvertes de leurs bâches, lorsque des officiers de la garde nationale, s’apercevant de l’espèce de trahison des représentants, les ramenèrent adroitement à Nantes, où on leur manifesta ouvertement l’intention de les garder en ville, au besoin par la force. Le docteur Guépin, dans son Histoire de Nantes, donne même à ce sujet des détails très précis : Guillemet, l’un des jacobins les plus braves et les plus exaltés, suivi de trois de ses camarades, se présente au domicile des conventionnels. Les chevaux étaient à la voiture ; il donne ordre de les dételer. Trouvant que les choses n’allaient pas assez vite, il coupe les harnais et monte ensuite chez les dictateurs. Loin de se laisser intimider par leur présence, il tire ses pistolets et déclare qu’il vient de son propre mouvement, au nom des comités populaires, qui ne le désavoueront pas, pour s’opposer à ce qu’ils abandonnent la ville :

« Votre place est ici, leur dit-il ; vous triompherez ou vous mourrez avec nous ! »

Les représentants étaient très mécontents ; mais ils comprirent que Guillemet et ses trois camarades étaient en réalité les porte-parole de l’opinion publique. Ils cédèrent donc, et ils s’entendirent avec les autorités municipales pour les mesures à prendre.

Quoi qu’il en soit de ce beau trait, les forces républicaines étaient maintenant concentrées dans la ville, et le siège était imminent.

 

 

Par malheur pour les Vendéens, Cathelineau et Talmond avaient éprouvé à Nort, à trente kilomètres de Nantes, un retard qui bouleversa le plan d’attaque.

Un millier d’hommes, dont quatre cents soldats de ligne commandés par l’ex-marquis de Sarmelles, et six cents patriotes du 3e bataillon de Loire-Inférieure, commandés par le ferblantier Meuris, s’étaient en effet retranchés sur l’Erdre avec deux canons. Les Vendéens les attaquèrent en vain durant dix heures, et la rivière leur paraissait infranchissable lorsqu’une femme vint indiquer à Cathelineau la chaussée du moulin de Quicangrogne. D’Autichamp la franchit aussitôt, tourna la garnison de Nort, dont les munitions étaient d’ailleurs épuisées, et l’écrasa à ce point qu’il ne resta à Meuris, battant en retraite avec son drapeau, que dix-sept hommes.

Il était 5 heures du matin (le 28 juin). Obligées de se ravitailler et de ne s’avancer qu’avec prudence, les troupes de Cathelineau n’arrivèrent devant Nantes qu’après 7 heures du matin, le 29, c’est-à-dire deux heures trop tard.

Comme c’était convenu, Charette avait en effet franchi le Lognon le 28 au soir. Sa colonne, protégée par des avant-postes, était restée jusqu’à minuit en observation silencieuse. « Quelques fusils de chasse, la plupart mauvais, raconte Lucas-Championnière, armaient nos soldats les plus redoutables ; la plupart avaient des bâtons emmanchés dans un fer à peu près pointu qu’on appelait piques. » À minuit, le beuglement des cornes se fait entendre ; on gagne le bourg des Sorinières, et l’artillerie s’établit au carrefour des Trois-Moulins, tandis que les groupes de paroisses se déploient lentement. Charette détache des cavaliers et deux pièces de canon au village de Rezé, avec la consigne d’ouvrir le feu sur Nantes par-dessus l’île des Chevaliers ; puis le général, escorté d’une centaine de cavaliers, s’engage dans le long faubourg conduisant au Pont-Rousseau. Ce pont, traversant la Sèvre, permet d’atteindre les grands ponts de Nantes. À la pâle clarté de la lune, on n’entend rien, on n’aperçoit aucun ennemi ; mais, vers l’extrémité du faubourg, en avant du Pont-Housseau, s’élève un tambour, en maçonnerie ou en bois, garni de canons. Charette fait avancer ses pièces au moment où 2 heures sonnent à l’horloge du Bouffay, de la forteresse sinistre où la guillotine, toute proche, guette les prisonniers royalistes. À 2 heures et demie, la mitraille commence à pleuvoir sur les retranchements républicains, qui répondent aussitôt. Cette canonnade, fort bien dirigée du côté des gardes nationaux nantais, qui transpercent à trois reprises le drapeau blanc, reste inefficace du côté des assaillants, qui y apportent trop de vivacité. Vers Rezé, les boulets sc perdent aussi dans les eaux du fleuve. Les paysans crient, chantent, soufflent avec enthousiasme dans leurs cornets à bouquins ; mais la terre promise est inabordable ; il aurait fallu toute une flotte pour y pénétrer. Il en est de même vers la côte Saint-Sébastien, sur la rive droite de la Sèvre, où le vieux chevalier de Saint-Louis Lyrot de La Patouillère, à la tête de ses gars du Loroux et de Vallet, canonne le pont-levis et la redoute qui gardent les approches du pont de Pirmil. Lyrot et son lieutenant d’Esygny se précipitent en vain sur le faubourg Saint-Jacques : le bataillon républicain conduit par l’adjudant-général Boisguyon les repousse jusqu’aux moulins de la Tache et leur enlève trois pièces de canon.

Charette, de loin, s’en aperçoit. À 5 heures, il avait en vain prêté l’oreille pour entendre, vers le nord et le nord-est, l’attaque de la Grande Armée. Groupant ses paysans en colonne, les fusils en tête, il tenta l’assaut du faubourg ; mais l’artillerie du Pont-Rousseau lui fauchait des files entières. Vers 7 heures pourtant, les républicains, qui prenaient à leur tour l’offensive, durent battre en retraite. À ce moment la canonnade attendue retentit au loin : la grande bataille s’engageait.

 

 

Entre la Loire et l’Erdre, au nord-est de Nantes, Bonchamps avait commencé l’attaque dès les premières heures du jour ; mais comme il n’entendait rien sur sa gauche, au-delà de l’Erdre, il avançait mollement. À 7 heures, tout changea : Stofflet, Fleuriot, Donnissan, d’Autichamp, La Bouëre, se précipitèrent sur la porte de Paris. Tandis que leurs canons, placés sur une éminence qui dominait la route de Paris, ouvraient un feu d’enfer, leurs tirailleurs se dispersaient dans les champs, se dissimulaient derrière les blés et les haies, pénétraient par les chemins couverts jusqu’aux faubourgs et s’emparaient des maisons, d’où ils fusillaient les républicains. Comme les compagnies bretonnes s’avancent au pas de charge, l’adjudant Billy, qui commande les Bleus en cet endroit, leur lance une bordée de mitraille qui brise leur élan. D’Autichamp, qui les reconduit à la charge, a deux chevaux tués sous lui. Fleuriot et de Mesnard tombent mortellement frappés. Donnissan, – manœuvre inopportune, car en ce moment-là les artilleurs ennemis avaient été en grand nombre tués sur leurs pièces, – Donnissan retire l’une de ses batteries. Pourtant Bonchamps parvient à envahir le faubourg Saint-Donatien et, con tournant les retranchements, il cherche à donner la main à d’Elbée et à Cathelineau.

Ceux-ci avaient enfin débouché par les routes de Vannes et de Rennes. D’Elbée opérait sur la rive droite de l’Erdre ; Cathelineau, au centre, en face du faubourg des Marchix (aujourd’hui rue des Hauts-Pavés). Le prince de Talmond, avec sa cavalerie, soutenait la droite de Cathelineau.

On aperçoit au loin les tours de la cathédrale Saint-Pierre : de leur sommet, les guetteurs observent les mouvements des assiégeants et en rendent compte au commandement militaire. Les Vendéens y tendent, comme jadis les croisés, en vue de Jérusalem, vers le Lambeau du Christ : il faut délivrer la cathédrale de ses profanateurs, et Cathelineau, qui le rappelle à ses gens, les entraîne jusqu’au milieu des faubourgs.

L’artillerie que d’Elbée a placée sur les hauteurs de Barbin fait d’ailleurs le vide devant elle ; d’Elbée lui-même brise les résistances à la tête de ses volontaires. Et peut-être l’assaut général eût-il été à ce moment irrésistible si, vers le sud, Charette eût immobilisé, par la violence de son feu, les forces qui lui avaient été opposées. Mais il avait brûlé au point du jour trop de poudre inutile, et il restait maintenant sur une trop silencieuse défensive. Tranquilles de ce côté, les canonniers nantais se postèrent à la rencontre de d’Elbée, de Cathelineau, de Bonchamps et de Stofflet.

Ces deux derniers avançaient hardiment entre l’Erdre et la Loire. Aidés par les tirailleurs que Lyrot est parvenu à jeter dans la prairie de Mauves en leur faisant traverser le fleuve sur des bateaux, ils harcèlent les républicains dans le faubourg Saint-Clément. Les artilleurs républicains, commandés par le général Bonvoult, les criblent de mitraille ; mais le flot remplace le flot, et Nantes ressemble de plus en plus à un navire en perdition qui va sombrer dans la tempête.

Cependant l’équipage tient bon. Beysser et Canclaux se multiplient ; ils accourent et commandent au premier rang partout où menace l’irruption. Contre les soldats de d’Elbée qui pénètrent par la route de Rennes et fusillent la garnison du haut des maisons dont ils se sont emparés, ils lancent le 109e et, baïonnette au canon, parviennent à les refouler. Bonchamps, puis Fleuriot et d’Autichamp, dont les compagnies bretonnes suivent toujours au pas de charge sous les canons de l’adjudant Billy, voient à leur tour rester stériles d’héroïques efforts. D’Autichamp est entouré de cadavres ; à travers les tourbillons de fumée et de poussière, on aperçoit successivement deux chevaux s’abattre sous lui. Le chevalier de Mesnard tombe à ses côtés ; les boulets ricochent sur le pavé des rues et multiplient ainsi les meurtriers éclats. Donnissan, effrayé des vides qui se creusent autour de lui, fait reculer l’une de ses batteries.

Mais la vague vendéenne, rouge du sang répandu à profusion, fait d’évidents progrès. Les paysans bondissent aux embrasures des redoutes d’où partent les coups de canon et tuent les artilleurs sur leurs pièces ; la batterie qui a foudroyé la troupe de d’Autichamp est elle-même sur le point d’être réduite au silence. Par les petites rues du faubourg Saint-Donatien, prises l’une après l’autre, Bonchamps et Stofflet s’efforcent de gagner la rue centrale et de contourner les derniers retranchements ennemis. Sur la rive droite de l’Erdre, Cathelineau, d’Elbée, Talmond, sont sur le point d’achever leur trouée. Le prince de Talmond, au premier rang, veut forcer coûte que coûte, avec sa division, le faubourg du Marchix. Comme le sage Forestier essaye de refréner sa témérité :

« Laissez-moi, s’écrie-t-il, je veux montrer à ces braves gens qu’un prince se bat aussi bien qu’un paysan. »

Et il se rend digne, en effet, de commander à de tels hommes en méprisant les balles qui le frappent et le désarçonnent un moment.

Les Vendéens touchent à la victoire. Canclaux et Beysser se précipitent toujours à la tête de leurs troupes et font des efforts désespérés. Un homme de haute taille cherche à insuffler aux défenseurs de la ville son énergie sans défaillance : c’est le maire Baco, qu’on emporte bientôt, blessé, dans un tombereau. Le général Gillibert, destitué la veille par le Comité exécutif ; les adjudants-généraux Cambray et Lautale, le capitaine Lavalette, donnent, le sabre à la main, aux simples soldats, d’héroïques exemples. Le conventionnel Coustard lui-même, mêlé à la cavalerie bourgeoise, fait plus que son devoir, de telle sorte qu’en cette journée jacobins et royalistes, également dignes par leur vaillance des traditions de la race, acquirent un droit égal à l’admiration de la postérité.

Désormais des fautes ou des malheurs imprévus pouvaient seuls donner la victoire à l’un des partis.

Or déjà les généraux républicains s’apprêtaient à une retraite d’autant plus pressante, que Prudent de La Rohrie, lien tenant de Charette, ayant enfin passé la Sèvre avec deux mille volontaires, refoulait vers le pont de Saint-Jacques le bataillon des Côtes-du-Nord, tandis que Lyrot et d’Ésygny, maîtres de la prairie des Mauves, harcelaient la garde nationale dans les quartiers Saint-Jacques et de Richebourg ; déjà les assiégés commençaient à fuir par la route de Vannes, lorsque se produisit la fausse manœuvre qui les sauva.

Au conseil de guerre tenu à Ancenis, les généraux vendéens avaient décidé de laisser libre la route de Vannes et de Guérande, afin que la garnison nantaise, refoulée de partout ailleurs, pût de ce côté abandonner la ville. Le prince de Talmond, placé à la droite de Cathelineau, ne comprit point l’habileté de cette décision, ou plutôt il l’oublia dans le feu de l’action. Lorsqu’il constata la retraite républicaine, il s’y opposa en postant deux canons sur la route de Vannes : ainsi fut arrêté net le courant prévu, et les assiégés, contraints de rester à leur poste, n’eurent plus qu’à y lutter jusqu’à la mort ou à la victoire.

Beysser a tout de suite compris le parti à tirer d’une pareille situation.

Ralliant autour de lui les débris du 109e (quatre cents hommes) et les fuyards de tout à l’heure :

« Camarades, leur crie-t-il, puisqu’il faut mourir, mourons glorieusement les armes à la main ! »

Et tous se décident à vendre chèrement ce qui leur reste de vie.

Cathelineau, lui aussi, voit arriver le moment suprême : il faut achever de percer le rideau de fer et de feu qui entoure la ville, et parvenir au centre de Nantes pour y répandre la panique qui doit déterminer la catastrophe. Entouré de l’élite de ses hommes, des gens du Pin, de la Poitevinière, de ceux que n’effrayent point la grêle des balles ni la foudre des canons, il met pied à terre, se signe, crie à ses enfants : « Vive la religion ! en avant ! » et passe en effet, d’un choc irrésistible, au travers des républicains. Le sabre à la main, suivi des compagnies suisses et allemandes qui ont embrassé à Saumur la cause catholique et veulent, à cette heure, s’en montrer les plus dignes, il enlève une barricade qui lui fait obstacle et arrive sur la place Viarmes, où il s’empare de deux canons défendus par les débris du 34e. De là, il veut marcher sur la place de Bretagne. Les cris de « Vive le Roi ! » achèvent d’épouvanter les républicains :

« Les brigands sont entrés ! s’exclament-ils, nous sommes perdus ! »

Le danger n’existe plus pour Cathelineau :

« Mon général, observe Pierre Humeau, gars de la Poitevinière, mon général, tu t’exposes trop, tu vas attraper du mal. »

Mais il poursuit sa course victorieuse... Soudain, d’une fenêtre où un ouvrier cordonnier a reconnu, à travers la mêlée, le chef vendéen, part une balle qui lui déchire le bras et la poitrine. Cathelineau tombe à côté de son cousin Jean Blon, et comme on s’empresse pour le relever :

« Laissez-moi mourir, ordonne-t-il, et faites votre devoir ! »

Mais, sans lui, tout est fini : ses soldats ont perdu « leur âme », et ils se retirent, en emportant le généralissime, comme si la Grande Armée était, elle aussi, frappée à mort.

La nouvelle du malheur se propagea rapidement, glaçant tous les cœurs. D’Elbée, dont la science militaire jouait pourtant dans ce siège un rôle capital ; Talmond, qui bondissait de rage à l’idée de reculer devant des vaincus ; puis Bonchamps et Stofflet, qui approchent du cours Saint-Pierre, et Donnissan, qui voit tomber Fleuriot, frappé à son tour mortellement, sont impuissants à réprimer la panique. Il leur reste à couvrir la retraite : d’Autichamp a alors son troisième cheval tué sous lui, et il est serré de si près par les chasseurs de la Charente, qu’il doit, pour échapper à leurs coups, saisir la queue du cheval de Forestier et se laisser emporter au galop de la bête.

L’étoile du soir apparaissait à l’horizon. La bataille, une bataille de dix-huit heures, était perdue pour les Vendéens ; mais c’est bien le cas de répéter à leur honneur : « Gloire aux vaincus ! »

 

 

Ils s’étaient montrés si redoutables, que leurs adversaires renoncèrent à les poursuivre.

Avec armes et bagages, ils repassèrent l’Erdre, à Nort, dans la nuit du 29 au 30 juin, puis la Loire à Ancenis et à Varades. Les paysans des Mauges regagnèrent Beaupréau, Cholet, Chemillé, pleurant la perte de Cathelineau, perte qui était pour eux la grande défaite. D’Elbée et ses compagnons regagnèrent Mortagne, qu’il fallait défendre contre Westermann, déjà maître de Châtillon ; car, pour les Vendéens, il n’y aurait plus désormais d’autre repos que celui de la tombe.

Ils avaient laissé devant Nantes cinq ou six cents des leurs, tués ou blessés. Leur défaite eût été sans doute plus meurtrière si les républicains n’eussent craint de provoquer, en se lançant à leur poursuite, l’offensive du corps de Charette. Celui-ci conserva en effet ses positions au sud de la ville durant toute la nuit. Lorsqu’un officier de Lyrot lui eut appris le sort de Cathelineau et la retraite des gens de Vallet et du Loroux, il se garda de les imiter. Au point du jour, il recommença à canonner les ponts : sans doute espérait-il attirer les républicains hors de leurs retranchements et les écraser en rase campagne. De midi à 6 heures, il se battit encore. Enfin, à la nuit, il avertit audacieusement les Nantais, par quatre coups de canon, qu’il leur brûlait la politesse, et il se retira vers Legé dans un appareil presque triomphal. Ses troupes défilaient en bon ordre, acclamant leur général. Des bœufs traînaient les chars où l’on avait hissé les gros canons. Le son aigrelet des cornemuses, accompagnant de joyeux refrains, semblait, au loin, braver encore les Nantais. Cette attitude de paysans « grisés de l’odeur de la poudre qu’ils avaient pourtant brûlée d’un peu loin », cette insouciance de l’échec et de la mort de Cathelineau marquait bien, hélas ! l’âpre rivalité qui régnait entre la Haute et la Basse-Vendée, rivalité qui devait s’aviver encore le jour où Charette, entouré des généraux républicains, entrera à Nantes en pacificateur et y endurera les acclamations jacobines, avant d’y rentrer une dernière fois en prisonnier condamné à mort...

 

 

Cathelineau fut transporté par ses parents et ses amis à Saint-Florent-le-Vieil, dans la maison des sœurs de Sainte-Croix transformée en hôpital. Il vécut encore quinze jours, torturé par la balle qu’on n’avait pu extraire, rongé par la gangrène, brûlé par la fièvre. Sur son lit de douleurs, il recevait les rapports militaires et donnait ses ordres. Sa dernière joie fut la nouvelle de la victoire remportée à Châtillon, le 5 juillet, par Henri de La Rochejaquelein. Le 14 juillet, la foule avide de nouvelles qui se pressait devant la maison vit paraître, consterné, son cousin Jean Blon :

« Le bon Cathelineau, prononça-t-il, a remis son âme à Celui qui la lui avait donnée pour venger sa gloire. »

Quatre mois s’étaient passés depuis que le voiturier du Pin-en-Mauges avait pris les armes, et ces quatre mois avaient suffi pour entourer son nom d’une auréole immortelle.

Bien qu’il eût gagné de magnifiques victoires et que le temps seul lui ait sans doute manqué pour le devenir, on ne saurait affirmer qu’il fut un grand capitaine ; mais il fut pénétré de cette foi qui transporte les montagnes, et c’est à ce titre qu’il fut la plus magnifique incarnation du génie vendéen et mérita le titre de généralissime.

Son âme de feu planait en quelque sorte sur l’armée catholique et royale : elle en sublimisait les aspirations et en assurait ainsi l’unité. Après lui, les ambitions particulières se firent jour, les rivalités s’accusèrent, le Sacré-Cœur qui continua à orner les poitrines ne resta point le seul inspirateur des vertus vendéennes, et le drapeau fleurdelisé, mêlé parfois à de regrettables excès, ne conserva point toute sa blancheur immaculée.

Cathelineau avait si bien personnifié le pur idéal des premiers combats, que la haine qui s’attache à cet idéal ne tomba point avec la Terreur.

En 1832, alors qu’un autre Cathelineau venait de tirer dans les Mauges légitimistes le dernier coup de fusil vendéen, la statue de celui qui y avait donné, trente-neuf ans auparavant, le signal de l’insurrection, fut renversée du piédestal où elle s’élevait sur la place du Pin. Cette statue représentait le généralissime en costume villageois, brandissant une épée de la main droite, tandis qu’il baisait la Croix qu’il tenait de la gauche et qui portait l’inscription : Dieu et le Roi. Dix-huit cents Vendéens, survivants de l’effroyable holocauste, avaient naguère défilé devant elle, portant les armes de la Grand’Guerre et foulant fièrement le sol sacré où leurs frères d’armes, par centaines de milliers, se reposaient dans la gloire... Le sous-préfet de Beaupréau s’approcha du monument, accompagné de deux cents soldats : Cathelineau, même en effigie, paraissait encore trop redoutable pour une simple escouade de démolisseurs ! D’ailleurs, désireux d’échapper au hideux spectacle, tous les habitants avaient gagné les champs comme devant les colonnes infernales de 1793. Seul M. Raimbault, curé de la paroisse, s’approcha du sous-préfet :

« Nous venons, osa lui annoncer ce fonctionnaire, pour descendre la statue du général Cathelineau et la mettre à l’abri des insultes de la population.

– À l’abri des insultes de la population !... s’exclama le prêtre. Mais qui donc songe à l’insulter ? »

La besogne s’accomplit : arrachée de son piédestal par une corde liée trop bas, la statue tomba violemment sur le pavé, où se brisa la tête. Puis la soldatesque la frappa à coups de baïonnettes et la fit rouler ignominieusement jusque dans le jardin du presbytère :

« La statue du Saint de l’Anjou, avait observé le spirituel sous-préfet, n’est pas une statue profane. »

C’est sans doute pour cela qu’une nouvelle statue de Cathelineau fut encore profanée soixante-quatre ans plus tard, en 1896.

Le 13 octobre, trois évêques avaient assisté, dans l’église du Pin, à l’inauguration du monument. L’évêque de Belley, précédemment curé de Notre-Dame de Cholet et aujourd’hui cardinal-archevêque de Reims, Mgr Luçon, s’était écrié au cours de son panégyrique :

« Je m’honore de ma qualité de Vendéen comme de mes titres de Français et de chrétien. Bercés aux récits des hauts faits de nos aïeux, nous portons dans le cœur, nous, fils de la Vendée, le culte de nos héros. »

Le lendemain, on voulut inaugurer aussi sur la place une statue semblable à celle qui avait été démolie en 1837. Le terrain, bordé d’une grille, était du reste la propriété particulière du comte Xavier de Cathelineau. Or l’autorité s’opposa à l’inauguration. Et, le 13 mars 1897, le secrétaire de la préfecture, accompagné de dix-huit gendarmes et de cinq ouvriers d’Angers, venait enlever la statue, restée jusque-là sous les planches, et la placer sous scellés dans un grenier de la mairie.

Elle y est toujours, le culte de semblables héros constituant sans doute un danger public.

 

 

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XII

 

WESTERMANN EN VENDÉE – LA VICTOIRE DE CHÂTILLON

LE GHAND CHOC DE VIHIERS

 

(25 juin-19 juillet 1793)

 

Le reflux : quarante mille soldats cernent de nouveau la Vendée. – Le général Westermann. – La surprise de Parthenay (25 juin). – La défaite du Moulin-aux-Chèvres (2 juillet). – Westermann à Chatillon : massacre des blessés. – La victoire de Châtillon (5 juillet). – La Grande Armée concentrée à Chemillé. – La retraite de Martigné (15 juillet). – Le grand choc de Vihiers (18 juillet) : victoire de Piron. – La fuite de Santerre. – Le triomphe. – La « vertu » du sans-culottisme.

 

L’échec de Nantes fit refluer sur le Bocage et les Mauges les forces républicaines, qu’une série d’étonnantes victoires avaient repoussées au-delà du Thouet et de la Loire. Elles atteignirent bientôt Châtillon-sur-Sèvre, le centre du pays conquis, et parurent sur le point de l’emporter. On vit alors que rien n’était aussi provisoire qu’une défaite vendéenne et que, pour venir à bout de leurs adversaires, les généraux jacobins devraient remplir l’office d’incendiaires et de bourreaux.

Au début de juillet 1793, Ancenis, Angers, Saumur, toute la rive droite de la Loire, retombèrent donc au pouvoir des républicains et sous le régime de la liberté, c’est-à-dire de la délation, de la prison et de la guillotine.

Rentrés à Saumur, les quatorze mille hommes de l’armée de Tours formèrent la première division de l’armée du général en chef Biron, qui avait sous ses ordres les généraux de Menou, Santerre, Joly, Chabot et une douzaine d’autres.

Biron lui-même s’établit à Niort, avec sa seconde division : quinze mille six cents fantassins et treize cent quatre-vingts cavaliers, dirigés par les généraux Chalbos et Westermann.

Une troisième division, cinq mille hommes, était commandée, aux Sables-d’Olonne, par le général Boulard.

La levée en masse devait augmenter encore l’effectif de cette armée de quarante mille hommes, pourvue en abondance de canons et de munitions.

Parmi ses généraux, Westermann voulait jouer un rôle prépondérant.

Cet avocat, qui depuis la prise des Tuileries se croyait un grand capitaine, avait l’audace de son ami Danton. Aide de camp de Dumouriez, il avait compris, à l’armée du Nord, la nécessité de la discipline militaire, et il savait l’imposer à ses volontaires avec une farouche énergie. Chargé par la Convention de former la légion germanique, il la conduisit en Vendée, bien décidé à n’épargner aucun moyen, même les plus cruels, pour écraser l’insurrection ; et il se croyait sûr du succès. Sur ses pressantes instances, Biron l’autorisa à aller de l’avant, et, le 25 juin, il se dirigea de Saint-Maixent sur Parthenay avec ses douze cents fantassins, ses quatre cents cavaliers et ses huit pièces d’artillerie volante.

Parthenay venait d’être occupé par les huit cents Vendéens de Baudry du Plessis et de Delafargue. Lescure, accouru, le bras en écharpe, du château de Clisson, y avait en outre amené deux mille Poitevins et vingt-deux canons. La Ville-Baugé, Beauvolliers, Beaurepaire, l’aidèrent à mettre Parthenay en état de défense.

Malheureusement, dans la nuit du 25 juin, le service de garde fut mal assuré, et Westermann, arrivé sans bruit à 3 heures du matin avec la légion des Ardennes, pénétra en ville, surprit les Vendéens en plein sommeil, en massacra plusieurs centaines et les dispersa en désordre sur la route de Thouars.

Lescure se replia sur Châtillon, par Amailloux, où il fut rejoint par La Rochejaquelein, de Beauvais et le reste de la garnison royaliste de Saumur.

Westermann, maintenant à la tête de trois mille hommes, occupa Amailloux le 1er juillet, bien décidé à traverser le pays ennemi jusqu’à Nantes.

Après avoir permis le pillage et l’incendie d’Amailloux, il alla détruire le château de Clisson, « le repaire de ce monstre vomi par l’enfer », ainsi qu’il appelait Lescure dans une lettre à la Convention.

Il continua sa marche sur Bressuire et Châtillon, semant partout la terreur. Le directoire de Saint-Maixent et l’évêque constitutionnel des Deux-Sèvres, – « pendant » de l’évêque d’Agra, – accompagnaient l’armée dévastatrice.

 

 

La Grande Armée vendéenne étant alors dissoute, le danger était pressant. Le tocsin sonna de nouveau à tous les clochers ; des courriers, des femmes allèrent crier au secours dans toutes les directions.

Le 2 juillet, Westermann se retranche sur les hauteurs boisées du Moulin-aux-Chèvres, à deux lieues de Châtillon. Réunis au gué Paillard, les royalistes cherchent à envelopper l’ennemi en se faufilant à travers les haies et les taillis ; mais ils sont déconcertés par les tirailleurs belges de l’adjudant-général Aubertin, et l’artillerie républicaine, fortement située, commence à canonner Châtillon. La retraite s’impose, retraite que La Rochejaquelein, resté en arrière à cent cinquante pas de la batterie ennemie avec une poignée de braves, empêche de se changer en déroute. C’est là qu’un jeune gentilhomme a le bras gauche emporté par un boulet : il exige que ses compagnons, qui veulent le secourir, continuent à se battre, et il se retire seul.

Il rencontre de Beauvais :

« Mon cher, dit-il, je ne suis pas trop à plaindre, puisque c’est le bras droit qui me reste ; j’en ferai encore usage pour le service du roi. »

Un mois après, en effet, le bras amputé, il reprenait son poste de combat.

Westermann entra à Châtillon à 7 heures du soir. Les six cents prisonniers républicains qu’il y délivra implorèrent auprès de lui la grâce des habitants, en raison des bons traitements qu’ils avaient reçus. Ils obtinrent cette grâce ; mais les blessés restés à l’hôpital furent impitoyablement massacrés. Le Conseil supérieur avait fui d’ailleurs vers Beaupréau, et à sa suite une foule de vieillards, de femmes et d’enfants. « Je me mis à courir de toutes mes forces, raconte la marquise de La Rochejaquelein, n’étant qu’à une lieue et demie de la ville. Je passai la rivière de Sèvre à Mallièvre, et je me réfugiai dans une métairie que je ne connaissais pas. Je me fis habiller en paysanne de la tête aux pieds, je choisis même les vêtements les plus déchirés. Nous nous arrêtâmes à Concize, le chevalier étant venu nous inviter de la part de sa belle-sœur, femme d’émigré, qui y était avec sa fille et son fils très enfant. » Désormais toutes les classes sociales, jetées hors de leurs châteaux ou de leurs chaumières, étaient confondues dans la tourmente.

 

 

Cependant la revanche était proche.

Mestadier, l’évêque intrus des Deux-Sèvres, avait chanté un Te Deum dans l’église châtillonnaise de la Trinité. Pour assurer sa conquête, Westermann avait placé une batterie sur la route de Bressuire et posté quatre bataillons sur le Mont-Gaillard. Le 4 juillet, il avait envoyé un détachement au château de La Rochejaquelein pour l’incendier : la Durbelière brûla malgré les efforts des paysans fidèles, qui réussirent plusieurs fois à étouffer les flammes et fusillèrent l’officier commandant le détachement.

Or Lescure et La Rochejaquelein avaient fait rassembler les paysans d’Anjou. D’Elbée, Bonchamps, Stofflet, accouraient à marches forcées avec vingt-cinq mille hommes, réunis dès le 4 juillet à Cholet. Le 5, ils abordaient par le Moulin-des-Champs le Mont-Gaillard, où Westermann les attendait avec trois mille hommes de troupes réglées et plusieurs pièces de canons.

À 10 heures, Marie-Jeanne retentit. À ce signal, les hommes de Stofflet et de Marigny, chargés d’une fausse attaque de front, rampent à plat ventre derrière les blés, se précipitent sur le faubourg Saint-Jouin, et exterminent un bataillon républicain posté sur la route de Bressuire.

Pendant ce temps, d’Elbée et Bonchamps contournent la ville. À l’avant-garde, Lescure et La Rochejaquelein entraînent leurs hommes au pas de course sur les pentes du Mont-Gaillard et cernent le camp des républicains. Il ne reste à ceux-ci, pour s’enfuir, que la pente rapide qui descend à la rivière ; ils y roulent pêle-mêle avec les chevaux, les canons et les caissons, tandis que l’autre colonne royaliste pénétrait en ville. Là, le carnage fut atroce : Marigny fut trempé du sang de soixante-quinze Bleus qu’il sabra à lui seul. Pour sauver la vie des prisonniers qui se cramponnaient à ses vêtements et à son cheval, il fallut que Lescure menaçât de les défendre les armes à la main. Déjà les paysans vendéens avaient trop souffert pour résister, en de pareilles heures, aux sollicitations de la vengeance.

La victoire était complète. Près de trois mille républicains couvraient le sol. Westermann, surpris par la déroute au milieu de son repas, erra dans la campagne avec trois cents hussards, qui furent presque tous exterminés à ses côtés ; il ne dut lui-même la vie qu’à un guide qui le ramena à Parthenay. Le reste des fuyards était si démoralisé, qu’on en vit se rendre à des femmes armées de fourches. Canons, fusils, chevaux, munitions, la caisse de l’armée et la voiture même de Westermann étaient tombés en deux heures entre les mains des Vendéens.

Le Conseil supérieur rentra à Châtillon et proclama un nouveau rassemblement pour le 11 juillet. De leur côté, Lescure, d’Elbée et La Rochejaquelein ordonnèrent aux habitants d’Argenton-Château et des environs de se réunir à Bressuire « avec leurs armes et le plus de pain qu’ils pourraient pour être prêts à marcher de suite ». Les quelques milliers d’hommes qu’on avait culbutés à Châtillon ne constituaient en effet que l’avant-garde de la formidable armée qui continuait, de toutes parts, à menacer la Vendée.

 

 

C’est peu de jours après que Biron, dénoncé par les agents secrets du ministre Bouchotte, fut destitué et mis en accusation ; il fut condamné à mort en décembre 1793, comme coupable de conspiration contre la sûreté de la République. Quant à Westermann, il fut acquitté, malgré sa défaite, en raison de la « fermeté et des principes d’humanité » qu’il avait manifestés.

Ces principes d’humanité, les représentants du peuple les imaginaient encore assez puissants pour convertir la Vendée : « Bonnes gens, on vous égare ! écrivaient-ils dans une proclamation du 6 juillet. Rentrez à la voix de vos frères et de vos amis, rentrez dans vos familles, il ne vous sera point fait de mal, et vous ne serez l’objet d’aucune recherche. Ne versez plus votre sang ; ne haïssez plus ceux qui ne veulent vous traiter que comme des amis fidèles... Ne les croyez pas (vos nobles et vos prêtres) quand ils vous disent que nous voulons détruire votre religion, ravager vos champs, incendier vos maisons... Nous vous le déclarons au nom de la patrie : nous ne pénétrerons au milieu de vous que pour y ramener la paix, la sûreté, la concorde. »

Mais les Vendéens savaient à quoi s’en tenir sur les belles déclarations de ces loups devenus bergers, et ils se préparaient à repousser de nouvelles attaques.

Réunis à Bressuire et à Châtillon, ils durent tout à coup se diriger vers le nord, où les généraux La Barollière et Berthier, traversant les Ponts-de-Cé, avaient occupé Brissac.

L’armée vendéenne se concentra d’abord à Chemillé. Bonchamps, d’Elbée, Lescure, La Rochejaquelein, Stofflet et Marigny parvinrent à y rassembler vingt mille hommes. Partis à l’aube du 15 juillet, ils arrivèrent vers midi sur les bords du Layon, où l’armée de La Barollière, forte de onze à douze mille soldats, était déjà établie. La chaleur était excessive, et les paysans, la gorge sèche et l’estomac vide, peinaient rudement. Mais on avait décidé de surprendre l’ennemi par le flanc, et sans perdre un instant, l’avant-garde, commandée par Bonchamps, Lescure et La Rochejaquelein, se précipita sur le centre des républicains et s’empara de Fline, leur quartier général. Bombardés par l’artillerie vendéenne, ceux-ci se mirent à fuir en désordre sur la route de Vihiers.

L’arrivée du gros de l’armée vendéenne rendit leur position plus critique encore : le général Barbazan dut reculer jusqu’aux fontaines de Johannet et vit le moment où ses troupes seraient coupées en deux.

Une imprudente manœuvre changea le sort de la journée. Voulant placer son artillerie dans une position plus favorable, Beauvais chargea huit cents cavaliers et deux mille fantassins d’appuyer le mouvement ; mais Marigny accourt, lui représente que l’infanterie suffira au centre à assurer la victoire, et qu’il vaut mieux lancer la cavalerie sur la gauche ennemie. Or la cavalerie vendéenne, tournant par Villeneuve, Martigné et le château de Fline, arrive en effet sur les lignes républicaines, lorsque les paysans la prennent pour la cavalerie ennemie et dessinent un mouvement rétrograde. C’en est assez pour rompre l’équilibre, toujours instable, des forces vendéennes. En vain Marigny et Beauvais, agitant leurs mouchoirs, montrent-ils aux premières lignes qu’elles se sont trompées ; les suivantes croient à un échec et se débandent. Nouveau malheur : Bonchamps, voulant à toute force rétablir le combat, se laisse environner par un parti de hussards et ne s’en dégage que pour recevoir un biscaïen qui lui brise l’extrémité du coude. Le vent de la déroute passe alors, comme à Nantes, sur la Grande Armée et la repousse vers Chemillé. Marigny, dont la cavalerie est écrasée par les deux régiments de hussards du général Dutruy ; La Rochejaquelein, Stofflet, font en vain des prodiges de valeur : ils parviennent du moins à protéger une retraite qui ne coûta, somme toute, aux Vendéens que trois ou quatre cents hommes.

Le général La Barollière avait d’autant plus lieu de ne point exagérer son triomphe, que trois mille de ses soldats fuyaient à toutes jambes sur la route d’Angers, tandis que leurs vainqueurs reculaient vers Chemillé. Mais il fallait saisir cette occasion de crier victoire, et Santerre fut averti que les brigands avaient été complètement battus à Martigné. Turreau et le représentant Bourbotte écrivirent de leur côté, le 16 juillet, à la Convention : « On a été obligé d’arrêter l’ardeur de nos bataillons, qui, après neuf heures de combat, voulaient encore, aux cris de : “Vive la République !” poursuivre les ennemis jusque dans leurs repaires ; nous avons, de concert avec les généraux, modéré leur généreuse impatience en leur promettant de les satisfaire après quelques moments de repos. »

Les Vendéens eux-mêmes se chargèrent de répondre à ces fanfaronnades en remportant, le 18 juillet, trois jours après la demi-victoire du général La Barollière, l’une de ces victoires sur laquelle aucun doute ne fut possible.

Nous arrivons en effet au grand choc de Vihiers, la plus étonnante des rencontres qui se soit encore produite entre les Vendéens et leurs adversaires.

 

 

Désireux de frapper enfin le coup décisif, le général Menou s’était établi à Vihiers avec trois divisions, dont l’effectif dépassait probablement cinquante mille hommes. La première, commandée par Santerre, logeait en ville ; la seconde, avec les généraux Joly et Chabot, bivouaquait aux alentours ; la troisième, avec La Barollière, campait à Montilliers. Tous les départements voisins, Loiret, Indre, Vienne, Dordogne, y étaient représentés par des volontaires, pillards, couards, crapuleux et indisciplinés, que maudissaient les généraux. « J’ai le cœur navré de ce que je vois, écrivait alors La Barollière, et quand on a servi trente-six ans avec honneur, il est dur, à la fin de sa carrière, de voir le mal sans pouvoir y remédier que faiblement. »

Les sans-culottes parisiens étaient, nous le savons, les pires de tous : « Le tableau, écrivait le 23 juillet la municipalité d’Airvault au district de Loudun, le tableau que vous nous crayonnez des horreurs commises par les bataillons de Paris fait frémir les vrais républicains. »

Mais, tout de même, l’immense armée de Vihiers pouvait, semble-t-il, attendre sans frayeur les quelques milliers de paysans qui marchaient à sa rencontre.

Elle était rangée en bataille, autour de Vihiers, sur des positions qui paraissaient inexpugnables. Au centre, en avant de l’étang du château, un premier corps couronne les buttes des moulins de Galerne et du pont du Lys. À droite, dominant la profonde vallée du Lys, un second corps entoure la métairie de Jusalem. À gauche, vers le cimetière, les escarpements de la Dauphinerie couvrent un troisième corps. Les troupes sont appuyées par quarante pièces de canon et une nombreuse cavalerie, qui occupe, prête à charger, les rues de la ville.

D’aussi formidables dispositions de défense paraissent ridicules en comparaison de la faiblesse des troupes adverses.

La Grande Armée et ses généraux étaient dispersés au loin. Seule la population de la région voisine, renforcée, il est vrai, par les contingents que lui dépêchent Lescure et La Rochejaquelein, est accourue avec des chefs subalternes ; et Coron, la Salle-de-Vihiers, Vezins, Chanteloup, la Tourlandry, les Gardes, Trémentines, Cholet, avec Piron, de Marsanges, de Villeneuve et de Keller ; le Voide, Montilliers, Gonnord, Joué, Melay, Chemillé, avec Forestier et Guignard ; Saint-Hilaire-du-Bois, Saint-Paul-du-Bois, la Plaine, Izernay, donnent à peine dix mille combattants.

Mais ils ont décidé de vaincre ou de mourir. Les femmes et les enfants ont eux-mêmes gagné les champs de genêts, comprenant le sort qui attend leurs villages si les Bleus, vainqueurs, y font irruption. De plus, la veille du grand choc, un engagement, superbement conduit, a rempli les Vendéens d’une invincible confiance : vers Coron, là même où ils ont remporté, il y a trois mois, l’une de leurs premières victoires, douze cents Vendéens, aidés de six cents transfuges suisses et allemands, ont culbuté l’avant-garde républicaine, forte de six mille hommes, et l’ont repoussée en déroute vers Vihiers, malgré les efforts des généraux Menou et Danican, qui furent tous deux frappés par leurs balles.

Dans la nuit du 17 au 18 juillet, il fut question chez les Bleus de se replier sur Doué ; mais la retraite de ces cinquante mille hommes eût été par trop honteuse, et La Barollière décida de les maintenir sur la défensive.

Ce fut sans doute ce qui amena le triomphe de leurs adversaires, en permettant à ceux-ci de concentrer leurs efforts.

 

 

Les paysans n’aperçoivent point leurs grands chefs ; mais ils s’imaginent qu’ils sont, comme à l’ordinaire, sous le feu de l’ennemi, et ils s’apprêtent à les rejoindre. Comme de Boisy propose de les attendre :

« Tant pis pour eux, riposte Forestier ; ils ont assez de Jours pour vaincre, qu’ils nous laissent au moins celui-là.

– Mais si, au fort de la bataille, observe La Guérinière, nos soldats s’aperçoivent de leur absence ?

– Faisons en sorte, répond Piron, qu’ils croient toujours que ces messieurs s’y trouvent. »

Ils tinrent parole, si bien que M. Henri lui-même, – dont le seul souvenir exerce ainsi une prestigieuse fascination, – parut mener le combat.

Piron, qui commande maintenant en chef, La Guérinière et Forestier lancent à la fois leurs colonnes sur les hauteurs de la Galerne, sur le pont du Lys, le cimetière, la métairie de Piquebœuf et les escarpements de Jusalem. Herbault dirige l’artillerie. Au loin, dans les fermes et dans les champs, les femmes et les enfants s’unissent aux combattants par d’ardentes prières : l’âme frémissante de la Vendée fait violence au ciel, aux hommes et aux choses.

Piron a un trait de génie : se précipitant sur le pont du Lys, il cerne les républicains qui couronnent les hauteurs par la grand’route et les métairies voisines des Chasseries et du Coteau. Étonnés d’une si brusque attaque, les Bleus reculent vers l’étang et le ravin, où ils sont adossés ; là Herbault les crible de mitraille, et, lorsqu’ils veulent riposter, les paysans, se jetant à plat ventre, puis bondissant d’arbres en arbres, les massacrent à l’arme blanche. Ils roulent sur les rochers, se pressent en troupeaux confus sur la chaussée du moulin et vont jeter l’effroi, la panique, jusque dans les rues de Vihiers. Un escadron de hussards, qui s’élance pour arrêter les Vendéens, périt tout entier, sauf deux hommes, sous leur effroyable fusillade.

Le centre républicain n’existe plus. À gauche, Piron et Guignard s’emparent des canons établis sur les coteaux de Jusalem, lancent leurs tirailleurs par les chemins creux, occupent le faubourg Saint-Jean et arrivent à leur tour dans les rues de la ville.

Santerre, qui remplace, comme général en chef, Menou blessé la veille, ne sait se lever de table que pour fuir dans les prairies de la Martinière, où il essaye en vain de rallier ses troupes. Comme il tourne bride prudemment, Forest, Renou, Loyseau, s’élancent sur cet homme qui a conduit le roi à l’échafaud. Loyseau, dit l’Enfer, va le frapper de son sabre, lorsqu’il franchit un mur de cinq pieds et s’échappe. Aussitôt retentissent les cris de :

« Sauve qui peut ! Nous sommes trahis ! »

Et les républicains, coupant les traits des attelages pour fuir plus vite, sont atteints par les cavaliers vendéens, qui les poursuivent jusqu’à Vaillé et se livrent à un affreux carnage. Le représentant Bourbotte n’échappe à de Villeneuve qu’en sautant de cheval pour traverser une haie épaisse. Dans les bois de Vaillé, on voit Hervé (capitaine de la paroisse de Montilliers) galoper seul au milieu d’une troupe ennemie, tuer son officier, s’emparer de son étendard et revenir, avec ce trophée, vers les siens pour continuer la charge.

Le drapeau blanc flotte maintenant sur le clocher qu’a escaladé Mercier, dit la Vendée. Ce signe de victoire décourage le troisième corps républicain, qui tenait toujours à la Dauphinerie. Alors, tandis que les tirailleurs vendéens, avec une audace inouïe, se glissent derrière les buissons pour les fusiller, Piron, La Guérinière et Bonnin les cernent de tous côtés et les frappent d’une telle épouvante, que, jetant leurs fusils et leurs gibernes, beaucoup ne s’arrêtèrent qu’aux Ponts-de-Cé, à Saumur, à Chinon, et même à Tours.

La Vendée avait vaincu. L’armée républicaine, selon l’expression d’un mémorialiste, avait fondu comme neige au soleil ; l’indiscipline de ses soldats et l’impéritie de ses chefs lui avaient coûté deux mille cadavres, trois mille prisonniers, la perte de trente canons et d’une immense quantité de munitions et d’approvisionnements, et surtout une humiliation qui renouvela chez les vainqueurs les plus joyeux enthousiasmes.

Lorsque La Rochejaquelein et Lescure, partis de Cholet au grondement du canon, arrivèrent, trop tard, sur le champ de bataille, ils se jetèrent au cou de leurs camarades et serrèrent avec effusion les mains des soldats, qui ne pouvaient croire encore à leur absence. Le 20 juillet, le Conseil supérieur lança une proclamation triomphale portant ces mots : « La valeur de nos troupes dans cette action est au-dessus de tout éloge, et l’Europe, un jour, s’étonnera des prodiges qu’elles ont opérés. »

Par contre, les vaincus n’avaient point assez de malédictions les uns pour les autres : « Quelle guerre et quelle armée ! écrivait Turreau. Je n’avais pas tort de n’y vouloir point venir. » – « Jamais, lit-on dans le rapport de Menon (du 23 juillet), la lâcheté ne fut plus à son comble ; le désordre, la terreur se mit dans toute l’armée, et aucune puissance humaine ne put en arrêter le cours. »

Mandés à Paris par le Comité de salut public, les généraux Berthier et Dutruy rédigèrent un exposé qui ne laisse à son tour aucun doute sur les causes de la défaite : « Pendant la marche dans un pays où la plus grande partie des habitants était dévouée à la République, rapportaient-ils, une grande partie des troupes s’est livrée aux vexations et aux pillages les plus affreux. Rien n’a été ménagé : patriotes, comme les autres, tout a été pillé. Les bataillons de Paris faisaient des réclamations journalières d’argent et d’autres effets contraires aux règlements. Beaucoup ont vendu leurs effets et leurs armes ; arrêtés, ils répondaient que ces effets étaient à eux, puisque leurs sections les leur avaient donnés. Santerre a même été menacé dans sa vie. Le 18, l’avant-garde se bat avec valeur ; mais tout le reste se déploie, malgré des ordres contraires. Des bataillons de Paris se retirent sans s’être battus, menacent leurs chefs et crient à la trahison. Deux bataillons, conduits au secours de l’avant-garde, ont la lâcheté de rétrograder en vue de l’ennemi. La déroute est bientôt générale ; on ne peut arrêter la troupe à Doué, et l’on marche jusqu’à Saumur (à deux lieues de Vihiers !). Lorsque l’armée a été hors de la poursuite des rebelles, nous avons eu la douleur d’entendre chanter dans la colonne après avoir vu quelques-uns de ces mêmes soldats jeter leurs armes, leurs cartouches et leurs sacs. »

Naturellement, tant de franchise de la part de Berthier, qui se vanta d’ailleurs de s’être prononcé, après le 10 août, « avec l’énergie d’un homme libre qui ne reconnaît que la souveraineté du peuple et d’avoir donné des marques constantes de civisme », tant de franchise lui valut l’animadversion de Ronsin et de Bouchotte, qui suspendirent le futur maréchal de France de toute fonction militaire. Mais en voilà assez pour montrer, une fois de plus, l’inanité des légendes qui attribuent au sans-culottisme d’héroïques vertus : ces vertus consistaient surtout à piller, à massacrer et à satisfaire les plus viles passions.

 

 

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XIII

 

LE DÉCRET D’EXTERMINATION – KLÉBER ET LES MAYENÇAIS

 

(Août 1793)

 

D’Elbée généralissime (19 juillet). – Les quatre commandements Vendéens. – La quatrième invasion républicaine. – D’Autichamp vainqueur aux Ponts-de-Cé (26 juillet). – La Convention ordonne la destruction de la Vendée (17 août 1793). – Le général Kléber. – D’Elbée vainqueur à Chantonnay. – Le conseil de guerre de Saumur (2 septembre). – Rivalité de Canclaux et de Rossignol. – Nouvel encerclement de cent mille soldats.

 

La victoire de Vihiers aurait pu avoir pour conséquence un retour offensif vers Nantes et l’union, si désirable, de la Bretagne et de la Vendée.

Vers la fin de juillet 1793, la situation des insurgés était d’autant plus favorable que d’Elbée fut élu généralissime, le 19 juillet, par les chefs vendéens ou leurs délégués réunis à Châtillon. Malgré certaines jalousies, ce choix était heureux, puisque la science militaire de d’Elbée s’était imposée à Cathelineau lui-même. La puissance du commandement militaire, dont le Conseil supérieur civil, où intriguait l’abbé Bernier, tendait trop à diminuer l’indispensable primauté, fut d’ailleurs renforcée par la nomination de quatre lieutenants-généraux : Bonchamps, qui avait défendu de voter pour lui comme généralissime, et dont l’adjudant fut le chevalier de Fleuriot ; Lescure, qui commandait la Grande Armée proprement dite, et dont l’adjudant fut Remi de La Rochejaquelein ; Royrand, qui commandait en Bas-Poitou, avec de Cumont pour adjudant ; Donnissan, qui, avec Charette, commandait le pays de Retz. On plaça en outre Bernard de Marigny à la tête de l’artillerie, Forestier à la tête de la cavalerie, et d’Armaillé à la tête du service des vivres.

Les prisonniers, internés au nombre de douze mille à Cholet, à Mortagne et à Chemillé, furent renvoyés, tondus, dans leurs foyers, où ils furent du reste forcés, en grand nombre, de reprendre les armes.

Or tout cela s’accomplit entre de perpétuels combats, car la République ne laissait aucune trêve aux insurgés.

 

 

Au lendemain même de leur victoire de Vihiers, ils étaient cernés de tous côtés par des troupes avides de vengeance. De Tours à Paimbœuf, les armées de La Barollière, de Du houx et de Canclaux descendaient sur la rive gauche de la Loire. Wieland, à Noirmoutier et à Belle-Isle, occupées par trois mille soldats et de nombreux canons ; Boulard et Baudry, aux Sables-d’Olonne, avec cinq mille hommes ; Tunck, à Luçon, avec six mille hommes ; Chalbos, à Niort et à Saint-Maixent, avec dix mille hommes ; Turreau, à Thouars, s’apprêtaient à jeter de nouveau sur la Vendée comme un immense filet de fer, de feu et de sang.

D’Autichamp fut chargé d’aller en briser les mailles aux Ponts-de-Cé, où les patrouilles républicaines multipliaient les incendies et les déprédations.

Bourgeois, qui commandait les huit cents hommes du bataillon parisien campé à Roche-de-Mûrs, dut rétrograder aux Ponts-de-Cé et fut rejeté, à travers les îles et les ponts qui coupent en cet endroit les trois bras du fleuve, jusqu’à Angers. Aux buttes d’Érigné, des centaines de Bleus se précipitèrent et se noyèrent dans le Louet, avec armes et bagages. Scépeaux acheva la victoire en écrasant, vers Brissac, un détachement républicain échappé, la semaine précédente, au désastre de Vihiers.

On était au 26 juillet.

Comme toujours, et non sans raison, la lâcheté des fameux « héros de cinq cents livres » fut mise en cause : « Nos troupes ne veulent pas se battre, écrivait le 27 juillet Momoro, le premier imprimeur de la Liberté, au département de Paris. Je ne conçois rien de semblable à nos bataillons de Paris : ils perdent leur réputation. » Les commissaires Lenoir et Lemaire écrivaient de même à la section des gardes françaises : « Nous ne pouvons pas concevoir par quelle fatalité nos bataillons prennent l’épouvante devant un ramas d’enfants et de paysans mal armés. Si nos volontaires voulaient combattre, un seul des nôtres en vaincrait au moins trois des leurs. » Le conventionnel Philippeaux était plus sévère encore : « Maisons incendiées ou dévastées, annonçait-il à la Convention le 31 juillet, meurtres de patriotes, violences brutales sur les femmes, jamais hordes barbares ne commirent d’excès plus atroces. La plupart des généraux, loin de réprimer les attentats, en donnent l’exemple. »

C’était bien le cas pour la Convention d’en venir à des moyens plus humains et de remplacer les hordes barbares de sans-culottes ou les bandes de volontaires qui ne voulaient qu’une seule chose : ne pas se battre, par des régiments disciplinés qui mèneraient enfin, contre les Vendéens, une guerre digne de soldats français.

Or ce fut exactement le contraire qui se produisit. La Convention décida de généraliser des atrocités dont voici le programme, tracé froidement par Barère à la séance de la Convention du 1er août 1793 :

« Le Comité de salut public a préparé des mesures qui tendent à exterminer cette race rebelle, à faire disparaître leurs repaires, à incendier leurs forêts, à couper leurs récoltes, et à les combattre autant par des ouvriers et des pionniers que par des soldats. C’est dans les plaies gangreneuses que la médecine porte le for et le feu. C’est à Mortagne, à Cholet, à Chemillé, que la médecine politique doit employer les mêmes moyens et les mêmes remèdes. L’humanité ne se plaindra point : les vieillards, les femmes, les enfants seront traités avec les égards exigés par la nature et la société (nous verrons qu’il n’en sera rien). L’humanité ne se plaindra pas : c’est faire son bien que d’extirper le mal (voilà justifiés à l’avance les crimes d’un Carrier). Louvois fut accusé par l’histoire d’avoir incendié le Palatinat, et Louvois devait être accusé ; il travaillait pour le despotisme, il saccageait pour des tyrans. Le Palatinat de la République, c’est la Vendée, et la liberté, qui cette fois dirigera le burin de l’histoire, louera votre courageuse révolution parce que vous aurez sévi pour assurer les droits de l’homme, et que vous aurez travaillé à extirper les deux plus grandes maladies des nations, le fanatisme religieux et la superstition royale. » Barère terminait par ce ricanement qu’il jugeait de bon goût, après un tel rapport : « Ah ! comme la République serait sauvée si tous les Français savaient combien est délicieux le nom de la patrie ! »

Pour aider les Vendéens à goûter ces délices, la Convention décréta les mesures proposées par Barère : « Il sera procédé à l’épurement de l’état-major et des commissaires des guerres de l’armée des côtes de la Rochelle pour leur substituer des officiers généraux et des commissaires d’un patriotisme prononcé... L’organisation des compagnies des pionniers et des ouvriers sera accélérée ; ils seront choisis dans les communes les plus patriotes... Il sera envoyé par le ministère de la Guerre des matières combustibles de toutes espèces pour incendier les bois, les taillis et les genêts. Les forêts seront abattues, les repaires des rebelles seront détruits... Les généraux n’emploieront désormais pour mots d’ordre que des expressions patriotiques et que les noms des anciens républicains ou des martyrs de la liberté. Les biens des rebelles de la Vendée sont déclarés appartenir à la République. »

Ce n’était donc plus seulement des individus que la Terreur condamnait à mort ; c’étaient des provinces entières, les plus belles de la France. Et cela s’appelait du patriotisme...

Les clubs où s’élaborait ce patriotisme, – qui s’appelait aussi de l’humanité, – hurlèrent d’une joie féroce :

« Faisons chauffer des boulets rouges, s’écriait le 4 août un orateur des Cordeliers, incendions une quarantaine de villages des départements insurgés ; cette mesure de rigueur est un acte de justice, car les innocents qui sont au milieu des révoltés sont des lâches que nous ne devons pas épargner... Nous sommes les plus forts, usons de nos droits ; mettons à notre tête des savetiers, ces hommes-là sont seuls dignes de nous commander. »

À défaut de savetiers, on venait de mettre à la tête de l’armée révolutionnaire des hommes non moins dignes de la commander : l’orfèvre Rossignol et le comédien Ronsin. Ils se concertèrent aussitôt, nous l’avons vu, avec le ministre Bouchotte pour sans-culottiser le commandement et mettre leurs soldats « dans le sens » en leur faisant lire le Père Duchesne.

De nouveaux « héros de cinq cents livres », recrutés dans les bas-fonds de la capitale, vinrent se joindre aux effectifs de la levée en masse ; car, dans son aveugle fureur, la Convention renouvelait sans cesse les causes des précédents désastres. Au son du tocsin, tous les habitants des départements voisins, de seize à soixante ans, étaient invités à venir défendre les bons principes : il en vint, à Niort, des Charentes, de la Creuse, de la Vienne, de la Haute-Vienne, des Deux-Sèvres ; à Saumur, du Cher, de l’Indre, de l’Indre-et-Loire, du Loiret ; à Angers, de l’Orne, de la Sarthe, de l’Eure, de l’Eure-et-Loir, de la Seine-Inférieure ; à Nantes, de la Mayenne et de la Manche. Et comme l’on savait que des centaines de milliers de patriotes, qui n’avaient pour vaincre que leur patriotisme et les décrets d’extermination, ne suffisaient tout de même pas à dompter les insurgés, on lança aussi contre eux de vrais régiments et d’habiles généraux qui avaient vaincu ou devaient vaincre l’Europe. En la mettant aux prises avec « des garnisons exercées dans l’art des combats », les conventionnels montreraient à l’Histoire que l’indiscipline, la lâcheté et la barbarie des adversaires de la Vendée n’étaient pas les seules causes de ses victoires.

 

 

Si l’on voulait personnifier la génération de 1789, on ne saurait faire un choix plus flatteur que celui du général Kléber.

Ce Strasbourgeois partageait l’enthousiasme révolutionnaire qui inspira, sous les auspices du maire Dietrich, les strophes de la Marseillaise. Il était persuadé qu’un monde nouveau, où tous les fanatismes, tous les despotismes allaient périr, sortait du creuset philosophique, et son épée naïve était ainsi d’avance vouée au service des politiciens jacobins ; service, hâtons-nous de l’ajouter, indigne de son noble désintéressement et de sa haute valeur de soldat. Pas plus que d’Elbée, Bonchamps ou La Rochejaquelein, il n’était fait pour les horreurs de la guerre civile, et nul doute qu’il n’eût aidé plus tard le Premier Consul à juguler l’anarchie, puis à inscrire sur le sol de l’Europe la glorieuse épopée, si le poignard de Soleyman n’eût interrompu, trop tôt, le cours de ses destinées.

Fils d’un tailleur de pierre attaché à la maison du cardinal de Rohan, il avait été lui-même le protégé du prince-évêque, qui confia son éducation à un curé des environs de Strasbourg. Tour à tour architecte, officier au service de la Bavière, inspecteur des bâtiments publics de Haute-Alsace, il semblait s’être surtout intéressé à la création de l’idéale cité des philosophes lorsque éclata la Révolution. Le courant emporta cette âme sans attaches. Enrôlé, en 1792, dans le 4e bataillon du Haut-Rhin, il arriva rapidement au grade de général et donna sa mesure au siège de Mayence : « Je vécus pendant quatre mois sous une voûte de feu, raconte-t-il. J’assistais à toutes les sorties ; je résistais à toutes les attaques, ignorant pendant ces quatre mois si la France existait encore. »

Envoyé en Vendée, il combattit l’ennemi intérieur avec la même fougue, sans se demander si, au fond, cet ennemi ne représentait pas mieux la France que les proscripteurs dont il accepta d’exercer les haines.

Il est vrai que ces haines, il les partageait, non par fanatisme sans doute, mais par suite d’un invraisemblable aveuglement. Lui qui vit les Vendéens de si près, il écrit dans ses Mémoires que leur insurrection fut le fait d’« une vingtaine de nobles » désireux de « recouvrer leur autorité ». Il flétrit les « mœurs grossières du peuple, la stupidité et l’ignorance » de laboureurs qui ne portaient jamais leurs regards « au-delà de leurs champs, ni leurs espérances au-delà de leur récolte prochaine » ; ce qui ne l’empêche pas, au reste, de se contredire deux lignes après, en reconnaissant que les habitants de l’Ouest « partagèrent l’allégresse générale dans les premiers moments de la Révolution », sourirent à l’avenir « qu’un nouvel ordre de choses semblait leur promettre », applaudirent même « à la chute de leurs seigneurs ». Il admet qu’ils auraient été sans doute « plus insensibles encore à l’abolition de la royauté », si la religion n’avait été « l’unique objet de leur inquiétude » ; mais il n’a pas la moindre idée des droits de la conscience chrétienne, et il ne condamne point ceux qui, en les violant, ont légitimé l’insurrection. Les soldats de Dieu, qui devaient être aussi les soldats du roi, puisque nul autre gouvernement que le gouvernement traditionnel de la monarchie nationale ne pouvait alors rendre leurs garanties aux droits de Dieu, n’étaient pour lui que des hordes de criminels. Et il pactisa avec le terrorisme au point d’indiquer à Rossignol ce moyen de réduire les rebelles du pays de Vitré : « Dépeupler sans miséricorde les trente et une communes sur les intentions desquelles il n’y a plus aucun doute » ; au point d’écrire à Carrier, à l’atroce assassin qu’il appelle « mon cher ami » : « Toi seul, dans la place que tu occupes, sais ouvrir ton cœur à l’amitié et à la confiance... Carrier, je te serai éternellement attaché !... L’intrigue m’empoigne-t-elle encore ? Je n’en sais rien ; mais je serai toujours fort de ma conscience. Et puis n’es-tu pas là ? Je t’embrasse » (13 janvier 1794).

Faut-il en inférer que Kléber méritait d’embrasser un Carrier et de devenir l’inspirateur d’un Rossignol ? Nullement. Il renonça à décrire les scènes sanglantes et inouïes dont Nantes en particulier fut le théâtre, tant elles lui faisaient horreur. Il ne nourrissait aucune illusion sur ce qu’il appelait lui-même « l’ineptie la plus crasse, la négligence la plus impardonnable et la lâcheté » des sans-culottes. Dans ses Mémoires, il avoue que les chefs vendéens étaient « aussi habiles qu’audacieux », et si « les rapports boursouflés et dégoûtants de mensonges » dont il entend faire justice émanèrent, selon lui, de l’un et de l’autre camp, il est clair qu’il les attribue surtout aux pseudo-généraux enfantés par les clubs. Au reste, ce soldat comprenait la valeur de la discipline. Et, à ce sujet, certaine scène dont il fut le héros, le 24 décembre 1793, au club nantais de Vincent-la-Montagne, est caractéristique ; comme on offrait aux généraux victorieux, au nom de la ville, une couronne civique, le représentant Turreau s’écria :

« Eh ! quoi donc ! ce sont les soldats qui remportent la victoire, ce sont eux qui méritent des couronnes, eux qui ont à supporter tout le poids de la fatigue et des combats... Et ces autres honneurs que vous rendez me semblent puer en plein nez l’ancien régime et l’aristocratie. »

Les familiers de Carrier couvrirent ces vertueuses protestations d’un tonnerre d’applaudissements ; mais Kléber parut à la tribune et, prenant, racontent les historiens, tous les avantages de sa puissante stature, il imposa silence par le seul prestige de sa calme dignité :

« Je sais, dit-il, que ce sont les soldats qui remportent les victoires ; mais il faut aussi qu’ils soient conduits par les généraux, qui sont les premiers soldats de l’armée et qui sont chargés de maintenir l’ordre et la discipline, sans quoi il n’y a pas d’armée. Je n’accepte cette couronne que pour l’offrir à mes camarades et l’attacher à leur drapeau. »

Ces simples paroles soulevèrent de trépignants bravos, et Kléber et Marceau, à leur sortie, furent « pressés par le peuple, avide de considérer leurs traits pleins d’avenir ».

Un tel général, – qui sut plus tard égaler Bonaparte lui-même lorsque, au lieu de livrer à l’Angleterre son armée abandonnée, il reconquit l’Égypte en quelques jours, après avoir lancé, en l’accolant à l’ultimatum de l’amiral Keith, la célèbre proclamation : « Soldats, on ne répond à de telles insolences que par des victoires. Préparez-vous à combattre ! » – un pareil conducteur d’hommes, qui savait déjà commander à une époque où ses pairs ne savaient guère que se soumettre ou se démettre, était guetté par de fatales dénonciations. En novembre 1793, les représentants du peuple avaient ordre de l’« observer de très près » comme suspect, ainsi que Haxo, de royalisme.

« S’informer à Rossignol, écrivait le ministre Bouchotte en marge d’un rapport où les représentants du peuple près de l’armée de l’Ouest lui proposaient de confirmer la nomination provisoire de Kléber au grade de général de division, s’informer à Rossignol si Kléber n’est pas fort lié avec Dubayet et s’il est connu pour son attachement à la cause populaire. »

Si, plus heureux que Dubayet (créateur à Grenoble de la première société populaire qui ait existé en France, et incarcéré en 1794 à la prison de l’Abbaye sous le coup d’une accusation capitale dont Thermidor seul le sauva), si Kléber n’entra point dans l’antichambre de la guillotine, ce fut parce qu’il s’était rendu nécessaire par ses victoires. Quatre ans après, sa situation était toujours aussi critique. Les Directeurs lui ayant proposé de s’associer au coup d’État de Fructidor :

« Je tirerai sur vos ennemis, répondit-il ; mais, en leur faisant face à eux, je vous tournerai le dos à vous. »

Hoche lui-même, qui pourtant avait été lui aussi à deux doigts de la guillotine, dénonça alors Kléber en ces termes :

« Vous n’avez rien fait tant que vous avez laissé en France l’homme le plus dangereux à la République, cette langue de vipère qui a perverti la moitié des officiers de l’armée... »

C’est sans doute, notons-le, en raison des périls mortels que lui faisait courir l’indépendance de son caractère qu’il essaya sans cesse, à la différence de tant d’autres, d’esquiver le premier rang. C’est malgré son refus formel qu’il fut nommé général pour aller combattre les Vendéens. C’était dans ce temps-là, écrit-il, « un brevet pour marcher à l’échafaud, ou, ce qui était pis encore, pour gémir dans une prison, le glaive suspendu sur sa tête. » Lors de l’expédition d’outre-Loire, plutôt que d’accepter le commandement en chef, il préféra servir simplement de guide au jeune Marceau, lequel d’ailleurs restait placé lui-même sous l’autorité toute nominale de Rossignol.

Kléber qualifiait d’« imbécile timidité » sa propre modestie. On voudrait, pour sa gloire, qu’elle eût été inspirée par le regret de compromettre son épée d’officier français en d’aussi tristes aventures.

 

 

Il arriva à Tours le 22 août 1793, avec l’armée de Mayence, dont il commandait l’avant-garde et dont Aubert-Dubayet était le général en chef. À la date du 29 septembre, elle comptait sous les drapeaux neuf mille cinq cent soixante-neuf hommes. Quatre mille trois cent quatre-vingt-deux hommes, près du tiers de son effectif, étaient à l’hôpital. Ces troupes étaient les meilleures de France et peut-être de l’Europe.

Au moment de leur arrivée en Vendée, les tentatives d’encerclement révolutionnaire étaient sur le point d’échouer.

Au sud, sur la rive droite du Lay, les quatre mille Poitevins de Sapinaud de La Verrie avaient bien été vaincus par le général Funck, et Sapinaud était tombé au Pont-Charron en s’écriant :

« Je meurs content, puisque je meurs pour mon roi. »

Cinq jours après, le 30 juillet, l’armée de Royrand, portée à mille cinq cents hommes grâce aux renforts amenés par d’Elbée, Lescure, Marigny et Talmont, avait été battue à Luçon. Au nord-est, le 14 août, La Rochejaquelein avait été repoussé de Doué à Concourson par les forces supérieures de Ronsin et de Rossignol. Salomon s’était avancé au-delà de Vihiers. Le 14 août, la Grande Armée et celle de Charette, fortes ensemble de trente mille hommes, avaient échoué dans leur immense effort pour reprendre leur revanche dans les plaines de Luçon : elles y avaient perdu six mille hommes, et Tunck s’était emparé du camp des Quatre-Chemins. Mais, au début de septembre, d’Elbée arrêta au sud, par sa victoire de Chantonnay, les progrès des troupes républicaines de Luçon ; et si Charette, tenu en échec par l’armée de Nantes, dut reculer devant les camps retranchés de Canclaux, de Grouchy et de Beysser, il garda du moins en réserve des forces qui ne permettaient point à l’adversaire de se reposer sur ses lauriers.

Les généraux et les représentants du peuple le comprenaient si bien, qu’ils se réunirent à Saumur, le 2 septembre, au nombre de vingt-deux (onze généraux et onze conventionnels), pour aviser aux moyens de venir enfin à bout des rebelles.

La discussion dura de 8 heures du matin à 10 heures du soir. Rossignol, commandant à Saumur de l’armée des côtes de la Rochelle, et Canclaux, commandant à Nantes de l’armée des côtes de Brest, désiraient l’un et l’autre obtenir l’appui des Mayençais. Bourbotte et Choudieu soutenaient Rossignol, leur créature : ils désiraient « conduire la brave armée de Mayence », raconte Kléber ; ils croyaient « qu’avec elle ils auraient la gloire de terminer la guerre, persuadés d’ailleurs que la nullité du général en chef Rossignol ne pourrait leur ravir cette gloire »... Pourtant le général Vergnes, chef d’état-major de Canclaux, montra si clairement les avantages qu’il y avait à réunir les Mayençais à l’armée des côtes de Brest et à attaquer la Vendée par Nantes, que son avis finit par prévaloir. Au moment du vote final, Rossignol était d’ailleurs allé se mettre au lit !... En conséquence, fut arrêté un plan qui consistait, pour l’armée de Nantes, à balayer, de concert avec l’armée des Sables, toute la partie ouest de la Vendée jusqu’à Montaigu, Tiffauges et Mortagne ; pour l’armée de Saumur, à se tenir sur une défensive active du côté des Ponts-de-Cé, de Vihiers, de Bressuire, de la Châtaigneraie, de Chantonnay, de la Roche-sur-Yon, c’est-à-dire de compléter de toutes parts l’envahissement de la Vendée. Avec les douze mille Mayençais, les quarante et un mille hommes de l’armée des côtes de la Rochelle, les trente-cinq mille hommes de l’armée des côtes de Brest et les quinze mille hommes de l’armée des côtes de Cherbourg qui s’avançaient vers la Loire à marches forcées, c’étaient au moins cent mille soldats qui, pour la quatrième fois, paraissaient assurer l’extermination des insurgés. Mais c’était dans les plus pressants périls que les paysans de Vendée étaient le plus invincibles.

 

 

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XIV

 

LA VENDÉE EN DÉTRESSE – CINQ VICTOIRES EN CINQ JOURS : CORON, PONT-BARRÉ, TORFOU, MONTAIGU, SAINT-FULGENT

 

(18-22 septembre 1793)

 

Les cinq commandements vendéens. – Cinquante mille volontaires. – Victoires des Mayençais au sud de Nantes. – Le camp des Naudières. – Kléber et Beysser à Legé et à Montaigu. – Le recul de Charette. – Vengeance révolutionnaire. – La Carmagnole de la Vendée. – Concentration à Cholet (17 septembre). – Au secours de Charette. – Piron contre Santerre : victoires de Coron (18 septembre) et du Pont-Barré (19 septembre). – Les deux Duhoux. – Les armées d’Angers et de Saumur réduites à l’impuissance. – La Grande Armée à Torfou et à Tiffauges (18 septembre). – Charette et Lescure. – Kléber emporte Torfou (19 septembre). – Les charges de Lescure et de Charette. – Retraite des Mayençais. – Le plan de d’Elbée. – La victoire de Montaigu (21 septembre). – Beysser en fuite vers Nantes. – La victoire de Saint-Fulgent (22 septembre). – La désunion. – L’échec de la Galissonnière (22 septembre). – La rage de Barère.

 

Calmes et résolus, les chefs vendéens se réunirent aux Herbiers le 6 septembre. Faisant front à l’ennemi de tous côtés, ils divisèrent le territoire vendéen en cinq commandements : d’Elbée, confirmé dans son titre de généralissime, avait sous ses ordres suprêmes l’Anjou et le Haut-Poitou ; Charette, le pays de Retz et le Marais, soit tout le littoral de l’Atlantique, de Nantes aux Sables-d’Olonne et à la Sèvre ; Bonchamps, la rive gauche de la Loire jusqu’à Saumur ; La Rochejaquelein, le pays de Cholet, cœur de la Vendée, avec Beaupréau, Chemillé, Vihiers et Maulévrier ; Lescure, le sud-est, avec Châtillon-sur-Sèvre, Argenton, Thouars, Bressuire et Montaigu. Royrand, établi au camp de l’Oie et aux Herbiers, avec Sapinaud de La Rairie comme lieutenant, opérait dans les régions intermédiaires de Montaigu, de Mortagne et de Chantonnay. Stofflet restait major-général, Talmont chef de la cavalerie, Donnissan gouverneur général et président du conseil de guerre qui siégeait à Mortagne.

Réunis de nouveau, au son du tocsin qui ébranla tous les clochers durant plusieurs jours, les volontaires se trouvèrent une cinquantaine de mille, pénétrés de cette pensée qu’était venue l’heure de vaincre ou de mourir.

Les républicains avaient bien essayé, eux aussi, de soulever le peuple pour ce qu’ils appelaient la défense de la patrie, et le 12 septembre le tocsin des clochers patriotes avait répondu, à l’est de la Vendée, au tocsin des clochers catholiques ; mais on eut beau menacer d’emprisonner comme suspect quiconque refuserait de prendre les armes, les habitants du district de Sablé s’insurgèrent contre la levée en masse, et les réquisitionnaires qui furent moins indociles ne servirent guère qu’à affamer le pays, à briser l’autorité du commandement et à précipiter les défaites.

Les troupes réglées suffisaient pourtant à elles seules à dompter l’insurrection, et elles débutèrent au sud de Nantes par de rapides succès.

Les Mayençais quittèrent Nantes le 8 septembre pour le camp des Naudières. Là, ils rencontrèrent les soldats du général Beysser qu’ils allaient remplacer : Canclaux avait décidé de les faire tous fraterniser en leur donnant à boire quelques barriques de vin à la prospérité de la République. Ils se rangèrent donc face à face derrière les faisceaux : « Un coup de canon, rapporte Kléber, qui ne semble pas attacher assez d’importance à la présence des barriques, devait être le signal de leurs embrassements ; mais dès que ces braves se virent face à face, sans attendre le canon, ne consultant que l’impatience de se réunir, chacun, par un élan spontané, se précipite au-devant de son frère et déjà le tient serré dans ses bras. L’air retentit des cris de : Vive la République ! en même temps qu’il est obscurci par des milliers de chapeaux jetés dans les nues. Les généraux, émus d’une scène si touchante, en conçurent les augures les plus favorables. »

L’implacable randonnée à travers le pays de Charette commença.

Canclaux partagea ses troupes en deux colonnes. Beysser, avec six mille deux cents hommes et dix-huit canons, devait balayer la rive gauche de la Loire jusque vers Paimbœuf, la côte de l’Océan jusqu’à Pornic et Bourgneuf, et le pays de Retz jusqu’à Port-Saint-Père. Aubert-Dubayet, avec ses dix mille Mayençais, gagnerait directement Legé, le quartier général de Charette ; les généraux Vimeux et Dupuy commandaient le gros de son armée ; Kléber, l’avant-garde, forte de deux mille hommes ; Haxo et Grouchy, lu réserve du camp des Naudières.

Charette avait essayé en vain, avec deux mille hommes, d’emporter ce camp au début de septembre. Miné par la fièvre, il était rentré à Legé, où il apprit que Lyrot et les gens de Port-Saint-Père avaient dû à leur tour battre en retraite. Il fut bientôt rejoint par La Cathelinière, de Couëtus et les populations des bords du lac de Grand-Lieu, qui fuyaient, à la lueur des incendies, comme des tribus errantes.

« Vous avez donc eu la déroute, mon cher ? demanda Charette à de Couëtus.

– Je me suis replié, répondit froidement le vieil officier de cavalerie.

– C’est bon, dit Charette en riant. Rentrez avec votre troupe, nous allons voir un peu l’ennemi et nous amuser ! »

Mais les « brûleurs » mayençais avaient frappé les paysans de terreur, et il fallut, pour éviter un inutile massacre, leur abandonner Legé. Lorsque Kléber arriva, il fut tout surpris de n’y trouver qu’une pauvre folle et un millier de prisonniers républicains. Beysser, déjà vainqueur à Machecoul et à Palluau, l’y rejoignit et livra au pillage et à l’incendie la plus grande partie de la ville.

Charette, entouré de deux cents cavaliers, avait résolu de se rapprocher de la Grande Armée. Il s’établit à Montaigu, où il rallia cinq mille fuyards. Sur la route, la panique, atroce, se déchaînait : craignant l’arrivée des cavaliers ennemis, les hommes jetaient leurs armes et se débandaient à travers champs ; les chariots s’accrochaient et se renversaient, écrasant le flot pressé des fuyards. « J’ai vu, raconte Lucas-Championnière, des femmes culbutées dans des fossés préférer la mort, qui leur paraissait certaine, plutôt que de se séparer de leurs enfants qu’elles serraient contre leur sein. »

Malgré la pluie qui ne cessait de tomber, Kléber et Beysser approchaient du reste de Montaigu. Le 1.6 septembre, ils y pénétraient tambours battant, sabrant les malheureux qui n’avaient pas eu le Lemps de fuir vers Tiffauges. Et Montaigu, comme Legé, fut livré à un effroyable pillage, où se distinguèrent les nègres américains organisés en bataillons de hussards par le bretteur Saint-Georges. Pour manifester leur joie en face des six cents cadavres qui jonchaient le sol, les vainqueurs organisèrent des mascarades en s’affublant de soulanes, de surplis et de chasubles.

Ainsi, en huit jours, la Basse-Vendée tout entière avait été reconquise par les républicains. Les incendies, facilités par les cinq charretées de soufre expédiées de Paris ; les massacres, méthodiquement appliqués, de la guerre d’extermination semblaient avoir anéanti pour les insurgés les résultats de six mois d’acharnés combats. Le plan tracé à Saumur était sur le point de s’accomplir : Canclaux n’avait plus qu’à marcher sur Clisson et Mortagne et à opérer sa jonction avec les armées de l’est et du sud. Beffroy s’était porté de Luçon sur Saint-Hermant et le Pont-Charron ; Chalbos, sur la Châtaigneraie ; Mieskowski, sur Saint-Fulgent ; Santerre, Joly, Chabot et Turreau, sur Vihiers et Gonnord ; Duhoux, sur le Pont-Barré. L’heure suprême allait sonner, et déjà les sans-culottes dansaient la Carmagnole, que la Commune de Paris insérait, dans son affiche du 10 septembre 1793, sous le titre de Carmagnole de la Vendée :

 

              Patriotes, réjouissons-nous,

              L’armée de Mayence est avec nous ;

                    Elle est v’nue nous aider

                    À purger la Vendée.

                    Dansons la Carmagnole,

              Vive le son, vive le son,

                    Dansons la Carmagnole,

                    Vive le son du canon !

 

              Puisque nous sommes réunis,

              Tuons les brigands du pays.

                    Ne laissons pas d’quartier,

                    Tuons jusqu’au dernier...

          Quand il n’y aura plus de brigands,

          Nous nous en irons, en chantant,

                    Au nord et au midi,

                    Tuer nos ennemis.

 

                  Dansons la Carmagnole...

 

On vit alors ce dont était capable la Vendée aux abois.

 

 

Ses nouvelles victoires furent dues tout d’abord à la sottise traîtresse de Rossignol, qui ordonna, le 11 septembre, à l’armée des côtes de la Rochelle de rentrer dans ses positions, et qui laissa ainsi sans secours les troupes de Kléber, de Beysser, de Beaupuy et de Grouchy, lancées sur Tiffauges et Torfou, où nous les retrouverons tout à l’heure.

Elles furent dues surtout à l’union, – trop passagère, – des chefs vendéens, dont les principales forces firent en ce moment bloc contre l’envahisseur, tandis que l’un d’eux infligeait à Santerre le formidable coup de boutoir de Coron.

Charette avait envoyé plusieurs messagers à Châtillon, où siégeait le Conseil supérieur. L’abbé Jagault, secrétaire du Conseil, comprit toute l’immensité du péril, prévint Lescure aux Aubiers et appela sous les armes même ceux qui avaient été autorisés à rester chez eux pour cultiver leurs terres. Le 17 septembre, les capitaines de paroisses concentrèrent leurs forces à Cholet. Tous les grands chefs se réunirent en conseil, sauf La Rochejaquelein et Stofflet, réduits à l’inaction par leurs blessures. On décida d’aider Charette à écraser les Mayençais. D’Elbée, Lescure, Bonchamps, qu’on portait blessé sur un brancard, se mirent à la tête de l’armée, tandis que le Conseil supérieur lançait une proclamation brûlante d’enthousiasme qui se terminait par ces mots :

« Vous combattez pour Dieu !... Marchez sans crainte ; l’ange exterminateur est notre guide, et la vie éternelle, récompense des justes, sera le prix de vos sacrifices. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Vive le Roi ! »

Comment méconnaître ce qu’avait de sublime, sur cette armée de héros qui marchaient, selon toute apparence, au dernier massacre, ce grand signe de croix !

 

 

Pour contenir les corps de Santerre et de Duhoux, qui arrivaient à l’est et au nord-est par les routes de Coron et du Pont-Barré, on avait dépêché à leur rencontre Piron, le vainqueur de Vihiers, et le chevalier Duhoux, qui s’était déjà mesuré avec son oncle, le général républicain.

Santerre avait dix-huit mille soldats, divisés en trois brigades commandées par les généraux Joly, Chabot et Turreau. Ronsin commandait en second. Ils avaient incendié sur leur passage les villages et les fermes, forçant les habitants à se blottir au milieu des genêts. Le 18 septembre, ils avaient traversé Coron désert, et ils s’acheminaient silencieusement sur Vezins.

Or Piron quittait en ce moment ce bourg pour voler du côté du Pont-Barré, où la canonnade annonçait le choc des deux Duhoux. Apprenant qu’une armée de Bleus n’était plus qu’à une portée de fusil, il arrête aussitôt son cheval, ordonne à ses artilleurs de pointer vers Coron ses deux seuls canons, rallie les paysans du voisinage, ce qui porte ses troupes à sept ou huit mille hommes, et prend, avec le chevalier de Laugrenière, ses dispositions de combat.

La colonne de Santerre s’avançait maladroitement sur une longueur de trois lieues : Piron rejette la tête sur Coron, ordonne à ses tirailleurs de harceler les flancs, puis, à la tête de ses meilleurs soldats, s’élance sur le front de résistance que le général Turreau a formé en avant du village. Le nombre même des républicains produit dans l’étroite rue de Coron une fatale confusion : les bataillons attardés ne pressent le pas que pour s’y écraser ; l’explosion de trois caissons les terrifie, et ils s’empêtrent dans les attelages des canons. De chaque côté du village, transformé en souricière, se précipitent des paysans qui les traquent et les fusillent à coup sûr. Piron lui-même, par un prodigieux effort, brise leurs premières lignes et, pénétrant dans Coron, achève leur déroute. Santerre est encore une fois sur le point d’être capturé ou mortellement frappé. Ronsin, qui s’était d’abord opposé à la retraite, cache ses insignes de général et tourne bride en criant à Berthier, qui le raisonne :

« Ce ne sont pas des hommes qui sont devant nous, ce sont des enragés ! »

À l’issue du village, les bandes de fuyards sont massacrées. Ceux qui ont gagné les hauteurs voisines en sont délogés, et, comme deux mille essayent de se reformer à la butte des Hommes, ils y sont foudroyés par leurs propres canons retournés contre eux. Beaucoup d’ailleurs ont rebroussé chemin sans chercher à se battre, désireux avant tout de sauver leurs sacs pleins d’argent et de richesses ; on voit même, raconte le mémorialiste Grille, des hussards qui emportent en croupe des « filles » et des moutons...

En une heure et demie, les Vendéens avaient détruit trois mille ennemis, tués ou blessés, capturé douze pièces d’artillerie, dix-neuf caissons, soixante barils de poudre et quantité d’approvisionnements. Ce n’est plus Cholet, c’est Saumur qui risque maintenant d’être pris pour la seconde fois.

Et ce n’est là que le prélude du double triomphe du lendemain.

 

 

Les vingt mille hommes du général Duhoux venaient de quitter Angers, de franchir le Layon et de porter la terreur au nord-est des Mauges. Six mille hommes de troupes réglées, – dont les bataillons de Jemmapes, – trente-trois pièces de canon, quarante chariots de munitions semblaient menacer Chemillé et le pays de Cholet d’une invasion d’autant plus redoutable qu’elle aurait assuré, en cas de déroute du côté des Mayençais, la destruction de la Grande Armée. Les six mille Vendéens de la division de Chemillé, commandés par le chevalier de La Sorinière, avaient défendu en vain les ponts du Layon. D’obscurs héros, comme Jean Cesbron, de Saint-Lambert, – qui avait déclaré en quittant son foyer : « Si les Bleus mettent le pied dans la Vendée, ils me passeront sur le corps ! » – comme le maçon Rhuillé, s’étaient fait tuer à leur poste sans arrêter les patriotes. Ceux-ci traversèrent Saint-Lambert-du-Lattay, dont tous les habitants avaient fui, et se dirigèrent, en incendiant les fermes, vers la Jumelière, où ils fusillèrent dans un pré quatre-vingts vieillards, femmes et enfants.

Il fallait arrêter ce torrent de feu et de sang !

Tandis que les amis et les parents des victimes, dominés par la vengeance, s’attachent aux pas des égorgeurs et en massacrent cinquante dans l’église de Sainte-Foi où ils les surprennent, Duhoux, rallié par Piron, qui accourt de Torfou et porte ses forces à neuf mille hommes, se précipite sur Saint-Lambert. Déjà saisis à leur tour de terreur à l’annonce du désastre de Coron, les Bleus avaient repassé le Layon en désordre et s’étaient retranchés derrière le Pont-Barré. Échelonnés sur les pentes abruptes de la rive droite, les bataillons républicains occupaient de formidables positions. Mais l’élan des Vendéens est irrésistible. Tandis que leurs canons foudroient la rive opposée, les plus audacieux, conduits par Cady et La Sorinière, s’avancent à plat ventre vers le pont, le franchissent malgré le bataillon de Jemmapes qui en garde les abords, bondissent sur les artilleurs ennemis et les immolent sur leurs pièces, qu’ils retournent vers les Bleus. Cette manœuvre de front a été facilitée par les attaques de flanc de deux partis vendéens qui ont passé la rivière au pont de Besigon et au pont des Planches :

« Camarades, avait crié le meunier Bernier aux trois cents paysans qui avaient traversé le pont de Besigon, nous ne retournerons maintenant à Saint-Lambert que par le Pont-Barré. En avant ! »

Et il avait jeté à la rivière les madriers du pont de Besigon. Au Pont-Barré, les feux croisés abattent bientôt sept cents républicains : toute l’armée du chevalier Duhoux traverse alors le Layon, gravit les rampes escarpées, se déploie dans les vignes et chasse les Bleus qui résistent encore au sommet du coteau. Des enfants et des vieillards combattent dans ses rangs contre les incendiaires et les massacreurs. Les cantiques des femmes accompagnent au loin le crépitement de la fusillade. Enfin la victoire est à eux : les républicains fuient éperdus jusqu’à la Loire et s’écrasent aux Ponts-de-Cé. Parmi les cavaliers vendéens qui les poursuivent, galope une femme, Renée Bordereau, qui tue, à droite et à gauche, vingt et un fuyards et brise son sabre sur la tête du dernier dans la rue du Pont-de-Cé.

Le champ de bataille est maintenant un marais de sang où baignent deux mille cadavres : aux fosses Cadeau, où ils furent enterrés, l’eau de ces fosses sembla, dit-on, bouillir durant plus de vingt ans.

Les Vendéens avaient fait en outre mille prisonniers ; ils s’étaient emparés de toute l’artillerie et des approvisionnements du général Duhoux, qui fut accusé de connivence avec son neveu victorieux et dut dès lors briser son épée. En quarante-huit heures, les armées d’Angers et de Saumur, fortes de cinquante mille hommes, avaient été réduites à l’impuissance par quelques milliers de paysans en sabots.

 

 

Mais c’est à Torfou que se jouait, le jour même, le sort de la Vendée.

Canclaux avait rejoint à Clisson, sur les bords de la Sèvre-Nantaise, la division d’Aubert-Dubayet et l’avant-garde de Kléber. Les deux mille Mayençais, dont les habits blancs et les plumets rouges annonçaient au loin l’invincible élan, reçurent l’ordre de continuer leur marche sur la route de Poitiers, d’aller occuper Torfou et de se relier, par le pont de Tiffauges, à la colonne de Beysser, qui devait y arriver de Montaigu.

Or, dans la soirée du 18 septembre, Charette avait été rejoint à Torfou par les généraux de l’Anjou et du Haut-Poitou. La Grande Armée, commandée par d’Elbée, Lescure et Bonchamps, s’était arrêtée à la croisée des Quatre-Routes, au sud-est de Torfou, puis avait pris ses cantonnements entre ce village et Tiffauges. Elle occupait ainsi le plateau descendant au sud-ouest vers la rive droite de la Sèvre, et au nord-ouest vers le vallon de son affluent, le Châtelier. À Tiffauges, situé à l’extrémité du plateau opposé qui s’élève sur la rive gauche de la Sèvre, avaient été laissés les femmes, les enfants et la masse apeurée des fuyards de Clisson : tous ces gens-là poussaient des cris d’angoisse et de désespoir qui allaient jusqu’à la fureur. Au milieu de la nuit, l’abbé Bernier dit la messe pour la Vendée en détresse.

Charette lui-même occupait Torfou avec ses plus hardis volontaires. Comme il se concertait avec les généraux angevins, les gars des Échaubroignes, – vaillante phalange de mille sept cents hommes qu’on appelait les grenadiers de Lescure, – s’approchèrent du groupe. Une voix sortit des rangs :

« Faudra-t-il dire : Rendez-vous !

– Non, dit Charette, point de prisonniers. »

Lescure tourna vers lui sa calme et noble figure, comme pour implorer l’humanité ; mais un geste de Marigny et un rapide regard des généraux l’arrêtèrent.

On avait trop souffert des Mayençais pour les épargner, et c’était une lutte à mort qui allait se dérouler.

« Camarades, avait dit Charette aux siens, il faut vaincre ou périr ici ! Il faut sauver notre pays d’une entière destruction. Si vous fuyez, tout est perdu, et je vous déclare que vous ne me verrez plus à votre tête. »

Kléber ignorait ce rassemblement de quarante mille hommes.

Vers 9 heures du matin (le 19 septembre), ses chasseurs d’avant-garde s’avançaient, sur le chemin qui longe la rive droite de la Sèvre, de Gétigné à Torfou, lorsqu’ils furent attaqués à coups de fusil par l’avant-garde de Charette, postée au-dessus du bourg de Boussay. Le général accourt, et, malgré les cavaliers vendéens qui tâchent, par les chemins creux, de cerner sa faible escorte, il raffermit sa cavalerie et se hâte vers les hauteurs de Torfou, qu’il veut emporter de vive force. Dès qu’arrive son infanterie, il lance deux bataillons de chaque côté du village, tenant en réserve la légion des Francs et deux autres bataillons.

Trois cents fantassins et deux cents cavaliers royalistes, commandés par La Robrie, s’étaient embusqués dans les jardins et derrière les premières maisons du bourg : par toutes les issues, ils ouvrent sur l’ennemi un feu d’enfer. Mais Kléber fait battre la charge, lance à l’attaque la légion des Francs et, au chant de la Marseillaise, aux cris de : « Vive la République ! » les Mayençais pénètrent dans le village, en chassent les défenseurs et mettent le feu aux toitures de chaume. Torfou n’est plus qu’un vaste brasier.

Cependant les Bas-Poitevins ont reculé sans désordre derrière les épais fourrés qui garnissent ce coin du Bocage. Renforcés par La Cathelinière et par les cavaliers qui ont mis pied à terre, leurs tirailleurs tiennent bon. Mais Kléber lui aussi augmente ses forces, et les Mayençais, baïonnette haute, avancent peu à peu. Les paysans sont regagnés par la panique des jours passés. Charette, bondissant par-dessus les haies et les fossés, accourt à ce moment de Tiffauges et, mettant pied à terre, l’espingole à la main, s’efforce de les arrêter ; mais c’est en vain, et la débâcle fatale risque de s’abattre en avalanche sur la Grande Armée qui attend.

Soudain débouchent, sur le plateau déjà conquis les gars des Échaubroignes et des Aubiers, entraînés par Lescure, puis les Suisses de M. de Keller, les Suisses fidèles qui ont survécu à l’infâme massacre du 10 août, et qui sont là pour venger le roi. Voyant poindre la déroute, le saint du Poitou a dit à ses hommes :

« Y a-t-il quatre cents hommes assez braves pour venir mourir avec moi ? »

Et mille voix lui ont répondu :

« Tous, monsieur le marquis, nous vous suivrons où vous voudrez ! »

Ils s’élancent à travers champs vers les plumets rouges des Mayençais et, durant deux heures, soutiennent sans broncher leur feu meurtrier. Les Maraîchins et les Paydrets de Charette reprennent alors courage ; ils sont du reste ranimés par leurs femmes et celles de Tiffauges, qui lâchent leurs chapelets, demandent aux combattants s’ils veulent les faire égorger, et, pour leur donner l’exemple, saisissent des pierres, des bâtons, des fourches, des piques et se lancent elles-mêmes à l’assaut. L’une d’elles, Perrine Loiseau, de la Caubretière, avant de se faire fendre la tête par un Mayençais, en a abattu trois à coups de sabre. Mme de Bulkeley accompagne, elle aussi, ces héroïnes en sabots et reçoit deux coups de sabre.

Kléber, rouge de honte et de colère, veut à tout prix écraser de pareils adversaires. Au moment où il fait pointer contre eux quatre pièces de canon, une balle l’atteint à l’épaule ; mais il refuse de se laisser emporter, redresse sa haute taille, et, agitant son panache tricolore, soutient l’élan de ses Mayençais, qui continuent à avancer régulièrement comme un mur d’airain.

Les Bas-Poitevins reculent encore. Les vêtements criblés de balles et couverts de poussière, les yeux flamboyants de fureur, Charette brandit son chapeau à la pointe de son sabre :

« Mes amis, s’écrie-t-il, puisque vous m’abandonnez, Je vais moi-même vaincre ou mourir. Qui m’aime me suive !

Et bientôt on ne voit plus que son panache blanc flotter au loin. Tous ses lieutenants, Joly, de Couëtus, Savin, La Cathelinière, poussent leurs hommes en avant, au besoin à coups de sabre. Cette fois, c’est la marche à la victoire ; car près de la moitié de la Grande Armée s’est enfin ébranlée pour noyer les bataillons républicains dans une marée montante de quinze mille hommes.

Tandis que la division de Beaupréau, conduite par d’Elbée, quitte les Quatre-Routes et achève, au centre, de briser la résistance des Mayençais, les Angevins et les Bretons aux vestes vertes de Bonchamps tourne nt à droite le village de Torfou par le chemin de la Tellandière. Bonchamps, jusqu’alors porté sur un brancard, oublie sa blessure et guide lui-même à pied ses soldats d’élite. Ce mouvement, en forçant les Mayençais à faire face à gauche, a disjoint leurs lignes. Les Angevins peuvent se glisser entre leurs canons, tuer leurs servants et éventrer leurs chevaux.

« Quels démons que ces paysans en sabots ! » s’exclament les Mayençais.

Et ils doivent se retirer à travers les ruines de Torfou.

À la sortie du village, que les gars de Charette ont tourné par la gauche, les républicains sont cernés par une nuée de tirailleurs. Seul, le merveilleux sang-froid de Kléber, tantôt porté, tantôt soutenu par ses grenadiers, les sauva d’une complète extermination. D’un roulement de tambour, il les reformait en ligne ou en carré, et il commandait des feux de peloton. Jamais, raconte Lucas-Championnière, « ils ne reculaient plus de trente pas sans se remettre en bataille ».

Après avoir remonté la pente du vallon où coule le Châtelier, Kléber aperçut au loin des troupes vendéennes qui se hâtaient sur la rive gauche de la Sèvre : c’étaient les soldats de Royrand qui se portaient de Tiffauges sur Boussay pour y passer la rivière et couper ainsi la retraite des Mayençais. Kléber dépêcha aussitôt au pont de Boussay les chasseurs de Saône-et-Loire :

« Mets-toi là, dit-il au commandant Antoine Chevardin, et fais-toi tuer avec ton bataillon.

– Oui, mon général », répondit l’officier.

Et il s’y fit tuer en effet, lui et tous ses chasseurs. À ce prix, les débris des Mayençais purent atteindre Gétigné, où les renforts amenés par Canclaux leur permirent d’arrêter enfin, à 5 heures du soir, les gars de Charette qui les poursuivaient encore.

Trois mille hommes des meilleures troupes du monde avaient été ainsi battues et réduites presque au tiers par les Vendéens. Kléber avait en effet perdu près de deux mille soldats, tandis que ses adversaires n’en avaient perdu que six cents. Certes, ces derniers avaient commis de lourdes fautes : au lieu de couronner jusqu’à la Sèvre et jusqu’au Châtelier le plateau de Torfou, ils étaient restés en masse aux Quatre-Routes et n’avaient pu utiliser ainsi que le tiers de leurs effectifs. Kléber leur avait échappé, alors que sa perte était devenue certaine. Mais la témérité même de Kléber était une faute difficile à prévoir, et il faut songer que ces bandes de soldats improvisés, arrivés de la veille ou du matin même, ne pouvaient se manier comme les Mayençais. L’ennemi le plus difficile à vaincre était peut-être l’affolement qui avait, depuis huit jours, permis aux envahisseurs de pénétrer, comme un coin d’acier, jusqu’au cœur de la Vendée. Or ce coin d’acier était ébréché ; la confiance, l’enthousiasme, avaient fait place au désespoir, et les vainqueurs avaient le droit de lancer aux Mayençais leur ironique jeu de mots : Soldats de faïence ! de faïence qui ne tient pas au feu...

Au reste, Torfou ne devait être que la première phase de triomphes plus complets encore.

 

 

Au soir du 19 septembre, les chefs catholiques se réunirent dans la maison commune de Tiffauges. Là, le généralissime d’Elbée, avec un coup d’œil de grand capitaine, montre la nécessité d’achever l’écrasement des troupes de Canclaux, et il en expose les moyens. Tandis que Bonchamps, avec douze mille hommes, se porterait par Montigné sur la droite de Clisson, rejoindrait, du côté de la Loire, les dix ou douze mille volontaires de Lyrot et d’Esygny campés au Loroux et à Saint-Julien, et cernerait ainsi la droite des Mayençais, lui-même, d’Elbée, Lescure et Charette tomberaient avec toutes leurs forces sur la gauche républicaine, après avoir délogé, à Montaigu, les six mille hommes de Beysser. S’il avait été exécuté jusqu’au bout, ce plan, approuvé par le Conseil, aurait vraisemblablement enseveli l’armée de Canclaux sous des ruines irréparables.

La nonchalance et l’impéritie du général Beysser en facilitaient l’exécution. « C’est un Roger-Bontemps, écrit Kléber. Le dieu du plaisir comblait tous ses vœux ; il encensait tour à tour, et souvent d’une manière peu délicate, Bacchus et l’Amour. Très insouciant pour l’état militaire (mais ici la rancune de Kléber exagère), il n’en connaissait pas d’ailleurs les premiers éléments. »

Dans la matinée du 21 septembre, il se mettait à table, et ses troupes, fatiguées d’avoir pillé et incendié Montaigu, prenaient leur repos, lorsqu’il reçut de Canclaux la nouvelle de la retraite de Torfou et l’ordre de se rapprocher de Clisson en allant occuper Boussay. Il n’en fit rien et ne tint pas compte non plus des rassemblements qu’on lui signalait au nord de Montaigu : il croyait que c’étaient des renforts mayençais qu’on lui amenait !

Or déjà Montaigu est entouré d’ennemis. D’Elbée, Lescure et Bonchamps ont déployé leurs forces, en un vaste demi-cercle, de Treize-Septiers, sur la route de Tiffauges, à la route de Nantes et à la grande Maine. Leurs tirailleurs inondent les fourrés et fusillent les avant-postes républicains, tandis que leur artillerie canonne Montaigu. Beysser et le représentant Cavaignac rallient leurs bataillons et résistent d’abord avec succès ; mais les Vendéens pénètrent de trois côtés à la fois dans le bourg, égorgent les artilleurs ennemis sur leurs pièces, et bientôt Beysser doit s’enfuir vers Nantes avec les dragons de Lorient et les 79e et 109e de ligne. Charette, des Essarts et de Beauvais, dont les tirailleurs courent derrière les haies, s’attachent à leur poursuite, s’emparent de leurs canons, les massacrent en masse au pont de Remouillé et les repoussent, dans la nuit, jusqu’au camp des Sorinières.

Les Bleus en déroute avaient perdu quatorze canons, tous leurs bagages et approvisionnements et mille cinq cents à deux mille hommes. La loi du talion avait été appliquée à leurs prisonniers et à leurs blessés eux-mêmes. Toutefois les Vendéens ne commirent point les atrocités dont on les a accusés : ils ne précipitèrent point leurs ennemis vivants, mais seulement leurs cadavres, dans les puits du château, où d’ailleurs les républicains avaient déjà jeté le chanoine Bonin et sa sœur, coupés en morceaux.

Beysser, qui avait en une côte enfoncée par un biscaïen, ne quitta deux jours après son lit de douleur que pour être transporté à la prison de l’Abbaye, puis, le 13 avril 1794, à l’échafaud, où tombèrent en même temps les têtes du général Dillon, de l’évêque constitutionnel de Paris Gobel, de Chaumette, de la veuve d’Hébert et de Lucile Desmoulins.

 

 

Le 22 septembre, il restait aux vainqueurs à marcher sur Clisson, qui devait être attaqué le jour même par l’armée de Canclaux. C’est ce que réclama d’Elbée au conseil qui se tint, le matin, au château de Montaigu. Mais Charette demanda qu’on allât d’abord à Saint-Fulgent déloger l’armée de Mieskowski, qui remontait de Luçon vers Montaigu en commettant d’effroyables ravages. Le château fort de Clisson, observait Charette, pouvait résister longtemps, et il valait mieux ne pas en commencer l’attaque avant d’avoir assuré ses derrières. Sans oser combattre ouvertement l’impérieuse proposition d’un chef qui avait pris tant de part aux dernières victoires, les généraux angevins refusèrent de violer l’engagement conclu avec Bonchamps, et ils s’apprêtèrent à gagner Clisson. Pourtant, vers 2 heures de l’après-midi, au moment de quitter Charette, ils se laissèrent séduire par sa promesse de revenir en Anjou aussitôt qu’il aurait délivré son propre pays, et ils marchèrent en commun vers le sud.

Saint-Fulgent, situé à quatre lieues, fut attaqué le soir même. Au milieu de la nuit, épouvantés par les cris qui, de toutes parts, perçaient les ténèbres, les quatre mille soldats de Mieskowski se hâtèrent de rétrograder. À la lueur des torches, et faisant battre la caisse à un petit paysan qu’il a pris en croupe derrière lui, Charette entraîne bientôt contre eux toute la Grande Armée. Dans la campagne, ils sont harcelés par les cavaliers et les tirailleurs, abandonnent leurs canons et leurs équipages, et couvrent la route de leurs cadavres jusqu’au carrefour de l’Oie. Ajoutons que trois cents des leurs, faits prisonniers, furent réunis aux prisonniers de Montaigu ; cet asile renferma alors mille huit cents républicains, ce qui prouve que les Vendéens n’avaient tout de même pas répudié tout sentiment d’humanité !

Ils avaient remporté cinq victoires en cinq jours. Mais, hélas ! la faute commise il Montaigu était de nature à leur en faire perdre les fruits.

Le riche butin de Saint-Fulgent fut une première cause de désunion : les Bas-Poitevins, qui s’étaient attardés à poursuivre les fuyards, se plaignirent de retrouver Saint-Fulgent déjà dépouillé par les Angevins. Aux Herbiers, où l’on alla ensuite cantonner, ils mirent les armes à la main pour s’emparer des vivres laissés par la Grande Armée, et Joly et Savin, malgré Charette, regagnèrent leurs paroisses. À Mortagne, Charette lui-même s’emporte contre Lescure et d’Elbée, qui ne peuvent lui livrer les vêtements et les chaussures déjà distribués, et, sans même les prévenir, il regagne son pays. L’union des chefs vendéens, plus nécessaire que jamais, était brisée.

L’ingratitude de ce Charette, dont l’entêtement mesquin faisait parfois un singulier contraste avec l’héroïsme du guerrier, irrita d’autant plus ses camarades angevins, que son obstination à s’éloigner de Clisson pour battre au sud les trois mille hommes de Mieskowski avait permis aux Mayençais de s’échapper vers le nord. Canclaux avait en effet précipité leur retraite, et ils redescendaient la vallée de la Sèvre avec mille deux cents charretées de blessés, de malades, de munitions et de pièces de canon démontées. Le 22 septembre, comme c’était convenu, Bonchamps et Talmont les attaquèrent avec huit mille hommes au château de la Galissonnière ; mais les douze mille hommes d’Aubert-Dubayet, de Kléber et de Haxo repoussèrent leurs trois attaques successives, leur tuèrent huit cents hommes et parvinrent à regagner le camp des Naudières, qu’ils n’auraient sans doute jamais revu si le plan d’enveloppement décidé à Tiffauges avait été exécuté.

 

 

Quoi qu’il en soit, on peut dire que la Vendée avait mené une guerre de géants. En cinq jours, elle avait arrêté, dispersé ou repoussé quatre armées : partout l’offensive républicaine avait fait place à la déroute. Les représentants du peuple accusaient les généraux de haute trahison. Ronsin, de son côté, dénonçait au Comité de salut public et au club des Jacobins l’aristocratie de Canclaux et d’Aubert-Dubayel. Frappée de stupeur, la Convention acclama, le 1er octobre, le discours où Barère exprimait sa rage en ces termes :

« L’inexplicable Vendée existe encore... Détruisez la Vendée : Valenciennes et Condé ne seront plus au pouvoir des Autrichiens. Détruisez la Vendée : l’Anglais ne s’occupera plus de Dunkerque. Détruisez la Vendée, et le Rhin sera délivré des Prussiens. Détruisez la Vendée, et Lyon ne résistera plus... Enfin, chaque coup que vous porterez à la Vendée retentira dans les villes rebelles, dans les départements fédéralisés, dans les frontières envahies. La Vendée et encore la Vendée, voilà le chancre politique qui dévore le cœur de la République française. C’est là qu’il faut frapper !... »

Barère disait vrai : les paysans de Vendée tenaient à eux seuls en échec toutes les forces de la République, et, tant qu’ils vivraient, la dictature jacobine devrait renoncer à dominer sur leur territoire. Il fallait donc, par tous les moyens, les détruire. Mais était-il possible de mieux glorifier leur indomptable héroïsme ?

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

———

 

L’EXODE ET L’ANÉANTISSEMENT

DE LA GHANDE ARMÉE

 

 

 

 

XV

 

LE RETOUR DES MAYENÇAIS – LÉCHELLE ET KLÉBER

WESTERMANN À CHATILLON

 

(26 septembre-11 octobre 1793)

 

Le général Léchelle. – Nouveau plan de Canclaux. – Kléber à Montaigu (6 octobre). – Massacres et incendies. – Défaite du Moulin-aux-Chèvres (8 octobre). – Retraite sur Cholet et Beaupréau. – La Grande Armée entre trois feux. – Chalbos et Westermann vaincus à Chatillon (11 octobre). – Retour de Westermann. – Le sac nocturne de Châtillon (11 octobre).

 

Jusqu’à la bataille de Torfou, l’insurrection vendéenne l’avait, somme toute, emporté. Soixante-dix mille paysans avaient, entre deux labours, repoussé et en grande partie détruit des armées deux ou trois fois plus fortes. Le drapeau blanc flottait librement sur le « pays conquis », comme flotte le pavillon d’un navire battu par la tempête, mais vainqueur de l’Océan. Dieu et le roi continuaient à régner sur le sol imprégné du sang de leurs champions. Puisque ses meilleures troupes risquaient encore d’y trouver leur tombeau, la République était toujours en péril, et les Vendéens toujours à la veille d’un plus définitif triomphe.

Mais la victoire elle-même épuisait la Vendée, et il fallait maintenant qu’elle agrandît son horizon et renouvelât ses forces. Elle le pouvait en soulevant, en Bretagne, une autre Vendée, qui lui permettrait de s’établir en maîtresse sur les deux rives de la Loire et de transformer tout l’ouest de la France en un camp retranché désormais inexpugnable. Pour cela elle devait d’abord barrer la route aux Mayençais, qui, après avoir reculé vers Nantes, reprenaient le chemin de Montaigu, de Tiffauges, de Mortagne, et s’apprêtaient à une éclatante revanche.

 

 

Barère avait déclaré, dans sa farouche harangue du 1er octobre : « À trop de généraux succédera un seul général en chef d’une armée unique. Il ne faut à l’armée chargée d’éteindre la Vendée qu’une même âme, qu’un même esprit, qu’une même impulsion. »

Le général en chef qui devait remplacer Canclaux et Rossignol à la tête de la nouvelle armée révolutionnaire de l’Ouest était l’ex-maître d’armes Léchelle.

C’était une créature des adjoints ministériels Musquinet et Vincent. Le ministre Bouchotte avait loué « son patriotisme, son courage et sa capacité ». À son arrivée à Nantes, les représentants Hentz et Prieur (de la Marne) proclamèrent (le 9 octobre) que cet « homme du peuple, cet ancien soldat, allait réparer les trahisons des ci-devant nobles ».

« La guerre a formé des républicains, disaient ces flatteurs démagogiques ; nous pouvons nous passer des nobles, dont la plupart n’étaient que des conspirateurs. Soldats, un homme n’est rien, la République est tout ; vous n’êtes pas l’armée d’un général, mais l’armée de la République. Ce ne sont pas les généraux qui jusqu’ici ont remporté les victoires, c’est votre audace, c’est votre bravoure. Tout le monde a les yeux sur vous ; les traîtres sont livrés à la justice, les ignorants sont éloignés, les intrigants sont connus et chassés. »

De ce jargon, rapprochons tout de suite le passage suivant des Mémoires de Kléber : « Le Comité de salut public annonça Léchelle comme réunissant l’audace et les talents nécessaires pour finir (en quinze jours) cette trop longue et trop cruelle guerre. Mais voici, sans exagération, le témoignage que lui doivent ceux qui l’ont connu et apprécié : il était le plus lâche des soldats, le plus mauvais des officiers et le plus ignorant des chefs qu’on eût jamais vu ; il ne connaissait pas la carte, savait à peine écrire son nom et ne s’est pas une seule fois approché à la portée du canon des rebelles. En un mot, rien ne pouvait être comparé à sa poltronnerie et à son ineptie que son arrogance, sa brutalité et son entêtement. »

Les ignorants sont éloignés, avaient annoncé les conventionnels. Or Léchelle ne savait guère tracer d’autre plan de campagne que celui-ci : « Il faut marcher en ordre, majestueusement et en masse. »

Lorsqu’on parla de reprendre Noirmoutier, dont Charette s’était emparé, il finit par sortir de son mutisme pour demander au conseil ahuri :

« Mais qu’est-ce donc que ce Noirmoutier ? Où est cela ? »

Il fallut lui apprendre que c’était une île.

Quant à sa lâcheté, nous en verrons des preuves évidentes dans la campagne d’outre-Loire. Et c’est un pareil fantoche qui osait se livrer à des jeux de mots de ce genre : « Il faut une Échelle pour monter sur Charette. » C’est lui qui annonça ainsi son arrivée à l’armée de l’Ouest : « Braves soldats, le moment est enfin venu où les sans-culottes vont triompher de leurs ennemis ; vous marchez sur les brigands, la République est sauvée. Braves compagnons d’armes, marchez dans le sentier de l’honneur. Les généraux, sans-culottes comme vous, ne reculeront pas. Vous les verrez à leur place de bataille. »

Comme Léchelle fuyait (quinze jours après), sans même s’être battu, après le désastre d’Entrammes qu’il avait provoqué par son impéritie, il cria tout à coup aux soldats en déroute :

« Qu’ai-je donc fait pour commander à de pareils lâches ? »

Du tac au tac, un Mayençais blessé lui répondit :

« Qu’avons-nous fait pour être commandé par un pareil jean-f... ? »

Il était difficile de mieux caractériser ce personnage, entouré de sans-culottes non moins purs, comme l’ex-comédien Robert, qui était passé, en un an, du grade de sergent à celui de général de division, qui devint (à vingt-six ans) chef d’état-major des généraux en chef Rossignol, Léchelle et Turreau, et dont le patriotisme brilla spécialement dans la campagne de délation qu’il mena contre Kléber et Marceau.

De semblables instruments étaient de nature à rendre vains les projets de vengeance du Comité de salut public. Malheureusement pour la Vendée, Léchelle ne fut général en chef que de nom, et, lorsqu’il arriva dans le Bocage, le sort de la Grande Armée était déjà gravement compromis.

 

 

Rentré à Nantes, Canclaux avait aussitôt combiné un nouveau plan d’attaque : tandis que ses dix mille Mayençais remonteraient la Maine et la Sèvre, l’armée des côtes de la Rochelle ferait de son côté con verger ses forces vers Châtillon et Cholet, où elles opéreraient leur jonction avec l’armée nantaise.

Approuvant ce plan, Rossignol ordonna, le 2 octobre, aux quinze mille hommes des corps de Santerre, de Rey et de Chalbos de quitter, le 5 octobre, Doué, Thouars et la Châtaigneraie, pour se réunir à Bressuire, le 7, et marcher ensuite sur Cholet : « Soldats de la Liberté, leur écrivait alors le Comité de salut public, il faut que les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin du mois d’octobre : le salut de la patrie l’exige, l’impatience du peuple français le commande, le courage doit l’accomplir. »

Kléber occupa Aigrefeuille dès le 26 septembre. Le 30, il rentrait à Montaigu, où Canclaux établit son quartier général et envoya des éclaireurs presque aux environs de Luçon, séparant les deux Vendées, de l’est et de l’ouest, par un rideau de troupes républicaines. Le 5 octobre, il ordonnait de marcher sur Tiffauges.

D’Elbée et Bonchamps s’y trouvaient avec dix à douze mille hommes. Ces volontaires étaient exaspérés par les pillages, les incendies et les massacres, par des crimes sans nom, comme ceux qui se commirent vers Saint-Fulgent, où la femme Hardouin fut égorgée avec ses cinq enfants, tandis qu’aux environs trente femmes, vieillards et enfants, enfermés dans la maison Anneau, étaient massacrés et carbonisés. Mais il leur fallait des renforts. Or Charette, oublieux des services rendus, refusa de se porter à leur secours, et Lescure, campé près de Bressuire pour entraver la marche de l’armée de Saumur, ne put les rejoindre. Leurs chefs n’en décidèrent pas moins de briser, à Montaigu, l’offensive des Mayençais.

Kléber les devança. Le 6 octobre, il tomba, en effet, à l’improviste sur les trois divisions royalistes établies à Treize-Septiers et les repoussa dans Tiffauges, où Bonchamps et d’Elbée se retranchèrent d’ailleurs si fortement, que les Mayençais durent opérer leur retraite sans avoir pris, en face de Torfou tout proche, la complète revanche qu’ils méditaient.

Les Bleus s’étaient pourtant vengés par la stricte exécution des décrets de la Convention. Alors envoyé en reconnaissance, de Beauvais décrivit ainsi le spectacle qui s’offrit à ses yeux : « Tout le pays que nous parcourions, naguère si vivant, ressemblait à une vaste solitude. De gros tourbillons de fumée et de feu annonçaient seulement les habitations. Ici, sur les décombres fumants, des chiens dont les hurlements lamentables déchiraient l’âme par l’idée des malheurs arrivés à leurs maîtres ; là, sur un tertre et devant des maisons encore embrasées, des vaches, par leurs mugissements répétés, appelaient celles qui avaient coutume de leur donner leurs soins ; des troupeaux cherchaient inutilement leurs bergères. » Le village de Treize-Septiers était lui-même en feu, et seuls quelques cavaliers ennemis surveillaient encore les ravages du fléau.

C’est sur ce théâtre de ruines que Canclaux et Aubert-Dubayet apprirent, le 6 octobre, leur destitution et celle de neuf autres généraux. En attendant Léchelle, Kléber était aussitôt nommé général en chef provisoire par les représentants Merlin et Turreau.

Léchelle arriva à Montaigu le surlendemain, 8 octobre, avec le général Dembarrère, futur comte de l’Empire, et Carrier, le futur « noyeur », qui était chargé de la présentation aux troupes. Mais les troupes répondirent aux harangues par les cris de : « Vive Dubayet ! » ce qui fit concevoir à Léchelle, rapporte Kléber, « une haine implacable contre l’armée de Mayence ».

Au reste, on fut tout de suite édifié sur la valeur du nouveau général en chef. Kléber eut beau lui expliquer sur la carte le plan des opérations entamées, il n’y jeta même pas les yeux et se contenta de lever le conseil en déclarant :

« Oui, ce projet est fort de mon goût ; mais j’observe qu’il faut marcher en ordre, majestueusement et en masse. »

Kléber, glacial, replia sa carte, et Merlin murmura en se retournant :

« Je crois qu’on a pris à tâche de nous envoyer ce qu’il y a de plus ignorant. »

L’intérim de Kléber se transforma du coup en commandement effectif, et l’on décida, le 11, de marcher sur Tiffauges sans trop s’inquiéter de la présence d’un général en chef qui ignorait même que Noirmoutier fût une île.

La marche en avant de l’armée de Saumur, en rendant imminente la concentra lion projetée, semblait assurer la victoire.

 

 

Le général Chalbos avait quitté Bressuire le 8 octobre, avec onze mille hommes. Il avait sous ses ordres les généraux Chabot et Legros, qui tous deux seront titrés et décorés par l’Empire et par la Restauration. Il faut y ajouter les généraux Westermann, Lecomte et Müller, ce dernier ex-danseur de l’Opéra (d’après Danican) et surtout connu pour son ivrognerie invétérée.

Ils se dirigeaient sur Châtillon et approchaient, vers midi, d’un bois que traverse la route : le Bois-aux-Chèvres.

Or, dans ce bois, s’étaient embusqués Lescure, La Rochejaquelein, dont la blessure était à peine cicatrisée, et Stofflet. Établis sur les hauteurs du Moulin-aux-Chèvres, les Vendéens n’étaient que six mille ; mais les incendies qui consumaient au loin leurs fermes leur montraient la nécessité de barrer la route à l’invasion.

Ils accueillirent à coups de fusil les républicains, puis s’élancèrent sur leurs canons et s’efforcèrent d’empêcher leur rassemblement : Lescure, au premier rang, fait plier la droite de Chalbos, et l’attaque est si violente contre les troupes qui surviennent, que le chef de brigade Chambon et le général Lecomte sont tous deux mortellement blessés. Les Vendéens allaient l’emporter, lorsque Westermann, profitant de sa connaissance du pays et sans se soucier des contre-ordres de Chalbos, contourne au nord le Bois-aux-Chèvres, tombe sur la gauche des royalistes, l’écrase et file sur Châtillon. Il se produit alors, chez les paysans, cette rupture d’équilibre qui leur a été si souvent fatale, et Lescure, La Rochejaquelein, Stofflet, n’ont plus qu’à protéger leur retraite ; ils le font d’ailleurs avec une abnégation si hardie, que les hussards les entourent dans les chemins creux, que Lescure a le pouce effleuré par une balle et que Stofflet, pour échapper aux Bleus, doit leur laisser entre les mains la basque arrachée de son habit. On put cependant gagner Cholet, grâce aux deux mille Angevins qu’amena, enfin, le chevalier de La Sorinière.

Cet insuccès fut grave surtout par ses conséquences. Il permettait aux armées républicaines d’opérer leur concentration autour de Mortagne et de Cholet, où les Vendéens avaient accumulé leurs approvisionnements en pièces d’artillerie, en munitions et en vivres. Au lieu de pouvoir marcher contre les Mayençais sans risquer de contre-attaque, la Grande Armée se trouvait maintenant entre deux feux, et même entre trois feux, car les troupes de Luçon remontaient, de leur côté, de Chantonnay aux Herbiers. De plus, les ressources du pays étaient anéanties par les incendies dont les flammes dévoraient maintenant Nueil, les Aubiers, Saint-Aubin-de-Baubigné, Châtillon. « L’armée de la République, écrivaient les représentants autour de ces brasiers, est précédée partout de la terreur ; le fer et le feu sont maintenant les seules armes dont elle fait usage. »

 

 

En cette extrémité, les généraux vendéens firent évacuer sur Beaupréau les blessés que les Filles de la Sagesse soignaient à Saint-Laurent-sur-Sèvre, ainsi que les canons et les munitions des arsenaux de Mortagne et de Cholet. Ils dépêchèrent en même temps un courrier à Tiffauges pour prier d’Elbée et Bonchamps de venir, coûte que coûte, chasser Westermann de Châtillon.

Le généralissime saisit sur-le-champ l’importance de l’audacieuse manœuvre qui s’imposait à lui. Laissant donc un faible rideau, de troupes en présence des Mayençais qui occupaient la vallée de la Sèvre, il décampa secrètement au matin du 10 octobre, gagna Cholet et y reconstitua la Grande Armée. Avec une célérité inouïe, près de dix-huit mille hommes, en vingt-quatre heures, rallient le drapeau blanc ; des officiers blessés, qui peuvent à peine se tenir à cheval, donnent l’exemple d’une suprême énergie ; Bonchamps, La Rochejaquelein et La Bouëre ont eux-mêmes le bras en écharpe.

Il était temps !

Le lendemain, 11 octobre, l’armée de Chalbos, électrisée par sa victoire du Bois-aux-Chèvres, s’avançait en effet sur Mortagne et Cholet. Tout à coup, vers 10 heures, la colonne, commandée par Westermann, et qui gagne Mortagne, voit fondre sur elle deux mille Vendéens de la division de Chemillé sous les ordres du chevalier de La Sorinière. Saisie d’épouvante, cette colonne recule sur Châtillon au moment où l’autre colonne, attaquée par d’Elbée, Bonchamps, Stofflet et de Beauvais, opère le même mouvement de recul. Chalbos réunit les fuyards dans Châtillon et les range en bataille sur les hauteurs qui dominent la ville, vers le faubourg Saint-Jouin.

Le moment est critique : les deux armées sont à peu près d’égale force ; mais il faudra, pour enlever les positions républicaines, autant d’habileté tactique que d’élan.

D’Elbée arrivait par la route du Temple. À la barbe des soldats de Westermann, ses hommes d’élite bondissent de haies en haies, occupent la vallée de l’Ouin, qu’ils franchissent l’arme haute, puis se précipitent à découvert sur les républicains, qu’ils accablent de leur feu. À l’aile droite, Bonchamps opère avec la même impétuosité et repousse l’ennemi dans Châtillon. Là, Chalbos se retranche fortement : ses canons, échelonnés dans la grande rue, étroite et montueuse, semblent en rendre l’abord impossible. Mais les Vendéens n’ont qu’une pensée : vaincre ou mourir, et ils accomplissent des prodiges. Se couchant sous la mitraille ou se blottissant dans les embrasures des portes, ils parviennent peu à peu jusqu’aux canons et assomment les artilleurs sur leurs pièces, tandis que leurs camarades, tournant par les faubourgs et les jardins, les rejoignent au centre de la ville. La lutte corps à corps est si acharnée, que les Bleus décimés ne tardent pas à se débander ; l’adjudant-général César Faucher, le frère de Camille Desmoulins, le général Lecomte, sont mortellement frappés. La Rochejaquelein, Lescure, Bonchamps, Beauvollier, La Ville-Baugé et les autres chefs de la Grande Armée ne laissent même pas à Chalbos le temps de mettre en ligne ses huit bataillons de réserve. Talmont et Forestier, à la tête de la cavalerie, tournent la droite républicaine et achèvent de l’écraser. Représentants et généraux sont entraînés par la déroute. Écumant de rage, Westermann lui-même est harcelé par un paysan qui a saisi la queue de son cheval et qu’il finit par sabrer.

Les routes de Saint-Aubin et de Bressuire sont maintenant encombrées par des torrents de fuyards, que heurte le torrent destructeur de la cavalerie des vainqueurs. D’après Mme de La Rochejaquelein, douze mille Bleus restèrent sur le terrain. En tous cas, leur désastre fut immense : tous leurs approvisionnements et leurs bagages, avec vingt-cinq canons, étaient devenus la proie de la Grande Armée.

 

 

Les conséquences de ce triomphe auraient pu être plus importantes encore. Tandis que Lescure expulserait du Bocage les débris de l’armée de Chalbos, d’Elbée pouvait en effet se retourner contre les Mayençais et les battre à leur tour avec ses troupes victorieuses qu’attendaient de puissants renforts. L’armée de Luçon devrait alors rétrograder. Le soulèvement de la Bretagne se précipiterait comme une traînée de poudre, et cette fois le colosse républicain risquait d’être frappé au cœur.

Or, à ce point critique de la Grand’Guerre, il fallut qu’une incroyable infortune déchaînât, au sein même de la victoire vendéenne, les prochaines catastrophes.

Épuisés par leur effort gigantesque, mourant de faim et de soif, les paysans se jetèrent en effet sur les barriques d’eau-de-vie abandonnées par les Bleus et s’endormirent, ivres morts, le long des maisons, dans les rues et sur les routes, sans prendre contre le retour possible de l’ennemi les plus élémentaires précautions.

Westermann, qui connaît leur penchant pour l’alcool et qui est ivre, lui aussi, mais de vengeance et de sang, s’est arrêté avec Chalbos au Bois-aux-Chèvres. Là, il choisit une centaine de hussards, leur donne à chacun un fantassin en croupe et s’élance de nouveau vers Châtillon. En route, il rencontre le commandant du 9e bataillon d’Orléans, qui a planté son drapeau en terre et rallie autour de cette enseigne deux à trois mille soldats qui veulent saisir la revanche. Westermann ne prend que les meilleurs, un millier, repousse les royalistes qui s’acharnent encore à la poursuite, abat à coups de sabre Beaurepaire, qui s’élance sur lui, et traverse l’Argent au gué Paillard, tandis que de Beauvais file dans la nuit à Châtillon à toute vitesse pour prévenir d’Elbée, Bonchamps, Talmont et tous les autres du danger qui les menace. Mais on se rit de ses craintes, et on se contente de commander un piquet de garde.

Une demi-heure après, Westermann est à Châtillon. Au « qui vive ? » de la sentinelle, il répond : « La Rochejaquelein. » Et il passe au galop, sabre les malheureux Vendéens étendus à terre et jette partout l’épouvante en faisant pousser à ses hussards d’horribles clameurs. Au milieu des ténèbres, les paysans ne reconnaissent plus la voix de leurs chefs, s’entre-tuent et s’enfuient, tandis que les républicains mettent le feu aux maisons et massacrent tout ce qui leur tombe sous la main, y compris les femmes et les enfants. Réveillé en sursaut, Talmont est renversé par les hussards qui moulent l’escalier de sa maison et ne leur échappe que par miracle. Bonchamps doit en tuer deux pour se dégager. Enfin, après quatre heures de cet infernal sabbat, Westermann, aux hurlements de la Marseillaise, allonge jusque vers Mortagne sa traînée de sang et de fou. Lorsqu’il repartit le lendemain pour Bressuire avec Chalbos, qui l’avait rejoint à Châtillon, sa bande de massacreurs était elle-même en grande partie anéantie ; mais il avait ravi à ses vainqueurs de la veille les meilleurs fruits de leur victoire.

Le sac de Châtillon a fait succéder, en effet, à l’enthousiasme la terreur et le désespoir. Boutillier de Saint-André, dont la famille s’enfuyait alors vers Cholet, rapporte qu’il aperçut au sommet d’une montagne des femmes qui couraient en criant dans leur patois :

« J’ons gagni ! j’ons gagni ! »

Ce qui signifiait que les Vendéens avaient été vainqueurs à Châtillon. Mais elles apprirent bientôt le retour tragique de Westermann, et alors chacun se crut perdu. « Désormais, plus d’illusions, écrit le mémorialiste ; la vérité tout entière, mais une vérité affreuse, celle de la destruction de notre pays et de la mort, apparaît à nos regards. La Vendée, cernée, sillonnée de toutes parts, envahie sur tous les points, n’offre plus d’asile à ses enfants. Le pillage, l’incendie, le meurtre, voilà le destin qu’on nous prépare. S’il nous était resté des doutes à cet égard, ils eussent été dissipés par les rapports effrayants qu’une troupe de femmes et d’enfants, qui fuyaient les pays occupés par l’ennemi, nous faisaient des atrocités commises par les armées révolutionnaires. »

Pourtant il fallait, encore une fois, se raidir contre une invasion d’autant plus redoutable qu’elle était sans merci. Si l’on devait périr, mieux valait tomber les armes à la main pour une cause qui tenait de Dieu même son immortalité.

 

 

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XVI

 

LA DÉFAITE DE LA TREMBLAYE – RETRAITE DE LA GRANDE ARMÉE

 

(15 octobre 1793)

 

Les trois armées républicaines. – Les Mayençais à Mortagne. – La Grande Armée à Cholet. – La bataille de la Tremblaye (15 octobre). – Lescure est frappé à mort. – La retraite sur Cholet et Beaupréau. – La préparation de l’exode. – Kléber à Cholet (16 octobre) : concentration des forces républicaines. – Le glorieux Léchelle.

 

Abandonnée par Charette, enfoncée par Westermann, la Grande Armée ne fut plus de taille à lutter contre Kléber, et elle le laissa s’établir à Cholet, où la résistance vendéenne, tendue dans son suprême effort, allait bientôt se briser.

Le 14 octobre, trois armées républicaines convergeaient vers Cholet : au sud, celle de Luçon, commandée par Bard et Marceau, qui repoussait à Mortagne les troupes de Royrand ; à l’est, celle de Bressuire, qui avait été reformée par Chalbos ; à l’ouest, celle de Léchelle et de Kléber. Les incendies et les massacres se poursuivaient, malgré de terribles représailles comme celles qui avaient coûté la vie, au lendemain du sac de Châtillon, à soixante-quatre prisonniers républicains détenus à Cholet.

Le plus grand péril était du côté des dix mille Mayençais qui marchaient sur Mortagne. « Il était décidé, rapporte Kléber, que l’on attaquerait le lendemain ce repaire trop fameux de l’armée catholique qui, depuis longtemps, faisait la convoitise du soldat et l’ambition des généraux. On eût dit que de la prise de cette ville dépendait la fin de la guerre de Vendée. »

En effet, le 15 octobre, après avoir incendié Tiffauges, les Mayençais arrivaient à Mortagne, et, comme il n’y restait plus que des femmes tremblantes, ils continuèrent leur route vers Cholet, bientôt rejoints par l’armée de Luçon. Les généraux défendirent, sous peine de mort, le pillage de la ville.

La Grande Armée vendéenne s’était concentrée à Cholet, au sein d’un immense désarroi. La multitude des fuyards, charriant les effets mobiliers les plus précieux, encombrait les rues et les environs ; des courriers annonçaient d’heure en heure l’approche de l’ennemi.

De Mortagne à Cholet, deux routes, d’ailleurs voisines, passaient : l’une, la plus directe et la plus importante, par la Tremblaye ; l’autre, par Saint-Christophe. L’armée de Luçon arrivait par la première, et celle de Kléber par la seconde.

La Grande Armée, mise en route le 15 au matin, dut en conséquence se diviser en deux colonnes : Lescure devait arrêter les Mayençais vers Saint-Christophe, sur les hauteurs des Deux-Chambords ; d’Elbée, Stofflet, Royrand, Marigny, Forestier, attendraient Chalbos au-delà du bois de la Tremblaye. Les forces de réserve furent commandées, à Cholet même, par Bonchamps.

Marceau commandait l’avant-garde de l’armée de Luçon. Soudain, vers la Renardière, il voit des Vendéens surgir de tous côtés et repousser ses soldats jusqu’au bois de la Haie. Le général Bard arrive à son secours avec le gros de ses forces ; mais il est atteint de deux coups de fou et doit passer son commandement à Marceau, qui est sur le point d’être enveloppé. Le général mayençais Beaupuy, qui se trouve alors vers l’ouest à peu de distance, lui envoie le bataillon des chasseurs de Cassel ; mais Tyran, commandant de ce bataillon, ne dégage Marceau qu’en se faisant tuer à la tête de ses hommes.

Vers Saint-Christophe, le gros des Mayençais est tenu non moins vigoureusement en échec par les soldats de Lescure. Malheureusement les lignes vendéennes, qui s’étendent de Saint-Christophe à la Renardière, manquent de profondeur et s’épuisent bientôt ; elles doivent se replier sur le château de la Tremblaye, en face des Deux-Chambords, maintenant occupés par les troupes de Beaupuy.

Victorieux sur sa gauche, d’Elbée s’aperçoit du danger que courent ü sa droite les troupes de Lescure, et il ordonne à Forestier d’aller les soutenir ; mais, aux premières ombres du crépuscule, les volontaires de Lescure prennent la colonne de Forestier pour une colonne ennemie et se retirent en désordre. Forestier lui-même, qui, malgré la mitraille, continue d’abord sa route sur Saint-Christophe pour tourner la gauche républicaine, voit ses hommes tomber sous les balles des bataillons de l’adjudant-général Dubreton (le futur pair de France), et il est obligé de battre en retraite.

Cependant, au château de la Tremblaye, Lescure n’a pas perdu courage et cherche les moyens de reprendre l’offensive. Comme il monte sur un tertre pour étudier la position de l’ennemi, puis avec son sabre fait signe aux siens d’avancer, une balle le frappe à la tête entre la tempe gauche et les sourcils. Il tombe de cheval, tandis que ses hommes obéissent à son commandement et marchent à l’ennemi en passant sur son corps, qu’ils ne reconnaissent point. Mais le jeune de Beauvollier, qui l’accompagnait, jette bientôt l’alarme, et il se produit le même découragement, le même recul qu’à Nantes, lors de la mort de Cathelineau. Bontemps, le fidèle domestique de Lescure, arrive peu après, constate que son maître tout ensanglanté respire encore, le fait attacher en croupe derrière lui et soutenir par deux soldats. Lescure fut ainsi ramené au pas à Beaupréau.

Son agonie devait se prolonger en Bretagne jusqu’à Fougères, avec l’agonie de la Grande Armée elle-même : traîné sur un matelas dans une voiture dont les cahotements se traduisaient pour lui en d’horribles douleurs, car il avait l’os frontal enfoncé jusqu’au crâne, il ne reprit quelques forces que pour pleurer sur son impuissance. À Laval, il voulait remonter à cheval : comme on s’opposait à cet acte insensé, il se mit à la fenêtre, et, du geste et de la voix, il encouragea les soldats qui partaient pour combattre. Sur la route de Fougères, on vint lui lire dans sa voilure les détails du supplice de Marie-Antoinette :

« Ah ! les monstres l’ont donc tuée ! s’écria-t-il. Je me battais pour la délivrer. Si je vis, ce sera pour la venger ! »

Il avait fait appeler Mme de Lescure, qui devait mettre au monde un enfant six mois après et suivait à cheval l’atroce convoi :

« Ta douleur seule me fait regretter la vie, lui dit-il ; pour moi, je meurs tranquille... Je n’ai rien fait qui puisse me donner des remords et troubler ma conscience ; j’ai toujours servi Dieu avec piété ; j’ai combattu et je meurs pour Lui. J’espère en sa miséricorde. J’ai souvent vu la mort de près, et je ne la crains pas. »

Le 4 novembre, la voiture devint un cercueil, un cercueil qu’escorta durant sept heures la veuve de Lescure, désireuse d’arracher aux profanations jacobines la dépouille de son mari. On l’enterra à son insu, dans une tombe qu’on n’a jamais retrouvée. L’ère de pareils ensevelissements était ouverte pour la Vendée.

 

 

À la Tremblaye, la retraite des soldats de Lescure était devenue générale, et les royalistes, tombant d’épuisement, avaient avec peine regagné Cholet.

Ils ne furent point poursuivis par les républicains, qui étaient, eux aussi, exténués. « Le soldat, rapporte Kléber, restait couché, épuisé, et, sans distinction de compagnie, de bataillon ou de brigade, il cherchait l’isolement sur la route, dans les fossés et dans les champs, le repos et le sommeil. Aussi eussions-nous perdu bientôt le fruit de notre victoire si l’ennemi avait alors entrepris une sortie audacieuse. »

Deux mille cadavres, dont cinq cents de républicains, dormaient, à côté des vainqueurs, leur dernier sommeil.

Un seul homme n’était pas fatigué : Léchelle, le général en chef, qui était resté prudemment à l’arrière dans un ravin gardé par quatre cents hommes. Il se montre enfin. Il n’avait vu, disait-il, que des lâches et se plaignait surtout des officiers, qui, suivant lui, avaient donné partout l’exemple de la fuite. Le représentant Turreau, présent, lui répondit avec indignation :

« On ne voit jamais les braves à la queue des colonnes. » (Kléber.)

À Cholet, les généraux royalistes discutaient le parti à prendre. Comme la ville était défendue par la vallée de la Moine et que le château gardait le pont où passait la route de Mortagne, on pouvait encore y résister aux républicains ; on pouvait même les vaincre, si Charette revenait enfin pour les attaquer par derrière. Mais Charette, occupé à prendre Noirmoutier, ne reçut point les courriers qu’on lui dépêcha ; et le Conseil de la Grande Armée ne sut point déjouer les manœuvres de Donnissan, de Talmont et de Désessarts, qui s’obstinaient à préparer l’exode en masse au-delà de la Loire. D’Elbée et La Rochejaquelein, comprenant que les Vendéens, hors de chez eux, devaient fatalement succomber, s’opposèrent à un pareil projet. Bonchamps, lui, pensait que la diversion en Bretagne d’une partie de l’armée pouvait la sauver et qu’il était en tous cas utile de s’assurer, en cas de déroute, le libre passage du fleuve. On chargea donc Talmont d’aller, dans ce but, à Saint-Florent avec quatre mille hommes ; en passant à Beaupréau, il devait en outre expédier d’urgence à la Grande Armée les munitions qui lui manquaient.

Malheureusement, Talmont commit la faute très grave de ne point remplir cette dernière mission et de rendre inévitable le passage en masse qu’il croyait nécessaire. D’ailleurs, l’envoi de quatre mille hommes à Saint-Florent, – envoi au moins inutile, puisque d’Autichamp s’y trouvait déjà avec trois mille volontaires, – détermina dans les rangs de la Grande Armée un mouvement de retraite irrésistible. Les Vendéens se retirèrent sur Beaupréau sans même attendre les ordres de leurs chefs, et c’est à Beaupréau qu’un tocsin suprême appela, le 16 octobre, tous les hommes valides à la défense du pays.

 

 

Kléber était arrivé devant Cholet la veille au soir. Les quelques centaines de Vendéens qui, de l’esplanade du château, criaient sans cesse : « Vive le roi ! » et répondaient au fou des républicains étaient les seuls qui restassent à Cholet. La population elle-même avait pris la fuite. Lorsque, le 16 au matin, Kléber, entouré de son état-major, tambours et musique en tête, pénétra dans la ville, il la trouva à peu près déserte. Il ne fit d’ailleurs que la traverser, car il craignait à ce point un retour offensif de l’adversaire, qu’il établit sans désemparer ses troupes dans de formidables positions. Du château de la Treille au château de Bois-Grolleau, elles formèrent au nord de Cholet un arc de cercle d’une lieue. Comme l’armée de Chalbos, venue de Châtillon, rejoignit le soir celles de Luçon et de Nantes, c’étaient environ vingt-deux mille soldats qui se trouvaient maintenant réunis sous les ordres effectifs de Kléber. Rentré à Cholet après avoir ainsi disposé ses troupes, celui-ci trouva l’inénarrable Léchelle en train de déjeuner chez le négociant Dupin : « Il avait l’air d’être lui-même étonné de sa bonne fortune, rapporte Kléber. Je lui rendis compte de ce que je venais de faire. Sans autre examen, il approuva le tout et se borna à me recommander, comme à son ordinaire, de faire marcher en ordre, en masse et majestueusement... »

C’est pourtant un pareil individu qui eut le front d’adresser alors au ministre Bouchotte un rapport glorieux, où il s’attribuait le mérite de toutes les dispositions prises : « Ce soir, ajoutait-il, nous plantons l’arbre de la Liberté sur la place de Cholet, et j’espère, du moins tel est le vœu de mon cœur, que bientôt des cris de : “Vive la République !” se feront entendre partout... Je vous envoie le drapeau qui a été enlevé sur l’autel de Cholet et qui était environné de cierges brûlant pour le salut de la royauté à l’agonie, et à laquelle nous venons de donner le coup de grâce... En bon sans-culotte, j’emploierai tous les moyens qui sont en mon pouvoir pour le bonheur de la Liberté et de l’Égalité, et de la cause du peuple à laquelle je suis invariablement fixé. »

Ces moyens consistaient en particulier à permettre le pillage des boutiques, l’incendie de l’église et de plusieurs maisons, le meurtre aussi des paysans qui, amenés devant l’état-major, furent obligés de boire à la santé de Louis XVII avant de tomber sous les balles du peloton d’exécution.

Le lendemain allait se livrer la bataille décisive que Kléber compara à un combat de tigres contre des lions, et qui, malgré la présence des plus illustres généraux de la République : Kléber, Beaupuy, Moreau, Vimeux, Haxo, Chalbos, Westermann, Canuel, Danican ; malgré les efforts de sept représentants du peuple : Bourbotte, Choudieu, Fayau, Bellegarde, Merlin, Carrier et Turreau, menaça durant plusieurs heures de se tourner encore contre la République en une foudroyante défaite.

 

 

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XVII

 

LE DÉSASTRE DE CHOLET – LA DÉBACLE VENDÉENNE

 

(17 octobre 1793)

 

Quarante mille Vendéens à Beaupréau. – Le conseil militaire. – Le dessein du prince de Talmont. – Le plan de Kléber. – L’attaque des Vendéens. – Les Bleus en déroule lm versent Chotel. – Haxo déchaîne la panique à la droite vendéenne. – Lutte à mort. – Bonchamps et d’Elbée mortellement blessés. – La débâcle. – Le conseil de guerre de Beaupréau. – Vers la Loire.

 

En retraite sur Beaupréau, la Grande Armée s’y concentrait pour arrêter la marche des trois armées réunies de Nantes, de Luçon et de Bressuire.

Le 17 octobre au matin, elle était aussi forte que jamais, puisque quarante mille Vendéens avaient répondu au suprême appel. Entourés de cadavres et de ruines, mêlés aux flots gémissants d’une multitude de femmes et d’enfants qui fuyaient devant l’extermination, ces volontaires n’avaient pas perdu courage, et, après tant de combats rendus inutiles, ils étaient prêts à lutter encore avec une farouche énergie.

Leurs généraux s’étaient assemblés dans la nuit du 16 au 17 : Stofflet voulait qu’on divisât l’armée en corps détachés et qu’on commençât contre les Bleus une guerre de partisans qui les aurait affamés, détruits en détail et bientôt réduits à la retraite ; Royrand était d’avis de gagner, sans attaquer les Bleus, le pays de Charette, où des renforts auraient permis de prendre une éclatante revanche ; d’Elbée conseillait d’attendre au moins la division du Loroux, forte de cinq mille hommes, qui était en marche vers Beaupréau, et nous verrons que de son retard allait en effet dépendre le sort de la bataille ; Bonchamps tenait toujours à son projet d’opérer en Bretagne une diversion partielle ; La Rochejaquelein, enfin, proposait de retourner hardiment à Cholet pour y surprendre et y écraser, d’un seul coup, les républicains.

On se rangea à ce dernier avis, tout en chargeant Talmont d’assurer le passage de la Loire. Il a bien été prouvé que Talmont, en accord secret avec Donnissan et Désessarts, outrepassa les instructions reçues et rendit inévitable un exode que d’Elbée, Bonchamps, La Rochejaquelein, Lescure et beaucoup d’autres jugeaient, à bon droit, désastreux ; mais, somme toute, le conseil ne s’y opposa point ouvertement, et il valait encore mieux l’admettre, le préparer, par conséquent, comme dernier moyen de salut, que de risquer le massacre ou la noyade de quatre-vingt mille êtres humains. Du moment qu’on acceptait l’idée d’une grande bataille, il fallait prévoir les suites d’une grande défaite ; et le seul récit de la bataille de Cholet va prouver que, si l’idée fixe de passer la Loire précipita la retraite des Vendéens, ce fut après une lutte acharnée, dont l’issue fut déterminée par de tout autres causes.

Lorsqu’ils reprirent, le 17 au matin, la route de Cholet, Kléber ne s’attendait pas à un si prompt retour offensif des vaincus de l’avant-veille. Vers 9 heures, il avait exposé son plan aux généraux et aux représentants, réunis chez Léchelle en conseil de guerre : divisant l’armée en trois colonnes et les portant à la fois sur Jallais, sur le May et Beaupréau, et sur Saint-Macaire et Gesté, il voulait envelopper Beaupréau et y rendre impossible la fuite de la Grande Armée en lui coupant au besoin la route de Saint-Florent. Mais le conseil préféra la marche en masse sur Beaupréau, et Kléber se contenta de répliquer qu’une pareille manœuvre, en harmonie avec les vues simplistes de Léchelle, avait ceci d’avantageux que, pour la concevoir, il n’était pas nécessaire « de se mettre l’esprit à la torture ».

À peine les généraux avaient-ils regagné leurs postes, qu’on leur signala l’arrivée des Vendéens. Déjà l’avant-garde de Beaupuy battait en retraite. Kléber fait aussitôt sonner le rassemblement et va occuper au nord-ouest (c’est-à-dire sur sa gauche) le bois de Saint-Léger, avec Haxo, Sainte-Suzanne et Jordy, tandis que Beaupuy assure la résistance au nord, vers la Papinière, et Blosse au nord-est, vers le Bois-Grolleau et la route de Nuaillé.

Les Vendéens arrivent au nord, par le May, sur une seule colonne. Telle est leur impétuosité, qu’à peine ont-ils atteint la lande de la Papinière, ils se disséminent en tirailleurs derrière les fossés et les haies ; sans attendre le gros de leurs troupes, ils chassent vers le Bois-Grolleau les grenadiers de Blosse, culbutent les chasseurs qu’amène Beaupuy et compromettent d’autant plus la position de la droite républicaine vers laquelle ils tendent que son artillerie ne peut tirer en raison de la fumée produite par l’incendie des champs de genêts.

Peu après, le centre du champ de bataille est envahi par les corps de Bonchamps et de d’Elbée, puis par ceux de La Rochejaquelein et de Royrand, qui appuient à leur gauche et s’avancent, comme des troupes aguerries, en superbes phalanges. Leur feu d’enfer ressemblait, dit un témoin, à celui de dix mille tambours battant à la fois. Beaupuy a deux chevaux tués sous lui et échappe à grand’peine aux paysans qui le pourchassent ; il entend même La Rochejaquelein crier à ses gars :

« Ne le tuez pas, c’est le général. Prenez-le ! »

Vers le Bois-Grolleau, Vimeux et Scherb reculent aussi devant les hommes d’élite de Marigny, qui s’emparent de leurs pièces d’artillerie et déjà les rejettent dans Cholet en poussant les hurlements de victoire... La droite des Bleus est, en effet, en pleine déroute.

Leur centre est aussi à peu près enfoncé par Bonchamps et d’Elbée, qui repoussent Beaupuy et Marceau jusqu’aux faubourgs de Cholet.

À leur gauche, qu’avait refusé de quitter Kléber, les Vendéens semblent également l’emporter. La Rochejaquelein et de Royrand se précipitent au pas de course dans le bois de Saint-Léger, en débusquent les bataillons de Sainte-Suzanne et de Jordy et font céder à leur tour, jusqu’à la Troplonière, ceux que commandent Haxo et Kléber. Les Mayençais vont être écharpés ; déjà leurs équipages fuient vers Mortagne, et, dans les flots des fuyards qui passent le pont de la Moine (au sud de Cholet), on voit Carrier grimper sur les épaules des soldats pour s’échapper plus vite.

« Laissez passer le citoyen représentant, dit Kléber avec dégoût ; il tuera après la victoire... »

Tout aussi brave, Léchelle se plaint, à l’arrière, d’être délaissé.

« Allez au feu, lui crie Dembarrère, et vous y trouverez bonne compagnie ! »

Cependant Kléber possède ce sang-froid, propre aux grands capitaines, qui croît avec le danger. Galopant vers le centre, il y a appelé les quatre mille hommes de Müller, qui se tenaient en réserve sur la rive gauche de la Moine et qui traversent Cholet au pas de course. À la vue de la confusion qui règne sur le champ de bataille, les nouveaux venus ne tirent même pas un coup de fusil et, fous de terreur, jettent leurs armes à terre pour rebrousser plus vite chemin. « Jamais, rapporte Kléber, on ne vit un pareil désordre. » Les fuyards courent jusqu’à Saint-Laurent-sur-Sèvre, dont les habitants, royalistes, les auraient exterminés sans l’intervention charitable des missionnaires du Saint-Esprit et des Sœurs de la Sagesse, occupés en cette ville à soigner les blessés.

Cependant, au nord de Cholet, Kléber, Beaupuy, Marceau, Vimeux ; Targes, dont le visage et la poitrine sont couverts de sang ; Travot, qui, le bras en écharpe, galvanise ses chasseurs de Cassel, s’efforcent de rallier leurs bataillons. Tout à coup, de la hutte de la Treille, descend, musique en tête, sous les ordres de Haxo, le 109e bataillon, qui tombe sur les corps de d’Elbée et de La Rochejaquelein. Cette musique entraînante fait croire aux paysans qu’une nouvelle armée républicaine va écraser leur droite ; ils hésitent, se déconcertent, reculent. Le charme est rompu ! À l’arrière, où sont restés les moins hardis, on croit à la défaite, on crie : « À la Loire ! » et ce cri de trahison ou de désespoir arrache irrésistiblement la Grande Armée à la victoire. La route du May se couvre de sabots et d’armes brisées.

Aux premiers rangs, les chefs font d’héroïques efforts pour ranimer les courages. Bonchamps, d’Elbée, La Rochejaquelein, Royrand, Sapinaud, Stofflet, Forest, Loyseau, La Ville-Baugé, de Beaurepaire, cent autres braves crient : « Mort aux Bleus ! » et, à coups de fusil, à coups de sabre, à coups de baïonnette, opèrent une effroyable charge. Marceau, qui a rallié dix bataillons, dit sans s’émouvoir à ses artilleurs :

« Laissez approcher l’ennemi. »

Lorsque les Vendéens sont proches, les républicains ouvrent leurs rangs, et la mitraille balaye des files entières. Autour de la métairie de la Bégrolle, le sol est couvert de cadavres. Les Vendéens chargent encore et sèment la mort dans l’état-major de Kléber, qui depuis deux jours a vu tomber quatorze de ses chefs de brigade ou commandants. Mais les chefs royalistes tombent eux aussi les uns après les autres, et parmi eux deux des plus illustres : Bonchamps et d’Elbée, ce dernier couvert de quatorze blessures.

Cette fois, tout espoir est perdu, et les gars de Beaupréau, du Pin, de Jallais et de la Poitevinière, du Marillais et de la Chapelle-Saint-Florent, ne songent plus qu’à arracher à l’ennemi les corps de leurs chefs. Beaucoup se font encore massacrer en accomplissant ce devoir ; mais enfin ils emmènent jusqu’à Beaupréau leurs généraux expirants.

Il est 7 heures du soir, et, malgré la nuit qui s’épaissit, Beaupuy veut s’élancer sur les traces des vaincus pour achever le carnage ; mais les Mayençais tombent de fatigue et de faim, et ils sont tenus en respect par les quatre mille hommes de Lyrot et de Piron, qui arrivent enfin, une heure trop tard, hélas ! pour assurer une victoire tout à l’heure certaine.

« Jamais, reconnaît Kléber, les Vendéens n’avaient donné un combat si opiniâtre, si bien ordonné. »

Prosternées aux pieds des autels, les femmes, au loin, demandaient à Dieu pourquoi Il voulait leur infliger une pareille épreuve...

 

 

Du May à Beaupréau, les villages et les fermes regorgeaient de vaincus qui imploraient un morceau de pain et glissaient à terre, épuisés. Beaucoup pleuraient. Des blessés étaient emportés en croupe par les cavaliers. Devant la civière de Bonchamps, Louis Onillon déployait fièrement son drapeau. Une charrette à bœufs traînait d’Elbée vers Beaupréau, tandis que Lescure était porté à Chaudron-en-Mauges. La fumée des genêts en feu, l’odeur de la poudre, les excellents des moribonds qui, là-bas, jonchaient le sol, ajoutaient à l’horreur de cette funèbre nuit. Et comme ce n’était point encore assez, il fallut que des misérables complétassent l’œuvre des combats par des crimes sans excuse : Carrier, si lâche en face de l’ennemi, rentra à Chotel avec une bande de pillards qui dévalisèrent les magasins, incendièrent des maisons et des fermes à une demi-lieue à la ronde, et massacrèrent des femmes et des enfants. Les fuyards de Saint-Laurent-sur-Sèvre imitèrent ces atrocités.

Comment mettre un terme à de pareilles catastrophes ? De nouveau réunis à Beaupréau, cette nuit-là, en conseil de guerre, les généraux royalistes se concertent. La Rochejaquelein et Piron, dont les âmes d’acier sont inébranlables, proposent de retourner à Cholet, où l’on peut surprendre les républicains dans l’enivrement de la victoire ; Royrand veut encore qu’on aille rejoindre Charette, et Stofflet qu’ou licencie l’armée pour attaquer les Mayençais par pelotons séparés. Chacune de ces solutions était assurément préférable au passage de la Loire : la dislocation subite était, pour les Vendéens, une manœuvre ordinaire qui leur avait toujours réussi ; quant à une revanche immédiate et en masse, si elle était rendue difficile par l’agonie du généralissime d’Elbée, de Bonchamps et de Lescure, elle n’était point impossible : les vainqueurs de Cholet n’avaient-ils pas éprouvé autant de pertes que les vaincus ? Mais ces considérations furent rendues vaines par le vent de déroute qui soufflait en tempête du May à Saint-Florent, et dont les gémissements, les hurlements se traduisaient en ce cri : « À la Loire ! à la Loire ! »

Le grand tort de Talmont et de ses partisans avait été de favoriser la panique en y inclinant les esprits par des préparatifs trop ostensibles, et même, a-t-on affirmé, par de ténébreux mots d’ordres. Le parti pris du prince d’entraîner la Grande Armée dans ses « États de Bretagne », comme il disait, l’avait même induit à retarder dans leur marche les renforts amenés par Lyrot, retard qui avait été fatal. Cette nuit-là encore, ses amis Donnissan et Désessarts, profitant de la disparition des grands chefs et de la timide déférence de La Rochejaquelein, écrivaient des billets de convocation appelant à Saint-Florent les paroisses qui conservaient des effectifs disponibles. Au reste, toute discussion à ce sujet était devenue inutile, puisque à cette heure la Grande Armée se précipitait d’elle-même vers le fleuve, où elle croyait trouver son salut.

La rage au cœur, les généraux ordonnèrent donc le départ de l’état-major et le transport à Saint-Florent des canons, des munitions et des bagages qu’on ne voulait point laisser en proie aux républicains. Les débâcles de 1870 ne donnent vraiment qu’une idée incomplète du spectacle qui s’offrit alors au nord de Beaupréau ; car ce n’était pas seulement quarante mille combattants qui se précipitaient vers la Loire avec d’innombrables canons, c’était en outre quarante mille individus de tout sexe, de tout âge, de toute condition ; c’était tout un peuple, un peuple auquel les gémissements des blessés, les lamentations des femmes et des enfants séparés de leurs proches, les cris de désespoir mêlés aux hennissements des chevaux et au roulement des canons et des chariots donnaient la sensation d’une gigantesque course à l’abîme.

« Les jeunes filles, a raconté H. Chardon d’après les interrogatoires des Vendéennes captives au Mans, les jeunes filles fuient sans réflexion aucune, se lèvent de leurs lits à l’approche de l’armée, craignant de perdre la vie, et se joignent aux premières compagnes de fuite qu’elles rencontrent. D’autres se sauvent des champs sans rentrer à la maison, sans aller chercher leurs parents. On quitte son toit, sans avoir le temps de prendre ses effets, pour échapper à la mort. Des enfants orphelins se réunissent aux fuyards, de peur d’être massacrés par les hussards. Parfois il n’y a à prendre ce parti que quelques-uns de la famille, les plus effrayés, les plus jeunes ; les pères restent et ne peuvent retenir leurs filles, qui craignent d’être insultées par les soldats. Les mères quittent leur mari, prennent leurs enfants sur leur dos ou dans leur giron, et les voilà parties sans savoir où elles vont, ni ce qu’elles deviendront, ne croyant qu’à une absence de quelques jours. Plusieurs restent cachées dans les bois, derrière les haies, à un demi-quart de lieue. Elles voient s’effondrer le toit de la ferme et les récoltes consumées par les flammes. L’armée s’avance, elles fuient. La fumée des villages incendiés annonce la marche des Bleus victorieux ; elles fuient plus loin, plus loin encore, errant sans asile, et, après plus d’une étape douloureuse, sont forcées de marcher jusqu’à la Loire. Le bruit se répand dans le pays que les Bleus massacrent tout et que les patriotes vont tuer tous ceux qui resteront sur la rive gauche. »

Il faut connaître de pareilles scènes d’horreur pour juger la criminelle folie de ceux qui déchaînèrent la Révolution sur la France, et tout l’héroïsme des paysans qui payèrent la liberté de leurs âmes de ces torrents de larmes et de sang.

 

 

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XVIII

 

LE PASSAGE DE LA LOIRE – LA GRÂCE DES PRISONNIERS

 

(18 octobre 1793)

 

Saint-Florent. – Le comte d’Autichamp à Varades. – La Rochejaquelein organise le transbordement. – Le passage de Lescure : un prêtre batelier. – Bonchamps sauve la vie à cinq mille prisonniers et va mourir à la Meilleraye. – L’imposture de Léchelle et des conventionnels. – Les massacres de Beaupréau. – La citerne de Vihiers. – Le gouvernement révolutionnaire approuve l’extermination en masse. – Les responsabilités de Kléber. – Ce qu’il faut penser des cruautés vendéennes.

 

La petite ville de Saint-Florent, – où sept mois auparavant, le 10 mars 1793, avait éclaté la guerre de Vendée, – est située à trois lieues à l’est d’Ancenis. La rive gauche de la Loire forme en cet endroit un plateau assez élevé et semi-circulaire, dont l’horizon sur la Bretagne est immense et qui est dominé par l’église abbatiale. De l’esplanade de cette église descendent au fleuve des pentes abruptes et toujours embroussaillées. Deux rampes praticables permettent seules d’atteindre la grève sablonneuse : l’une, très rapide, qui part de l’extrémité de l’esplanade opposée à l’église ; l’autre, moins raide, qui constitue l’artère principale de la cité et prolonge la route de Beaupréau.

Le fleuve lui-même est divisé par une île verdoyante en deux bras inégaux : le petit bras, sur la rive de Saint-Florent, est d’ordinaire guéable et l’était le 18 octobre 1793, les eaux se trouvant heureusement fort basses. Pour que les bateaux pussent atteindre la rive droite, il fallait toutefois que cette rive fût débarrassée des troupes républicaines qui la gardaient. Or le bourg de Varades, situé, en face de Saint-Florent, à un quart de lieue du fleuve, était gardé par mille hommes du bataillon de Seine-et-Marne ; son commandant, disposant de deux canons, pouvait très facilement balayer, au ras de la grève, les envahisseurs qui tenteraient de débarquer.

Ces difficultés n’arrêtèrent point le comte d’Autichamp, de Scépeaux, les chevaliers de Turpin et Duhoux, envoyés la veille pour occuper Varades. Après une canonnade de deux heures, ils débarquèrent sous la fusillade et repoussèrent les républicains vers Ancenis. Rejoint par le bataillon des chasseurs de la Manche, le bataillon de Seine-et-Marne opéra sans succès deux retours offensifs, dont un en pleine nuit, et les royalistes établirent sur la rive droite une batterie de sept pièces de canon qui assura le passage.

La Rochejaquelein et ses compagnons, arrivés maintenant à Saint-Florent, tentent un suprême effort pour arrêter l’exode. M. Henri pleure de rage à la vue de ce peuple qui, en quittant le sol natal, va subir le sort d’un arbre déraciné.

« Général, crie Stofflet, prenons cent braves avec nous et allons nous faire tuer à Cholet. »

Piron et Forestier les approuvent, et ils s’élancent au bord du fleuve pour entraver l’embarquement ; mais autant eût valu faire rétrograder un torrent furieux vers le sommet de sa montagne. La Rochejaquelein va trouver Lescure, qui veut achever, comme d’Elbée, de mourir en Vendée, et déclare que, sans ses blessures, il aurait sabré le premier transfuge, « eût-il été le prince de Talmont ! » À ce moment, hélas ! les volontaires vendéens avaient repris toute leur indépendance, et seul un prince de la Maison de France eût possédé l’autorité nécessaire pour accomplir en eux un miraculeux revirement.

Obligé de céder à cette force de la nature qu’est l’épouvante populaire, La Rochejaquelein voulut du moins en prévenir les pires effets, et il mil de l’ordre, un ordre prodigieux, dans le transbordement. Les canons et les munitions indispensables passèrent d’abord. Les cavaliers utilisèrent le gué du petit bras, puis les chevaux nagèrent dans le grand bras, tenus en bride autour des bateaux. L’île est bientôt couverte d’une multitude frémissante qui aperçoit au loin brûler ses foyers et craint de tomber sous le fer des massacreurs. On n’avait que vingt à vingt-cinq bateaux pour passer cinquante mille personnes (trente mille étant allés passer en amont, au gué du village du Cul-de-Bœuf) ; et pourtant telle fut la patience des fugitifs qui se voyaient sans cesse séparés de leurs proches, telle fut l’énergie des prêtres qui s’improvisèrent bateliers, qu’en vingt-quatre heures tout fut passé, sans rixes et sans accident ; seuls une femme et trois chevaux furent noyés.

« Mes ingénieurs, a écrit Napoléon, sont des hommes habiles ; mais, à Saint-Florent, les Vendéens furent des sylphes. »

Lescure et Bonchamps furent transportés à leur tour.

Lescure fut placé sur un fauteuil de paille garni de matelas. Mme de Lescure et quarante officiers, sabre au clair, traversèrent la foule et parvinrent à embarquer le blessé sur un bateau que conduisait un matelot en chemise. M. de Donnissan ordonna à ce matelot, qui suait sang et eau, de gagner Varades en contournant l’île, pour éviter les fatigues d’un double débarquement ; mais le batelier resta rebelle à toute promesse, à toute menace, et, comme le marquis tirait son épée, il finit par lui dire :

« Monsieur, je suis un simple prêtre. La charité me fait passer ces pauvres gens depuis huit heures, sans relâche, faute de matelot ; mais je n’ose traverser que ce petit bras peu profond, et je risquerais de vous noyer si je vous faisais faire le tour de l’île. »

On prit donc, après avoir débarqué dans l’île, un autre bateau. Sur la rive droite de la Loire, deux piques furent placées sous le fauteuil, et quatre soldats portèrent leur général, tandis que Mme de Lescure et sa femme de chambre, avec une serviette, s’efforçaient d’arrêter le balancement douloureux de ses pieds. Il ne reprit connaissance que pour entendre la fusillade qui crépitait à Varades, et il souhaita d’être achevé par les Bleus, qui lui feraient ainsi moins de mal que le vent glacial qui mordait ses plaies béantes.

 

 

La civière de Bonchamps suivait.

Avant de quitter pour toujours le sol vendéen, le général venait de remporter une victoire immortelle.

Cinq mille prisonniers républicains, tirés des dépôts de Châtillon, de Mortagne, de Cholet et de Beaupréau, avaient été renfermés dans l’église abbatiale de Saint-Florent et le parc voisin. On ne pouvait leur faire passer la Loire, ni les renvoyer grossir les rangs de l’ennemi. Fallait-il donc les massacrer et user par là, en cette extrémité, du droit de représailles que semblaient avoir créé tant de forfaits ? Le conseil supérieur s’assembla. « J’étais présente, rapporte Mme de La Rochejaquelein. Tous convinrent qu’il fallait les fusiller sur-le-champ ;... mais quand on demanda : « Qui ira en donner l’ordre ? » personne n’en eut le courage,... et chaque officier se retira sans vouloir donner l’ordre. M. de Lescure était couché par terre sur un matelas, et moi assise dessus ; seule je pus l’entendre, quand on parla de tuer les prisonniers, dire entre ses dents : « Quelle horreur ! »

Cette horreur faillit être commise par la foule, qu’excitait le vieux et farouche chevalier Cesbron d’Argonne, et qui hurlait, ivre de vengeance :

« Tuons les Bleus ! »

Des canons, braqués sur la porte de l’église, allaient vomir la mort, malgré les femmes de Saint-Florent, qui accouraient avec leurs petits enfants pour implorer le pardon... Bonchamps l’apprend ; ramassant ce qui lui reste de force, il se tourne vers ses officiers et dit à d’Autichamp :

« Qu’on épargne ces malheureux. C’est sûrement le dernier ordre que je vous donnerai, laissez-moi l’assurance qu’il sera exécuté !... Si vous ne voulez pas m’obéir, je vous déclare que je me fais porter au milieu de mes prisonniers et que vos premiers coups seront pour moi. »

Aussitôt le comte d’Autichamp s’élance au galop de son cheval et commande un roulement de tambour :

« Grâce pour les prisonniers, Bonchamps mourant l’ordonne ! » s’écrie-t-il.

Et alors la charité chrétienne l’emporte sur la fureur, et chacun répète, les yeux remplis de larmes :

« Grâce ! grâce ! sauvons les prisonniers ! Bonchamps le veut, Bonchamps l’ordonne ! »

Les cinq mille prisonniers étaient sauvés.

Le héros fut transporté au-delà du fleuve, chez le pêcheur Bélion, au hameau de la Meilleraye. Il y reçut le Viatique, que le vicaire de Chaudron avait emporté du tabernacle, dont il avait dû, au dernier moment, casser la porte à coups de chandelier. Le marquis de Bonchamps expira à l’âge de trente-trois ans, à 11 heures du soir, après avoir prononcé ces paroles :

« J’ose compter sur la miséricorde suprême ; Je n’ai agi ni par un sentiment d’orgueil, ni pour obtenir une réputation qui s’anéantit dans l’éternité. Je n’ai point combattu pour la gloire humaine. J’ai voulu renverser la tyrannie sanguinaire du crime et de l’impiété ; si je n’ai pu relever les autels et le trône, je les ai du moins défendus. J’ai servi Dieu, mon roi, ma patrie, j’ai su pardonner... »

Il fut enterré, la nuit même, dans le cimetière de Varades, à la lueur de quelques torches. Et ces torches devinrent le point de mire des boulets républicains, qui tuèrent le batelier Hélion sur la tombe du général.

 

 

Cette insulte posthume, et sans doute inconsciente, fut suivie de misérables dénis de justice que l’histoire doit à jamais flétrir.

Parmi les ennemis de Bonchamps, beaucoup, certes, lui rendirent hommage, et c’est un adversaire de ses idées, David d’Angers, qui, plus tard, tint à sculpter le monument célèbre élevé à la gloire du héros de Saint-Florent. Mais on chercha d’abord à étouffer cette gloire.

Léchelle, l’incapable général en chef Léchelle, osa, dès le lendemain, se l’attribuer : « La Vendée, écrivit-il à la Convention le 19 octobre, la Vendée, fumante de sang, jonchée de cadavres et livrée en grande partie aux flammes, est un exemple frappant de justice nationale (!). Au milieu de nos succès, j’ai joui de la satisfaction bien douce d’avoir délivré environ six mille prisonniers qui gémissaient dans les fers et qui, en redevenant des hommes libres, criaient avec transport : « Vive la République ! »

Deux jours après, les représentants Bourbotte, Turreau, Francastel et Choudieu chantaient la même antienne : « Indépendamment de tous les prisonniers délivrés à Mortagne, Châtillon, Cholet et Beaupréau, annonçaient-ils à la Convention, nous en avons arraché des bras de l’ennemi cinq mille cinq cents à Saint-Florent. Ces malheureuses victimes se sont jetées dans les bras de leurs libérateurs, qu’ils baignaient des larmes de la joie, de la reconnaissance. »

Objectera-t-on que les auteurs de ces lignes ignoraient la conduite de Bonchamps ? Alors qu’on lise le rapport envoyé au Comité de salut public, dès le 19 octobre, par Merlin (de Thionville), par le Merlin qui s’était naguère illustré en provoquant le supplice de Marie-Antoinette : « J’arrive avec Boursault et quelques troupes, mais j’arrive trop tard pour noyer les débris des brigands. Cette armée du pape qui nous fait tant de mal, et que l’on n’a pas poursuivie avec une activité assez révolutionnaire, nous échappe encore ; mais elle n’a plus de chefs : Lescure agonise, d’Elbée est blessé à mort, Bonchamps n’a plus que quelques heures à vivre. Ces lâches ennemis de la nation ont, à ce qui se dit ici, épargné plus de quatre mille des nôtres, qu’ils tenaient prisonniers. Le fait est vrai, car je le, tiens de la bouche de plusieurs d’entre eux. Quelques-uns se laissaient toucher par ce fait d’incroyable hypocrisie. Je les ai pérorés, et ils ont bientôt compris qu’ils ne devaient aucune reconnaissance aux brigands. Mais comme la nation n’est pas encore à la hauteur de nos sentiments patriotiques, vous agirez sagement en ne soufflant pas mot sur une pareille indignité. Des hommes libres accepter la vie de la main des esclaves, ce n’est pas révolutionnaire ! Il faut donc ensevelir dans l’oubli cette malheureuse action. N’en parlez pas même à la Convention. Les brigands n’ont pas le temps d’écrire ou de faire des journaux ; cela s’oubliera comme tant d’autres choses. »

On voit où se trouvait l’incroyable hypocrisie, si incroyable qu’il n’existe point dans les annales de la Terreur de page plus boueuse.

Quant au manque d’activité révolutionnaire dont se plaignait Merlin, et aux moyens que lui-même et ses collègues employaient pour amener la nation à la hauteur de leurs sentiments patriotiques, on va en juger. Le contraste qui s’établit de lui-même entre la générosité vendéenne et la férocité révolutionnaire suffit à nous faire discerner les véritables « brigands ».

 

 

L’armée républicaine avait quitté Cholet dès le 18 octobre. Le commandant de place avait annoncé à son de caisse qu’aucun habitant, homme ou femme, ne devait y rester, et la ville était maintenant déserte.

Aux environs, les châteaux et les fermes furent incendiés.

À Beaupréau, où Westermann, parti au clair de lune, arriva le premier, les flammes éclairèrent d’atroces carnages. Les hommes, femmes et enfants, faits prisonniers, furent massacrés sans pitié. Sept ou huit cents blessés, déposés au collège, furent sabrés sur leurs lits et jetés par les fenêtres. Les fermes et les villages voisins furent à leur tour réduits en cendres. À la Chapelle-du-Genêt, Mme Mondain fuyait avec ses six petits enfants, dont l’aîné avait neuf ans ; tout à coup deux Bleus se précipitent sur elle et la somment de leur livrer ses bijoux pour garder la vie. Elle obéit ; mais alors ils la frappent à coups de sabre et lancent en l’air les bébés, qui retombent sur les pointes de leurs baïonnettes. L’un d’eux eut la poitrine sept fois transpercée, et ce n’est qu’après l’assassinat du dernier que la mère, folle de douleur, reçut le coup de grâce.

Beaucoup de prisonniers libérés par Bonchamps se livrèrent, eux aussi, au pillage, au vol, à l’incendie et au massacre. Les bateaux qui transportaient les derniers Vendéens étaient d’ailleurs à peine arrivés à la moitié de leur course, qu’ils se saisirent des canons abandonnés sur le rivage et tirèrent lâchement sur leurs sauveurs. Ce sont eux, sans doute, qui canonnèrent la sépulture de Bonchamps.

Lorsqu’ils arrivèrent à Saint-Florent, Kléber et les autres généraux décidèrent d’achever la destruction de la Vendée : Canuel, avec l’armée de Luçon, fut chargé de passer la Loire et de suivre les transfuges à la piste ; Beaupuy, de côtoyer la rive gauche jusqu’aux Ponts-de-Cé, pour aller protéger Angers ; Haxo, de réunir à Beaupréau les deux cents canons et les immenses approvisionnements abandonnés par les rebelles pour les transporter ensuite à Nantes ; le gros de l’armée mayençaise, de redescendre de suite la Loire jusqu’à Nantes. D’autres détachements, laissés sur les principaux points du Bocage, y perpétuèrent l’œuvre de vengeance. À Vihiers, et ce dernier exemple suffira, on avait amené vingt-neuf ambulances remplies de blessés ramassés sur le champ de bataille de Cholet. À la demande de quelques sans-culottes, on conduisit ces ambulances auprès de l’immense citerne de la cour du château. Là, le geôlier Daudet et quelques autres misérables, saisissant les blessés par les pieds et les chargeant sur leurs épaules, les précipitèrent dans la citerne au chant du Ça ira. Les vingt-neuf voitures furent ainsi successivement vidées, et les cris des victimes successivement étouffés par les corps vivants qui fermaient au-dessus d’elles une masse de plus en plus compacte.

De telles atrocités ne furent-elles que des crimes individuels ? Nullement, car elles étaient en quelque sorte sollicitées et à l’avance amnistiées par les décrets et les proclamations du gouvernement révolutionnaire. Bien plus, ses représentants se vantèrent d’avoir bien mérité de la patrie et de l’humanité, puisque, selon le mot d’ordre de Barère applaudi par la Convention, ils avaient appliqué sur la Vendée le fer rouge qui doit stériliser la gangrène. Le 21 octobre, Bourbotte, Turreau, Francastel et Choudieu envoyaient dans ce sens au Comité de salut public ce bulletin triomphal : « La Convention nationale a voulu que la guerre de Vendée fût terminée avant la fin d’octobre, et nous pouvons lui dire aujourd’hui qu’il n’existe plus de Vendée, Une solitude profonde règne actuellement dans le pays qu’occupaient les rebelles. On ferait beaucoup de chemin dans ces contrées ayant de rencontrer un homme et une chaumière ; car, à l’exception de Cholet, de Saint-Florent et quelques petits bourgs où le nombre des patriotes excédait de beaucoup celui des contre-révolutionnaires, nous n’avons laissé derrière nous que des cendres et des monceaux de cadavres. »

Le 27 octobre suivant, sept représentants du peuple, réunis à Nantes, félicitaient les troupes en ces termes : « Braves soldats, vous avez mis tout à feu et à sang sur le territoire des brigands... Vous vous êtes couverts de gloire, et la patrie est satisfaite. »

La Convention elle-même apprit ces exploits aux cris unanimes de : « Vive la République ! » et Barère lui demanda de décréter « que les nouvelles de la destruction des brigands de la Vendée seraient envoyées à toutes les armées et aux départements par des courriers extraordinaires, et insérées dans le bulletin qui serait envoyé à toutes les communes et sociétés populaires de la République ».

Ainsi donc le sang versé paraissait si délectable, qu’on en offrait en quelque sorte une coupe à tous les patriotes. Les tigres jacobins s’en pourléchaient les babines.

L’une des plus belles provinces de France était à feu et à sang, ses villages étaient des las de cendres, ses populations des monceaux de cadavres, et l’on proclamait que la patrie était sauvée, que tous les citoyens devaient se réjouir ! Les mots manquent pour qualifier de pareilles aberrations.

Il est vrai que les vainqueurs exagéraient : la Vendée existait encore, et elle le ferait bien voir à ses bourreaux. Mais de semblables exagérations prouvent que Carrier lui-même ne serait que le trop parfait exécuteur du fanatisme régnant.

 

 

Ce fanatisme n’avait absolument rien de commun, quoi qu’on en ait dit, avec certaines vengeances vendéennes ; il ne lui était même pas comparable.

Dans le camp républicain, l’extermination par le massacre et l’incendie semblait une fin en soi ; en tout cas, elle était considérée comme indispensable et souvent commandée par les agents officiels, exécutée ou tolérée par les généraux. Kléber, il ne faudrait pas se le dissimuler, en fut à maintes reprises le complice. C’est lui qui commandait en septembre 1793 à Port-Saint-Pierre, et il ne parle dans ses Mémoires que d’obus tombant sur des meules de paille. Or voici ce que raconta le patriote Le Sant, témoin oculaire : « Le Port-Saint-Père a été entièrement brûlé, à l’exception de sept ou huit maisons. Une maison servant d’hôpital aux brigands, qui avait beaucoup de malades, a été brûlée avec tous les malades. L’ordre est de ne point faire de prisonniers et s’exécute strictement. Il y a deux représentants du peuple à chaque division qui font exécuter la loi. » Dira-t-on que c’étaient ces représentants qui ordonnaient ? Mais c’était Kléber qui exécutait, ou tolérait l’exécution. « On se demande, a écrit à ce sujet M. Baguenier-Désormeaux, le plus impartial des historiens de la Vendée, on se demande vraiment comment des hommes soucieux de leur honneur s’inclinaient humblement devant des volontés pareilles ! Voilà tout le secret des atrocités commises par les troupes républicaines dans l’Ouest. » Kléber n’en serait, en effet, innocent que s’il avait refusé à tout prix d’y tremper son épée.

Rien de pareil dans le camp vendéen. Ici, on ne se bat que pour sauvegarder les droits les plus sacrés, et si l’on est amené à verser le sang, c’est que la guerre, une fois acceptée, a ses implacables exigences. Si l’on exerce parfois de terribles vengeances, c’est que les soldats de Dieu ne sont pas tous des saints, et que l’âme, à la fin, s’égare au milieu de pareilles catastrophes ; mais ces vengeances ne furent jamais que le fait d’un petit nombre d’exaspérés, et elles ne furent jamais systématiquement ordonnées par les chefs. Elles furent, au contraire, condamnées par eux ; et c’est le marquis de Bonchamps sauvant la vie à cinq mille républicains qui vont fatalement se servir de la liberté rendue pour achever d’écraser la Vendée à l’agonie, c’est ce martyr qui incarne le plus fidèlement, en face des massacreurs, l’âme de la Grande Armée.

 

 

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XIX

 

L’ODYSSÉE VENDÉENNE, DE VARADES À LAVAL

LA ROCHEJAQUELEIN GÉNÉRALISSIME

 

(19-25 octobre 1793)

 

La Rochejaquelein, nommé généralissime, ranime la Grande Armée. – Vers Laval. – Arrivée des Chouans (21 octobre). – Segré. – Château-Gontier. – Quinze mille gardes nationaux sont dispersés à Entrammes (23 octobre). – La Grande Armée à Laval ; accueil réservé de la population. – Jean Chouan. – La victoire de la Croix-Bataille. – Westermann bat en retraite de Laval à Château-Gontier (25 octobre).

 

« La guerre n’a fait que changer de théâtre », s’était écrié Kléber en apercevant, des hauteurs de Saint-Florent, l’armée vendéenne fuir au nord de la Loire.

En effet, les vaincus de Cholet, – désormais pourchassés, traqués, abattus comme des bêtes fauves, – songeaient toujours à la revanche. Leurs principaux chefs étaient morts on à l’agonie ; ce qui leur restait de munitions serait bientôt épuisé, et ils ne possédaient plus que trente-deux canons. Le spectre de la famine, plus horrible, plus redoutable encore que celui du massacre surgissant de toutes parts, s’avançait au-devant de ces quatre-vingt mille fugitifs ; mais le désespoir effleura à peine leurs âmes, ou du moins, à la tête de ce peuple en déroute, se placèrent d’indomptables lutteurs qui assurèrent sa prodigieuse résistance.

Tout d’abord il fallait un chef, un chef capable d’assumer et surtout de remplir la tâche surhumaine d’imposer confiance à tous en pareilles catastrophes. On dit à Lescure qu’il était de droit généralissime :

« Je me crois blessé à mort, observa-t-il ; mais quand même j’en reviendrais, je serai longtemps hors d’état de servir. M. de La Rochejaquelein, outre ses droits après moi, est le seul ici qui soit connu de toutes les armées. Il faut ranimer sur-le-champ les soldats. Je donne ma voix à M. de La Rochejaquelein. Quant à moi, si je réchappe de ma blessure, vous pouvez être certains que je n’aurai jamais aucun désaccord avec Henri ; c’est mon ami, et je vous déclare que je ne voudrai qu’être son aide de camp. »

Ce choix du mourant fut ratifié par le conseil, et Stofflet lui-même, qui se souvenait trop de ses humbles origines pour vouloir encore jouer le premier rôle, s’y rallia :

« C’est moi qui devrais être généralissime, déclara-t-il ; mais je cède ce litre à M. de La Rochejaquelein. »

À la nouvelle de son élection, celui-ci pleura à chaudes larmes : il voulait bien se battre au premier rang, mais non commander en chef ; car, à vingt et un ans, il se jugeait incapable d’imposer ses vues. De fait, au conseil, il se laissa bientôt gouverner par des chefs qui se prévalaient de son inexpérience, comme Stofflet lui-même, Talmont, Désessarts et Bernier ; mais, au combat, il reprenait toute sa supériorité, – mieux : tout son génie. Et comme les soldats, comprenant ce génie, en avaient fait leur idole ; comme, d’autre part, M. Henri ne parlait nul ombrage aux gentilshommes, sa nomination produisit bien l’effet voulu par Lescure : elle ranima la Grande Armée.

 

 

Où allait-on maintenant se diriger ?

La Rochejaquelein désirait qu’on se portât de suite sur Angers ou sur Nantes. Rendue facile, puisque leurs garnisons occupaient en ce moment l’intérieur de la Vendée, la prise de l’une de ces villes permettrait, pensait-il, de repasser la Loire ; celle de Nantes rapprocherait en outre la Grande Armée des troupes de Charette, et la jonction de toutes les forces vendéennes pouvait amener enfin la destruction des Mayençais.

Ce plan, le plus prudent et en apparence le plus réalisable, laissait de côté la fameuse diversion en Bretagne. N’était-il pas dommage, maintenant que la Loire était passée, de perdre les chances que l’on avait de soulever la province envahie ? Talmont se croyait sûr des paysans de chez lui, et, de fait, les régions que l’on allait parcourir étaient très loin d’être inféodées au jacobinisme. D’ailleurs, le chevalier La Haye-Saint-Hilaire arrivait d’Angleterre et annonçait un prochain débarquement de troupes à Saint-Malo : pouvait-on repousser cette nouvelle planche de salut ? On se laissa tenter, et on décida de marcher sur Rennes par Laval.

Le 19 octobre, l’armée se dirigea donc vers Ingrandes et Segré. Forestier, à l’avant-garde, puis La Rochejaquelein et Stofflet, avec douze mille hommes d’élite et douze canons, protégeaient la cohue de femmes, d’enfants et d’impotents qui formaient, avec une multitude de chariots, le gros de la colonne, longue de quatre lieues. Les cavaliers de Forest, de Donnissan et de Duhoux veillaient sur les flancs et à l’arrière-garde. Le pillage avait été interdit. On ne devait demander aux habitants que la nourriture, le logement et le linge de rechange indispensable.

Les garnisons auxquelles on se heurta, chemin faisant, furent aisément culbutées.

À Ingrandes, les huit cents républicains commandés par Tabary et Bourgeois furent entourés par l’avant-garde de Forestier et s’enfuirent jusque vers Angers, où Tabary fut condamné à mort. À Candé, la garde nationale se replia sur Segré avec tant de précipitation, que les Vendéens, après avoir cerné la ville, ne purent que constater son abandon. C’est alors (le 21 octobre) qu’ils furent rejoints par un certain nombre d’insurgés chouans, parmi lesquels Jean Breton, dit Jambe-d’Argent. À Segré, où ils entrèrent sans coup férir par une pluie battante, ils se reposèrent quelques heures. Le plus grand nombre dut bivouaquer d’ailleurs aux alentours de la ville, au milieu des charrettes et du bétail. Les plus ardents se mirent en devoir d’abattre les arbres de liberté et de détruire les papiers révolutionnaires de la mairie.

À Château-Gontier, où on arriva le 21 au soir, une rapide fusillade dispersa les deux à trois mille soldats qui y étaient rassemblés, et les fugitifs s’y installèrent nuitamment. Apprenant qu’à Candé les Bleus viennent de massacrer les blessés laissés à l’hôpital, Marigny perce alors de son épée le juge de paix, qu’on lui désigne comme un jacobin exalté ; le curé constitutionnel subit le même sort : vengeances assurément regrettables, mais bien bénignes en comparaison de celles de leurs adversaires. Si les Vendéens avaient en effet imité les républicains, ce sont des provinces entières : Anjou, Maine, Bretagne, Normandie, qu’ils eussent alors arrosées de sang.

Ils se sentaient maintenant talonnés par les terribles Mayençais. Déjà les traînards avaient été massacrés par les chasseurs de Cassel, débarqués à Varades avec Merlin. Une partie de l’armée de Kléber avait en effet, à son tour, traversé la Loire. Le général Commaire à Saumur, Vimeux dans le Haut-Poitou, Haxo dans le pays de Charette, avaient été chargés d’anéantir ce qui restait de rebelles en Vendée. Kléber lui-même, passant par Nantes, s’élançait le 22 octobre sur les traces des fugitifs et arrivait le 23 à Candé : le mot d’ordre était de « poursuivre les brigands sans relâche et sans les perdre de vue ».

Force était donc aux transfuges de précipiter leur exode vers Laval, où ils pensaient trouver d’indispensables ressources.

Ils quittèrent Château-Gontier à 10 heures du soir. La pluie tombait toujours. Des mères de famille, chargées d’enfants, appelaient en vain dans la nuit leurs maris égarés. Les vieillards et les blessés se traînaient douloureusement. Les anciennes compagnies de paroisses étaient désorganisées. Tout commençait à manquer, même le pain, et bien des gens, entraînés sans armes dans ce torrent humain, murmuraient tout bas :

« Nous sommes perdus ! »

On reprenait pourtant courage à la vue du chef, dont la merveilleuse énergie dominait encore une telle débâcle. Sanglé dans sa redingote bleue, au galop de son coursier si rapide que les soldats surnommaient le Daim, M. Henri se portait sans cesse de l’avant-garde au centre et à l’arrière-garde ; il parlait non pas de défaite, mais de victoire, et les cœurs, au lieu de s’abandonner, s’apprêtaient ainsi à l’imminent combat qui aurait pu creuser, dès le 23 octobre, le tombeau de la Grande Armée.

 

 

Les lignes républicaines se rapprochaient en effet rapidement, avec une heureuse gaucherie ; car si, au lieu de se borner à la poursuite des Vendéens, l’incapable Léchelle avait cherché à les envelopper et à les attaquer par le flanc, leur écrasement eût été inévitable.

La division de Beaupuy, venue d’Angers, venait de rejoindre Léchelle à Château-Gontier. Les troupes de Kléber et de Canuel, accourues de Nantes, n’étaient plus qu’à une journée de marche. Sans attendre ces derniers, Westermann, arrivé de Niort à Château-Gontier le 25 octobre, voulut s’élancer de suite sur la route de Laval pour y donner, disait-il, une « seconde représentation » du massacre de Châtillon. Il pensait surprendre La Rochejaquelein avant son arrivée à Laval, au bourg d’Entrammes, où ne manqueraient pas de l’arrêter les gardes nationaux. Ce calcul de Westermann était habile ; mais il se trouvait à l’avance déjoué par le combat de l’avant-veille.

Dès le 23 octobre, la Grande Armée avait occupé Entrammes à l’improviste, puis s’était heurtée aux quinze mille gardes nationaux que le conventionnel Esnue-Lavallée, l’organisateur de la Terreur en Ille-et-Vilaine, avait appelés, au son du tocsin, de Craon et autres villes voisines. En une heure, ces forces avaient été dispersées ; Esnue-Lavallée et le général Letourneur s’étaient enfuis vers Craon sans même affronter le combat. Le commandant de la garde nationale de Laval avait été tué, et la ville privée de tout moyen de défense. C’est alors que se passa un incident caractéristique : La Rochejaquelein se trouva dans un chemin creux, seul, face à face avec un fantassin républicain ; de son bras valide (car l’autre, blessé, était toujours en écharpe), il saisit l’adversaire au collet, et, faisant pirouetter son cheval, empêcha le Bleu de s’enfuir. Comme ses gars arrivaient à la rescousse et voulaient tuer le prisonnier :

« Retourne vers les patriotes, lui dit Henri. Dis-leur que tu t’es colleté avec le général des Vendéens, sans armes, n’ayant qu’un bras, et que tu n’as pu le tuer ! »

La Rochejaquelein entra ensuite à Laval à la tête de ses troupes victorieuses. Une halle qui lui était destinée tua à côté de lui le jeune La Guérinière ; malgré cela, il ordonna à ses soldats, qui, pour le venger, avaient déjà massacré plusieurs gardes nationaux, d’arrêter leurs coups :

« Puisqu’ils ont tiré sur moi, déclara-t-il, c’est à moi de leur pardonner le premier. »

La population de la ville reçut les fugitifs avec compassion et leur offrit le logement et le couvert. Seulement elle borna là ses sympathies ; malgré ses sentiments religieux et royalistes, elle n’apporta point à la Grande Armée les renforts espérés. Était-ce la Terreur, la Terreur seulement suspendue, qui enchaînait les habitants ? Était-ce la situation sans issue des Vendéens qui leur inspirait trop peu de confiance ? En tous cas, leur abstention confirma ce jugement du mémorialiste Joseph Clémenceau : « On eût dit qu’une main toute-puissante avait, dès l’origine, tracé la ligne immuable qui devait servir de limites à la Vendée, et qu’un arrêt du destin eût dit : Vous irez jusqu’ici et vous n’irez pas au-delà ! Ainsi fut fixée pendant toute la guerre l’étendue du pays conquis. Il y eut, autre part, des révoltes individuelles, des conspirations, des soulèvements partiels, mais point de populations tout entières debout pour la cause de Dieu : il n’y eut qu’une Vendée. »

À Laval cependant, un certain nombre de Chouans se joignirent aux Vendéens. On les vit, quittant leurs broussailles, arriver par bandes de dix, de vingt, de cent, avec, pour drapeau, un mouchoir blanc au bout d’un bâton. Beaucoup étaient coiffés d’un bonnet de laine rouge ou brune, ou d’un chapeau à larges bords ; de longs cheveux plats tombaient sur une veste de couleur sombre (la bielle) ou sur un manteau de peau de bique à longs poils ; la culotte courte laissait à nu les genoux de ces infatigables partisans. Parmi eux cavalcadait le fameux Jean Cottereau, dit Jean Chouan, que l’on croyait mort et que les habitants contemplaient avec curiosité :

« Êtes-vous les gars de Saint-Ouen ? criait-on à ses hommes. Jean Chouan n’est pas mort ?

– Non, répondait-il en brandissant son sabre, en faisant piaffer le cheval qu’il avait enlevé à son ennemi Graffin et en balayant la rue avec le drapeau tricolore qu’il venait de descendre du clocher de la Brûlatte. C’est moi qui suis Jean Chouan, le véritable Jean Chouan ! »

Ses gars ne voulurent obéir qu’à lui seul. Les autres furent placés sous le commandement du gentilhomme breton Besnier de Chambray. Ils constituèrent, au bout de quelques jours, un corps d’environ cinq mille hommes, qu’on appela « la Petite-Vendée ». Ce n’était pas cela qui pouvait changer les destinées de la Grande-Vendée : Talmont, Donnissan et Désessarts s’étaient décidément trompés dans leurs calculs.

La Grande Armée, par bonheur, possédait encore de merveilleux ressorts.

 

 

Le 25 octobre au soir, se répand tout à coup dans Laval le bruit de l’arrivée des Bleus : Westermann venait donner sa « seconde représentation » ! Les ténèbres favorisaient, en effet, le renouvellement du carnage de Châtillon ; mais les Vendéens étaient sur leurs gardes, et ils savaient qu’une défaite aurait des conséquences désormais irréparables ; ils comprenaient aussi que la bataille, après quarante-huit heures de réfection, s’offrait dans des conditions inespérées et qu’il fallait en profiter. Au son du tocsin, ils courent donc aux armes avec joie.

Après avoir envoyé des officiers en éclaireurs, La Rochejaquelein établit une division sur la route du Mans, pour protéger son flanc gauche, et, en pleine nuit, il fait avancer son armée en rase campagne dans la direction d’Entrammes, sa droite appuyée à la Mayenne. Tout le monde observe le plus profond silence.

Westermann, « avide de gloire », comme l’écrit Kléber, occupe à minuit la lande de la Croix-Bataille, à une lieue de la ville. Il croit que les Vendéens ont quitté Laval et qu’il va, avec ses quatre mille hommes, y écraser leur arrière-garde. Soudain éclate de toutes parts une violente fusillade : guidés par les commandements des officiers ennemis, les Vendéens attaquent les républicains. Ceux-ci répondent aussitôt, et c’est maintenant la lueur des coups de feu qui dirige et multiplie les coups. Blancs et Bleus avancent toujours dans les ténèbres et se compénètrent. Monté sur un caisson, le comte d’Autichamp leur distribue à tous indistinctement ses cartouches. Forest tend la main à un officier qui veut franchir un fossé, et il ne lui fend la tête d’un coup de sabre que lorsqu’il reconnaît, à l’éclair d’un fusil, un officier républicain. Keller, le commandant des Suisses, commet la même méprise. Les soldats vendéens frappent surtout là où ils entendent des imprécations contre Dieu.

Ce n’étaient point ces coups de feu dans la nuit qui pouvaient décider de la victoire, mais bien l’épouvante résultant d’habiles mouvements. Or, conduits par un enfant, le jeune Rabbi, futur maire d’Entrammes, qu’ils ont placé sur un cheval, des Vendéens ont pris des chemins détournés et sont parvenus à la lande de la Croix-Bataille. Attaqués par derrière, les républicains perdent alors contenance et commencent à reculer en désordre. À leur droite, la cavalerie de Westermann veut charger ; mais les chevaux sont facilement égorgés et refusent d’avancer. À leur gauche, la troupe de Stofflet les prend en flanc et en queue et les force à la retraite. Ils sont poursuivis, la baïonnette dans les reins, jusqu’au pont d’Entrammes, où une batterie vendéenne achève de les écraser. Westermann, qui, une fois de plus, a échappé avec peine aux paysans, rétrograde jusqu’à Château-Gontier après avoir perdu mille six cents hommes, près du tiers de sa troupe. Et ce n’était là que la préface de la grande bataille où Kléber lui-même allait constater à ses dépens que la Vendée, même expulsée en Bretagne, existait encore.

 

 

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XX

 

LE TRIOMPHE D’ENTRAMMES

 

(27 octobre 1793)

 

La sottise de Léchelle. – Proclamation des représentants. – Les encouragements de Lescure mourant. – La fuite de Léchelle. – Les Mayençais à la Drujoterie. – La Rochejaquelein met Kléber en déroute. – Le combat de Château-Gontier. – Vingt-mille Bleus s’enfuient vers Angers. – Kléber, vaincu, rend hommage à La Rochejaquelein. – Léchelle destitué. – Le conseil de guerre du Lion-d’Angers. – Dissolution de l’armée de Mayence. – Les résultats du triomphe. – Retour forcé des Vendéens à Laval. – La victoire de Craon (28 octobre). – Réorganisation de la Grande Armée. – La Rochejaquelein entraîné vers le nord. – La méthode de Carrier

 

Les Vendéens profitèrent cette fois de l’incapacité de Léchelle, arrivé alors à Château-Gontier avec vingt mille hommes.

Lorsque Kléber le rejoignit, le 26 octobre, il constata que le général en chef n’avait pris aucune disposition contre l’enr1emi, et il ordonna aussitôt à sa division, harassée de fatigue, d’aller occuper Villiers-Charlemagne, bourg situé à deux lieues et demie de Château-Gontier, sur la route de Laval.

Voyant ce mouvement s’opérer, Léchelle ordonna à l’armée entière d’emboîter le pas.

Le soir, Westermann poussa de nouveau jusqu’à Entrammes ; mais, sur les représentations de Kléber, il dut rétrograder eu ronchonnant, ne laissant qu’une grand’garde de cavalerie sur le ruisseau de l’Ouette. Au milieu de la nuit, il soupa à Villiers avec Kléber, Marceau, Savary et Danican. L’on décida de différer l’attaque d’un ou deux jours, afin de laisser à un corps de quatre mille hommes, qui se trouvait alors à Vitré, le temps de rejoindre l’armée, et Marceau fut chargé d’aller en informer Léchelle. Mais Léchelle s’était endormi, après avoir averti Kléber de donner les ordres « comme ils en étaient convenus », alors qu’il n’y avait rien de convenu du tout. Lorsque Marceau se présenta chez lui, il dormait toujours, et on n’osa le réveiller. Le lendemain, 27 octobre, Savary lui apprit la décision de ses divisionnaires. Il parut y souscrire ; mais, à 2 heures de l’après-midi, il lança un ordre dont voici la teneur :

« L’armée va se mettre en marche. L’avant-garde, – commandée par le général Beaupuy, qui arrivait à son tour de Château-Gontier, – sera éclairée dans sa marche par les tirailleurs ; les généraux de division auront soin de faire tenir l’ordre dans la marche. Arrivés au champ de bataille, dit Croix-Bataille, les officiers d’infanterie mettront pied à terre et enverront leurs chevaux à la queue de l’armée. Arrivé au champ de bataille, on enverra un parti reconnaître la position de l’armée. »

Comme l’observe Kléber, un pareil ordre du jour était « marqué au coin de la plus crasse ignorance » : il était insensé de faire marcher ainsi vingt mille hommes en face de l’ennemi sur une seule colonne, sans préparer aucune diversion. Les Vendéens n’avaient qu’à porter quinze cents des leurs sur Château-Gontier par Mayenne, et les républicains, pris entre deux feux, seraient mis en déroute. Les généraux, indignés, se réunirent et envoyèrent Westermann exposer à Léchelle leurs objections ; mais ce fut inutile, – les ânes sont têtus, – et il fallut obéir.

Beaupuy, Kléber et Dembarrère se mettent donc successivement en marche. Pour exciter le courage des soldats, les représentants du peuple leur adressent une proclamation renfermant ces mots : « Braves soldats, vous avez mis tout à feu et à sang sur le territoire des brigands ; vos victoires ont été terribles comme la loi qui vous avait chargés de venger la République... Vous vous êtes couverts de gloire, et la patrie est satisfaite. Il ne vous reste plus qu’à détruire une partie des scélérats que vous poursuivez sans relâche ; bientôt vous allez les atteindre et les exterminer. »

 

 

Cette proclamation sanguinaire fut connue d’une partie des proscrits, qui s’apprêtèrent aussitôt à lui faire la réponse qu’elle méritait.

« Vendéens, leur déclara La Rochejaquelein, sachez-le bien, nous n’avons de salut que dans la victoire. Vos femmes, vos enfants, comme vous chassés de leur patrie par l’incendie ou par la mort, attendent avec une affreuse anxiété le résultat de la bataille. C’est la cause de Dieu, la cause du roi, la cause de toutes les familles que nous défendons. Que ce jour répare la funeste bataille qui vous a jetés hors de votre pays ! »

Trente mille volontaires environ partent au combat, frémissants d’enthousiasme. Au passage, ils acclament Lescure qui, de sa fenêtre, les encourage encore du geste et de la voix, leur insufflant ainsi tout ce qui lui restait de force morale, car l’effort accompli le jeta dans une prostration dont il ne sortit plus.

Les femmes, les enfants, les prêtres, conjurent les leurs de les arracher au massacre.

Il est midi. L’armée catholique et royale s’est déployée, au sud-est de Laval, sur les hauteurs de la rive droite de la Jouanne, affluent de la Mayenne. Au centre, commandent Stofflet, Duhoux, Fleuriot et Marigny ; à droite, vers la Mayenne, le prince de Talmont et Lyrot ; à gauche, Royrand, Désessarts, La Ville-Baugé et Dehargues. Le chevalier de Perrault dirige l’artillerie. La Rochejaquelein galope de tous côtés et observe l’ennemi.

Le jeune généralissime s’est rendu compte de la singulière vulnérabilité de l’adversaire. Comme Lescure l’a fait jadis au Bois-aux-Chèvres, il laisse la colonne de Beaupuy s’engager entre ses tirailleurs, puis les précipite sur cette colonne trop compacte, la brise et la foudroie à l’aide d’une batterie qu’il démasque. Elle se replie sur le corps de Kléber, qui essaye, à droite et à gauche de la grand’route, de contenir le torrent vendéen, et qui avise Chalbos de se porter sur le flanc de La Rochejaquelein pour l’enfoncer ; mais la division de Chalbos, dont les patriotes, réunis à Orléans et à Niort, massacrent si hardiment les femmes et les enfants, n’ose affronter leurs vengeurs et s’enfuit vers Château-Gontier, Léchelle en tête. Au passage de l’Ouette, Dembarrère et Savary s’efforcent en vain d’enrayer sa lâche panique.

Les Mayençais, eux, remplissent leur devoir. Au château de la Drujoterie, au nord-ouest d’Entrammes, ils ont établi des canons qui couvrent de mitraille les troupes de Stofflet.

« Désirez-vous, dit alors l’ancien garde-chasse au chevalier de La Haie-Saint-Hilaire, désirez-vous que je vous montre comment les Vendéens emportent des canons ? »

Et il lance sur la Drujoterie Martin, gars de la Pommeraie, et douze cavaliers, qui tuent les artilleurs et retournent les pièces contre les Mayençais.

Au nombre de six cents, ceux-ci se précipitent à la rescousse ; mais ils sont repoussés par les volontaires de Maulévrier, et La Rochejaquelein et son état-major, puis de Perrault, avec quatre autres canons, s’établissent en maîtres à la Drujoterie.

Kléber, Marceau, Savary, veulent reprendre le château et, par trois fois, y lancent à la charge leurs Mayençais. De Perrault, dont une balle morte enfonce la chemise dans les chairs, doit céder son commandement à La Ville-Baugé ; Royrand, qui court au galop chercher de nouvelles gargousses, est blessé à la tête, et ses fidèles Poitevins, le croyant mort, pleurent une telle perte.

« Mes amis, s’écrie La Rochejaquelein, nous prierons demain pour de Royrand. Aujourd’hui, vengeons-le ! »

Et le héros, refrénant la téméraire impétuosité qui l’a si souvent emporté au milieu des bataillons ennemis, déploie, pour conserver à ses colonnes leur invincible cohésion, un sang-froid de tous les instants.

Pourtant il juge indispensable de désagréger les phalanges de Kléber, qui, au centre, tiennent toujours bon. Conduit par Jean Chouan, qui connaît les lieux à merveille, et par Aimée du Boisguy, qui lui a amené récemment six cents paysans de Fougères ; accompagné par Dehargues et ses hommes d’élite, il tourne donc la droite des Mayençais, les attaque par derrière à l’improviste, les fusille, les sabre, les renverse, les fait enfin reculer. À leur flanc gauche, c’est maintenant Lyrot et ses gars du Loroux, c’est le prince de Talmont, ce sont les nouveaux venus bretons, dignes de combattre avec les Vendéens, qui les harcèlent. Ils se reforment en carré ; mais Fleuriot, Duhoux, Stofflet, les chargent au centre à la baïonnette, les saisissent parfois aux cheveux et les secouent avec rage, les abattent à coups de pistolet, finalement rejettent leurs débris vers les hauteurs de l’Ouette. Au pont de cette rivière, Kléber s’efforce d’assurer au moins leur retraite ; mais les deux bataillons qui lui restent, voyant les soldats de Beaupuy et de Marceau dégringoler des hauteurs, s’estiment perdus. « Cris, exhortations, menaces, rapporte Kléber, sont vainement employés ; le désordre est au comble, et pour la première fois je vois fuir les soldats de Mayence. »

Leurs derniers canons sont capturés grâce à l’intrépidité de Jacques David, qui, s’élançant d’une carrière voisine du pont, tue l’attelage d’un canon et obstrue ainsi le passage.

Au sud de l’Ouette, d’Entrammes à Villiers, les républicains se retournent de distance en distance pour exécuter des feux de salve ; mais les Vendéens poussent en avant aux cris de : « Vive le roi ! » et s’acharnent, six lieues durant, sur les fuyards. À Château-Gontier, le corps de réserve de Blosse veut au moins défendre le pont de la Mayenne, où Kuhn, adjudant-major de la légion des Francs, et Gérard, capitaine du bataillon du Jura, jurent de résister jusqu’à la mort. Sur la grand’place de la ville, Kléber rallie ses Mayençais et les reforme en bataille ; mais ils entendent un vigoureux commandement :

« En avant, mes amis ! toujours en avant ! Laisserez-vous échapper ces hommes qui vous ont chassés de votre pays ! »

C’est La Rochejaquelein, qui se précipite avec ses paysans, suivi par Stofflet, le comte d’Autichamp, Marigny, Fleuriot, Dehargues : les tirailleurs vendéens inondent Château-Gontier et refoulent les Mayençais vers la Mayenne, que trois cents traversent à la nage, où d’autres se noient. L’un des bataillons qui s’est distingué dans le Bocage par ses effroyables atrocités doit mettre bas les armes : l’officier angevin Chetou le fait entourer par ses hommes, qui fusillent aussitôt sur place les massacreurs. Au pont, Blosse, blessé à la tête, mais combattant toujours, tombe mortellement frappé. Beaupuy, avec trois régiments, tente encore d’arrêter les volontaires de La Rochejaquelein, qui avancent, comme un seul homme, à la voix de leur chef ; mais le général républicain, le corps traversé d’une balle, est emporté dans une maison voisine.

« Qu’on me laisse ici, s’écrie-t-il exaspéré, et qu’on porte ma chemise ensanglantée à mes grenadiers ! »

À la vue de ce drapeau rouge, les républicains reprennent un élan que Kléber, Dumas et Buquet cherchent à utiliser pour mettre un terme à la poursuite des paysans. La Rochejaquelein ne laisse point à ses gars le temps de se déconcerter :

« Eh bien ! mes amis, est-ce que par hasard les vainqueurs coucheront dehors, tandis que les vaincus seront dans la ville ? »

Sous la grêle des balles qui tombent dru des fenêtres, il saisit le drapeau blanc, et, comme plus tard Bonaparte au pont d’Arcole, il s’élance le premier sur le pont. Les autres le suivent, tête baissée, enlèvent les derniers retranchements républicains, écrasent les derniers bataillons et continuent leur épique poursuite sur la route d’Angers.

 

 

À ce moment, un incident tragique faillit compromettre le sort de la journée.

À leur passage à Château-Gontier, les royalistes avaient respecté les blessés républicains, et ils devaient agir de même dans la suite. Or ils aperçurent alors, dans les douves du château, les cadavres des compagnons d’armes qu’ils avaient eux-mêmes laissés à l’hôpital, malades ou blessés. Pleins de rage, ils ne faisaient aux vaincus aucun quartier lorsqu’un cavalier, apparaissant au haut d’une rue, hurla d’une voix épouvantable :

« Tout est perdu ! sauvons-nous, mes amis ! les républicains reviennent en grande force sur nous ! »

Cet oiseau de mauvais augure est le Bleu Cisset, qui, aussitôt reconnu, est fusillé ; mais l’alarme s’est répandue parmi les paysans dans la rue obstruée par deux pièces de canon et les cadavres de plusieurs chevaux, et il se produit de véritables entassements humains, où les vainqueurs se détruisent les uns les autres.

Heureusement que ceux qui, déjà, ont passé la Mayenne ne se doutent point d’une pareille scène et continuent, par leurs balles et leur mitraille, à entretenir dans la troupe des fuyards la confusion, l’effroi et la mort.

« Infanterie, cavalerie, canons et chariots, rapporte Kléber, se précipitent les uns sur les autres. Une nuit obscure, les gémissements des blessés, les soupirs plaintifs des mourants, impriment à ce spectacle affreux un caractère plus terrible. Il ne fut plus possible de faire observer aucune espèce d’ordre dans la marche, et les soldats ne s’arrêtèrent que là où ils n’entendirent plus le feu de la mousqueterie et du canon. »

Lorsque, au carrefour des routes de Segré et du Lion-d’Angers, La Rochejaquelein arrêta sa poursuite, il était 11 heures du soir ; ses gars se battaient depuis midi et se trouvaient maintenant à huit heures de marche du point initial.

Ils avaient terrassé vingt mille ennemis, dont quatre mille, tués ou blessés, gisaient sur le sol ; la division de Kléber avait perdu à elle seule un millier d’hommes. Ils avaient capturé dix-neuf canons et une immense quantité de munitions et d’approvisionnements. L’armée mayençaise, écrasée et dispersée, fuyait à son tour vers la Loire. La défaite de Cholet était vengée. La Rochejaquelein, – il serait tout de même temps que la postérité le reconnût, – s’était placé au rang des plus illustres capitaines : avec ses paysans en sabots, et après tant de catastrophes où cent autres généraux eussent laissé sombrer leur courage, il avait remporté un éclatant triomphe qui rappelait celui où s’illustra, à vingt-deux ans aussi, dans les plaines de Rocroy, le grand Condé.

Les meilleurs juges en ont d’ailleurs convenu : tel le général Jomini, prince des stratégistes ; tel Kléber, qui, le 28 octobre, au lendemain même de sa déroule d’Entrammes, écrivait au Comité de salut public : « Nous avions contre nous l’impétuosité vraiment admirable des brigands et l’élan qu’un jeune homme leur communiquait. Ce jeune homme, qui s’appelle Henri de La Rochejaquelein et dont ils ont fait leur généralissime après le passage de la Loire, a bravement gagné ses éperons. Il a montré dans cette malheureuse bataille une science militaire et un aplomb dans les manœuvres que nous n’avions pas retrouvés chez les brigands depuis Torfou. C’est à sa prévoyance, à son sang-froid que la République doit cette défaite qui a consterné nos troupes. Ne vous laissez donc pas endoctriner par tous ces hommes qui n’entendent rien à la guerre et qui vous disent que la Vendée est morte. »

L’avis de Léchelle était que les Vendéens devaient leur victoire à l’or des Anglais !... Une excuse aussi grotesque ne fut pas du goût des représentants, qui se décidèrent enfin à destituer Léchelle, conspué d’ailleurs par ses soldats.

« C’est en loi que le soldat a le plus de confiance, dirent-ils à Kléber ; tu peux seul relever son courage, accepte le commandement en chef. »

Mais Kléber refusa, nous savons pourquoi, et désigna Chalbos, qui fut nommé par intérim. À cette nouvelle, Léchelle se mit à tousser douloureusement et prêta l’oreille au conseil qu’on lui donnait de prendre un congé.... pour rétablir sa santé. Il alla à Nantes, auprès de son ami Carrier, terminer sa vie par une suprême lâcheté qu’une lettre particulière, conservée aux Archives de la Guerre, annonce en ces termes de Nantes, le 12 novembre 1793 : « Léchelle s’est empoisonné hier au soir. Il est mort deux heures après... »

Le 29 octobre, les généraux tinrent un conseil de guerre au Lion-d’Angers. Les représentants du peuple Merlin et Turreau, furieux d’avoir vu se retourner contre eux leur sanguinaire proclamation de l’avant-veille, proposaient de regagner Château-Gontier pour recommencer la bataille :

« Il faudrait d’abord mettre en question, répondit Kléber, si nous avons une armée ou si nous n’en avons pas... Déjà vous auriez décidé cette question si, comme moi ce matin, avant le jour, vous aviez parcouru le front du camp et que vous eussiez vu le soldat mouillé jusqu’aux os, sans tente, sans paille, sans souliers, sans culottes, et quelques-uns même sans habits, dans la boue jusqu’à mi-jambe, grelottant de froid et n’ayant pas un seul ustensile pour faire une soupe ; si, comme moi, vous eussiez vu les drapeaux entourés de vingt, de trente ou cinquante hommes au plus, qui forment les divers bataillons... J’en conclus qu’il faut faire entrer les débris de l’armée à Angers. »

Elle alla, en effet, s’y réorganiser jusqu’au jour où la Convention, terrifiée par les défaites des troupes de Mayence, décréta leur dissolution.

Le 5 novembre, Barère attribua aux « trahisons militaires » les mécomptes de la République et jura que les généraux, les états-majors, les conseils de guerre, seraient marqués du « sceau de la réprobation » ; en conséquence, les Mayençais survivants qui n’avaient pas déserté furent « amalgamés » avec les autres corps patriotes. Le gouvernement révolutionnaire avait ainsi complété lui-même les résultats de sa défaite d’Entrammes.

 

 

Elle permettait aux Vendéens de regagner leurs foyers, ce que craignaient par-dessus tout leurs implacables adversaires. La preuve en est dans le décret du Comité de salut public ordonnant, le 3 novembre, de leur barrer par tous les moyens le passage de la Loire, d’accélérer l’évacuation de toutes les subsistances, armes et munitions qu’ils avaient laissées dans leurs repaires, de détruire même sur-le-champ tous les moulins et tous les fours du dé parlement de la Vendée.

La Rochejaquelein comprenait que la première chose à faire était maintenant d’aller s’opposer à l’exécution de pareils décrets. Les routes du sud étaient ouvertes ; la Grande Armée victorieuse n’avait qu’à s’y engager, soit du côté de Saint-Florent, soit du côté d’Angers : au lendemain de la prise de Château-Gontier, cette ville n’aurait sans doute offert aucune résistance sérieuse.

Une pensée d’humanité arrêta d’abord cette sage résolution : les femmes, les en fan ls, les invalides, étaient restés à Laval ; les y laisser eût été les livrer aux égorgeurs. Il fallait les y chercher.

On remonta donc vers Laval. En route, apprenant que les généraux Olagnier et Chambertin occupaient Craon avec quatre ou cinq mille hommes, La Rochejaquelein décida aussitôt d’aller les en déloger, et, le 28 octobre, il les écrasa en effet et les dispersa sur la route de Nantes. À Craon, ses paysans trouvèrent les cadavres encore chauds des prisonniers royalistes qu’avait fait égorger le conventionnel Esnue-Lavallée.

Le lendemain, 29 octobre, couvert des lauriers de cette nouvelle victoire, le généralissime rentrait à Laval.

Là, il fallut laisser reposer les troupes épuisées, elles aussi, par leurs furieux combats. On fit pendant ce temps le recensement de la Grande Armée, qui se trouva forte de trente-neuf mille piétons et de mille cavaliers. On les répartit en cinq divisions, sous le commandement de Fleuriot et d’Autichamp, de Royrand, de Piron, de Désessarts, de Villeneuve. Stofflet resta major-général, Talmont et Forestier chefs de la cavalerie, Marigny chef de l’artillerie. Pour remplacer l’ancien conseil supérieur de Châtillon, on créa un conseil militaire, que présida le marquis de Donnissan. On créa pour neuf cent mille livres de Bons royaux, signés par l’abbé Bernier et remboursables à la paix. Après avoir remédié à l’affreux désordre des premiers jours, on délibéra sur la direction à prendre. Outre le projet de s’emparer d’Angers et de retraverser la Loire aux Ponts-de-Cé, on envisagea deux autres partis : ou bien se porter sur Rennes, soulever le Morbihan et les Côtes-du-Nord et revenir ensuite sur Nantes, après avoir assuré dans les ports bretons des communications avec l’étranger ; on bien envahir la Normandie et donner ainsi à l’insurrection une ampleur qui permettrait peut-être de menacer Paris.

Si la Grande Armée n’avait point traîné avec elle le formidable impedimentum de quarante mille femmes, enfants et non-combattants, il semble, tout bien considéré, que le second plan eût été le meilleur, puisqu’il permettait de sonder la Bretagne et sans doute, espérait-on, de la soulever, sans pour cela trop s’éloigner de Nantes, porte alors ouverte sur la Vendée. Mais il fallait, en tous cas, agir avec une extrême promptitude et ne pas perdre de vue que la Vendée seule devait rester la base de toute opération décisive. Il importait, par conséquent, au premier chef, de s’assurer le passage de la Loire, et de prendre d’abord la ville de Nantes, où La Rochejaquelein aurait vengé la mort de Cathelineau. Or on se laissa, au contraire, entraîner vers le nord par de fatales illusions : certains émissaires annoncèrent que cinquante mille insurgés bretons et normands attendaient les Vendéens : le prince de Talmont persistait à se dire maître du pays ; Stofflet subissait son influence ; et La Rochejaquelein, trop jeune pour imposer sa clairvoyante volonté, se bornait à de spirituelles reparties du genre de celle-ci :

« Je connais mieux l’esprit de vos paysans que vous, osa lui déclarer Talmont.

– Prince, observa M. Henri, quand il sera question de l’esprit des femmes, je m’inclinerai devant vous, car je crois que vous le connaissez mieux que moi ; mais il en est autrement quand il s’agit de la tête des colonnes de nos paysans, car je les connais beaucoup mieux que vous. »

Finalement, le parti des téméraires l’emporta, et l’on se dirigea sur Fougères, Avranches et Granville...

C’était tenter l’impossible ; mais si, seule contre la République qui était toujours à même de réparer ses défaites et ne reculait devant aucun moyen pour exterminer les fugitifs, la Grande Armée succomba à la tâche, elle prouva du moins, par sa sublime énergie, qu’elle ne méritait point d’être placée par ses bourreaux en dehors des lois de l’honneur et de l’humanité.

Carrier écrivit alors aux représentants du peuple et aux généraux : « Il faut employer les moyens extrêmes. Vous avez à délivrer le pays d’un chancre qui le dévore. Le poison est plus sûr que toute votre artillerie. Ne craignez donc pas de le mettre en jeu. Faites empoisonner les sources d’eau. Empoisonnez du pain que vous abandonnerez à la voracité de cette misérable armée de brigands, et laissez faire l’effet. Vous avez des espions parmi ces soldats du pape qu’un enfant conduit : lâchez-les avec ce cadeau, et la patrie est sauvée. Vous tuez les soldats de La Rochejaquelein à coups de baïonnettes ; tuez-les à coups d’arsenic : cela est moins dispendieux et plus commode. Je vous ouvre cet avis, auquel j’ai fait adhérer ma Société populaire ; avec des sans-culottes comme vous, je n’ai pas besoin d’en dire davantage. »

L’arsenic, sans doute, ne fut pas employé ; mais on oublia quand même, trop souvent, la réponse que fit Kléber aux propositions de Carrier :

« Il y a combattre les brigands jusqu’à la mort, mais non pas jusqu’à l’infamie. »

 

 

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XXI

 

LE TERRORISME EN BRETAGNE – LE SIÈGE DE GRANVILLE

 

(1er-15 novembre 1793)

 

Les missionnaires du sans-culottisme. – La liberté ou la mort. – Soldats réfractaires. – Comment Rossignol, Westermann et le Comité de salut public espèrent quand même triompher. – De Laval à Fougères : les souffrances des quatre-vingt mille chemineaux. – Libération de huit cents prisonniers républicains. – Blessés vendéens fusillés à Fougères. – La trahison de Prigent. – Les promesses anglaises. – Sur les bords de la Manche. – Les mesures de défense des conventionnels : Prieur (de la Marne). – Stofflet va jusqu’à Rennes (6 novembre). – La prise d’Avranches (12 novembre). – Vingt mille Vendéens devant Granville (14 novembre). – Le Carpentier repoussé dans la forteresse. – L’assaut nocturne. – La prudence d’un conventionnel. – L’incendie des faubourgs. – Échec du second assaut (15 novembre). – Les cadavres sur la plage.

 

Ni l’incomparable valeur d’un La Rochejaquelein, ni l’enthousiasme dont il sut entretenir la flamme dans le cœur de ses soldats, ne suffisent à expliquer des triomphes comme celui d’Entrammes, comme ceux qui, le mois suivant, précéderont l’inévitable catastrophe. Ils auraient été impossibles sans l’oppression jacobine, oppression qui multipliait les complicités autour des transfuges.

Si la Bretagne ne devint point une seconde Vendée, il ne faut point en conclure en effet qu’ils s’y avançaient en pays ennemi. Malgré les effroyables menaces qui pesaient sur leurs têtes, les hôtes des Vendéens leur réservèrent à Laval, à Mayenne, à Rennes, à Fougères, presque partout où ils passèrent, un accueil dont la sympathie ne trompe point. Pour connaître la profondeur de cette sympathie, il suffit d’ailleurs d’examiner la rage impuissante des missionnaires du sans-culottisme.

« Le fanatisme, le fédéralisme, le royalisme et l’égoïsme, écrivait en novembre 1793 Prieur (de la Marne), semblent s’être réfugiés dans ces départements... À Vannes, pas la moindre idée d’esprit public, (c’est-à-dire que) le peuple ne montre aucune disposition favorable à la Révolution... Dans une ville de plus de douze mille âmes, deux cents hommes au plus ont accepté la Constitution... Les campagnes sont livrées au fanatisme... Le soir, quand nous nous rendons à la Société populaire, le peuple ne s’offre point à nous. Quelques bourgeois admis à raison de trente sols par mois, réunis aux membres des autorités constituées, composent le club. » On remplirait et l’on a rempli des volumes de semblables lamentations. D’où la nécessité de mesures terroristes comme celles qui frappèrent alors la ville de Vannes : « La ville sera cernée par les troupes républicaines », proclamait un arrêté de Prieur ; les commissaires du Comité de surveillance visiteront toutes les maisons, « examineront toutes les personnes qui pourront s’y trouver et arrêteront toutes celles qui leur paraîtront suspectes » ; les canons « seront traînés sur les places publiques ». En cet état de siège, deux cents arrestations furent opérées ; on appliquait ainsi la fameuse devise : La liberté ou la mort !

Et c’était de semblables populations qui devaient fournir « les levées en masse » chargées d’anéantir les brigands ! Il fallait s’attendre à ce qui arriva : Prieur eut beau envoyer chaque jour des détachements pour intimider les réquisitionnés ; il eut beau « faire la chasse à ces scélérats de prêtres comme on la fait aux loups », car il accusait le clergé d’entraver le cours de la Révolution ; il eut beau mettre à mort un certain nombre de fanatiques afin que « le fumier des cadavres, comme disait un commissaire des guerres, fît croître et embellir » l’arbre de la liberté ; il eut beau ordonner de « saisir les père et mère ou, à défaut, les bestiaux » des déserteurs : il ne put rassembler ou retenir sous les drapeaux de la République des hommes qui en avaient horreur.

Dans la Manche, Le Carpentier agissait de même. À Valognes, les arrestations se multipliaient, si bien que « chaque jour, écrivait le conventionnel, valait une victoire » à la République ! « Toujours des suspects et des arrestations, annonçait-il de Saint-Vaast-la-Hougue, le 2 novembre 1793, au Comité de salut public ; toujours une surveillance impassible et vigoureuse. Fonctionnaires de toute espèce, conspirateurs de tout acabit, gens de tout sexe et de tout âge, tous sont poursuivis, tous rendent hommage à l’égalité en se nivelant devant elle au passage des guichets qui leur donnent entrée dans les prisons. » L’égalité révolutionnaire est évidemment une belle chose !

Thirion, dans la Sarthe, où, comme l’a établi Henri Chardon, se produisirent contre la conscription des soulèvements comparables à ceux de la Vendée ; Laplanche, dans le Calvados ; Garnier (de Saintes), dans l’Orne ; Jean-Bon-Saint-André, dans l’Ille-et-Vilaine ; Carrier, dans la Loire-Inférieure ; Francastel, en Maine-et-Loire, étaient acculés aux mêmes violences. Les levées que les proconsuls de la Convention effectuaient à force de terreur s’évanouissaient avec un ensemble que le général Lenoir décrit ainsi au ministre, à la date du 1er novembre : « Cette armée (de la Mayenne) était hier nombreuse d’au moins dix-sept mille hommes ; mais six cavaliers de celle des rebelles qui se sont montrés du côté de Martigny, où j’avais un poste de mille deux cents hommes, leur ont fait une telle impression que, pour fuir plus vile, ils ont jeté leurs armes, sacs, cartouches et habits... Cette frayeur s’est communiquée au reste de l’armée hier au soir, et toute la nuit les routes étaient couvertes de fuyards ; il ne reste sûrement pas six mille hommes. Ceux-là, à la première vue de l’ennemi, prendront le même parti. » Le lendemain, le représentant Letourneur écrivait à ses collègues Garnier et Le Carpentier : « Je n’ai bientôt plus d’armée à Mayenne. Tant que l’ennemi n’a pas paru, ils étaient bien disposés. Dès qu’ils ont entendu parler de lui, ils ont tous fui. J’avais encore hier environ dix mille hommes ; à présent je n’en ai pas deux. Les bataillons d’Alençon, d’Argentan et tous les désorganisa leurs, officiers et soldats, s’en vont comme des lâches. »

Garnier (de Saintes), alors à Rennes, était forcé d’avouer : « Il faut vous dire tonte ma pensée : je ne vois de vraiment révolutionnaire dans leur conduite que les brigands que nous combattons. Nous sommes loin d’avoir leur énergie. »

C’est dans de pareils mécomptes qu’il faudrait chercher, s’il était possible d’en trouver, des excuses à de féroces mesures comme celles du général en chef Rossignol, écrivant le 28 novembre au ministre de la Guerre : « Autant on m’amène de chouans brigands, autant j’en envoie au Père éternel », et demandant au Comité de salut public de lui déléguer le citoyen Fourcroy, vu « son talent en chimie », pour détruire plus sûrement les rebelles ; comme celle de Santerre, s’écriant : « Des mines, des mines à force, et tomber dessus » ; comme celle de Westermann, requérant six livres d’arsenic dans une voiture d’eau-de-vie ; comme celle du Comité de salut public lui-même, arrêtant, le 1er novembre : « Toute ville qui recevra dans son sein des brigands ou qui ne les aura pas repoussés avec tous les moyens dont elle est capable sera punie comme une ville rebelle, et en conséquence elle sera rasée, et les biens des habitants seront confisqués. »

La Grande Armée avait cependant contre elle tout ce que la République comptait quand même de généraux expérimentés et de soldats courageux, et elle se laissa encercler par eux en allant assiéger une forteresse dont sa pénurie de moyens lui interdisait l’accès.

 

 

Après sa victoire d’Entrammes, elle se reposa trois jours à Laval, puis se dirigea, le 1er novembre 1793, vers les bords de la Manche.

Au sortir de Laval, elle devait filer directement sur Vitré et Rennes ; mais, par suite d’une étrange erreur, Stofflet l’engagea inopinément sur la route de Mayenne et Fougères, doublant ainsi le chemin à parcourir.

C’était d’autant plus regrettable, que le sort des chemineaux vendéens ne s’était point amélioré. Hommes, femmes et enfants marchaient en désordre, sans tenir grand compte des divisions rétablies. La boue, la pluie, le froid, le manque de chaussures, de vêtements, de nourriture et d’abris, les blessures des derniers combats et les angoisses de la situation développaient les germes de terrassantes maladies. Dans ces conditions, il semblait facile à l’adversaire de déchaîner la suprême débâcle, et Westermann en guettait férocement l’occasion.

Mais, en tête de la gigantesque et funèbre procession, marchaient sept à huit mille hommes dont l’ardeur était intacte, et cela suffit pour permettre à la Grande Armée de conserver ce nom et de l’illustrer encore.

Le 1er novembre, elle entre sans coup férir à Mayenne, les dix-sept mille réquisitionnaires du général Lenoir ayant fui à son approche. Le 2 novembre, tambours, drapeaux et canons en tête, elle file vers Fougères, culbute en une minute, à Arnée, les six cents chasseurs d’Imbert, emporte les retranchements élevés entre la Pellerine et Fleurigné, puis enveloppe Fougères, que défend, avec six mille cinq cents hommes, le général Brière. Tandis que les cavaliers de Talmont et de Forestier franchissent les levées de terre où s’abritent les bataillons du Calvados, de la Côte-d’Or et du « Contrat social », le gros des combattants, conduit par de Boisguy, envahit la ville, sabre jusqu’aux fond des caves les grenadiers de Coutances, massacre les patriotes aux cheveux ras qui se sont parjurés en reprenant les armes contre leurs libérateurs, et disperse toute l’armée de Brière, qui va jusqu’à Vitré, jusqu’à Rennes, jusqu’à Avranches, jeter l’épouvante. « Au moment où l’on voulait fusiller quelques prisonniers, raconte Mme de Bonchamps, je courus sur le lieu de l’exécution. Il me semblait que mon nom me donnait le droit et le pouvoir de prévenir cette barbarie. Je rappelai les dernières paroles de Bonchamps. Je menaçai l’officier de le faire justement fusiller lui-même s’il commettait une action si lâche, si cruelle et si contraire aux droits de la guerre. Les prisonniers, en apprenant que j’étais la veuve du héros que pleurait l’armée, m’en lourèrent et se jetèrent à mes pieds. J’obtins pour eux ce que je demandais. Combien je remercie Dieu de ce succès, qui fut pour moi la première consolation que je reçus ! » De fait, soit en raison de cette intervention, soit en raison de celle d’une autre femme, la sœur de Chateaubriand, soit en raison de la magnanimité de La Rochejaquelein lui-même, on libéra ce jour-là huit cents prisonniers ; et de Beauvais rapporte qu’on leur distribua du pain, alors que bien des paysans vendéens en manquaient. Les royalistes et les suspects qui remplissaient les prisons du château furent aussi remis en liberté. C’est alors que mourut Lescure ; son corps, placé dans un cercueil en forme de caisson, suivit le train d’artillerie jusqu’à Avranches.

D’autres convois, presque aussi funèbres, l’escortaient : les convois des blessés qui, cahotés et souvent trempés jusqu’aux os sur de misérables charrettes, manquaient de soin, de linges, de médicaments, et semaient la route de hâtifs tombeaux. Leur sort était, du reste, encore meilleur que celui des blessés laissés à Fougères. Une députation de vingt-trois Vendéens avait été envoyée aux représentants du peuple pour réclamer leur grâce au nom de l’humanité. Ces parlementaires furent arrêtés, et les soldats de Canuel massacrèrent dans leurs lits d’hôpital les hommes et les femmes : « Notre armée de Fougères, écrivirent le 1er frimaire les administrateurs de l’Orne, a donné aux traînards et aux malades de l’armée brigantine des passeports pour aller au diable... »

De Fougères, l’armée devait gagner Rennes, capitale de la Bretagne et dépôt d’une énorme quantité de munitions et d’approvisionnements. La Rochejaquelein, Stofflet et presque tous les paysans le désiraient d’autant plus, que les fruits à cidre dont on devait se nourrir et les campements de nuit sous les pluies glaciales de novembre développaient la dysenterie et des fièvres exigeant un repos réparateur. Mais d’autres considérations prévalurent au conseil : douze mille Bretons, Manceaux et Normands avaient déjà rallié le drapeau blanc, parmi lesquels ce Georges Cadoudal, dont l’élan faisait dire à Stofflet :

« Laissez passer cette tête carrée ; si un boulet ne l’arrête pas, je vous jure qu’elle ira loin. »

On voulait drainer le pays plus largement encore pour multiplier les recrues. De nouveaux messagers : Prigent, qui trahissait secrètement l’armée vendéenne en dévoilant ses plans au conventionnel Boursault ; MM. de Freslon et de Bertin, qui faisaient cependant des réserves sur la duplicité anglaise, apportaient en outre la promesse du concours de Georges III et de ses ministres, Pitt et Dundas : l’armée n’avait qu’à se porter à Granville, où s’opérerait un débarquement. À Granville, pensaient les Vendéens, les femmes, les enfants et les invalides trouveraient enfin un sûr asile sous la protection des alliés, et la Grande Armée, libre de ses mouvements, pourrait alors remporter en Bretagne de décisifs avantages. Le siège du port de guerre de Granville était sans doute une entreprise hasardeuse, et les paysans y répugnaient d’instinct ; mais le capitaine du génie d’Obenhein, fait prisonnier à Fougères et introduit au conseil par son ancien camarade Bernard de Marigny, affirmait qu’il était facile de s’en emparer et en indiquait les moyens. Ces renseignements étaient faux, et ces encouragements perfides : les Vendéens ignoraient que d’Obenheim fût, lui aussi, un traître.

Ils prirent, le 6 novembre, la route d’Antrain et de Dol.

 

 

Sur les bords de la Manche, les autorités républicaines s’apprêtaient, avec une hâte fébrile, à les exterminer.

Cherbourg et Granville venaient d’être mis en état de siège. Les généraux Sépher et Rossignol réunissaient les forces de la Manche, du Calvados et de l’Ille-et-Vilaine. « Je fais tous mes efforts pour détruire tout ce qui attente à la liberté, écrivait Rossignol ; mais il y a encore des hommes humains, et en révolution c’est un défaut. »

À Saint-Lô, les conventionnels Laplanche et Le Carpentier faisaient tirer d’heure en heure le canon d’alarme. Dans le Morbihan et les départements voisins, Prieur (de la Marne), chargé spécialement par le Comité de salut public d’« électriser les âmes » et de « frapper un grand coup », déployait une activité que son illumination maçonnique explique à merveille.

« Je crois encore le voir galopant devant mes yeux, rapporte le mémorialiste Grille, à travers les canons, les affûts, les ambulances, faisant toutes sortes de rêves sur les destinées de la République. Il la voyait conquérante et triomphante à Rome, à Vienne, à Londres même et à Constantinople... Il montait sur les murs, les décrétait libres et renversait partout les tyrans et les trônes ; il faisait prendre aux nations la cocarde tricolore et le bonnet rouge. Non seulement, selon lui, les hommes sur tout le globe étaient avides de se rallier à nos couleurs, d’embrasser nos principes, mais les enfants étaient séduits par nos chansons patriotes ; les femmes se jetaient à nous corps perdu ; la France était la nourrice du genre humain, la marraine des libertés, et Paris une Delphes nouvelle où allaient se concentrer les modernes amphictyons et s’enflammer toutes les intelligences. »

Ce prophète à l’« âme de braise » avait écrit de Vannes, le 24 octobre, à son collègue Pocholle : « Puissions-nous bientôt danser ensemble la Carmagnole ! mais il nous faut la faire danser aux ennemis auparavant. » Et il organisait autour d’eux une effrénée sarabande. Vergnes et Rossignol étaient sommés de lui fournir tous les moyens d’exterminer les brigands qui souillaient la République. « Appelez près de vous les ouvriers de tous les métiers, ordonnait-il aux administrateurs du Finistère ; mettez en réquisition les vêtements et autres objets d’équipement qui se trouvent chez les particuliers et chez les marchands ; que tout se meuve, que tout travaille ; que les femmes mêmes ne restent pas oisives. Il faut à nos défenseurs des chemises, des gilets, des culottes, des habits. Étouffons les brigands, si nous ne pouvons les exterminer autrement ; mais que, sous un mois, il n’en existe plus ! » Secondé par Turreau et Bourbotte, il eut bientôt suscité quatre-vingt mille soldats patriotes, et déjà il ne doute plus du résultat : « Le moment de la vengeance approche, annonce-t-il le 11 novembre. De tous les points, des forces redoutables s’avancent : des troupes disciplinées du département de la Manche menacent déjà les rebelles ; l’armée de Mayence est en marche ; celle des Côtes-du-Nord s’ébranle ; tout est en mouvement. » Tout, en effet, était en mouvement ; mais si Prieur et ses pareils avaient la faculté de guillotiner les suspects et d’armer les patriotes, il n’était pas en leur pouvoir de forger des âmes capables de dompter les âmes vendéennes.

 

 

An départ de Laval, le 6 novembre, Stofflet, qui ne voulait point de l’expédition de Granville, avait essayé d’entraîner la Grande Armée vers Rennes ; il avait même, avec son avant-garde, poussé jusqu’à la capitale bretonne, dispersé les troupes épouvantées du général Brière et sillonné la ville d’une traînée de sang. Mais il dut rejoindre, par Antrain, l’armée vendéenne, qui entra à Dol le 8 au soir.

Le 11, La Rochejaquelein occupa Pontorson, où furent laissés Lyrot et Verteuil, chargés de barrer la route à Rossignol. Le 12, on franchit la Selune, dont le pont fut gardé par Jean Chouan, et on arriva sur le plateau d’Avranches. Derrière les abatis d’arbres qui obstruaient la route et les vieilles murailles de la cité, veillaient huit cents troupiers et cinq à six mille réquisitionnaires, commandés par l’adjudant-général Vachot ; tous s’enfuirent aux premiers coups de feu, et Avranches abrita une partie de la Grande Armée. Sur les places publiques, on alluma de grands feux autour desquels se réchauffèrent les blessés, les femmes et les enfants ; on mit en perce des tonneaux de cidre, et on tua des vaches de Normandie. Comme d’ordinaire, la foule envahit les églises, où l’abbé Bernier prêcha contre le pillage. Aux prisons, les détenus politiques furent délivrés, et les cavaliers de Forestier allèrent ouvrir les portes, au Mont Saint-Michel, à des centaines de prêtres et de nobles. Puis La Rochejaquelein, laissant à Avranches Royrand, Fleuriot et Rostaing, se dirigea le 14 novembre vers Granville avec vingt mille hommes.

La garnison de Granville était quatre fois moins forte ; mais il suffit de jeter les yeux sur une carte pour se rendre compte que les paysans vendéens, privés de tout matériel de siège, couraient à un échec quasi certain. La place forte est située sur un haut promontoire complètement séparé du continent par des remparts percés d’une seule porte : il fallait au moins des échelles pour les escalader, et les assiégeants n’en avaient que de trop courtes.

Ils comptaient cependant sur leur élan, et la faute initiale du conventionnel Le Carpentier faillit leur assurer la victoire.

Le Carpentier vint, en effet, au-devant des Vendéens avec les deux tiers de la garnison. Stofflet et ses hommes d’élite eurent tôt fait de les cerner, de les écraser et de les rejeter vers la ville dans un inexprimable désordre. Telle fut même la fougue des Vendéens, que plusieurs pénétrèrent à la suite des fuyards dans la forteresse, où ils furent massacrés.

Les assiégeants occupèrent le faubourg Saint-Nicolas et, de maisons en maisons, de clôtures en clôtures, s’établirent autour des fossés même de la place. Leurs balles tombent dru comme grêle dans les rues voisines des remparts, et leurs canons de campagne essayent de réduire au silence les batteries républicaines. Comme le tir ne produit aucun effet, Stofflet, la nuit venue, propose d’incendier la ville en tirant à boulets rouges. Mais La Rochejaquelein veut la prendre d’assaut, et il entraîne les plus intrépides aux pieds des remparts. Là, Forestier et les Suisses, Jambe-d’Argent, Allard, d’autres encore, piquent leurs baïonnettes dans les murs, les relient avec des cordes, et façonnent ainsi, sous le feu de l’ennemi, de branlantes échelles qui leur permettent d’escalader les remparts. Forestier y parvient le premier ; mais il est aussitôt précipité en arrière, et les canonniers-marins postés sur les murailles redoublent d’énergie. Parmi eux, on voit des femmes et des enfants qui apportent de la grève de durs cailloux destinés à remplacer les projectiles manquants ; et comme Le Carpentier demande aux marins s’ils pourront tenir encore longtemps :

« S... nom... ! lui répondent-ils, fais ton métier aussi bien que nous ferons le nôtre ! »

Le conventionnel s’attire aussi cette réplique de la part de tirailleurs qu’il engage à s’abriter derrière les épaulements :

« Représentant, ménage-toi, si cela te convient ; mais nous ne t’imiterons pas. Dans Royal-Goudron, on ne connaît d’autre bastingage que la peau du ventre. »

Si les Granvillais se défendirent ce jour-là avec un héroïsme qui mérite tous les éloges, il semble établi que la bravoure de Le Carpentier brilla d’un éclat... beaucoup moins vif. Il apparut un instant aux batteries, non pas à cheval et au milieu d’un brillant cortège, comme l’a représenté le peintre Orange au Salon des Artistes français de 1909, mais sans panache, sans insignes, avec toutes les précautions de la prudence. Il préférait se tenir dans les rues du nord, derrière l’église, voire dans certaines caves bien garnies ; il donna l’ordre de préparer pour sa fuite une barque que les canonniers, attentifs, avaient d’ailleurs juré de couler au bon moment. Les défenseurs de la batterie de l’Œuvre, décimés par les assiégés et sur le point de plier, lui faisaient savoir que la présence d’un chef suffirait à ranimer leur courage :

« Mon ami, dit-il au messager, je te fais capitaine, va les encourager toi-même ! »

Révolté d’une si honteuse lâcheté, un officier municipal, Clément Desmaisons, ceignit alors son écharpe et courut se faire tuer sur les remparts, aux côtés de la Granvillaise Julienne Le Vigoureux.

Le conventionnel accomplit pourtant ce jour-là un acte d’énergie : il ordonna d’incendier les faubourgs de la rue des Juifs et de l’Hôpital, d’où les Vendéens tiraient trop facilement sur la ville. Munis de torches, l’adjudant-général Vachot et vingt-cinq chasseurs sortirent de la ville à la faveur des ténèbres et parvinrent à accomplir la sinistre besogne ; mais les flammes, poussées par un violent vent d’est, se communiquèrent à la ville elle-même et menacèrent de la transformer en un immense brasier. Tandis que les Granvillais s’efforcent de préserver leurs demeures, les Vendéens contournent les rochers du littoral et sont sur le point de forcer la ville. Un déserteur républicain, encore vêtu de son uniforme blanc, pousse ce cri d’alarme :

« Fuyons, nous sommes trahis ! »

À la lueur des incendies, qui exagèrent encore à leurs yeux terrifiés l’épaisseur des murailles et la puissance des batteries dont ils aperçoivent maintenant les silhouettes, les paysans se laissent gagner par l’épouvante, n’écoulent plus la voix de leurs chefs et se retirent à travers les décombres des faubourgs. L’assaut nocturne avait échoué.

Le lendemain, La Rochejaquelein résolut de porter son principal effort du côté du port, où la marée basse, laissant la grève à sec, permettait d’atteindre un rocher qui dominait la ville. Les gars de Stofflet se rendirent maîtres des quais, et bientôt une centaine de paysans bondirent sur les remparts. Percée d’un large trou par les canons, la porte de la ville allait livrer passage aux Vendéens. Mais la trahison veillait encore et fit répandre le bruit qu’une armée ennemie arrivait au secours de la ville. Pris entre le feu des chaloupes-canonnières qui, du port, leur lancent des boulets jumeaux enchaînés, et le feu des remparts qui devient intense, les mille braves menant seuls ce nouvel assaut désespérèrent de l’emporter. Le 15 novembre, à 3 heures de l’après-midi, La Rochejaquelein dut lever le siège. L’armée se précipitait vers Avranches, persuadée que les Anglais l’avaient attirée dans un infâme guet-apens et que ses chefs eux-mêmes complotaient de l’abandonner. Un millier de cadavres couvraient maintenant le théâtre de la lutte.

Dans leur sortie du lendemain, les garnisaires de la place y ajoutèrent ceux de dix-sept blessés qu’ils massacrèrent au château de Grainville. Varin, qui parcourut le pays avec son ami Le Carpentier, écrivit ces lignes féroces dans leur ignominie : « Les alentours de la ville sont libres de ces gueux... Que de cadavres ! Des évêques (?), des curés, des ci-devant, des paysans fanatisés, des bourgeois suffisants, tout cela était étalé comme des morues. Quelles figures ! Tous les vices y étaient peints. » – Varin fut pourtant décoré, en 1814, de l’ordre du Lys...

 

 

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XXII

 

LES DERNIÈRES VCTOIRES D’OUTRE-LOIRE – DOL ET ANTRAIN

 

(16-22 novembre 1793)

 

Stofflet à Villedieu (17 novembre). – La retraite sur Pontorson : défaite du général républicain Tribout (18 novembre). – Arrivée à Dol (20 novembre). – Approche des quatre armées républicaines. – Le général en chef Rossignol à Antrain. – Dol cerné par trente mille baïonnettes. – La nuit du 20 au 21 novembre : surpris, marquis de Westermann. – Le système « activement défensif », de Kléber. – L’armée d’Angers se précipite sur Dol. – Panique vendéenne. – La charge des Poitevines. – La Rochejaquelein contre Marceau. – La retraite des Bleus. – Nouveaux combats du 22 novembre. – Westermann vaincu à Baguer-Pican. – Le triomphe d’Entrammes.

 

De retour à Avranches, la Grande Armée était désormais dominée par une idée fixe, invincible : retourner en Vendée. Beaucoup de ses chefs n’avaient point perdu l’espoir de soulever la Normandie ; et même, dès le lendemain (17 novembre), Stofflet put entraîner jusqu’à Villedieu, à six lieues au nord d’Avranches, huit cents hommes d’élite qui en chassèrent les patriotes et s’y livrèrent à de sanglantes représailles. Mais cela ne servit qu’à rendre plus sûre la retraite qui s’imposait.

Le 18 au matin, on reprit donc la route de Pontorson. Accusés d’avoir cherché à s’embarquer nuitamment pour Jersey, Talmont et de Beauvollier affirmèrent qu’ils avaient simplement voulu favoriser la fuite de quelques femmes d’émigrés, et tous les officiers jurèrent de ne jamais se séparer ; les soldats, de leur côté, renouvelèrent le serment d’obéissance. C’est qu’il leur fallait plus que jamais être unis pour briser les formidables barrages qu’avaient accumulés derrière eux les forces républicaines.

La veille (17 novembre), Tribout était arrivé à Pontorson avec quatre mille hommes et dix canons. Si ce chef, au lieu de se porter en avant, en rase campagne, s’était retranché sur les Lords escarpés du Couesnon, derrière les marais que traversait seule une chaussée facile à défendre, il aurait soutenu assez longtemps le choc de l’ennemi pour laisser à Rossignol le temps de l’appuyer, et alors le sort des armes eût sans doute été changé ; mais Tribout, passé en deux jours du grade de tambour-major à celui de général, ne devait cette faveur qu’au sans-culottisme qui lui avait fait épouser, au pied de l’arbre de la liberté, une comédienne du théâtre de Brest. Le 18 au soir, il livra donc sa troupe à l’enveloppement des Vendéens, qui s’avançaient au clair de lune, sur la route d’Avranches, bien résolus à écraser l’ennemi pour passer la nuit à Pontorson. En deux minutes se produisit un décisif corps à corps : les républicains, débandés, furent poursuivis à la baïonnette dans les marais, et la chaussée se couvrit de leurs cadavres. La longue rue de Pontorson, encombrée de caissons et de drapeaux abandonnés, présenta bientôt à son tour un spectacle que Mme de La Rochejaquelein décrit ainsi : « On ne voyait que morts ; ma voilure passait par-dessus. Il était nuit ; nous sentions les secousses, et les roues cassaient les os de ces cadavres : ce bruit horrible ne sortira jamais de ma tête. Comme le combat était à peine fini, on n’avait pas eu le temps de ranger les cadavres. Quand je fus pour descendre de voiture, on fut obligé d’en retirer un, sans quoi je mettais les pieds sur sa poitrine ; dans un seul pré, à droite, il y en avait cent soixante. »

Tribout, qui avait perdu trois à quatre cents hommes, quatorze canons et une grande quantité d’approvisionnements, ne fut que provisoirement suspendu de ses fonctions. Pouvait-on sacrifier un sans-culotte qui, avant de s’enfuir, avait fait fusiller cinquante prisonniers ; qui, peu de jours avant, avait immolé huit cents paysans traqués dans les campagnes par le général Sépher, ancien bedeau de Saint-Eustache, et le conventionnel Laplanche, moine défroqué ? Conduits deux par deux sur la côte de Champ-Jonc, ces huit cents malheureux, parmi lesquels beaucoup de blessés, de femmes et d’enfants, avaient été livrés durant cinq quarts d’heure à la fusillade de trois bataillons.

« Crie : Vive la République ! dit Laplanche à une femme blessée au cou, au bras et à la cuisse, que le fossoyeur avait retirée du monceau de cadavres.

– Jamais ! répondit la Vendéenne ; qu’on m’achève plutôt ! »

 

 

La Grande Armée se reposa à Pontorson le 19 novembre. Mais il importait de se hâter, pour dérouter les plans de l’ennemi. La nuit suivante, La Rochejaquelein partit donc, presque seul, en éclaireur, au risque de se faire tuer par les patrouilles ennemies qui l’entourèrent un moment ; et l’armée tout entière arriva de grand matin à Dol, où elle passa vingt-quatre heures. La plupart des soldats couchèrent, faute d’abris suffisants, sur la terre nue ; de grandes dames, couvertes de boue et à peine chaussées de pantoufles pourries, s’étendirent sur les planches à côté de femmes du peuple : elles faisaient elles-mêmes leur soupe et s’attroupaient autour d’un chaudron pour y puiser quelque morceau de viande. Elles se restauraient ainsi pour le gigantesque combat de deux jours dont l’heure allait sonner.

Quatre armées républicaines se concentraient à quelques lieues de là.

Réorganisée et forte de seize mille hommes, l’armée d’Angers était arrivée à Rennes le 15 novembre et comptait bien se venger de son désastre d’Entrammes. Elle comprenait trois divisions commandées, la première, par Kléber, Bouin de Marigny, Marceau et Canuel ; la seconde, par Müller, Danican et Westermann ; la troisième, par Klinger. Le général en chef Chalbos venait d’être remplacé par Rossignol, placé à la tête de toutes les armées républicaines de l’Ouest. Ce généralissime, dont il n’est plus nécessaire de marquer la ronflante incapacité, était éclairé par les lumières des représentants Prieur (de la Marne), Bourbotte, Turreau, Esnue-Lavallée, Boursault et Pocholle, prodigues de bons conseils aux chefs militaires. À Rennes, écrit sans façon Kléber, leur conseil de guerre « fut une vraie pétaudière ; jamais je n’avais vu une collection de mâchoires plus complètes ».

À la nouvelle du siège de Granville, ces pourfendeurs de brigands ne doutèrent plus du triomphe : ils allèrent poster l’armée à Antrain, en occupant le front Avranches-Fougères, de façon à empêcher les Vendéens de redescendre directement vers le sud.

Pendant ce temps, les six mille hommes du général Sépher, venus de Cherbourg, et les quatre mille hommes du général Tribout, venus de Dinan, s’établissaient à Avranches et à Dol. Ainsi resserrés au fond de la baie du Mont-Saint-Michel dans un cercle de plus de trente mille baïonnettes, les Vendéens semblaient voués à l’anéantissement définitif.

Le 18, nous l’avons vu, Tribout fut vaincu à Pontorson ; mais cette défaite ne compromettait rien, et, sur l’avis de Kléber, l’armée républicaine s’établit en camp retranché au nord d’Antrain, entre les routes de Dol et d’Avranches.

L’indépendante témérité de Westermann servit encore une fois la cause vendéenne. Apprenant, le 20 novembre, que les transfuges se dirigeaient de Pontorson sur Dol, Westermann voulut en effet se précipiter à leur poursuite et brusquer ainsi le dénouement. Avec Bouin de Marigny, trois mille fantassins et deux cents chasseurs, il traversa Pontorson et arriva le soir en vue de Dol, où les Vendéens se croyaient en sécurité. Le 21, à 1 heure du matin, cette troupe se mil silencieusement en marche, trompa les avant-postes en répondant : « Royalistes ! » au qui-vive des sentinelles, et commença, dans les rues mêmes de la ville, son œuvre de mort. Le drame de Châtillon alla se renouveler...

Les Vendéens, heureusement, ne dormaient que d’un œil, les armes à la main. Aux premiers coups frappés par les hussards républicains, mille cris percèrent la nuit :

« Aux armes ! voilà les Bleus ! »

Et aussitôt l’armée entière fut sur pied. La Rochejaquelein, Forestier, Dehargues, suivis par les plus braves, s’élancent contre les envahisseurs, que tant de promptitude déconcerte et qui doivent bientôt rétrograder en désordre vers Pontorson.

Cette alerte eut, en faveur des Vendéens, un double résultat : elle les amena à prendre sans délai d’urgentes dispositions de combat, et elle força l’ennemi à improviser de nouveaux plans.

Averti, à 5 heures du soir, de la présence des Vendéens à Dol, Kléber résolut de les y bloquer par un système « activement défensif ». Représentants du peuple et généraux acceptèrent l’idée, ordonnèrent de détruire autour de la ville les chemins et les ponts, de créer pour leurs différents corps, de Pontorson à Dinan, de solides positions de retraite, et d’assurer ainsi leur marche lente, mais progressive et fatalement victorieuse. Or, à 9 heures du soir, les messagers de Westermann annoncèrent qu’il attaquait et qu’il fallait par conséquent se porter d’Antrain sur Dol. Tout fut changé, et, d’enthousiasme, aux cris de : « Mort aux brigands ! » l’armée d’Angers partit à la rescousse.

La situation des Vendéens était à coup sûr excessivement périlleuse. Épuisés par deux combats, ils allaient être attaqués par des troupes fraîches aussi nombreuses qu’eux-mêmes, et ils n’avaient comme ligne de retraite que les marais du littoral. Mais La Rochejaquelein était là.

Forestier, envoyé à la découverte, a informé le généralissime de l’approche d’une nombreuse armée. Les non-combattants reçoivent aussitôt l’ordre d’évacuer les maisons et de se ranger, en quatre ou cinq lignes, de chaque côté de la large rue de Dol. Au milieu, sont formés en longues files les bagages, les chariots et l’artillerie de rechange. Entre les femmes et les canons, se tiennent les cavaliers, sabre à la main, prêts à déboucher. Toutes ces mesures, qui semblent préparer les funérailles de la Grande Armée, sont prises dans de glaciales ténèbres précédant peut-être celles du tombeau. Pour ranimer les cœurs, vingt tambours remontent la rue de la cité, battant la charge suprême.

Le long de cette rue en pente, qui domine la route de Dinan, les fusées sifflantes des obus, les feux follets et le crépitement de la fusillade, l’âcre odeur de la poudre, annoncent que l’action s’engage : c’est Marceau qui, à 4 heures du matin, arrive d’Antrain et se heurte, entre la Boussac et le Vieux-Viel, à l’avant-garde vendéenne. À l’entrée de la ville, on crie soudain :

« En avant la cavalerie ! Vive le roi ! »

Et soixante mille voix d’hommes, de femmes, d’enfants, répètent à l’unisson : « Vive le roi ! » Tout ce peuple en détresse communie dans le même amour proscrit et clame furieusement l’inébranlable fidélité contre laquelle se briseront, comme sur un roc superbe, les phalanges républicaines. Dien lui-même ne combat-il pas avec ses soldats en soulevant, des marais d’Antrain, un épais voile de brouillard qui empêche les premières lignes de combattants d’apercevoir un spectacle de nature à les terrifier ?

En avant de la ville, on a amené, en effet, une charretée de pain, et les paysans, affamés, ne peuvent résister au désir de reculer pour s’en nourrir. D’autre part, des cavaliers sont partis vers les caissons de réserve et en rapportent au galop des munitions. Déjà serrés de près par le feu très violent des soldats de Marceau, les paysans s’imaginent qu’ils sont tournés, qu’ils vont être frappés par derrière, et ils commencent à battre en retraite. C’est en vain que de Beauvais leur montre qu’ils vont au massacre ; que La Marsonnière ordonne à ses canonniers de faire un feu d’enfer pour leur rendre courage ; que le brave Meunier, de Cholet, roue de coups les fuyards et en tue même trois de sa propre main : la panique est déchaînée, et la plus grande partie de l’armée, comme un réservoir dont on a rompu la digue, reflue à travers la ville. On hurle que La Rochejaquelein est mort, que l’on est perdu. La multitude affolée des femmes et des enfants se mêle au torrent des fuyards. Des agonisants, qui ont pu se traîner quelques pas, sont foulés aux pieds. Aux carrefours, contre les charrettes dont les bêtes d’attelage sont étouffées, s’entassent les cadavres. Mme de Lescure est poussée au milieu de centaines de cavaliers qui semblent vouloir se reformer, mais qui fuient comme les autres en clamant :

« À la mort, les braves ! à la mort ! »

C’était, en effet, la course à la mort, et Stofflet, Marigny, Dehargues, Donnissan, d’Autichamp, ne réussissent ni par prières, ni par menaces, ni par violences, à arrêter la débâcle.

Cependant un jeune homme de seize ans, Duchesne de Denant, aide de camp de Talmont, fatigué de frapper les fuyards à coups de sabre, interpelle une femme qu’il ne connaît pas :

« Que les femmes s’arrêtent, lui crie-t-il, et qu’elles empêchent les hommes de fuir ! »

Cette femme, qui est Mme de Lescure, se place aussitôt à ses côtés et parvient, à force d’exhortations passionnées, à renvoyer au combat quelques soldats. L’un d’eux, le jeune Montignac, qui lui est redevable de la vie, lui dit en la voyant :

« Vous êtes ma libératrice, je ne vous quitte pas ; nous périrons ensemble.

– Ce n’est pas ici que vous devez être, répond l’illustre marquise ; si vous n’êtes pas un traître, allez vous battre !

– Mais je n’ai plus d’armes !

– Malheureusement, nos soldats jettent assez de fusils pour que vous en trouviez. »

Et Montignac, ramassant un fusil, retourne se battre.

À quelque distance de là, Marigny a réuni une poignée de braves, et il s’élance, lui aussi, du côté de l’ennemi :

« Hé bien ! les Poitevines, crie-t-il aux femmes qu’il rencontre, serez-vous aussi lâches que les hommes ?

– Non, monsieur, répondent-elles. Marchez devant nous, nous vous suivrons ! »

Elles ramassent alors des fusils, et Marigny, mettant pied à terre, s’avance au combat à la tête d’un bataillon de femmes et d’enfants. À côté d’une femme de chambre qui a enfourché un cheval pour crier de plus haut : « En avant, les Poitevines ! en avant ! en avant ! » s’agite la vieille marquise de Donnissan, qui croise Stofflet, Stofflet lui-même, et lui fait rebrousser chemin. Sur la route de Saint-Malo, la veuve de Bonchamps supplie les soldats de son mari de ne point déshonorer sa mémoire. Des prêtres saisissent la bride des chevaux et n’hésitent point à menacer de mort les déserteurs de la cause de Dieu et du roi. Monté sur un tertre et élevant son crucifix au-dessus de la foule épouvantée, le curé de Sainte-Marie-de-Hé, l’abbé Doussin, prononce de retentissantes paroles :

« Mes enfants, je marcherai à votre tête avec la croix. Que ceux qui veulent se battre se mettent à genoux, je vais donner l’absolution. S’ils tombent, ils iront en paradis ; mais, pour les poltrons qui abandonnent leur Dieu, leur famille, point d’absolution ; ils mourront également, mais ils iront en enfer ! »

Voilà comment il fallait parler aux Vendéens. Bientôt deux mille d’entre eux suivent le prêtre en criant :

« Allons au paradis ! Vive le roi ! »

Au chant du Vexilla Regis, toute l’armée se rallie enfin, et comme, là-bas, au-delà du rideau de brouillard, on entend La Rochejaquelein, Talmont et leur avant-garde invaincue continuer le combat, on s’élance à leur secours, et toutes les cloches de Dol, tous les tambours de l’armée, tous les cœurs palpitants à l’unisson de celui de M. Henri, qui n’a point désespéré, battent de nouveau une formidable charge.

Avec huit cents hommes d’élite, La Rochejaquelein et Talmont se sont en effet retranchés derrière le ravin que Marceau devait franchir pour atteindre Dol, et ils soutiennent, comme s’ils étaient huit mille, un feu enragé contre les républicains. Ceux-ci, croyant toujours avoir en face d’eux l’armée vendéenne, n’osent forcer l’obstacle. Un moment La Rochejaquelein faiblit, et, résolu à ne point survivre à l’inévitable défaite, il s’avance, les bras croisés, sous le feu d’une batterie ennemie ; mais la mort ne veut pas de lui, et Talmont, Beauvais, Allard, Désessarts, de Boisguy, Jean Chouan, l’entourent frémissants.

« Qui m’aime me suive ! leur crie-t-il. Si je suis pris par les Bleus, ce ne sera pas vivant. Que Dieu me protège ! »

Et ils s’élancent tous contre les phalanges de Marceau.

C’est à ce moment que débouche la Grande Armée, qui jette dans la division de Müller, venu au secours de Marceau, une confusion d’autant plus complète, que Müller et plusieurs officiers de son état-major sont en état d’ivresse. Rossignol, Kléber et Marceau décident alors de réorganiser vers le Lois de Trans leurs troupes, qui y rétrogradent d’elles-mêmes.

Exténués par cinq heures d’angoisses et de combats, les Vendéens ne pouvaient songer à compléter leur victoire, et ils rentrèrent à Dol pour y jouir du court répit que devait leur laisser l’adversaire. Les vivres et les munitions manquaient ; mais l’enthousiasme était revenu, et l’immensité elle-même du péril ne pouvait plus que déterminer l’explosion d’héroïsme qui allait, dès le lendemain matin, renouveler le triomphe d’Entrammes.

 

 

Le 21 novembre au soir, les généraux républicains et les représentants du peuple, revenant à leur plan de défensive active, décidèrent de se retrancher autour d’Antrain. Westermann, qui avait d’abord reçu l’ordre de se reporter de Pontorson sur Dol pour y achever la destruction des Vendéens, fut avisé d’attendre de nouvelles instructions.

Mais, selon son habitude de corbeau abattant des noix, Westermann ne put refréner son ardeur, et, quittant Pontorson à minuit, il arriva à 4 heures du matin, le 22 novembre, au village de Baguer-Pican.

La générale bat alors dans la ville de Dol, et la Grande Armée se reforme. La Rochejaquelein la divise en trois corps : à l’aile droite, vers la route de Dinan, Marigny et Beauvollier ; au centre, sur la route d’Antrain, Stofflet et Talmont ; à l’aile gauche, sur la route de Pontorson, Donnissan, Désessarts, Lyrot et lui-même, car il croit que c’est par là que le danger est le plus pressant.

Il prend hardiment l’offensive, et de Beauvais va couronner d’artillerie les hauteurs de Baguer-Pican. Les soldats de Westermann opèrent un mouvement pour se mettre à couvert ; aussitôt les paysans fondent sur eux avec fureur et les repoussent à une lieue de là. Westermann, fait prisonnier, n’est arraché de leurs mains que tout ensanglanté, et leur cavalerie achève la déroute des Bleus jusqu’à Pontorson et jusque vers la grève du Mont-Saint-Michel, où plusieurs s’engloutissent.

Mais Kléber et Marceau, accompagnés par les représentants Prieur (de la Marne) et Bourbotte, s’avancent au centre avec un superbe régiment de l’armée de Brest, l’ex-régiment de la Reine. Ce régiment ne veut même pas brûler une amorce et se replie. Kléber fait appeler la brigade de Canuel, composée en partie d’excellents bataillons mayençais, et, derrière cette avant-garde, se déploient toutes les colonnes de l’armée républicaine.

Stofflet, Talmont et La Rochejaquelein, – débarrassés de Westermann, – s’avancent à leur rencontre. Les paysans, presque démunis de cartouches, ne doivent tirer qu’à bout portant.

« Camarades, crie M. Henri à ceux qui l’entourent, suivez-moi ! mais deux mille hommes seulement. Que les autres restent au port d’armes pour parer à toute éventualité. »

Avec sa colonne d’agression, il brise l’aile droite des républicains. Rossignol, Müller, Marceau, Kléber, Prieur, Bourbotte, veulent reformer les rangs et font battre la charge ; mais les cris de : « Mort aux Bleus ! Vive le roi ! » poursuivent, de retranchements en retranchements, les grenadiers mayençais qui, les baïonnettes dans les reins, sont refoulés jusqu’à Antrain, où Marceau essaye de garder le pont du Couesnon.

À peu près privés de nourriture depuis quarante-huit heures et fléchissants d’inanition, les royalistes prennent quelques heures de repos. Cependant La Rochejaquelein veut compléter la victoire et commande à Stofflet de pénétrer à Antrain.

« Cinquante hommes de bonne volonté, crie celui-ci, et l’affaire est faite ! »

Et cette poignée de braves s’avance de haies en haies, au sein des ténèbres, car il est maintenant 10 heures du soir. Les sentinelles sont silencieusement étouffées, les corps de garde massacrés, et, comme survient le gros de l’armée royaliste, tous se précipitent dans les rues de la ville. Réveillés en sursaut, les républicains courent aux armes. Marceau s’avance à la tête d’un régiment, qui est aussitôt écrasé. Trois autres régiments, baïonnettes au canon, sont réduits à leur tour à l’état de débris qui tourbillonnent dans un sanglant désarroi. Les généraux se réunissent en conseil de guerre ; le général en chef Rossignol, se voyant perdu, présente sa démission :

« Pas de démission ! répond Prieur (de la Marne). Tu es le fils aîné du Comité de salut public ; nous te donnerons des généraux qui répondront pour toi des évènements. »

Mais Antrain est à ce moment envahi de toutes parts ; la cavalerie vendéenne sabre tout sur son passage, et les paysans massacrent sans pitié les libérés de Fougères, dont les cheveux ras prouvent le parjure. Le reste de l’armée républicaine s’enfuit vers Rennes, harcelée par les cavaliers du prince de Talmont.

Cette fois, la victoire était complète. Les Bleus avaient perdu près de dix mille hommes, et les meilleures armées de la République étaient de nouveau abattues. En soixante heures, les Vendéens avaient gagné cinq grandes batailles, et le retour au pays natal semblait assuré.

Quinze jours après, la Grande Armée était détruite !

 

 

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XXIII

 

LE SIÈGE D’ANGERS

 

(3-4 décembre 1793)

 

Vers la Loire. – Les fugitifs à Laval (28 novembre) et à Sablé : ils épargnent leurs prisonniers. – En vue d’Angers (2 décembre). – Le patriotisme des assiégés : les « têtes des brigands morts seront coupées et disséquées ». – Infructueux assauts (3 et 4 décembre). – La Rochejaquelein à la porte Saint-Michel. – Bombardement des faubourgs. – Horrible retraite. – Arrivée de Marceau. – Kléber échappe à la guillotine : il est dénoncé, ainsi que Marceau, par Rossignol. – À la poursuite des brigands.

 

Le 23 novembre 1793, après la défaite républicaine d’Antrain, Prieur (de la Marne) dit aux généraux :

« Les brigands ne peuvent nous battre sans perdre du monde. Or, comme ils n’ont pas les mêmes ressources que nous pour se recruter, nos défaites peuvent être envisagées comme des avantages pour la République. »

Ces avantages étaient payés cher ! Mais enfin ils étaient réels : la Grande Armée perdait à flots, depuis deux mois, le meilleur de son sang, et le moment était venu pour la victoire d’abandonner ses drapeaux.

Suivons d’étape en étape son douloureux calvaire.

 

 

Le 24 novembre, malgré la volonté de ses chefs qui voulaient encore tenter la fortune en Bretagne, elle se précipita sur la route de Fougères, de Laval, d’Angers, de la Loire, de la Vendée.

Partout apparaissaient à ses yeux les traces de son premier passage : charretées de malades égorgés, maisons incendiées, bois calcinés. Les transfuges au teint cadavéreux ne trouvaient même plus le pain noir et les fruits crus qui les empêchaient de mourir de faim en les frappant de dysenterie ; et il fallait toujours marcher, toujours courir, durant des centaines de lieues, pour rattraper les plus valides et les plus pressés. Dix mille combattants avaient déjà succombé.

À Laval, où l’on entra sans coup férir, le général Danican et ses deux mille volontaires nationaux s’étaient retirés en incendiant les arbres de la route. Il fallut rouler les caissons au milieu des tisons enflammés, au risque de faire sauter la poudre et de broyer ainsi la colonne.

On quitta Laval le 28 novembre, en laissant les suspects sous la guillotine de la commission Félix.

Au lieu de gagner directement Angers par Château-Gontier et le Lion-d’Angers, ce qui les aurait obligés à franchir les passages difficiles de la Mayenne, de la Sarthe et du Loir, les Vendéens firent un détour par Sablé et la Flèche.

À Sablé, la cavalerie poursuivit les fuyards ; mais deux seuls républicains périrent, et tous les autres prisonniers furent épargnés. Les Vendéens continuaient à traiter leurs ennemis avec une humanité que l’adjudant-général Rouyer signalait ainsi de Rennes, le 29 novembre, au ministre de la Guerre : « Malgré que nous fusillions tout ce qui tombe sous notre main, prisonniers, blessés, malades aux hôpitaux, ils nous ont renvoyé de nos malades que nous avions été forcés de laisser derrière nous. » Le commissaire Benaben avait écrit, le 13 novembre, aux administrateurs de Maine-et-Loire : « L’ennemi surprit, il y a trois jours, un courrier de votre comité militaire, qu’il renvoya avec une lettre signée La Rochejaquelein, Désessarts, d’Autichamp, et dans laquelle ces messieurs disaient qu’ils auraient pu, selon les lois de la guerre, le traiter comme espion, mais qu’ils n’avaient voulu lui faire aucun mal, afin qu’on reconnût en eux les véritables amis de la monarchie, de la justice et de l’humanité. » Benaben ajoutait : « Ils ont donc peur, puisqu’ils commencent par être humains », comme si les Vendéens n’avaient pas commencé aussi par là, et comme si La Rochejaquelein et ses compagnons savaient ce que c’était que la peur ! Mais on est toujours porté à prêter aux autres ses propres sentiments.

À la Flèche, trois cents Vendéens moururent d’inanition, de maladie ou sous les balles.

Le 2 décembre, ils arrivèrent en vue d’Angers, persuadés qu’ils y pénétreraient aussi aisément que six mois auparavant et qu’ils allaient enfin, par les Ponts-de-Cé, rentrer dans leurs foyers. Jamais illusions ne furent plus effroyablement déçues.

 

 

La ville d’Angers était ceinturée de murailles, aujourd’hui remplacées par des boulevards, qu’appuyaient cinquante-sept tours garnies de canons. Les portes Cupif, Saint-Michel et Saint-Sauveur avaient été murées, les brèches relevées, les endroits faibles protégés par des fossés et des remparts de terre, les chemins barrés par des abatis d’arbres ou de profondes coupures. Deux régiments de ligne, trois bataillons parisiens, la garnison de Valenciennes amenée par Danican, la garde nationale angevine, en tout plus de six mille soldats garnissaient les murailles. Danican, qui avait proclamé l’état de siège, était secondé par le général Beaupuy et les représentants Francastel, Esnue-Lavallée et Levasseur (de la Sarthe). D’après la relation du futur général Ménard, l’attitude de Danican fut d’ailleurs assez piteuse. Le citoyen Ménard, capitaine au 78e régiment d’infanterie, commandant la place durant le siège, y donne lui-même ces singuliers détails : « Lui seul pouvait connaître les moyens qu’avait la ville d’Angers de résister, les ayant préparés pendant les six mois précédents ; mais il les trouvait encore davantage dans son attachement à la patrie et à l’honneur. Aussi résista-t-il lui seul à l’avis du général Danican, qui voulait qu’on évacuât la place et qui avait déjà donné des ordres à cet effet au directeur d’artillerie. Honteux cependant que le commandant temporaire montrât plus de confiance et de fermeté que lui, il lui abandonna, de concert avec les représentants du peuple, le soin de la résistance et resta couché tout le temps du siège des suites d’une chute de cheval. »

L’énergie des représentants égala celle que s’attribua glorieusement Ménard. Aidés par la commission militaire et le comité révolutionnaire, ils avaient « déblayé l’aire de la liberté », et cela avec une férocité qu’il est difficile, nous le constaterons 2, d’exagérer. De leur côté, le département et la municipalité patriotes avaient appliqué d’énergiques mesures : à l’approche des Vendéens, on fit rentrer dans la ville tous les bois de charpente ou de feu, toutes les échelles excédant dix pieds, tous les blés, farines et fourrages ; on ordonna à tous les citoyens d’illuminer leurs fenêtres jusqu’au jour, et à tous les hommes en état de travailler de se rendre sur les remparts avec des outils de terrassement. Ajoutons tout de suite, pour montrer l’harmonie qui existait entre les diverses autorités, ajoutons que, le 6 décembre, « les officiers de santé, d’après la réquisition des représentants du peuple, ont été invités de se rendre à la maison commune, pour les faire participer de l’arrêté des représentants portant que les têtes de tous les brigands morts sous les murs d’Angers seront coupées et disséquées, pour ensuite être mises sur les murs. » Le procès-verbal officiel dont sont extraites ces lignes indique, pour faire ce travail, le laboratoire de l’École de chirurgie. À la date du 9 décembre, il ajoute ces détails : « Les citoyens Sinval et Chotard, chargés de s’atourner vers les représentants du peuple pour savoir ce qu’on fera des têtes déposées dans le magasin du citoyen Delaunay, que les officiers de santé ont négligé de prendre pour les disséquer, ainsi qu’ils en ont été requis, et qui déjà sentent très mauvais, rapportent que les représentants ont décidé qu’il fallait les enterrer. »

Sortons de ces putrides charniers pour revenu aux héros guettés par leurs pourvoyeurs.

 

 

Au matin du 3 décembre, l’opticien Pedrano, posté sur la flèche de la cathédrale, annonça l’approche de la Grande Armée.

Les Vendéens se présentent d’abord devant la porte Cupif ; mais ils s’exposent en vain il la grêle de balles que leur envoient des remparts d’invisibles adversaires, et la plupart, frappés d’une sorte de stupeur à la vue de deux mille cadavres trouvés sur la route de la Flèche à Angers, refusent même d’approcher des fossés, où il,, voient se creuser leurs propres tombeaux. Leurs canons de 12 et de 4 servent qu’à mieux prouver leur impuissance. À la porte Saint-Michel, Beauvais, Stofflet, d’Ésygny, Rostaing, parviennent à combler le fossé et à s’approcher du pont-levis ; mais ils n’échangent avec les républicains, dont ils sont séparés par le pont-levis, que de vaines injures.

Au faubourg Saint-Aubin, ils s’établissent dans les maisons les plus voisines des remparts, y percent des créneaux et ouvrent sur les assiégés une bruyante fusillade. Mettant à profit l’humide brouillard qui tombe avec la nuit, les plu, ; hardis s’avancent ave des haches pour abattre les chevaux de frise et les palissades ; mais les patriotes d’Angers sont prêts à dépaver au besoin les rues pour lapider les assaillants, et ceux-ci, harassés, désespérés, finissent par s’endormir à l’abri de leurs embuscades.

Le lendemain, 4 décembre, ils parviennent pourtant à pratiquer une légère brèche à la porte Saint-Michel. Comme ils hésitent à braver la mitraille d’invisibles canons, La Rochejaquelein saute au bas de son cheval, saisit le fusil d’un fantassin et se précipite en avant avec Désessarts, Piron, Beaucorps, Lusignan, Bois préau, de Fleury et une poignée d’autres braves. Cet élan n’est pas soutenu. Les paysans se glissent derrière les maisons demi-démolies, demi-brûlées des faubourgs en gémissant :

« Mon Dieu, aidez-nous ! »

La Rochejaquelein redouble d’audace : il démolit un mur en pierres sèches qui protège la porte Saint-Michel, franchit le fossé, et cherche à placer devant la porte un baril de poudre. Les assiégés lancent des fagots enduits de poix, de résine et de soufre, et il faut se retirer.

À la porte Cupif, les chevaux ont les jambes broyées par les projectiles du gros canon braqué sur la Haute-Chaîne. Le clocher de l’église Saint-Serge, où les Vendéens ont eux-mêmes hissé un canon pour effectuer sur la ville un tir plongeant, disparaît dans les flammes. Au rempart des Lices, les ouvriers des mines des Montrelais, qui ont pourtant renversé une tour des murailles, sont également foudroyés. L’abbaye de Saint-Serge, où l’état-major vendéen s’est réuni pour délibérer, est criblée de boulets. Et les munitions vont manquer.

Soudain, l’arrière-garde royaliste est attaquée sur la route de Paris par les hussards du général républicain Bouin de Marigny, tandis que, sur la route des Ponts-de-Cé, surviennent les cavaliers du général Moulin. Stofflet, La Rochejaquelein, Marigny, refoulent au galop ces agresseurs ; mais la Grande Armée a de toutes parts lâché prise. La retraite commence, avec toutes ses horreurs : on voit sur la butte du Pélican une famille tout entière, père, mère, enfants, expirer d’effroi, le chapelet à la main ; au faubourg Saint-Michel, des religieuses, dissimulées sous une meule de paille, sont violées et massacrées ; les soldats qui s’aventurent sur la trace des fuyards dépouillent les cadavres et vont bientôt porter leurs têtes dans le magasin où les officiers de santé, rebelles de dégoût aux ordres municipaux, les laisseront pourrir.

 

 

 Désorientés, hagards, transis, affamés, les Vendéens passèrent à Pellouailles et à Suette la nuit du 4 décembre, puis enfilèrent la route de Baugé pour échapper à l’armée de Marceau.

Les vaincus d’Antrain s’étaient, en effet, reformés à Rennes. À Léchelle avait succédé Marceau, général de vingt-cinq ans qu’enthousiasmait la Révolution, mais que révoltait au fond l’anarchie et qui avait l’âme assez haute pour désirer combattre les ennemis dont il admirait le courage autrement que comme des animaux malfaisants à abattre en masse.

« Toutes les fois que je me réveille en songeant aux terreurs de la Vendée, disait-il plus tard à un ami, ces affreux souvenirs me déchirent ; il n’y a plus de sommeil pour moi. »

L’incapable Rossignol restait d’ailleurs général en chef, du moins nominalement : « Le Comité de salut public, avait déclaré Prieur (de la Marne), a la plus grande confiance dans les talents et les vertus civiques du général Rossignol, et je déclare aux officiers généraux qui m’entourent que quand même Rossignol perdrait encore vingt batailles, quand il éprouverait encore vingt déroutes, il n’en serait pas moins l’enfant de la Révolution et le fils aîné du Comité de salut public. » Bien que ce « ridicule épanchement », selon les expressions de Kléber, fût attribué « à l’état d’ivresse dans lequel se trouvait trop souvent » le proconsul, il fallut s’incliner devant de telles prérogatives : le sans-culottisme avant tout !

Prieur avait ajouté : « Que Rossignol soit entouré de généraux de division capables de l’aider de leurs conseils et de leurs lumières, et malheur à eux s’ils l’égarent, car nous les regarderons seuls comme les auteurs de nos revers. » Or, le 3 décembre, alors qu’on apprenait le siège d’Angers, c’est Kléber qui était en passe de devenir le bouc émissaire ; Prieur l’accusait d’avoir retardé la marche de l’armée et déclara tout net à Marceau :

« Dès demain, nous établirons un tribunal pour le faire guillotiner. »

On était à Châteaubriant. Averti par son ami Marceau, Kléber alla aussitôt au milieu de la nuit trouver le représentant. Comme celui-ci était couché, le général, enveloppé de son manteau, arpenta la chambre sans mot dire durant dix minutes :

« Eh bien ! que penses-tu d’Angers ? » finit par lui dire le conventionnel.

Il explique les responsabilités de Rossignol et sa confiance dans le succès.

« Allons, Kléber, dit Prieur, allons, vive la République !

– Elle vit toujours dans mon cœur », déclara le général.

Et il sortit pour commander la marche sur Angers.

L’armée républicaine comprenait deux colonnes : celle de Canuel, qui arriva à Angers le 4 au soir ; celle de Kléber, qui suivait. Le général Tilly, successeur de Sépher, approchait en outre de Châteaubriant avec l’armée de Cherbourg et le corps de Westermann.

On se reposa à Angers le 5 décembre. Seuls, quelques détachements furent envoyés en reconnaissance et massacrèrent les blessés vendéens restés en queue ; ils en ramenèrent d’autres à Angers, où les attendait la commission militaire.

Ce même jour, à midi, Kléber apprit sa destitution. Il se rendit au conseil de guerre, où la froideur de certains visages lui confirma l’effet des dénonciations de Rossignol. Mais Rossignol était lui-même remplacé par Marceau, qui était autorisé à retenir par devers lui la lettre de suspension de Kléber. Tout ce que Rossignol put encore faire contre les deux amis, ce fol de leur lancer, dans une lettre qu’il écrivit, le 10 décembre, au ministre Bouchotte, ce coup de pied de l’âne : « Tu m’as demandé ma façon de penser sur le compte de Marceau. En bon républicain, la voici : c’est un petit intrigant enfoncé dans la clique, que l’ambition et l’amour-propre perdront... Je l’ai assez étudié avec mon gros bon sens pour l’apprécier à sa juste valeur. D’après les renseignements que j’ai pris, il était l’ami et le vo1sm du scélérat Pétion. Il dit hautement que la Révolution lui coûte vingt-cinq mille livres (ce qui signifie sans doute que Marceau a acheté ses grades). Il inquiète les patriotes, avec lesquels d’ailleurs il ne communique pas. » Quant à Kléber, « il parle souvent de Duhayet », il est très lié avec Marceau, Savary, Damas, et tout ce monde « ménage la chèvre et le chou : on se bat quand on veut, on fuit de même... Les soldats sont bons, mais les chefs ne valent rien, et c’est au nom de la patrie que je t’invite à remédier à ce désordre ».

La demande de délation qu’avait en effet, le 30 novembre, adressée à Rossignol le ministre Bouchotte était conçue en ces termes : « Je te prie d’éclairer un fait sur lequel j’ai de l’inquiétude. L’on m’a dit que Marceau était parent de Pétion. Je te prie de prendre des renseignements là-dessus. Si cela était vrai, ce serait enfermer le loup dans la bergerie que lui donner un commandement... »

L’épée de Damoclès, alors dégénérée en couperet de guillotine, était donc suspendue sur la tête de Kléber et de Marceau lui-même lorsqu’ils quittèrent Angers, le 5 décembre 1793, pour achever d’anéantir les brigands. On espérait évidemment qu’ils tiendraient à rassurer les patriotes en prêtant la main aux pires cruautés. Celle espérance, hélas ! ne fut pas déçue...

 

 

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XXIV

 

L’AGONIE D’UN PEUPLE – LES TUERIES DU MANS

 

(5-13 décembre)

 

Les débris de la Grande Armée à Baugé. – Le combat de la Flèche (7 décembre). – Une messe de minuit. – La Rochejaquelein repousse le général Chabot (9 décembre). – L’entrée au Mans (10 décembre). – Vingt mille Bleus cernent la ville. – Les combats de Pontlieue. – Défaillance de l’âme vendéenne. – Westermann pénètre au Mans (12 décembre). – Le combat nocturne. – La déroute. – La boucherie du Mans. – Le massacre des fugitifs : du Mans à Laval (13 décembre). – Quinze mille cadavres. – Joie de la Convention.

 

La division de Kléber se dirigea, le 5 décembre, vers Saumur pour intercepter de ce côté le passage de la Loire. La division de Tilly remonta la route d’Angers à la Flèche, et celles de Müller et de Westermann s’attachèrent, vers Baugé, à la poursuite des transfuges.

La Grande Armée venait d’occuper Baugé. Elle était réduite à vingt-cinq mille combattants. Beaucoup, jetant leurs fusils, s’étaient acheminés vers leur pays, le bâton à la main ; ils s’imaginaient que, par humanité, on ferait grâce à leur misère désarmée : à peine s’étaient-ils écartés du troupeau, qu’ils tombaient sous les griffes des fauves. Souvent la tuerie était immédiate, et alors s’accomplissait le mot d’ordre lancé par Saint-Just, le 10 octobre précédent, de la tribune de la Convention : « Il n’y a pas de prospérité à espérer tant que le dernier ennemi de la liberté respirera. Vous aurez à punir non seulement les traîtres, mais les indifférents mêmes. »

Les généraux vendéens espéraient trouver au Mans quelques vivres, puis rentrer en Bretagne, où les accueillerait une population que l’excès de leurs malheurs déterminerait à les soutenir.

La Flèche était gardée par trois mille soldats, et le général Chabot, secondé par Garnier (de Saintes), avait fait couper tous les ponts. Il était pourtant nécessaire de franchir le Loir pour échapper à l’armée de Marceau qui arrivait à Baugé ; les hussards allaient sabrer l’arrière de la colonne.

La Rochejaquelein ordonne d’abattre de grands arbres et de les jeter sur la coupure du pont des Carmes. L’on arrive ainsi devant les murs de la Flèche, que l’artillerie vendéenne canonne durant tout l’après-midi du 7 décembre ; mais le pont qui précède la ville et que défend une barricade est inexpugnable. Alors La Rochejaquelein, accompagné de quatre cents cavaliers portant en croupe autant de fantassins, va franchir le Loir au gué du moulin de la Bruyère ; puis, se rapprochant du pont, il va prendre à dos les artilleurs qui le défendent et les fusille. La ville est forcée, et sa garnison se retire sur Foulletourte.

L’arrière-garde est attaquée par Westermann avant d’avoir franchi le pont : Talmont, Piron, Stofflet, puis La Rochejaquelein, qui fait un grand signe de croix avant de se lancer sur les Bleus, parviennent à briser leurs colonnes. À minuit, dans l’église de la Flèche pleine de blessés et de moribonds, on célébra la messe, et le saint Sacrifice, en ce temple inondé de sang, ramena dans les cœurs la paix et le courage. Sur les bords du Loir avaient dû rester bien des traînards : il y faisait si froid qu’un habitant d’Aridrezé, couché sur le sol, racontait plus tard que sa mère avait été obligée de lui couper les cheveux qui l’attachaient à la terre.

 

 

Le lendemain, 9 décembre, le général Chabot voulut prendre sa revanche et revint à la Flèche avec mille six cents hommes. Pour les repousser, La Rochejaquelein ne fut suivi que d’une poignée d’infatigables combattants ; il pénétra néanmoins dans la colonne ennemie, la disloqua à coups de canon et la poursuivit jusqu’à Clermont.

Il fallut rester deux jours à la Flèche. Une proclamation révolutionnaire, affichée traîtreusement sur les murs de la ville, engagea les paysans à jeter leurs armes et à reprendre sans crainte le chemin de la Vendée : ceux qui s’y fièrent furent égorgés par les bandes de Westermann.

Le 10 décembre, on partit pour le Mans. Westermann envahit aussitôt la Flèche, acheva les blessés et foula aux pieds, sur la route du Mans, les cadavres des Vendéens qui tombaient en putréfaction presque aussitôt après avoir rendu le dernier soupir.

Au Mans, les généraux Chabot et Decaen, les conventionnels Garnier et Thirion, maire de la ville, organisent la résistance. Trois mille hommes vont à Pontlieue, au passage de l’Huisne, barrer la route aux Vendéens. Des redoutes garnies de canons, des fossés, des abatis d’arbres paraissent rendre inabordable le pont, dont on a rompu deux arches ; sur le restant du tablier, on a fixé des madriers hérissés de gros clous où doivent s’empaler les chevaux.

Stofflet, Forestier et Béjarry balayent d’abord sans peine les troupes qui sont postées en deçà de l’Huisne. Les défenseurs de la redoute qui garde le pont sout si effrayés, qu’ils s’enfuient vers Alençon avec Chabot et Garnier. Dans les allées de Pontlieue, une batterie tient ferme ; comme deux premières attaques ont été infructueuses, vingt officiers vendéens se dévouent et s’élancent, M. de Béjarry en tête, pour emporter les canons ; tous sont abattus, sauf quatre qui poursuivent leur course et vont sabrer les artilleurs. M. de Béjarry lui-même est tombé, demi-mort, dans les bras du prince de Talmont. La ville est entourée, puis envahie, tandis tp1e ses défenseurs s’enfuient en entraînant dans des chariots les papiers et le numéraire de l’Administration.

Après avoir parcouru sans s’arrêter, de la Flèche au Mans, une douzaine de lieues, les Vendéens avaient soutenu un combat de deux heures. Ils étaient encore trente mille, dont vingt mille combattants. « C’étaient, a écrit Victor Hugo, – qui disait avec tant de fierté : Ma mère était Vendéenne ! – c’étaient quelques vieillards fuyant leurs toits en flammes, c’étaient des enfants et des femmes suivis d’un reste de héros. Au milieu d’eux marchait leur patrie exilée, car ils ne laissaient plus qu’une terre peuplée de cadavres et de bourreaux. » Mais les bourreaux les suivaient, prêts à amonceler, en cette agonie, de nouveaux cadavres.

 

 

Des milliers de ces moribonds firent au Mans leur dernier repas. Ils se jetaient sur le pain brûlant qui sortait des fours : ils se gorgeaient de viandes et de boissons qui, après tant de privations, les terrassaient ; ils restaient couchés sous la pluie, endormis d’un pesant sommeil. Les marches des sanctuaires se couvraient de haillons ensanglantés. – Il est un terme aux forces humaines, et ce terme était arrivé : la grande Armée catholique et royale achevait de descendre au tombeau.

Tandis que La Rochejaquelein faisait grâce aux deux cents prisonniers de Pontlieue, l’armée de Marceau approchait. Aux débris des cinq divisions battues à Antrain, s’étaient ajoutés les garnisons de Saumur et d’Angers, l’armée de Cherbourg et six régiments de ligne arrivés du Nord, en tout vingt mille hommes aguerris, commandés par des généraux expérimentés comme Kléber, Westermann, Chalbos et Tilly.

Devant eux, on pouvait s’enfuir et gagner à marches forcées une région où se livrerait dans de meilleures conditions une nouvelle bataille d’Antrain ; mais il aurait fallu abandonner aux massacreurs dix mille êtres sans défense, et cela n’aurait-il pas déshonoré le drapeau blanc ?

Le 12 décembre au matin, Westermann arriva à Pontlieue, suivi par Müller, Marceau et Kléber. D’acharnés combats se livrèrent entre les routes de la Flèche et de Tours. Stofflet, Forestier, Jean Chouan, Donnissan, Lyrot, La Rochejaquelein, qui à plusieurs reprises retourna au Mans chercher des renforts, parvinrent même à disperser au Tertre-Rouge les troupes de Müller et de Westermann, et à les repousser jusqu’à Arnage ; mais Marceau et Tilly refoulèrent, avec des forces supérieures, les trois milliers de braves qui seuls n’avaient pas encore désespéré de la victoire.

À 3 heures de l’après-midi, Westermann envahissait de nouveau Pontlieue. C’est là que La Rochejaquelein, dont les incessantes chevauchées sont prodigieuses, Talmont, Lyrot, Piron, d’Autichamp, Scépeaux, Cadoudal, de Boisguy, tentèrent un suprême effort. Leur feu est si meurtrier, que Westermann, jeté à terre, doit reculer encore. Malheureusement il va, au soleil couchant, passer l’Huisne au gué de Maulny et prendre en flanc les défenseurs, qui se replient sur la ville.

Le Mans était forcé. Pour la première fois, l’âme vendéenne défaillait : dix mille paysans, hébétés par la souffrance et l’épuisement, dormaient, sous les hangars et dans la boue, leur fatal sommeil. Dix mille autres, il est vrai, sous le fouet de l’imminente nécessité, s’apprêtaient à prolonger de rue en rue, de barricade en barricade, dans le linceul de la nuit, leur lente agonie.

Au centre du Mans, s’étend la place des Halles, reliée au sud à Pontlieue par la rue Basse. Celle-ci coupe le carrefour des Quatre-Roues, d’où part à l’ouest la rue Saint-Julien qui, par la rue du Coq-Hardi, va rejoindre aussi la place des Halles. Cette place est elle-même reliée vers le nord, par deux ruelles à pentes rapides, à la petite place de l’Éperon. Tel est le réduit que Westermann, suivi par Marceau et Kléber, va, au cours de cette nuit, inonder de sang.

« Tu joues gros jeu, brave homme, lui dit Marceau ; mais va, je ne te quitte pas ! »

Lorsqu’il arrive à demi-portée de fusil, il fait sonner la charge, et sa colonne, précédée des hussards, s’élance à travers la ville. Talmont la couvre de mitraille ; mais le sabre rouge de Westermann indique aux grenadiers d’Armagnac la rue à forcer, et ses canons, qui tiraient, raconte le témoin Blavette, soixante coups à la minute, dégagent, à 10 heures du soir, le carrefour des Quatre-Roues.

Retranchés dans le quartier des Halles, les Vendéens enfoncent les portes des maisons, se postent aux fenêtres et ouvrent un feu d’enfer qui atteint le chef d’escadron Vidal, le général Vachot, et couvre de cadavres les abords du carrefour.

Cependant Tilly, envahissant la ville par un autre côté, prend à dos les Vendéens, qui se jugent perclus et se laissent dominer par cette idée fixe : gagner le pont de la Sarthe et la campagne à la faveur des ténèbres.

Il fallait pour cela longer deux ruelles à pentes rapides, puis traverser tout un labyrinthe d’autres ruelles, – rue de la Vieille-Porte, rue Dorée, rue des Boucheries, rue des Poules, – qui aboutissaient à un pont, le pont Saint-Jean, large de trois mètres. Il fallait éviter de fausses sorties, comme la ruelle de l’Abreuvoir, qui menait à la Sarthe ; comme le cul-de-sac qui conduisait à l’infranchissable escalier des Boucheries. Et tout cela était obstrué par des caissons brisés, des attelages renversés et tout ce qu’une multitude de quarante mille fugitifs, soldats, femmes, enfants, blessés, peut livrer à l’écrasement. Les boulets républicains y opéraient leurs troupes. Les familles achevaient de se disloquer, broyées par l’avalanche : le comte de Quatrebarbes en cite une dont le père vit ainsi disparaître tour à tour et pour jamais ses six enfants.

La Rochejaquelein a eu deux chevaux tués sous lui, mais n’a pu mourir. Il s’élance à l’entrée du pont et, brandissant son sabre, clame son désespoir :

« Lâches soldats, fuirez-vous toujours’! »

La multitude, lardée de boulets, l’entraîne irrésistiblement. Stofflet emporte un faisceau d’étendards :

« Sauvez mon fils ! » lui crie une Vendéenne blessée.

Et il cache le petit enfant dans les plis de ses drapeaux.

Il est 11 heures du soir. En ville, toute résistance n’a pas cessé ; tel est même l’acharnement des tirailleurs d’arrière-garde, que Westermann tombe de sommeil dans une maison qu’ils criblent de leurs balles.

Kléber le rejoint avant le jour. On ignore le nombre des quelques centaines de paysans qui se défendent encore. Toutes les forces républicaines poussent en avant, au pas de charge. Marigny, Forestier, Jean Chouan, Cadoudal, de Scépeaux, Renée Bordereau, – une femme ! – cent autres héros obscurs sont toujours là. Ayant brûlé toute leur poudre, ils luttent corps à corps, et le sang ruisselle. Un canonnier lire son dernier coup de canon, puis se couche sur sa pièce pour attendre la mort ; mais les dix hussards qui se précipitent sur lui renoncent à le frapper.

À 8 heures du matin, franchissant des monceaux de cadavres, de Scépeaux, blessé au pied ; Ragueneau, dont les vêlements sont rouges du sang de son père et de ses deux frères, tués à ses côtés ; Allard et leurs compagnons abandonnent la ville et vont s’embusquer dans un bois qui la domine pour laisser à ce qui fut la Grande Armée le temps de fuir jusqu’à Laval.

Le combat était terminé. La boucherie infâme commençait.

 

 

Elle commença à l’intérieur de la ville, au milieu d’un chaos que les conventionnels dépeignirent ams1 au Comité de salut public : « Vive mille fois la République !... Tout annonce que la dernière heure des brigands est sonnée. Des chefs, des marquises, des prêtres à foison, des canons, des caissons, des carrosses, des bagages de toute espèce, un nombre considérable de fusils, tout est tombé en notre pouvoir, et des monceaux de cadavres sont les seuls obstacles que l’ennemi opposait à la poursuite de nos troupes, les rues, les maisons, les places publiques, les routes, en sont jonchées. Leur trésor, leurs bagages, leurs effets, leurs malles, tout est entre les mains de nos soldats, jusqu’aux croix d’argent, aux mitres, aux crosses, aux bannières, aux reliques de toute espèce, aux étendards, signes et instruments du fanatisme dont ils enivraient leur tourbe insensée et féroce. » Le commissaire Benaben écrivit, de son côté, aux administrateurs de Maine-et-Loire : « Je vous enverrai par la première occasion le chapeau de La Rochejaquelein, surmonté de ses panaches blancs. J’ai mieux aimé vous envoyer ce trophée que des voitures, des calices, des soleils, des croix d’or, etc., car je suis arrivé assez à temps pour profiter du pillage. Il y a des hussards et des dragons qui ont fait les plus riches prises. »

Tourbe féroce, avaient dit les conventionnels. Voici comment se comportait celle qui venait de s’emparer du Mans.

Des vieillards, des blessés, des femmes, des enfants, étaient restés dans les maisons : on les en délogea à coups de sabre, on les poussa au milieu des places publiques, on les foula aux pieds, on les égorgea, on les fusilla. Benjamin Turpeau, âgé de treize ans, vit ainsi périr sous ses yeux son pè1 e, sa mère et ses trois sœurs. Les cadavres, dépouillés, étaient entassés, tandis que les bourreaux disaient en ricanant :

« Voilà des batteries nationales ! »

Et les représentants, Turreau, Bourbotte, Prieur, étaient présents.

Près des Cordeliers, quatre cents prisonniers sont en masse exterminés. Le maire La Morandière, qui avait fui comme un lâche aux premiers coups de feu des Vendéens, court de rue en rue activer le carnage. En sa présence, on empoigne deux douzaines de Vendéennes qui fuyaient avec leurs enfants, on les dépouille de leurs vêtements, qu’on jette aux tricoteuses du comité révolutionnaire, et ces harpies de Saint-Gilles, du Pré et de Gourdain, voyant que les hussards hésitaient à tuer, leur arrachent leurs sabres et leurs carabines pour abattre elles-mêmes les Vendéennes serrées en groupe.

Mêmes scènes dans les allées de Pontlieue. Là, un vieux prêtre infirme ne peut suivre le troupeau des condamnés ; un soldat le transperce de sa baïonnette et dit à l’un de ses camarades :

« Prends le bout ! »

Ils portent ainsi le prêtre, embroché, jusqu’à ce qu’il ait rendu le dernier soupir.

Une ouvrière implore la grâce d’un bébé de quatre ans, que sa mère cache dans ses bras ensanglantés :

« Non ! non ! je veux mourir avec maman ! » crie l’enfant.

Et l’atrocité s’accomplit.

À l’hôpital, quatre cents malades et blessés sont achevés durant la nuit, si bien que dans la salle le sang monte jusqu’à la cheville. Le charroyeur de cadavres, rapporte H. Chardon, « embrochait les victimes avec une fourche de fer et les entassait dans sa charrette comme des bottes de paille, avec sa hideuse femme, qui accompagnait son horrible besogne d’obscènes plaisanteries. Il fut prouvé qu’il en chargeait ainsi qui n’étaient pas encore morts. Le lendemain, le ciel avait frappé ces deux monstres, qui expiraient dans leur demeure, victimes de la contagion ».

Les cadavres encombraient la ville et commençaient, en effet, il l’empester. On eut beau réquisitionner des chars à bœufs pour en emplir les grandes fosses creusées aux Jacobins ; le typhus frappa les massacreurs et en particulier les tricoteuses du comité révolutionnaire qui avaient revêtu les misérables hardes de leurs victimes.

Il y eut certes des républicains pour s’indigner de tant d’horreurs : Kléber et Marceau en détournèrent leurs soldats en faisant battre la générale ; les grenadiers d’Armagnac et d’Aunis honorèrent l’uniforme blanc qu’ils portaient toujours en en revêtant, pour les sauver, des officiers vendéens, parmi lesquels Charles d’Autichamp, et en prenant sous leur sauvegarde des femmes et des enfants. Beaucoup d’habitants de la ville agirent de même ; mais il reste que les vainqueurs du Mans se souillèrent de crimes inexpiables, et que la Convention les approuva en décrétant sans restriction qu’ils avaient bien mérité de la patrie. « Voilà donc enfin et de fait la Vendée détruite de fond en comble, écrivait plus explicitement encore à ses collègues le conventionnel Esnue-Lavallée. Ça va et ça ira, et vive la République et son unité ! Recevez, à cette bonne et véritable nouvelle, chers collègues, le baiser joyeux d’un frère qui se réjouit avec vous tous de voir enfin la destruction totale du fléau désastreux de la Vendée. »

 

 

La boucherie se continua du Mans à Laval, sur les instructions précises, réitérées, convergentes comme le feu d’un peloton d’exécution, des représentants du peuple.

Qu’on ne nous accuse pas d’exagérer. Voici des textes :

« Prenez toutes les mesures pour exterminer les brigands », ce mot d’ordre des conventionnels réunis au Mans est ainsi commenté par Garnier (de Saintes) : « Si vous aimez votre patrie, écrit-il le 25 frimaire à toutes les communes de la Sarthe, de l’Orne et de la Mayenne, hâtez-vous d’exterminer les débris de ces brigands assassins ; levez-vous, foncez sur eux avec toutes les armes dont vous pourrez vous munir... Art. I. Il est enjoint à toutes les municipalités d’appeler aux armes les citoyens pour courir sur les brigands dispersés... Art. IV. Les officiers municipaux feront faire des battues dans les bois tant de jour que de nuit. Le même jour, Prieur et ses collègues à l’armée de l’Ouest proclamaient de leur côté : « Braves républicains,... saisissez vos armes, prenez vos piques, vos faux, vos fourches, vos leviers ; qu’au même instant le tocsin retentisse dans toutes vos communes, qu’il sonne la dernière heure des brigands et qu’il ne s’arrête que lorsqu’il n’en existera plus un seul. » – « Ça ira ! ça ira ! écrivait le même jour encore le général Delaage au président du criminel d’Angers. Je veux te donner une idée de nos succès pour te faire participer à l’horrible joie que j’en ressens moi-même. »

Les exécuteurs s’en donnaient, en effet, à cœur joie dans cette chasse à l’espèce humaine.

La Rochejacquelein avait ordonné de prendre la route de Laval ; mais, dans le chaos de l’affreuse nuit du 13 décembre, beaucoup de fugitifs s’engagèrent par mégarde sur les routes de Paris et d’Alençon, les chemins de Sillé-le-Guillaume et de Sablé. Toutes ces voies furent jalonnées, parfois couvertes de cadavres.

Sur la route de Laval, le gros de la colonne présenta l’aspect d’un abattoir ambulant où Westermann remplit son rôle de boucher. Les valétudinaires s’efforçaient de suivre les plus agiles ; mais ils finissaient par tomber d’épuisement et étaient foulés aux pieds. Des fils chargés de leurs mères, des pères et des veuves chargés de leurs enfants, des maris chargés de leurs femmes, fléchissaient sous le fardeau. Des cavaliers emportaient eu croupe leurs parents et leurs amis. On s’accrochait aux chevaux, aux charrettes remplies de mourants. Beaucoup se couchaient dans la boue, renonçant à échapper aux égorgeurs dont se rapprochait l’infernal galop. Ainsi périrent les braves de cent combats : Duhoux, qui ne voulait pas abandonner son convoi de blessés ; Herbault, qui répondit aux amis désireux de le sauver :

« Le pays a encore besoin de vous, laissez-moi attendre la mort à ce poste, et priez Dieu pour nous. »

Mme de Lescure, enceinte de six mois, doit la vie à son domestique, qui portait sur ses épaules la fille de son maître. Mme de Bonchamps, dont le petit Hermenée, séparé d’elle durant deux heures, fut sur le point d’être écrasé sous les sabots des chevaux, était entraînée de force par un groupe de cavaliers fidèles. Mme de Lépinay et ses deux enfants étaient montés sur le cheval blessé de Forestier, qui, blessé lui-même, courait à pied. Et ce ne sont là que des exemples, car tous ces Vendéens en perdition étaient égaux dans cet ouragan de douleur et de sang.

Entre les routes de Mayenne et Laval, les hussards républicains se tenaient à l’affût aux carrefours des chemins, aux gués des rivières, dans les rues des villages ; ils y multipliaient les hécatombes. Transformés en bandits, les patriotes du pays les aidaient à traquer les brigands : deux cents furent massacrés à Lavardin, cinq cents à Loue. Aux fusils des soldats s’alliaient les faux, qui s’ébréchaient dans cette moisson de martyrs.

Au soir du 13 décembre, lorsque, grâce à La Rochejaquelein, qui durant plusieurs heures tint en échec, aux Maisons-Rouges, avec ses deux derniers canons, les chasseurs de Westermann et de Decaen ; grâce à deux pelotons de héros qui, d’échelons en échelons, arrêtaient les hussards par leurs fusillades, lorsque les débris de la Grande Armée eurent atteint Laval après vingt lieues de marche, dix mille cadavres s’étaient ajoutés, le long des routes, aux cinq mille qui encombraient le Mans, et parmi eux la moitié de blessés, de vieillards, de femmes et d’enfants. « La route, écrit Kléber, plus on avance, est de plus en plus jonchée de cadavres. » – « Dans quatorze lieues de chemin, dit Garnier (de Saintes), qui estime à dix-huit mille le nombre des victimes, il ne se trouve pas une toise où il n’y ait un cadavre étendu. »

Victoire triomphale ! « Enfin, citoyens collègues, écrivent à la Convention Turreau, Bourbotte et Prieur, voilà la plus belle journée que nous ayons eue depuis dix mois que nous combattons les brigands. » – « Toute la route, confirme Benaben, jusqu’à six lieues de Laval, était couverte de cadavres de brigands. J’en aperçus sur le bord du chemin, à côté du prieuré de Chassillé, une centaine qui étaient tout nus et entassés les uns sur les autres à peu près comme des cochons qu’on aurait voulu saler. » – « Ça ira, f... ! ça ira, s’écrie l’adjudant-général Delaage, si l’on veut mettre à la chose le zèle et l’enthousiasme républicains... Il a été tué plus de monde qu’à la bataille de Jemmapes. Tous mes soldats sont cousus d’or, d’argent, de papier. Nous étions tellement exténués que, près d’une chaumière où nous nous étions retirés quatre on cinq cents pour nous livrer au sommeil, trois brigands, lassés comme nous, y vinrent aussi, eux, pour satisfaire leur besoin de repos. Tu peux croire ce qu’au matin il est arrivé. (Les braves gens !) Les municipalités se sont armées et font la chasse. Je n’ai jamais, pour ma part, vu une déconfiture comme celle des prêtres ; j’en aurais pu compter jusqu’à deux cents sur les chemins, étendus morts. » Et vive la République !

La Convention exulta, naturellement, et s’empressa de déclarer (dès le 15 septembre) que les héros de cette « victoire signalée avaient bien mérité de la patrie ». Comme les brigands, même assassinés, étaient sans doute encore dangereux, elle appela par le même décret, « pour terminer leur entière destruction, les braves républicains qui arrivaient de l’armée du Nord ». N’avait-elle point applaudi Barère proclamant qu’il fallait exterminer « même les indifférents » ?

 

 

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XXV

 

LE TOMBEAU DE LA GRANDE ARMÉE

 

(14-23 décembre 1793)

 

L’hallali. – Les quinze mille condamnés à mort. – De Laval à Ancenis. – « Gredins à assommer. » – Ancenis (16-17 décembre). – La Rochejaquelein repasse la Loire. – Amnistie scélérate. – Fleuriot général. – Supplice de Talmont. – La halte de Blain (20-21 décembre), – Le bivouac de Marceau. – Savenay (23 décembre). – Le dernier combat. – Une tuerie de huit jours. – « Il n’y a plus de Vendée ! »

 

« L’ennemi a des ailes, écrivait Westermann à Marceau de Craon, le 15 décembre... Sans débrider, je le suis, quoique mes chevaux soient sur les dents. Les deux coups de feu que j’ai reçus me font grand mal... (Mais) je suis l’ennemi pas à pas, et à chaque minute, à chaque heure on en tue. »

L’hallali se poursuivait donc avec acharnement vers cette Loire dont la rive vendéenne n’apparaîtrait aux survivants qu’à travers les voiles de l’agonie : « Marchons ensemble, avaient proclamé aux habitants de la rive droite les conventionnels Bellegarde, Ruelle, Boursault, Fayau, Gillet et Méaulle, et noyons dans la Loire ou exterminons sur la rive les lambeaux de l’armée catholique et royale. »

La Rochejaquelein, toujours calme et résolu, essaye pourtant de faire franchir cette dernière issue aux quinze mille compagnons qui lui restent. Il place au centre les femmes et les enfants. Il tire de leur désespoir des braves comme Stofflet, qui lacère son écharpe blanche et la jette dans la boue. Et la horde sublime défile le 14, dès 3 heures du matin, vers Ancenis, par Cossé, Craon et Pouancé. Le chef reste à l’arrière-garde pour refréner l’élan des massacreurs ; mais beaucoup se couchent, anéantis, dans la boue glacée pour attendre le coup de grâce. Les plus résistants emportent les enfants, que leur abandonnent leurs mères avec un dernier baiser.

Il faut avancer, courir nuit et jour. On repart de Craon le 14 décembre, à minuit. De Pouancé, on repart le 16 pour Ancenis et Ingrandes. À Carrière, Westermann, horrible spectre moissonnant toujours ses fauchées de cadavres, est rejoint maintenant par Marceau. Ce dernier laisse parler son cœur ; mais les commissions révolutionnaires guettent les malheureux qu’il prétend sauver : telle Angélique des Mesliers, qui montera, le 22 janvier, sur la guillotine de Laval, avec sept autres femmes, dont la veuve Hay et ses quatre filles.

En attendant de Laval à Ancenis, l’armée révolutionnaire, – ne disons pas l’armée française ! – poursuit les fugitifs, tue les retardataires, sans même respecter les bébés au maillot. Ceux qu’elle épargne sont envoyés à Alençon, où les attend Garnier (de Saintes) : « On nous amène ici les prisonniers par centaines, écrit-il à la Convention le 19 décembre. Dans trois heures, on les juge ; la quatrième, on les fusille, dans la crainte que ces pestiférés, trop accumulés dans cette ville, n’y laissent le germe de leur maladie épidémique. » Un autre, Prieur (de la Marne), que son plus récent biographe nous dépeint comme un robespierriste « plein d’humanité et de modération, s’efforçant de prévenir les répressions sanglantes », le franc-maçon Prieur ose écrire : « Ce n’est plus des ennemis à combattre, mais des gredins à assommer... »

 

 

L’avant-garde vendéenne arriva à Saint-Mars-la-Jaille le l6 décembre à l’aurore : elle venait de franchir trente-sept lieues (près de cent cinquante kilomètres) en deux jours et deux nuits.

Les coteaux de Bouzillé et de Liré apparaissaient à l’horizon, sur la rive gauche de la Loire. Aspirant à pleins poumons l’air du pays natal, les paysans se précipitent vers Ancenis, où ils parviennent à 7 heures du matin, après en avoir expulsé la garnison.

Comment passer le fleuve ? Toutes les barques ont été coulées à fond, et les eaux grossies coulent à pleins bords. Deux émissaires traversent sur un radeau pour savoir si une armée ennemie ne va pas empêcher, là-bas, tout débarquement ; ils ne reviennent point : des coups de fusil avaient appris leur sort.

Pourtant il fallait passer. La Rochejaquelein, Stofflet, La Ville-Baugé, Sapinaud, Vaugiraud et une vingtaine d’audacieux montent dans deux petites barques abandonnées, franchissent le fleuve, suivis par leurs chevaux lancés à la nage, et, sur la rive gauche, se mettent à débarrasser quatre bateaux chargés de foin. Mais une bande de quarante républicains les attaque ; ils la dispersent. Une autre bande, plus forte, les disperse à leur tour, et La Rochejaquelein, resté seul avec La Ville-Baugé, doit s’enfoncer dans le Bocage afin d’échapper à la mort. Il ne put repasser le fleuve : pour lui, l’épopée vendéenne n’était pas close.

Acharnés à sa poursuite, les Bleus ont laissé ses compagnons décharger les quatre bateaux de foin, et alors commence la tragique navette. Pleins à chavirer, les bateaux ne peuvent transporter tous ceux qui se jettent à l’eau pour y grimper. On construit des radeaux avec des planches, des portes, des barriques, et ceux qui s’y aventurent périssent en masse. On cite quatre-vingt-quatre habitants du seul village de Saint-Lambert-du-Lattay qui se noyèrent ainsi... De Nantes, arrivent deux barques canonnières qui coulent les bateaux. On se met à construire sept énormes radeaux ; mais, après une journée de labeur, ces radeaux, trop lourds, ne peuvent entrer en rivière.

Au matin du 17 décembre, trois à quatre cents Vendéens seulement avaient pu atteindre la rive gauche, où la plupart furent massacrés. Et Westermann arrivait, faisant tonner ses canons de quart d’heure en quart d’heure pour annoncer l’achèvement du carnage. Les boulets criblent maintenant les maisons d’Ancenis et labourent le rivage.

Talmont. Forestier, Marigny, Donnissan, opèrent une charge désespérée et refoulent les Bleus jusqu’à Saint-Mars-la-Jaille ; ils entraînent vers l’est, vers la Bretagne, les épaves de l’armée. Ceux qui, figés par la terreur ou trompés par la promesse d’amnistie dont Westermann a fait répandre le bruit, restèrent à Ancenis y furent égorgés ou poussés à Nantes, entre les bras de Carrier. Le lendemain, douze cents y furent abattus. « On en amène par centaines à Nantes, écrivait Carrier le 19 décembre. La guillotine ne peut suffire ; on prend le parti de les fusiller. Vive, vive la République ! F... ! comme ça va bien !... »

Il y avait encore sept à huit mille moribonds. On était convenu que chacun pourvoirait comme il l’entendrait à son salut, et beaucoup s’étaient enfoncés, avec Forestier et Sapinaud, dans la forêt du Gâvre, pour rejoindre Puisaye près de Rennes. Restaient, serrés autour du drapeau, des cœurs invincibles comme Fleuriot, Lyrot et Marigny, Donnissan, Talmont et Désessarts : ayant préconisé jadis le passage de la Loire, ces trois derniers voulaient sans doute en porter, jusqu’à l’écrasement suprême, les responsabilités.

Le 19 décembre, on se porta de Niort sur Blain. Les hussards de Marceau suivaient : dans le seul bourg des Touches, ils massacrèrent trois cents Vendéens qu’ils avaient tout d’abord amenés à déposer leurs armes en leur promettant le pardon de la République.

À Blain, Fleuriot de La Fleurière, frère du vaillant chef tué le 29 juin au siège de Nantes, fut nommé général à la place de La Rochejaquelein, qu’on croyait mort. Talmont se retira du côté de Laval, dans l’espoir d’y relever l’insurrection. Capturé la semaine suivante, il se glorifia devant ses juges des soixante-huit combats qu’il avait, depuis six mois, livrés pour le roi. Transféré à Rennes le 2 janvier, il répondit à Esnue-Lavalléc, qui le menaçait de l’échafaud :

« Toi, fais ton métier ; moi, je fais mon devoir. »

Ce « Capel des brigands » fut guillotiné le 27 janvier à Laval, en face de la porte de son château. Avant d’exposer en public sa tête tranchée, on dut lui adapter un menton de fer-blanc, car le couperet avait emporté le menton du prince. Au moment où glissait le fatal couteau, Talmont, en effet, criait encore : « Vive le roi ! »

À Blain, les soldats vendéens étaient encore environ six mille. Ils crénelèrent les murailles et élevèrent des retranchements pour arrêter les Bleus ; puis ils songèrent à prendre enfin quelque repos. Mais les représentants du peuple avaient rendu Marceau responsable, sur sa tête, des retards de son armée, et déjà les régiments du général Delaage, avant-garde du corps de Westermann, entouraient la ville. Sans les attendre, les paysans se précipitèrent sur eux, les forcèrent à repasser l’Isac, dans l’eau jusqu’aux aisselles, et déterminèrent ainsi Westermann, Kléber et Marceau, qui surviennent, à bivouaquer toute la nuit sur la lande inondée de neige fondue, pour assurer leur victoire.

Lorsqu’au matin, 22 décembre, les patrouilles de hussards pénétrèrent dans la ville de Blain, ils n’y trouvèrent plus que quelques traînards qu’ils égorgèrent. Les Vendéens avaient fui en silence vers Savenay, vers d’infranchissables marais où le cercle d’eau qui les entourait, de la Loire à la Vilaine et à l’Océan, allait se doubler d’un cercle de fer cette fois invincible.

 

 

Leur aspect, leur misère, étaient effroyables. Leurs vêtements n’étaient même plus des haillons : « J’avais une couverture de laine pliée en double attachée au col par une ficelle, raconte la marquise de La Rochejaquelein ; par-dessus, une autre couverture de drap bleu attachée de même ;... des pantoufles vertes fixées par des ficelles. Le chevalier de Beauvollier avait un chapeau de femme par-dessus un bonnet de laine. » Les d’Armaillé étaient enveloppés dans une tenture de damas jaune ; M. Roger-Molinier portait un turban et un costume turcs, pris au théâtre de la Flèche. M. de Verteuil, tué peu de jours avant, s’était battu affublé de deux cotillons, « pendant l’un au cou et l’autre à la ceinture ».

Et pourtant ces spectres, décharnés par la faim qui n’avait cessé de les tenailler au cours d’une marche de sept à huit cents kilomètres, paraissaient encore si redoutables à Kléber, qu’il refusa, au soir du 22 décembre, de brusquer le combat. Repoussée d’abord par Lyrot, son avant-garde avait franchi le ravin qui protège Savenay, et le gros de l’armée républicaine se rangeait en bataille autour de la ville. Bourbotte, Turreau, Prieur, commandaient déjà une charge désordonnée :

« Si tu ne prends pas sur toi, dit Kléber à son ami Marceau, d’arrêter ces criailleries de Prieur et de ses collègues, demain nous serons à Nantes, et l’ennemi nous y suivra. »

Marceau ordonne aux conventionnels et à leur troupe de musiciens de se reporter en arrière pour sauvegarder leur précieuse existence, et, à minuit, l’armée tout entière, couronnant Savenay d’un immense croissant, attend l’heure du combat.

Les Vendéens sont à peine six mille contre vingt mille. Ils se distribuent leurs dernières cartouches et mettent en batterie leurs derniers canons. Les vieillards et les blessés se joignent aux combattants. Les femmes reçoivent, après une prière, un dernier baiser et fuient dans la nuit.

Les meilleurs généraux de la République, parmi lesquels plusieurs s’illustreront sous l’Empire, de Marengo à la Moskowa : Kléber et Tilly à droite, Marceau au centre, Canuel à gauche, Beaupuy, Westermann, Dembarrère, Ménard, Turreau, s’opposent, du bois de Matz au bois de Touchelais, à Henriot, à Marigny, à Piron, à Désessarts, à Donnissan, à Lyrol, à Cady, à Beauvollier, à Mondyon, à Béjarry, à Lusignan, à Tinguy, généraux improvisés qui tous les ont assez souvent vaincus pour pouvoir maintenant marcher glorieusement à la mort.

Et ce sont les Vendéens qui, au matin du 23 décembre, attaquent encore les premiers !

Au château de Touchelais, ils culbutent l’avant-garde républicaine et lui prennent deux canons. Mais Kléber, Marceau, Canuel, avancent irrésistiblement. Repoussés et cernés dans Savenay, les Vendéens résistent, comme au Mans, de rues en rues, de maisons en maisons. Plusieurs milliers de cadavres jonchent bientôt le sol. Une femme, voyant les artilleurs tués sur leurs pièces, saisit une mèche pour tirer encore un coup de canon ; mais le sabre d’un dragon lui coupe le bras. Entraîné hors les murs, Marigny prend le drapeau blanc que la marquise de Lescure a brodé aux premiers temps de l’insurrection, et, à quatre reprises, se lance à la charge au milieu des Bleus. Fleuriot, Donnissan, Désessarts, rentrent aussi dans Savenay, où ils s’ouvrent à la baïonnette un chemin sanglant : la colonne de Kléber les arrête. Lyrot, La Roche-Saint-André, des Nouhes, d’Ésygny, le comte Piet de Beaurepaire et son fils Armand, âgé de quatorze ans, sont tués à la tête de leurs hommes d’élite. Tout espoir est perdu, et les maisons, les genêts, les bois, où les vaincus cherchent asile, se remplissent de massacreurs.

Les représentants tinrent une conduite que Buquet, chef de la 18e légion de gendarmerie, exposa ainsi dans une lettre au général de division Damas, datée du 24 prairial an X (13 juin 1801) : « Je me déterminai, contre l’avis de Beaupuy, à aller à eux (aux brigands). Je pensais que, si je parvenais à me faire écouter, Canuel et Beaupuy auraient le temps d’aller jusqu’à Marceau. Les brigands me laissaient approcher... Je les engage à mettre bas les armes, je leur promets la vie, je leur cite quelques passages de l’Écriture sainte ; j’appelai la religion à mon secours. Je fis quelque sensation ; ils délibérèrent. » Quatre cents Vendéens se rendent, sur la promesse de la vie que stipulent Buquet, Marceau, Beaupuy et Canuel : « Eh bien ! ils ont été victimes de leur bonne foi. Les représentants du peuple, Prieur de la Marne surtout, donnèrent l’ordre à Augier de former sur la route une espèce de bataillon et de faire un feu de ban sur les brigands... Aucun d’eux n’échappa. Ce trait de barbarie caractérise bien les représentants que nous avions avec nous. »

La tuerie se poursuivit durant huit jours. Nuls ne furent épargnés, pas même les enfants. On fusilla en masse dix-huit cents paysans qui avaient mis bas les armes. Les commissions militaires achevèrent la besogne ; celle du Mans fit tuer à elle seule six cent soixante prisonniers. « Je ne veux pas de prisonniers, écrivit à la Convention le général Tribout, le vaincu de Pontorson. Quand on a leurs principes, on ne doit plus vivre. » – « Il n’y a plus de Vendée, écrivait de son côté Westermann. Elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les marais et les bois de Savenay, suivant les ordres que vous m’avez donnés. J’ai écrasé les enfants sous les pieds de mes chevaux, massacré les femmes qui, au moins pour celles-là, n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher. J’ai tout exterminé... Mes hussards ont tous attaché à la queue de leurs chevaux des lambeaux d’étendards des brigands. Les routes sont semées de cadavres. Il y en a tant que, sur plusieurs points, ils font pyramides. (Il y en avait, en effet, cinq mille.) Kléber et Marceau sont là. Nous ne faisons pas de prisonniers, car il faudrait leur donner le pain de la liberté, et la pitié n’est pas révolutionnaire. »

Tel fut le sort des quatre-vingt mille Vendéens qui, deux mois avant, avaient traversé la Loire. Le village du Voide avait fourni quatre-vingt-dix transfuges : il en revint trois ; à Montilliers, il en revint cinq sur soixante-trois ; à Chanzeaux, trente-cinq sur cinq cents ; à Saint-Hilaire-du-Bois, treize sur six cents... Et pourtant, au cours de leurs cent quatre-vingt-onze lieues de campagne, ils avaient pris douze villes, gagné sept grandes batailles, enlevé cent canons, détruit vingt à trente mille ennemis. « Des troupes qui ont battu de tels Français, proclamait le général Beaupuy, peuvent se flatter de vaincre tous les peuples étrangers... »

 

 

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TROISIÈME PARTIE

 

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LE MARTYRE DE LA VENDÉE

 

 

 

 

XXVI

 

LES ABATTOIRS DE NANTES. – CARRIER

 

(Novembre 1793-février 1794)

 

Un gouvernement d’assassins. – Carrier. – Son « comité » : Vincent-la-Montagne. – La compagnie Marat. – Noyades, fusillades, guillotinades. – Le Bouffay. – La commission Bignon. – Les Vendéens devant la mort. – Treize mille cadavres. – Carrier va prendre à la Convention et aux Jacobins « un repos mérité ». – Sa condamnation tardive et forcée.

 

Si la victoire de la Convention avait interrompu le cours des massacres, l’histoire pourrait à la rigueur passer l’éponge sur tant de sang, – sur le sang du moins des combattants vendéens, puisque le gouvernement révolutionnaire, supposé légitime, se trouvait en droit de leur appliquer les lois de la guerre. Mais il n’en fut pas ainsi. Une fois éteint le feu des batailles, la boucherie continua, et c’est alors qu’en toute justice le marquis de Perrault, fait prisonnier à Fougères, put déclarer aux membres du comité révolutionnaire qui voulaient lui bander les yeux avant de le fusiller :

« Non, je sais affronter la mort, et je n’ai d’autre regret, en quittant la vie, que de voir des Français transformés en assassins. »

Il est vrai que les Français dont nous allons maintenant examiner les crimes sans excuses n’étaient plus des Français, puisqu’ils se reléguaient en dehors même de l’humanité.

 

 

Observons-le tout d’abord une fois de plus : les crimes d’un Carrier ou d’un Francastel ne furent point des crimes purement individuels. Quand même on prouverait la folie de ces bandits, on n’aurait pas le moins du monde dégagé la responsabilité du gouvernement révolutionnaire, puisqu’ils n’en furent que les exécuteurs, puisque la Convention et son Comité de salut public, mis au courant de ce qui se passait à Nantes et à Angers, ne s’en montrèrent point effarouchés.

Les preuves d’une si déshonorante complicité sont surabondantes.

En nommant Carrier, le Comité lui avait écrit : « Nous t’envoyons un arrêté qui te presse de purger la ville de Nantes. » Carrier s’y conforma strictement, et lorsque après enquête, il eut informé la Convention qu’en Bretagne « il n’y avait que quelques communes qui marchaient dans le sens de la révolution, qu’il n’y avait que la :-ans-culotterie dans quelques villes qui fût dans les bons principes », lorsqu’il eut ainsi spécifié, dans son effroyable généralité, l’œuvre de destruction à accomplir, le Comité de salut public lui répondit textuellement : « Purgez sans délai tous les corps gangrenés ; que le glaive de la loi se promène sur tous les coupables, et que rien de ce qui peut devenir nuisible n’échappe à l’œil sévère d’une active surveillance. Le Comité se repose toujours sur votre zèle qu’aucun obstacle ne retient et sur votre entier dévouement à la patrie. »

Lorsqu’il annonce qu’au lieu de s’amuser à faire leur procès aux prisonniers vendéens, il s’en débarrassera par la fusillade : « En continuant comme vous faites, répond le Comité, de purger le corps politique de toutes les mauvaises humeurs qui y circulent, vous accélérez l’heureuse époque où la liberté, assise sur les ruines du despotisme, fera goûter au peuple français le vrai bonheur. »

Le 28 décembre 1793, le Moniteur imprimait la lettre, lue à la Convention, où il disait : « La défaite des brigands est si complète, que nos postes les prennent et amènent à Nantes par centaines. La guillotine ne peut suffire ; j’ai pris le parti de les faire fusiller. Ils se rendent ici et à Angers par centaines ; j’assure à ceux-ci le même sort qu’aux autres. J’invite mon collègue Francastel à ne pas s’écarter de cette salutaire et expéditive méthode : c’est par principe d’humanité que je purge la terre de la liberté de ces monstres. »

Lorsque les jacobins, qui, à son retour de Nantes, l’avaient entouré d’honneurs, prétendirent le supprimer à son tour, il eut donc raison de s’écrier qu’il fallait s’en prendre à la Convention elle-même : elle avait applaudi à ses massacres et ordonné l’insertion de ses lettres au bulletin du tribunal révolutionnaire ; tout comme Fouquier-Tinville, il n’avait fait qu’obéir avec un exceptionnel empressement.

Cet avocat auvergnat, âgé de trente-sept ans, ne possédait point l’élégance de Robespierre. Sa grasse chevelure noire tombait sur ses épaules voûtées ; son front bas, son petit œil hagard, son profil en museau, sa voix rauque, son geste brusque comme le couperet, ses grossières violences, même à l’égard des meilleurs sans-culottes, inspiraient de suite la terreur. « Il a reçu avec des soufflets des membres de la Société populaire, racontera plus tard Romme à la commission des vingt et un, et à coups de sabre des officiers municipaux qui lui demandaient des subsistances. Il a dit à un maire qui lui demandait du pain pour sa commune que la sentinelle avait eu tort de ne pas lui passer sa baïonnette au travers du corps. Un marinier lui demandait quand il lèverait l’embargo mis sur les bateaux de la Loire ; il lui répondit :

« – Je vais te le dire. »

« Il tire son sabre et lui en porte un coup, que celui-ci n’évite qu’en fuyant. »

Le Comité de salut public pouvait le féliciter d’un « zèle qu’aucun obstacle ne ralentissait ».

« Comment le f... Comité révolutionnaire travaille-t-il donc ? tonnait Carrier. Il fallait faire tomber cinq cents têtes, et je n’en vois pas une. Nous ferons, ajoutait-il, de la France un cimetière, plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière. »

Les femmes, les enfants, doivent tomber sous le « rasoir national, car ce sont des vipères à étouffer ». Et, comme tout cela demandait du Lemps, il avait une façon à lui de presser le tribunal révolutionnaire :

« Vous êtes un tas de b... de juges, un tas de j...-f..., à qui il faut cent preuves, cent témoins pour faire guillotiner un homme ! F...-les-moi à l’eau, c’est bien plus tôt fait. »

Il s’était pourtant entouré d’une troupe de scélérats à sa taille : le roué Goullin, qui fit mourir en prison son créancier M. de Montaudeau, – (Carrier lui-même avait, du reste, une préférence pour les condamnés qui rapportaient : « Je vois partout des gueux en guenilles, observait-il à la Société populaire d’Ancenis ; vous êtes ici aussi bêtes qu’à Nantes : l’abondance est près de vous, et vous manquez de tout ! Ignorez-vous donc que les richesses de ces gros négociants vous appartiennent, et la rivière n’est-elle pas là ? ») ; – l’ex-gentilhomme Grandmaison, condamné sous l’ancien régime pour deux meurtres ; le voleur de profession Hubert, le débauché Lavaux (l’un des prisonniers libérés par Bonchamps). Ce comité se réunissait dans la cathédrale, sous le patronage de Marat, « tant calomnié, jurait-il, par les crapauds du Marais » ; puis dans l’église Saint-Vincent, devenue Vincent-la-Montagne. Les juges étaient payés dix francs par jour, ainsi que les membres de la compagnie Marat, qui commença, le 3 novembre 1793, par incarcérer quatre cents paisibles Nantais et par faire main basse sur leurs papiers, leur linge et leur argenterie.

Le 16 novembre, quatre-vingt-dix prêtres, que leur grand âge avait préservés de la déportation, furent noyés à l’île Cheviré. Le 9 décembre, cinquante-huit autres prêtres, que Francastel avait envoyés à Carrier lors du siège d’Angers, furent enfermés dans une gabarre dont les sabords, enfoncés à coups de hache, laissèrent passer l’eau. « Quel torrent révolutionnaire que la Loire ! écrit alors Carrier à la Convention. Salut et fraternité. » (La lettre est insérée au Moniteur du 16 décembre 1793.)

Le 10 décembre, c’est le tour de deux cents prisonniers vendéens, qui sont fusillés sur la prairie de Mauves. Huit enfants, de sept à douze ans, se réfugiaient entre les jambes des assassins :

« Ce sont des louveteaux, il faut les étouffer », dit Carrier.

Fonbonne, directeur des hôpitaux de Nantes, arriva pourtant à les sauver.

Ce faisant, Carrier se croyait un grand général qui suffisait à tout, et il brûlait du désir d’étendre ses opérations à tous ceux qu’elles n’enthousiasmaient point :

« Oui, j’entends aujourd’hui le métier de la guerre, déclarait-il le 11 décembre au Comité de salut public. Je suis sur les lieux, restez donc tranquilles et laissez-moi faire. Aussitôt que la nouvelle de la prise de Noirmoutier me sera parvenue, j’enverrai sur-le-champ un ordre impératif aux généraux Dutruy et Haxo de mettre à mort dans tous les pays insurgés tous les individus de tout sexe qui s’y trouveront indistinctement et d’achever de tout incendier, car il est bon que vous sachiez que ce sont les femmes qui, avec les prêtres, ont fomenté et soutenu la guerre de Vendée. Je recommande très expressément à la vengeance nationale les scélérats contre-révolutionnaires Beisser, Baco, Beaufranchet et Letourneux. Les têtes de ces quatre coquins ne cicatriseront jamais les plaies profondes qu’ils ont faites à leur patrie. Il serait à désirer, il faut même que le tribunal révolutionnaire les condamne tous quatre promptement à la mort et renvoie leur exécution à Nantes, (où) elles produiront le plus grand bien... Ou bien, envoyez-nous ici, tandis que j’y suis, les quatre grands conspirateurs, et je vous réponds de faire bientôt tomber leurs têtes... Montaut, ancien capitaine des canonniers à Rennes et qui commandait l’artillerie dans la force départementale à Vernon, doit subir le même sort ; mais si vous voulez le lui assurer, envoyez-le-moi à Nantes. »

À partir du 14 décembre, la guillotine, en permanence sur la place du Bouffay, fit ruisseler le sang jusqu’à la Loire. Les bourreaux, en raison de leur surmenage, obtinrent une augmentation de salaire. De plus, quatre cents enterreurs, dits « ouvriers de la mort », furent occupés à enterrer les fusillés, dont les cadavres dépouillés formaient, au nord de la ville, ce qu’on appelait des « montagnes patriotiques ». Et, comme le travail était mal fait, des chiens rapportaient du charnier, à travers la ville, des lambeaux de corps humains.

Le 17 décembre, vingt-quatre prisonniers vendéens furent guillotinés sans jugement, parmi lesquels quatre enfants de treize à quatorze ans.

« Me feras-tu bien mal ? » disait à l’exécuteur l’un de ces enfants, dont le sommet de la tête dépassait seul la planche fatale.

Le 19, on amène quatre-vingt-dix cavaliers qui s’étaient rendus à Niort, et auxquels on avait promis des sauf-conduits. Carrier fait le geste fatal ; un officier observe que lui et ses soldats ne sont pas des bourreaux :

« Pas d’objections, interrompt le conventionnel, la fusillade ! »

Le 20, parmi les vingt-sept guillotinés, se trouve l’abbé de La Roche-Saint-André, âgé de quatre-vingt-huit ans, et les quatre sœurs La Métayrie, dont la plus jeune a dix-sept ans. Les têtes de leur servante et de deux autres femmes roulent avec les leurs.

Le 24, joyeux des nouvelles tueries que lui promet le désastre de Savenay, Carrier ordonne aux habitants d’illuminer leurs maisons : « Ce soir, dit son arrêté, tous les citoyens partageront la joie des vrais sans-culottes, ou ils diront pourquoi au rasoir national, qui se chargera de leur faire une dernière barbe. » Il y eut des réfractaires, et ces « ennemis de la patrie » furent guillotinés au nombre de soixante et onze.

« Ces messieurs, ricana Carrier, apprendront cc qu’il en coûte pour ne pas rire quand la nation les condamne à être gais. »

Les arrivages de prisonniers se succédant alors rapidement vers l’abattoir de Nantes, la commission militaire, dite commission Bignon, vint en aide, à partir du 29 décembre, au tribunal de Carrier : le 29, elle condamna à mort cent prisonniers ; le 30, quatre-vingt-dix-sept ; le 31, cent vingt ; le 1er janvier 1794, cent dix-huit ; le 2, deux cent quatre-vingt-neuf ; le 3, quatre-vingt-dix-neuf ; le 4, cent quatre-vingt-dix-neuf ; le 5, deux cent cinquante ; le 6, deux cent deux ; le 7, soixante-deux, femmes et jeunes filles ; le 8, quarante-cinq femmes ; le 17, quatre-vingt-dix-sept ; le 18, cinquante-sept ; le 19, deux cent sept. Le 25, en dix séances, cela fit un total de mille neuf cent soixante-neuf cadavres. « Hier, lit-on dans le Journal de la Montagne du 5 janvier, on a fusillé deux cent soixante-dix-neuf brigands, dont cent soixante-dix avaient été pris à Ancenis, et les autres du côté de Vannes ; il y avait parmi eux plusieurs enfants. »

Tout cela sans préjudice des noyades : le 23 décembre, huit cents prisonniers de l’Entrepôt (marchands, fermiers, ouvriers des manufactures de Cholet, infirmiers, malades, vieillards, femmes, enfants), garrottés avec des cordes, avaient été conduits sur deux bateaux entre la Sécherie et Trentemoult, puis, à 10 heures du soir, enfoncés dans l’eau. Pour empêcher ces malheureux de sauter dans leurs batelets, les bourreaux avaient coupé à coups de sabre les membres des plus hardis :

« Vois mon sabre, disait ensuite Robin au citoyen Lemoine, il est tout ébréché. »

Le lendemain, les dépouilles des noyés étaient publiquement vendues par leurs bourreaux aux plus offrants. Et ce même jour (le 24 décembre), trois cents autres allaient à la « baignade ». Carrier sui mit la file à la lueur des réverbères et criait aux condamnés :

« Dépêchez-vous, marchez en ligne ! »

Le 25, nouvelle noyade de deux cents pr1sonmers en présence de Benaben : « On met tous ces coquins, rapporte ce commissaire, dans des bateaux qu’on fait ensuite couler à fond. On appelle cela “envoyer au château d’Aux” (qui est dans le voisinage de Nantes). En vérité, si les brigands se sont plaints quelquefois de mourir de faim, ils ne pourront se plaindre qu’on les fasse mourir de soif. »

Le 26, on en noya encore mille deux cents : « Je vis, raconte la femme Pichot, qui habitait en face de la Sécherie, je vis amener au crépuscule un grand nombre de femmes échevelées, ayant les vêtements en désordre ; plusieurs portaient des enfants sur leurs bras ; toutes pleuraient et criaient :

« – On va donc nous noyer, et on ne veut pas nous juger. »

Les enfants qu’on ne noyait pas, – (Lambert et Fouquet en noyèrent un jour cinquante à la fois), – étaient tués autrement : enfermés à l’Entrepôt, plongés dans l’ordure, trois cents enfants ramenés de Savenay y périrent en masse du typhus. Savary protestait :

« Tu veux les sauver ! s’écria Carrier, tu es un scélérat, je te ferai guillotiner. »

Confiés à Nicolas Carré, les enfants épargnés eurent à subir d’infâmes tortures de la part de ce rival du cordonnier Simon.

Les noyades se poursuivirent en janvier : l’une des dernières fit périr trois cents femmes enceintes, réservées pour cette raison. Et comme le marinier Colas voulait s’élancer pour sauver une malheureuse qui implorait son secours :

« Es-tu de moitié avec elle, f... scélérat ! » lui cria Fouquet.

Et d’un coup de sabre il fendit la tête de la Vendéenne.

Ne parlons pas de turpitudes plus monstrueuses encore, comme celles qui consistèrent à attacher ensemble, dépouillés de leurs vêtements, un homme et une femme, un prêtre et une religieuse ; ce qui s’appela des « mariages républicains ».

Pour nous reposer de tant d’horreurs, songeons à des scènes qui rappellent les actes les plus héroïques des martyrs chrétiens.

Un républicain veut sauver Mme Duvau de Chavagne, dont le mari est mort à Savenay, et il lui propose de l’épouser :

« Mon mari est mort pour sa religion et son roi, répond-elle ; je n’aspire qu’à le rejoindre au ciel. »

Et elle fut noyée.

Deux jeunes filles d’une remarquable beauté, Mlles d’Oussard et de Jourdain, sont conduites au fleuve avec leurs mères et dépouillées de leurs vêtements ; les bourreaux leur proposent de les sauver, mais refusent de sauver aussi leurs mères. Elles demandent alors qu’on les précipite dans le fleuve. Mlle de Jourdain s’y jette elle-même, tombe sur un monceau de cadavres qui empêchent les eaux de la recouvrir de leur virginal linceul, et crie aux noyeurs :

« Poussez-moi, je n’ai pas assez d’eau. »

La femme de chambre de la vicomtesse de Lépinay entend un officier républicain dire à sa maîtresse :

« Restez là, je vais revenir, je jetterai mon manteau sur vous, et je vous sauverai. »

L’officier revient et, par mégarde, jette son manteau sur la femme de chambre :

« Vous vous trompez, dit-elle simplement, voilà ma maîtresse ; moi, je ne suis rien. »

Elle suivit les bourreaux.

Les deux petits Piet de Beaurepaire, Auguste, âgé de neuf ans, et Sophie, âgée de huit ans, sont sur le point d’être jetés à l’eau ; le cœur des bourreaux se soulève, et ils veulent sauver la fillette :

« Sauverez-vous aussi mon petit frère ? » demande-t-elle.

Ils refusent.

« Eh bien ! noyez-nous, car maman nous a dit de ne jamais nous séparer. »

Les deux enfants furent alors sauvés. Une marchande de sardines employa Sophie, qui devint plus tard comtesse de Lusignan.

 

 

Carrier se vanta d’avoir fait jeter deux mille huit cents personnes dans la « baignoire nationale ». Avec les fusillades et les guillotinades, le nombre de ses victimes s’éleva au moins à treize mille. Pour chasser de son esprit les spectres qui le hantaient, il se livra, chez la femme Papin, à des débauches pour lesquelles il eut parfois l’infamie suprême de réquisitionner des condamnées à mort.

En février 1794, il fut rappelé à Paris, non pas parce qu’il avait trop supprimé de Vendéens, mais parce qu’il avait menacé un ennemi de Robespierre, le jeune Jullien. Il vit retiré « dans un sérail, annonça alors celui-ci, entouré d’insolentes sultanes et d’épaulettiers lui servant d’eunuques. Il fait incarcérer les patriotes » ! On n’osa même pas, en le rappelant, lui adresser ces reproches. On voulait, disaient les lettres, « répondre à ses désirs, ménager sa santé altérée, assurer à ses travaux un repos mérité ».

Le 14 février 1794, il alla reprendre tranquillement sa place à la Convention, fit l’apologie de sa conduite, et déclara qu’on avait eu raison de tuer les femmes et les enfants de treize à quatorze ans, voire les enfants en plus bas âge encore. « Tuons donc tous les rebelles sans miséricorde, demande son rapport du 3 ventôse. Lo plan du Comité de salut public y est conforme, j’y conclus. » À Nantes, le représentant Prieur (de la Marne), le tribunal révolutionnaire et la commission Bignon poursuivirent l’œuvre de Carrier : les 2 et 3 avril 1794, par exemple, la commission exécuta tous les hommes du village de Bouguenais (sauf un, âgé de treize ans). « On les conduisit à la mort par petites troupes, raconte le père de Victor Hugo, qui était présent. Ils la reçurent avec calme à côté de fosses ouvertes pour les recevoir. »

Les deux principaux agents de Carrier : Fouquet et Lamberty, venaient d’être mis en accusation ; mais, selon le registre même de la commission, c’était « pour avoir soustrait à la vengeance nationale Mme de Marcilly, sa femme de chambre, la femme de chambre de Mme de Lescure, les deux sœurs de Dubois ».

En thermidor, Carrier siégeait toujours sans être inquiété. Il comparut, mais connue simple témoin, dans le procès des quatre-vingt-quatorze Nantais qui avaient été ses propres victimes ; et si, à la fin, il fut arraché de son banc de législateur, ce fut sous la pression de l’indignation publique, après une quadruple épreuve, l’avis de trois comités, le rapport d’une commission de vingt et un membres et deux débats contradictoires. La Convention nationale, ne l’oublions pas, avait été tout entière complice du plus grand scélérat peut-être qui ait jamais déshonoré un régime.

 

 

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XXVII

 

FRANCASTEL À ANGERS. – LE CHAMP DES MARTYRS

 

(Novembre 1793-février 1794)

 

La solidarité révolutionnaire. – Francastel. – Angers à l’époque du siège. – La « sainte guillotine ». – La commission Félix. – Le comité de surveillance et la bande noire. – Le port de l’Ancre. – La place du Ralliement. – Les fusillades du Champ des Martyrs. – Cinq mille cadavres. – Les interrogatoires. – L’autel du sacrifice. – Le cantique des Vendéennes.

 

À Angers, c’est un ci-devant qui opère, le franc-maçon Francastel, futur ordonnateur des jardins de la citoyenne Bonaparte. En 1793, il travaillait à dépeupler la Vendée, afin que la République fût vengée et tranquille.

Lui aussi put se vanter de n’être qu’un instrument, qu’un rouage de la machine à décapiter, à fusiller et à noyer. Henri Wallon l’a démontré : « La commission militaire, jadis installée, de concert avec lui, par ses collègues et confrères en maçonnerie Bourbotte, Esnue-Lavallée et Prieur (de la Marne), le comité et les administrations du pays, les grands comités de la Convention elle-même furent solidaires dans ses exécutions ; ils furent liés entre eux par une étroite complicité d’action, de direction ou d’assentiment. La commission opérait sous la surveillance du comité local. Le comité rendait compte de ses actes au représentant, le représentant au Comité de salut public, et la Convention applaudissait aux rapports toujours si fleuris que lui en faisait périodiquement Barère. »

Pour se rendre un compte exact des sentiments qui pouvaient remplir l’âme des Vendéens à leur arrivée devant Angers, il faut connaître les scènes d’horreur qui s’y déroulaient depuis un mois.

« Le fer et la flamme n’ont pas encore été assez employés dans ce maudit pays, malgré les ordres réitérés, écrivait Francastel au Comité de salut public, le 26 novembre 1793. On nous envoie continuellement des prisonniers et toujours des prisonniers. La commission militaire va rapidement ; mais comment juger promptement huit cents, mille prisonniers ? C’est un surcroît de gêne et pour la subsistance et pour la garde. Des fusils, je le répète, et l’on se conduira en vrais républicains. »

La fusillade devint en effet la spécialité d’Angers, comme la noyade celle de Nantes. À la veille du siège du 3 décembre, on remplit de prisonniers l’église Saint-Maurice, et de là on dirigea à la fois huit cents hommes, liés deux par deux à une longue corde, vers les Ponts-de-Cé. Durant la seule journée du 1er décembre, cent trente-deux furent fusillés à la Roche-d’Érigné. Les autres, poussés à coups de sabre dans des caves, y périrent en grand nombre de maladie et de dénuement. Extraites de nuit, les femmes, liées aussi deux par deux, furent conduites vers la Loire pour être noyées ou mitraillées. Les soldats renâclant devant une pareille besogne, il fallut conduire ce bétail humain au vieux château féodal de Montreuil-Bellay, où il devint la proie du typhus. Les prêtres vieux ou infirmes, qui n’avaient pu gagner l’Espagne, devaient eux aussi, selon les intentions de Francastel, « pêcher le corail » dans le gouffre de la Baumette ; mais le conventionnel jugea plus habile de les envoyer, au nombre de cinquante-huit, à Carrier, qui sut les plonger dans la « baignoire nationale ».

Francastel était puissamment aidé par la commission militaire et le comité révolutionnaire d’Angers. La commission devait faire fusiller plus de deux mille cinq cents personnes et faire jouer la guillotine deux cent trente-neuf fois. Quant au comité, alors installé à l’évêché, il suffit, pour en connaître l’esprit, de lire la lettre qu’il adressait dès le 24 octobre 1793 au représentant du peuple Richard : « Le comité vous demande de lui envoyer la sacram sanctam guillotinam et le ministre républicain de son culte. Il n’est pas d’heure dans la journée qu’il ne nous arrive des récipiendaires que nous désirons initier à ses mystères. Jugez de la joie que nous éprouvons en songeant que les autels de cette divinité (libératrice de la République) ne sont pas près d’être abandonnés. Pour que le service n’éprouve aucun retard, trouvez bon que nous en prévenions saint Félix, hiérophante du sacré collège. » Cela est signé Choudieu, Cordier, Martin, Maussion, Obrumier père, Robin et Thierry ; Thierry qui, un rouleau de papier à la main, prévenait en ces termes un ami sur le point de l’aborder :

« À moins que tu ne veuilles me parler de guillotine, je ne puis m’arrêter avec toi, parce que je ne m’occupe que de cela. »

Pour braver un gouvernement servi par de pareils satyres, il fallait évidemment plus que du courage, de l’héroïsme, et ce fut là, n’en doutons pas, la raison qui explique qu’une immense majorité de Français se laissa terroriser par une infime minorité d’énergumènes.

La commission Félix, qui jusqu’alors fonctionnait surtout à Saumur et à Laval, fut appelée à Angers le 22 décembre : « Tout s’encombre, lui écrivait Francastel. Une sorte de politique fait stationner ce troupeau dans nos prisons ; le moment viendra de dégorger tout cela. Venez ici, je compte sur vous, je connais vos prmc1pes, votre inflexibilité républicaine, votre intention de saigner, de purger jusqu’au blanc la génération vendéenne. »

Félix se montra digne de la confiance de Francastel : « Notre sainte mère Guillotine travaille, écrit spirituellement, le 12 nivôse, au nom de sa municipalité, le maire d’Angers au maire de Paris. Elle a fait depuis trois jours la barbe à onze prêtres, une ci-devant religieuse, un général et un superbe Anglais de six pieds, dont la tête était de trop ; elle est dans le sac aujourd’hui. On a fusillé en trois jours environ huit cents brigands aux Ponts-de-Cé et jeté leurs cadavres dans la Loire. » Le même jour (29 décembre), le nouveau général de division Robert adressait au ministre Bouchotte cette missive pleine de monstrueux sous-entendus : « Je t’annonce qu’environ deux mille prisonniers catholiques qui étaient détenus et que, de concert avec le citoyen Francastel, représentant du peuple, nous faisions évacuer sur différents points, une partie de ces messieurs se sont révoltés contre la garde, qui en a fait justice. Les autres, en passant sur le pont de Cé, deux arches s’étant écroulées, sont malheureusement tombés dans la Loire, où ils sont noyés : ils avaient malheureusement les pieds et les mains liés... Vive la République ! »

Jaloux de tant d’habileté, le comité de surveillance, aidé par la bande noire des recruteurs de guillotine, s’efforçait de l’égaler. Le 4 mars 1794, comme un nouveau lot de soixante et un prêtres l’encombrait, il écrivait à Francastel : « Les ferons-nous fusiller au coin d’un bois ? ou les embarquerons-nous sur la Mayenne pour leur faire faire la “pêche au corail” devant la Baumette ? Parle. »

Les victimes étaient traînées au port de l’Ancre dans un équipage que décrivit le commandant de gendarmerie Édom : « Elles étaient conduites, partie à pied, partie en charrettes, entassées impitoyablement les unes sur les autres, sans distinction d’âge ni de sexe ; même plusieurs d’entre elles furent étouffées dans le trajet. On en voyait plusieurs dont les corps étaient à demi sortis desdites voitures, la tête tombant vers la terre, et enfin d’autres étendant les bras et les jambes jusque sous les roues desdites charrettes. » Le commandant s’en plaignait.

« Tu n’es donc pas républicain ? » lui répondit le bourreau Vacheron.

Une femme glissait dans l’ornière creusée par les lourds convois : on la projeta dans l’un des chariots sur le tas humain. On menait les Vendéens au charnier avec moins de soin que des tombereaux d’ordures...

Ne parlons pas des tanneries de peau humaine, bien qu’au greffe de la cour d’appel subsistent les témoignages de l’agent national Poitevin, de trois officiers municipaux et de quatre notables, qui affirment la réalité de l’opération accomplie sur trente cadavres par le chirurgien-major Pequel. « Je puis affirmer, racontait plus tard le témoin Robin à Godard-Faultrier, qu’ils étaient écorchés à mi-corps, parce qu’on coupait la peau au-dessous de la ceinture, puis le long de chacune des cuisses jusqu’à la cheville des pieds, de manière qu’après son enlèvement le pantalon se trouvait en partie formé ; il ne restait qu’à tanner et à coudre. »

Le 12 janvier 1794, mille cinq cents Vendéens environ avaient été fusillés au port de l’Ancre, inhumés dans douze grandes fosses ou précipités dans la Loire : par-dessous les glaces, on voyait défiler lentement leurs cadavres. Deux cents enfants, enfermés à la maison des Frères, périrent en grand nombre de misère ou dans les eaux. « Il est dans l’opinion des représentants, avait déclaré Félix, de ne point épargner même l’enfant au berceau. »

Parmi les victimes de cette époque, citons le curé octogénaire de Martigné-Briand, le faux évêque d’Agra (qui expia courageusement son imposture sur l’échafaud, en compagnie de sept prêtres et de sept religieuses) ; le marquis de Donnissan, Michel Désessarts. Tandis que tombaient les têtes, les membres de la commission révolutionnaire, attablés dans une salle qui donnait sur la place du Ralliement, « buvaient à la sainte guillotine », et, suivant l’expression des témoins, « léchaient du regard le sang des victimes ». Au 5 novembre 1793, l’état des vins consommés à l’hôtel des représentants (sans doute aux frais de la nation) s’élevait déjà à mille neuf cent soixante-quatorze bouteilles, estimées cinq mille deux cent six francs. Des rangs de la foule ou de la lucarne d’un toit, quelque bon prêtre encore en liberté donnait l’absolution suprême au martyr dont la tête allait être saisie par les cheveux et montrée aux gens sans aveu soudoyés pour hurler : « Vive la République ! »

À partir du 15 janvier 1794, la mare de sang du parc des Bonshommes devint un véritable lac : le 15, la fusillade abattit trois cents hommes ou femmes ; le 18, deux cent cinquante ; le 20, cent huit hommes et trois cents femmes ; le 21, pour fêter l’anniversaire de la mort du roi, soixante-dix hommes et quatre-vingts femmes (dont trente-huit de la Poitevinière, et dix du Pin-en-Mauges) ; le 22, quatre-vingts femmes ; le 1er février, trois cent soixante-trois femmes, parmi lesquelles la veuve Rondet, âgée de soixante-quinze ans, et ses trois filles ; parmi les jeunes filles, il y en avait de seize et dix-sept ans ; le 10, deux cents hommes et femmes. Le Champ des Martyrs renfermait maintenant deux mille deux cents victimes, chiffre qui au total s’éleva à près de cinq mille pour Angers et ses environs. « Nous n’en finirions pas, écrivait à la Convention, le 3 décembre 1794, la Société populaire d’Angers, si nous voulions remettre sous vos yeux la liste des victimes envoyées à la mort sans jugement et sans avoir même été interrogées. »

 

 

Les interrogatoires, lorsqu’ils ont eu lieu, suffisent à juger les bourreaux. En voici deux spécimens :

« D. (Félix demande) si elle (l’accusée) aime à danser !

« R. Qu’elle aime toujours la danse.

« D. Si lors de l’entrée des brigands elle a dansé à Thouars en signe de réjouissance ?

« R. Que non, et qu’au contraire elle pleurait.

« Et elle fut guillotinée. »

Autre dialogue entre le juge de la commission militaire et Camille Carrefour, ex-officier d’artillerie, âgé de soixante ans :

« D. Si son fils n’est pas venu à Saumur avec les brigands ?

« R. Qu’il ne le croit pas, car il l’aurait vu à quelque prix que ce fût et serait venu l’embrasser ; qu’il ne croit pas même qu’il soit ou qu’il ait été avec les brigands.

« D. À lui représenté que, s’il était républicain, comment il nous dirait que si son fils était venu à Saumur il l’aurait embrassé, lui qui est un ennemi de la République ?

« R. Que c’est par un sentiment de la nature, et qu’on est fils avant d’être citoyen bon à quelque chose pour sa patrie.

« D. À lui représenté que, puisque au lieu de repousser son fils avec un sentiment d’indignation, il lui aurait accordé le baiser paternel, il l’approuve donc dans sa démarche et les actions qu’il a faites contre sa patrie ?

« R. Qu’il ne croit pas que la nature puisse laisser à un père un sentiment d’indignation contre son fils. »

Le jour même (28 avril 1793), le vieil officier fut exécuté.

Un jeune vicaire fut mis à mort pour avoir « béni les Sacrés-Cœurs, qui étaient les vrais poignards dont se servaient les scélérats de prêtres », et Félix termina par cette demande :

« Combien il a baisé de fois, en réalité ou en idée, la mule de cet animal mitré qu’on appelle pape. »

Un autre fut convaincu d’avoir « manifesté des sentiments d’indifférence aux principes d’égalité et de liberté en demeurant immobile chez lui, et dédaignant d’assister aux assemblées qui devaient préparer et consolider le bonheur du peuple français » ; d’autres, d’avoir « crié trois cents fois environ : Vivent le roi et les prêtres ! » de n’avoir jamais crié : Vive la République ! d’avoir suivi la procession du Saint-Chêne ; un autre encore, d’être « fanatique comme sa mère », ou simplement « d’être natif de Beaupréau ».

À côté des noms de pareils criminels, le juge marquait la lettre F ou la lettre G, c’est-à-dire bon pour la fusillade ou la guillotine.

 

 

Devant la mort, ces Vendéens furent dignes de leur drapeau.

Ils marchaient au supplice comme naguère au combat, en récitant le chapelet, en chantant des cantiques, en refusant, jusqu’à l’escabeau de la guillotine ou jusqu’à la grève du fleuve, de renier leur Dieu et leur roi. L’échafaud devenait pour eux l’autel du sacrifice, et l’on vit un prêtre, qui avait refusé le serment, y monter, sur sa demande, en habits sacerdotaux, en chantant avec joie : « Introibo ad altare Dei, voici que je vais monter à l’autel de Dieu... » Le bourreau lui retira seulement sa chasuble, qui aurait gêné le couperet, et le sacrifice se consomma. C’était bien là une messe vendéenne !

Trois vierges : Marguerite Rouleau, Victoire et Perrine Gusteau, de Châtillon, se souvinrent, en allant au supplice, des cantiques que les missionnaires de Saint-Laurent-sur-Sèvre leur avaient appris, et, au moment où deux cent cinquante Vendéens, les hommes venant de Cholet, les femmes venant de Cholet aussi, de Beaupréau et de Châtillon, allaient mourir, tandis que les vieillards et les infirmes ne pouvant marcher les suivaient par charretées, elles entonnèrent le refrain sacré :

 

            Avancez mon trépas,

            Jésus, ma douce vie,

            Car mon âme s’ennuie

            Ne vous y voyant pas.

            .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

            Étant loin de vos yeux,

            Après vous je soupire ;

            Finissez mon martyre,

            Ôtez-moi de ce lieu,

            Placez-moi dans les cieux.

 

En vérité, ces scélérats de prêtres, comme disait Francastel : avaient bien mérité ce nom, puisque la scélératesse consistait alors dans la plus superbe des magnanimités, et puisque les fils spirituels du bienheureux Grignon de Montfort avaient su former, dans ce siècle de folie, à cette époque de boue et de sang, de semblables légions de héros chrétiens.

 

 

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XXVIII

 

LES ÉMULES DE CARRIER ET DE FRANCASTEL

 

L’indulgence d’un historien. – Levasseur à Saumur. – Bourbotte, Prieur et Turreau au Mans : les commissions Gonchon et Bignon. – La justice de Garnier (de Saintes). – La commission Clément à Laval, à Mayenne, à Lassan et à Ernée. – Brutus Magnier à Rennes. – Pocholle à Antrain : la commission Bucheau. – Les tueries de Saint-Malo : « purgatifs » de Le Carpentier. – Lequinio à Fontenay. – La battue de Noirmoutier. – La chasse au « gibier de guillotine ». – La « sainte montagne » de Westermann.

 

Parlant des proconsuls de la Terreur, M. Aulard, dans son Histoire politique de la Révolution, en trace une délicieuse peinture : « Il est faux, dit-il, que leur approche excitât la peur et la haine. Un Carrier, un Joseph Lebon, furent des exceptions. Si les représentants effrayaient les ennemis de la Révolution, les complices des Vendéens et des étrangers (et cet effroi était un des moyens de la défense nationale), le peuple les aimait, les appelait, les saluait comme des sauveurs... Ils ne montraient donc pas au peuple une figure si terrible qu’on l’a dit. »

Qu’est-ce qu’il faut donc à de pareils historiens pour mériter le qualificatif de terrible ? Et à quel chiffre se monterait donc la liste de leurs exceptions ?

Parmi les nombreux représentants que la Convention envoya avec Carrier et Francastel dans la région que nous étudions, quel est celui qui sauva le peuple du plus épouvantable des périls : l’extermination en masse dont on vient de tracer le trop fidèle tableau ? Pas un seul, et, pour être complet, il faudrait montrer maintenant que ce tableau s’applique à presque toutes les villes de Vendée et de Bretagne.

Bornons-nous à quelques exemples.

À Saumur, Levasseur (de la Sarthe) fit lier deux à deux sept cents prisonniers pour les conduire, disait-il, à Orléans. En route, ils furent noyés et fusillés par bandes de cinquante et de cent. À Saumur même, deux cent trente-trois victimes furent sacrifiées dans la seule journée du 26 décembre. Neuf jours avant, Félix et Millier, commissaires envoyés par la Commune de Paris pour surveiller les tribunaux révolutionnaires, écrivaient au Comité de salut public : « Les brigands nous manquent pour nos cérémonies expiatoires en l’honneur de l’Égalité ; mais les environs de Saumur et les villes voisines sont pleines de patriotes tièdes, de cœurs affadis dans le modérantisme, de coquins qui sont riches... Nous allons les faire cracher dans le bassin de l’Égalité. Aujourd’hui, dix-sept viennent d’être condamnés. Ils avaient des fortunes scandaleuses et des vignes en plein rapport. Nous déclarons cette propriété nationale. La modération est un crime. Pour frapper si vertement, nous n’avons pas besoin d’ordre ; nous vous connaissons, citoyens, et nous savons que nous n’interprétons que faiblement vos pensées civiques. »

Au Mans, où Bourbotte, Prieur (de la Marne) et Turreau avaient organisé la commission Gonchon, devenue ensuite commission Bignon, mille deux cents Vendéens, de tout sexe (il y avait deux cents femmes), de tout âge (il y avait quatre-vingts enfants de six à quatorze ami), de toute condition (presque tous de pauvres gens, car là comme ailleurs c’est surtout le bas peuple qui fut écrasé par la Révolution), mille deux cents Vendéens avaient été séquestrés dans l’église de l’Oratoire : près de six cents, dont soixante-dix-sept femmes, furent abattus ; les autres étaient en proie aux maladies contagieuses et à la faim. Un visiteur y vit mille spectres qui se soulevaient sur les dalles glacées, implorant un morceau de pain. Les femmes étaient à demi nues. Aux « dames », on n’avait laissé souvent qu’un simple jupon. Le 15 décembre, Garnier (de Saintes) avait donné ces instructions à l’accusateur public : « Il faut que vous vous dépouilliez de l’idée que vous n’êtes que des juges que la loi a environnés de formes. Vous devez prendre un caractère différent, révolutionnaire. Vous devez juger et débarrasser promptement la société de ces monstres qui, après l’avoir assassinée, l’empoisonnent aujourd’hui. Chaque jugement sera un bienfait pour elle. Justice et justice promptement, voilà le devoir du tribunal. »

Peut-on concevoir pharisaïsme plus scélérat ?

Le 30 décembre, Garnier (de Saintes), considérant que les prisonniers dévoraient des subsistances nécessaires aux citoyens, augmentait le nombre des juges et leur ordonnait de s’occuper des jugements sans interruption, jusqu’à ce que tous les révoltés fussent tous jugés. Le 2 janvier, il recommandait encore de laisser de côté toutes les formalités minutieuses : en six jours, il y eut alors cent trente-cinq condamnations à mort, et les fosses de Pontlieue se remplirent de journaliers et de laboureurs.

À Laval et à Mayenne, l’accusateur public de la commission Clément (organisée par les représentants Bourbotte et Bissy) était le prêtre renégat Volcler. « Purgeons, républicains, n’épargnons rien, disait celui-ci. Toute municipalité qui ne fera pas traduire des accusés sera réputée les receler et les favoriser, et, pour ce fait, sera incarcérée sur mon réquisitoire. » Du 16 au 20 décembre, il fit fusiller cent vingt prisonniers de dix-huit à soixante et onze ans. Parmi les femmes, Mme Neveu, dont on dut ajourner l’exécution et qui accoucha peu après.

« Comment ferez-vous donc pour endurer les souffrances de l’échafaud, dit le médecin à cette malheureuse qui pleurait, si vous ne pouvez aujourd’hui supporter vos douleurs passagères ?

– Aujourd’hui, répondit-elle, je cède à la nature ; mais, sur l’échafaud, Dieu sera avec moi et me soutiendra. »

Moins de deux mois après, elle gravissait fièrement les degrés de la guillotine, après avoir donné à son nouveau-né un dernier baiser.

Une autre femme, Mme de La Roche-Saint-André, voyant ses fils partir au supplice, se cramponna aux barreaux de sa prison et leur lança d’une voix déchirante cette suprême recommandation :

« Adieu, mes enfants, mourez en Vendéens ! »

Les 13, 14 et 15 janvier, la commission, en trois jugements, assassina trente-huit femmes ; le 21 janvier, quatorze prêtres sexagénaires et infirmes qui refusèrent de prêter le serment révolutionnaire, et dont l’exécution, racontèrent des personnages dignes de foi, donna lieu au fait miraculeux suivant : pendant le supplice, un enfant, porté sur les bras de son père, regardait constamment le ciel. Comme on lui en demandait la cause :

« Je vois, répondit-il, briller au ciel des couronnes qui descendent l’une après l’autre au-dessus de l’échafaud. »

Il les montrait du doigt et, à chaque tête qui tombait, il s’écriait avec joie :

« Encore une, encore une couronne. »

Le peuple trempa des mouchoirs dans le sang des martyrs.

Le lendemain 22 janvier, huit femmes encore, parmi lesquelles Mme Desmesliers, la jeune fille qu’avait voulu sauver Marceau et qui pria l’exécuteur d’envoyer au général sa montre d’or, en souvenir de sa reconnaissance.

Du 4 au 7 mars, la commission Volcler siégea à Lassay, où elle fit couper six têtes et où elle épargna deux prêtres, dont l’un remit sa lettre de prêtrise et l’autre promit de se marier.

Du 12 au 20 mars, elle souilla l’église d’Ernée, devenue temple de la Raison, en y prononçant trente-quatre condamnations à mort. Lorsqu’elle fut supprimée, elle avait fait tomber trois cent vingt-cinq têtes, dont soixante-treize de femmes.

Et Laval avait eu une autre commission, la commission Proust, qui en quatorze jours avait prononcé quarante-neuf condamnations à mort.

Sur le ciel rouge de la Terreur, partout se profilaient des guillotines, des arbres de liberté où se précipitait la grêle d’infâmes fusillades.

À Rennes, l’Américain Brutus Magnier, qui venait de Cayenne, fit incarcérer des sœurs de Charité et demanda, pour son festin du vendredi saint, « six gibiers de guillotine ». « Frères et amis, dit-il à ses affidés, il faut faire mourir aujourd’hui, à la même heure que le contre-révolutionnaire Jésus, cette jeune dévote qu’on a arrêtée dernièrement. » Et la dévote fut mise à mort entre la poire et le fromage. Le typhus qui ravagea les prisons ne permit à la commission d’exécuter que deux cent soixante-dix-huit détenus, parmi lesquels des enfants de six, de cinq, de quatre ans. La tête du guillotiné Thomas fut plantée sur le clocher de Landeau, et celle du guillotiné Dourdain sur le clocher de Dompierre-du-Chemin.

À Antrain, le représentant Pocholle reçut, le 6 janvier 1794, du voleur de grand chemin Aristide Bucheau, le billet suivant : « Je suis un vrai patriote que l’ancien régime a persécuté. On m’a renfermé dans la prison de cette ville avec un amas de ci-devant nobles et de ci-devant paysans. Vive l’égalité ! Ces brigands d’honnêtes gens ne cessent pendant tout le jour de marmotter des prières contre-révolutionnaires ; mon cœur de sans-culotte en est indigné. Est-ce que tu n’aurais pas un rasoir national pour leur faire la barbe ? » Le conventionnel sourit et libéra Bucheau, dont la commission, selon son expression, « sans-culottisa », en quarante-sept jours, dix-huit cent quinze Vendéens, dont cent quarante-cinq enfants de quatre à onze ans. On lit sur le premier feuillet du registre des jugements : « 25 nivôse (14 janvier 1794). Jugé, condamné, exécuté sans désemparer soixante-huit brigands qui, par d’indécentes et inciviques prières, conspiraient en prison contre la sainte égalité. »

À Dinan tombent vingt-cinq têtes.

À Saint-Malo, Bourbotte, Prieur, Turreau, tuent les prisonniers des combats de Dol et d’Antrain. Et, comme la commission les interroge trop lentement, Le Carpentier lui écrit : « Qu’avez-vous besoin d’en savoir si long ? Le nom, la profession, la culbute, et voilà le procès terminé. » Le 14 mars, ce représentant avertit du reste la Convention que les purgatifs révolutionnaires sont en bonne voie. « Il suffit, lui déclarait l’un de ses séides, que nous restions trois mille bons sans-culottes en cette commune. »

À Fontenay, deux cent trente Vendéens, surtout des vieillards, des femmes et des enfants, furent exécutés ; et comme une division de Charette approchait, le représentant Lequinio ordonna de fusiller en masse, sans forme de procès, quatre à cinq cents prisonniers qui mouraient de faim dans leurs geôles. « Sans des mesures pareilles, osa écrire Lequinio dans une lettre à la Convention qu’inséra le Moniteur du 23 décembre 1793, jamais vous ne finiriez la guerre de Vendée... Je voudrais qu’on adoptât les mêmes mesures dans toutes nos armées. Presque toutes les administrations sont à changer ; mais il faudrait y envoyer (dans ce pays) des républicains d’ailleurs ; car l’on n’y trouve que des honnêtes gens, et ces messieurs vont comme la tortue. » Pas une protestation n’accueillit la lecture de ce monstrueux message ! Ajoutons toutefois que Lequinio, s’étant enfui à Rochefort ü l’approche de Charrette, n’eut pas le temps de faire exécuter sa fusillade. Celle-ci eut lieu plus tard à Noirmoutier, où les prisonniers avaient été conduits en endurant d’atroces souffrances et où une large fosse, creusée à l’avance, fut remplie de quatre cents cadavres.

Aux Sables, il y eut cent vingt-sept exécutions ; à Niort, cent, dont sept femmes nobles ; à la Rochelle, soixante, sans compter les deux cent cinquante Vendéens qui périrent de misère en prison. À Rochefort, la commission créée par Bourbotte tua, le 3 août 1794, trente-deux détenus, dont treize femmes, qui marchèrent au supplice en chantant le Magnificat.

Arrêtons là ce martyrologe.

Ajoutons seulement qu’à ces exécutions soi-disant judiciaires s’ajouteraient sur le territoire vendéen des barbaries sans nom : des émissaires, payés vingt-cinq livres par prisonnier, en rapportaient le gibier de guillotine, à moins qu’ils n’opérassent eux-mêmes. M. Poirier, vicaire de Saint-Martin de Beaupréau, surpris dans sa cachette et conduit à Saint-Florent, ne voulait faire aux bourreaux que cette seule réponse :

« Je suis prêtre catholique, et jamais je ne trahirai ma foi. »

On lui arracha les ongles, on lui coupa les mains et les jambes avant de lui trancher la tête. À Tiffauges, Mlle Corbète refusa de se laisser souiller par plusieurs soldats républicains qui l’avaient traquée. On lui arracha les ongles.

« Rends-toi, brigande ! lui criaient-ils, et nous cesserons de te faire souffrir.

– Jamais ! Mon corps est en votre pouvoir, mais mon âme est à Dieu. »

On lui arracha les seins, et comme un paysan accourait à son secours, il fut abattu lui aussi à coups de sabre.

À la Gaubretière, trois religieuses cordelières du couvent de Cholet furent assassinées dans les mêmes conditions. Aux Landes, près de Tiffauges, eut lieu un massacre de femmes : l’une d’elles fut tuée avec ses quatre enfants ; lorsqu’on retrouva leurs cadavres, un bébé était encore attaché au sein de sa mère.

Beaucoup de bourreaux furent pris sous la lunette de la guillotine, à leur propre piège, tels Beysser et Westermann, qui périrent le même jour.

« Je viens vous assurer sur ma tête, avait déclaré Westermann en offrant à la Convention les dépouilles sacerdotales de l’évêque d’Agra, que de cette armée forte encore au Mans de quatre-vingt-dix mille hommes, il n’existe plus un seul combattant. L’Europe étonnée verra bien qu’une république qui, comme le Père éternel, dicte ses lois du haut d’une sainte montagne, saura se maintenir. »

Mais si la « sainte montagne », en croulant bientôt dans le sang, écrasa de pareils Titans, leurs innombrables victimes crieront à jamais justice contre les apologistes du gouvernement d’assassins que fut le gouvernement de la Terreur.

 

 

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XXIX

 

CHARETTE ET LA GUERRE DE PARTISANS

NOIRMOUTIER ET L’ÎLE DE BOUIN

 

(26 septembre-6 décembre 1793)

 

Le « département vengé ». – La faute de Charette. – Le roi de l’embuscade. – Jugements de Hoche et de Haxo. – Le quartier général de Legé (26 septembre). – Noirmoutier. – L’Échec du 30 septembre. – La nuit du 11 au 12 octobre. – Capitulation de Wieland. – L’organisation de la défense. – Le massacre de Bouin. – Charette à Machecoul (15 octobre). – L’entrevue de Touvois : d’Elbée à Noirmoutier. – Haxo à la poursuite de Charette : il le cerne dans l’île de Bouin (3 décembre). – Le combat du 6 décembre. – Les trois cents prisonnières. – Au bois de Céné (6 décembre). – Le Ça ira de Dutruy.

 

En décembre 1793, la Convention croyait avoir vaincu la Vendée : le département qui portait ce nom fut appelé le département vengé, et l’on s’apprêta à compléter la vengeance par le fer et par le feu des colonnes infernales. Cent mille cadavres avaient déjà transformé la région, comme le voulait Carrier, en un vaste cimetière, et la Grande Armée, enveloppée dans le suaire des landes bretonnes, n’était plus là pour endiguer le torrent dévastateur.

Mais la monstruosité même des exterminations révolutionnaires devait amener les survivants à se dresser, avec l’énergie du désespoir, contre leurs vainqueurs et à mener contre eux, jusqu’au bout, une guerre de partisans qui finirait, à Saint-Florent, par terrasser leur féroce orgueil.

Charette fut le plus illustre de ces partisans.

 

 

Il avait une grande faute à réparer.

Si, le 25 septembre 1793, au lieu d’abandonner aux Herbiers, sans même les en prévenir, les chefs de la Grande Armée et de ramener ses Bas-Poitevins dans le Marais, il était resté en Anjou pour tomber, à Chotel, sur l’arrière des Mayençais, il est probable qu’il aurait alors changé en victoire l’écrasante défaite du 17 octobre, que la transmigration en Bretagne n’aurait pas eu lieu, et qu’ainsi les destins de la Vendée et peut-être de la France elle-même eussent suivi un autre cours.

Pourquoi ne comprit-il pas mieux son devoir ? Ce fol, a-t-on dit, parce qu’il désapprouvait le passage de la Loire. Mais La Rochejaquelein, Lescure, Stofflet, Bonchamps lui-même, le jugeaient, eux aussi, désastreux, et pourtant, lorsqu’il devint inévitable, ils ne songèrent point à abandonner leur drapeau.

La baronne de Candé a écrit le mot trop juste dans sa sévérité : ce fut la jalousie qui l’emporta, jalousie héréditaire entre le Haut et le Bas-Poitou qu’incarnait Charette. Oublieux ou dédaigneux du service que lui avait rendu la Grande Armée en le secourant contre les Mayençais qui venaient de le poursuivre de Legé à Tiffauges, il voulait sans doute, selon l’expression de son ami Lucas-Championnière, « établir sa gloire » à lui tout seul et par quelque coup d’éclat, tel que la prise de Noirmoutier.

Au surplus, ce roi de l’embuscade sut faire de son indépendance un emploi qui tint du prodige. À la tête de quelques milliers, souvent de quelques centaines seulement de paysans qui se ralliaient à son panache blanc roussi par la fumée des bivouacs et frangé par les halles, toujours sur le point d’être capturé, mais toujours assez habile, assez mobile, assez audacieux pour échapper à la battue, il mena pendant trois ans, contre les armées républicaines, une guerre de détails dont aucun roman d’aventures chevaleresques ne surpasse les exploits. Il y fut suivi par d’humbles paysannes « éprises d’un mystique amour pour le général du roi », et par les grandes dames qui chevauchaient à ses côtés comme les amazones de la Fronde ; et il arriva, à cette cour de proscrits, de danser au lendemain d’un massacre ou la veille de monle1 à l’échafaud.

De loyaux adversaires ont rendu hommage à son énergie et à ses talents : « Sa manière de combattre, remarquait le général Hoche, pourrait à la vérité étonner les plus braves troupes de l’Europe... Une déroute est souvent un avantage pour Charette. Hommes du métier, ne prenez pas ceci pour un sophisme. Charette en déroute assigne un ralliement à ses fuyards ; le lieu est quelquefois à dix ou douze lieues derrière son ennemi, qui le cherche en vain dans un pays dévasté ; avec la rapidité de l’éclair, Charette se porte sur les convois, les intercepte ou au moins les détourne de leur destination, et par cette manœuvre contraint son adversaire, qui croit avoir obtenu un avantage pour avoir tué quelques hommes, de rentrer dans ses cantonnements. » Haxo écrivait, de son côté, aux représentants en mission « Charette ne nous donne pas le temps d’agglomérer nos forces ; il est toujours en avant ou en arrière de nos bataillons ; il nous fait un horrible mal. Le brigand a en réalité trouvé le secret de ces manœuvres que toute la sagacité des plus habiles généraux ne pourrait déjouer. Il se moque de nos efforts, les paralyse par un coup de main, les fait échouer par une retraite ou nous décourage par un succès inattendu. »

Le général Haxo osait ajouter : « Je crois qu’avec une politique moins acerbe on parviendrait à désarmer Charette. Pourquoi ne le tenteriez-vous pas ? – La République une et indivisible, répondirent brutalement les conventionnels, ne demande pas de leçons. Elle n’attend que des services de la part des militaires qu’elle honore de sa patriotique confiance. Ta lettre, citoyen général, ne peut modifier le système de terreur qui a été décrété : il faut que la Vendée soit anéantie. » Charette avait dès lors le strict devoir de combattre jusqu’à la mort, et il eut d’autant plus de mérite à le faire, qu’il était encore loin de posséder sur ses Maraîchins l’ascendant irrésistible d’un La Rochejaquelein.

C’est ce que prouvent la prise de Noirmoutier et la campagne d’hiver qui la suivit.

 

 

Parti des Herbiers le 25 septembre 1793, Charette arriva le soir même à la Roche-sur-Yon et, le lendemain, à Legé.

Dans son ancien quartier général, il ne trouva, raconte l’abbé Rémaud, « que des tombeaux, des ruines et un grand nombre de cadavres restés sans sépulture ». La colonne du général Beysser avait fusillé tous les habitants suspects de cacher des armes, et les survivants s’étaient enfuis. On avait peine à trouver des vivres.

Pour retenir sous les armes les six cents à sept cents hommes qui lui restaient, Charette résolut d’aller s’emparer de Noirmoutier. Un message de Mme Mourain de L’Herbaudière, dont le mari, mort sur l’échafaud, avait été le premier maire élu de l’île, lui apprenait d’ailleurs que la garnison républicaine ne comprenait qu’un bataillon d’infanterie, commandé par Wieland, et quelques canonniers. La population était en majorité royaliste, et il était précieux d’occuper un port de mer qui relierait l’insurrection à l’étranger.

Située à quatre lieues au sud de l’estuaire de la Loire et séparée du Marais par le détroit de Fromentine, détroit qui à marée basse n’est plus qu’un banc de sable appelé le Gouas, Noirmoutier est une île longue de trois lieues, large en son centre de moins d’une lieue, et couverte de dunes dont l’altitude maxima ne dépasse pas vingt et un mètres. Jusqu’à l’avènement des Capétiens, elle avait été le repaire des pirates norvégiens et danois. En 1793, ses six à sept mille habitants pratiquaient la culture, l’élevage et surtout l’industrie des marais salants, dont il fallait franchir le damier pour atteindre, au nord-est, la ville forte de Noirmoutier. Les deux tiers du territoire se trouvant au-dessous du niveau des hautes marées, plus de quatre lieues de digues s’opposaient à l’envahissement des eaux. Les localités du sud, la Barbâtre, la Bassotière, la Frandière, la Fosse, étaient protégées par des retranchements et des batteries commandant le goulet de Fromentine.

Plusieurs habitants de Barbâtre avaient promis à Charette d’enclouer, au bon moment, les canons.

Rappelons que, dès le début de l’insurrection, l’île avait été occupée par Guerry de La Fortinière, puis reprise par Beysser le 29 avril.

Les cavaliers royalistes parcoururent les environs de Legé et y rassemblèrent environ deux mille hommes. Partis le 28 septembre, ils traversèrent, le 29, l’étier du Dain et arrivèrent à Bouin sans encombre.

Le soir, un certain nombre de volontaires, originaires de l’île, se déguisèrent en pêcheurs et dirigèrent leurs barques vers le hameau de la Maison-Rouge.

À 3 heures du matin, en pleines ténèbres, Charette lui-même s’engagea à la tête de sa longue colonne à travers les vases du détroit. Soudain, du côté des batteries de l’île, retentit un coup de canon, et presque aussitôt une chaloupe canonnière qui gardait la côte tue deux Vendéens. Se croyant trahis, les soldats de Charette, malgré ses objurgations, battent en retraite : il fallut regagner Beauvoir et Legé.

Les faux pêcheurs avaient bien atteint la Maison-Rouge. Soutenus par leurs compatriotes, ils s’étaient emparés de la batterie du Gouas, avaient enfermé dans le poste tous les hommes de garde et encloué cinq canons ; mais l’un d’eux s’était servi pour cela d’une pierre à briquet qui avait enflammé la charge, et c’était ce coup de canon qui avait épouvanté les Vendéens et donné l’alarme à la garnison.

 

 

Dix jours après, le 9 octobre, alors que les chefs de la Grande Armée en retraite vers Châtillon lui dépêchaient courriers sur courriers, Charette repartait pour Noirmoutier avec trois mille hommes. La colonne du général Haxo arrivait d’ailleurs à Legé dès le lendemain.

Cette fois, Charette joua quitte ou double. Dans la nuit du 11 au 12 octobre, il calcula l’heure de son départ de telle sorte que l’eau bouillonnante recouvrait le sable au fur et à mesure qu’avançait la colonne. Ses soldats s’en inquiétaient :

« La mer monte, dit-il tranquillement ; nous allons surprendre l’ennemi ; il n’y a point de retraite ni pour lui ni pour nous. Marchons ! »

Longeant à l’est les vases de la côte, ils atteignirent directement Barbâtre. Les habitants, brandissant leurs fourches, se joignirent à eux aux cris de : « Vive le Roi ! » Ainsi tournés, les artilleurs républicains furent fusillés ou désarmés ; puis, par l’étroite chaussée qui traverse les marais salants de la Grande-Charraud, on arriva au pont de bois établi sur le grand étier, à peu de distance de la ville de Noirmoutier. Une centaine de volontaires du bataillon de la Manche, avec deux canons, défendaient ce pont. Épouvantés par les clameurs des assaillants, ils s’enfuirent vers la ville, où le chef de bataillon Wieland organisait la résistance.

Déjà les soldats de Charette débouchaient sur la place d’Armes, pillaient les boutiques et tuaient d’exaltés patriotes. Réfugié au château, Wieland fut sommé de se rendre. Sur les instances de ses compagnons, il fit demander les conditions de la capitulation à Charette, qui les stipula ainsi : « Remise au roi de l’île et de tout ce qu’elle renferme ; désarmement de la garnison, qui se constituera prisonnière de guerre, ainsi que les personnes suspectes. » Wieland dut céder et, les larmes aux yeux, vint remettre son épée à Charette ; mais Charette la lui rendit aussitôt, l’assura de son estime et l’engagea en vain à servir le drapeau blanc. Wieland et tous ses officiers restèrent prisonniers sur parole. Seuls les soldats furent internés dans la citadelle.

Acclamé par ses volontaires, Charette installa son quartier général sur la place d’Armes, dans l’hôtel Jacobsen, dont Mme Mourain de L’Herbaudière (qui était une Jacobsen) reprit possession. Il parcourut l’île pour en organiser la défense. Le chevalier René de Tinguy, ancien commissaire de la marine, fut nommé gouverneur ; du Bois de La Pastelière, commandant en second ; Alexandre Pineau, ancien officier du régiment de Rohan, major-général ; Perraudeau, commandant de l’artillerie, qui comprit dix-neuf canons et onze pierriers ; Lefèvre, capitaine de port ; le chevalier de La Voyrie, commandant du poste de Barbâtre. Tous les retranchements et batteries furent visités, renforcés et occupés par une garnison royaliste de mille cinq cents hommes.

L’émigration avait une porte ouverte sur la Vendée, – une porte ouverte dont l’Angleterre, malgré toutes ses belles avances, se chargeait d’interdire l’entrée.

 

 

Trois jours après, le 15 octobre, Charette repassait le Gouas avec la moitié de ses troupes (quinze cents hommes) et se rendait à Machecoul. Il avait aussi emmené deux cents et quelques prisonniers, qu’il laissa à Bouin entre les mains de François Pageot, ancien marchand de volailles devenu chef de poste. Or, après le départ du général, les soldats de Pageot reconnurent, dans les prisonniers, les volontaires de la Manche qui jadis, à Machecoul, avaient fusillé et égorgé de nombreux habitants : ils furent aussitôt fusillés. Pageot déclara ensuite qu’il avait agi par ordre du général ; mais Charette, à Noirmoutier, n’avait ni prescrit, ni toléré aucune exécution, et rien ne prouve que le massacre de Bouin lui soit imputable. Il est même vraisemblable qu’il voulait garder les deux cents prisonniers comme otages, pour les échanger contre des prisonniers royalistes. Quoi qu’il en soit, si cette vengeance est minime en comparaison de celles qu’exerçaient alors les représentants du gouvernement révolutionnaire, elle constitue une cruauté indigne du drapeau catholique.

Charette demeura une semaine à Machecoul. Vers le 20 octobre, il y apprit le désastre de Cholet, le passage de la Loire, les conséquences irréparables de son abandon : il regretta de n’avoir pas « tout sacrifié pour courir au secours de ses compagnons d’armes ». Sa récente conquête elle-même en devenait caduque.

Elle servit pourtant de refuge à l’un des glorieux blessés de Cholet, à d’Elbée, resté sur la rive gauche de la Loire.

D’abord transporté au château de Landebaudière, chez M. de Boisy, blessé lui-même à Torfou, le généralissime résolut de gagner Noirmoutier pour échapper aux bandes républicaines qui achevaient de tous côtés les vaincus. Des Poitevins de la Gaubretière, des Angevins du Pin-en-Mauges, commandés par Pierre Cathelineau (frère du premier généralissime), lui servaient d’escorte, et la chaise, munie de brancards, sur laquelle on le transportait nuitamment de métairies en métairies, devint bientôt le centre de ralliement de mille cinq cents paysans fidèles. Mme d’Elbée, – qui confia à une femme de Saint-Rémy le nouveau-né destiné à être mortellement blessé, en i8i3, à la bataille de Leipzig, – M. Duhoux d’Hauterive, son frère, M. de Bois y lui-même, entouraient le patient.

À Touvois, on rencontre Charette :

« Je viens, lui dit d’Elbée, me jeter dans vos bras.

– Votre vie appartient à la Vendée, répondit le chevalier. Elle est sous ma sauvegarde. Ai-je besoin de vous assurer que je saurai la défendre ? »

Le convoi arriva le 2 ou le 3 novembre à Noirmoutier. M. de Tinguy, sur l’ordre de Charette, rendit au généralissime les honneurs militaires et l’installa à l’hôtel Jacobsen ; mais il conserva le commandement de l’île. Charette, en effet, avait refusé d’accéder au désir de d’Elbée lui demandant de confier ce commandement à M. Duhoux d’Hauterive, naguère adjoint du gouverneur des pays conquis, le marquis de Donnissan.

« Je donne, aurait déclaré Charette en faisant allusion à ce fait que M. de Tingny avait aidé M. Guerry de La Fortinière lors de la première conquête de Noirmoutier, je donne le commandement des villes à ceux qui les prennent et non à ceux qui ne savent les garder. »

Il eut pourtant assez de noblesse pour se placer sous les ordres de d’Elbée dans une lettre qu’il chargea, le 6 décembre, son aide de camp, Joseph de La Robrie, de porter en Angleterre.

Ne voulant point rester soumis aux officiers de Charette, Pierre Cathelineau et ses mille trois cents Angevins retournèrent dans le Bocage. Deux cents paysans de Beaupréau restèrent auprès de leur généralissime, mais ne reconnurent d’autre autorité que la sienne. De son côté, M. de Tinguy, tout en le traitant avec respect, se garda de recourir à sa haute expérience. Ainsi se perpétuait la division dans cette île, dont tous les occupants, Angevins, Poitevins ou Maraîchins, étaient déjà voués à la mort.

 

 

Le 20 octobre, à la nouvelle de la prise de Noirmoutier, le Comité de salut public avait ordonné à ses commissaires Prieur et Jean-Bon-Saint-André de tout faire pour la reprendre : « Enflammez l’homme intrépide que vous chargerez (de cette expédition) du désir de la terminer rapidement, leur écrivait-il. C’est un coup de main qui doit avoir l’effet de la foudre ; il faut que les républicains se montrent, qu’ils reprennent ce poste important ou qu’ils l’engloutissent dans la mer. »

Le Mayençais Haxo, l’un des plus hardis généraux de la République, fut choisi. Parti de Nantes le 8 novembre avec six mille hommes, il fit fouiller les bois par les colonnes des adjudants-généraux Jordy et Guillemé, qui occupèrent Saint-Philbert, Legé, Port-Saint-Pierre, Machecoul. Le but était d’acculer Charette dans l’île de Bouin, où ses bandes seraient exterminées, l’île de Bouin n’étant séparée du continent que par un canal (l’étier du Dain) facile à franchir.

Charette, tombant dans le piège, alla, le 28 novembre, se ranger dans la plaine de Beauvoir, en face de Noirmoutier. La marée l’empêcha de traverser le détroit, et, cerné de toutes parts, il dut gagner l’île de Bouin. Les bandes de Joly et de Savin, qui l’avaient rejoint après avoir tenté d’arrêter la division des Sables, remontant du sud avec le général Dutruy, retournèrent alors dans le Bocage.

Les marais salants de l’île de Bouin étaient d’autant plus accessibles aux républicains, que la rigueur de l’hiver en durcissait la boue. Heureusement, Haxo et Dutruy reçurent de Carrier et de Rossignol (leur général en chef) l’ordre de suspendre leur mouvement pour se tenir prêts à secourir Nantes, menacée, croyaient-ils, par les vainqueurs d’Antrain. Charette et ses mille cinq cents hommes eurent à Bouin quelques Jours de répit : ils envoyèrent à Noirmoutier chercher des munitions, élevèrent des retranchements et mirent en batterie leurs treize canons.

Le 3 décembre, Haxo reprit ses opérations et fit converger trois colonnes, fortes de six mille cinq cents hommes, vers l’île qu’elles devaient entourer le 6 au matin. Lui-même se tenait en réserve à Saint-Gervais, avec sa cavalerie et huit cents fantassins. Pour venir à bout de Charette, il suffisait d’exécuter l’ordre, donné par Carrier, de faire sauter les digues et de noyer ainsi, avec la troupe du général, les deux mille habitants de l’île.

Accourus le long des canaux sur leurs nioles, les paysans d’alentour avertirent Charette de l’effroyable péril. Il rassembla ses hommes sur la grande place de Bouin et leur dit sans s’émouvoir :

« Mes camarades, je ne vous dissimulerai pas le danger qui vous menace ; mais, s’il est grand, votre courage ne l’est pas moins. Cependant, s’il y en avait parmi vous qui désespérassent de la chose publique, qu’ils se portent à gauche : je ne veux pas les conduire au combat ; que ceux au contraire qui ont confiance dans les ressources de leur général s’élancent vers ma droite : je les sauverai tous. »

Ce ne fut qu’un cri :

« Vive notre général ! Nous jurons de le suivre ! »

Et tandis que s’allumaient, à une demi-lieue, les feux des bivouacs ennemis, on se mit à danser, comme à Legé, dans une vaste grange. À cette héroïque coquetterie se joignit la clémence pour les trois cents prisonnier s républicains, qui pourtant menaçaient de frapper par derrière les Vendéens traqués dans l’île.

Au matin, brumeux et froid, du 6 décembre, chacun prit ses positions de combat. Les chevaux, glissant sur le sol gelé, furent abattus, et les cavaliers mirent pied à terre. Derrière les retranchements, les canons s’apprêtèrent à balayer le passage des étiers.

Avec quatre bataillons d’infanterie, le chef de brigade Jordy commence l’attaque et traverse d’un impétueux élan quarante et un fossés demi-glacés ; lui-même est à la tête du dixième bataillon de la Meurthe, l’un des meilleurs de l’armée de Mayence. Les Bleus s’avancent, baïonnettes croisées, sans tirer un coup de fusil, et malgré Charette, Guérin, Lecontre, qui combattent dans le rang, ils emportent les retranchements et commencent le carnage. Lecontre est mortellement frappé. Charette, de Couëlus et Guérin rallient huit cents hommes dans les ruelles de Bouin et suivent un habitant, qui leur propose de les faire échapper par une issue inconnue des assaillants. En guise de ningles, les huit cents Vendéens s’appuient sur leurs fusils pour bondir par-dessus les canaux ; d’autres s’y jettent et les traversent ayant de l’eau jusqu’à la poitrine. Leurs souliers restent dans les vases dégelées et détrempées par la pluie ; mais ils ne s’arrêtent qu’après avoir atteint la terre ferme, puis, à trois lieues de Bouin, le bourg de Châteauneuf. Deux mille fugitifs environ les avaient rejoints, fantassins armés de fusils ou simples insulaires munis de piques et de fourches.

« Camarades, leur dit Charette, qui, refusant de se servir du seul cheval qu’on lui avait réservé, pataugeait à leur tête et dut échanger ses vêlements remplis d’eau contre ceux d’un meunier ; camarades, nous l’avons échappé belle, mais nous n’en sommes pas quittes. Il n’y a pas de doute que l’ennemi borde le marais. Tenons-nous au plus près les uns des autres, marchons serrés et passons sur le ventre de ces coquins-là, si nous voulons avoir des munitions. »

Cependant, les troupes de Jordy envahissent et saccagent le bourg de Bouin. Ils ont déjà tué ou capturé un millier de Vendéens ; mais ils sont surpris de ne plus en rencontrer, et surtout de ne pas trouver Charette. Ils pénètrent dans l’église, vaste monument du XIVe siècle ; elle est déserte, et déjà ils en sortent, lorsque l’un d’eux ouvre la porte de l’escalier du clocher, où près de trois cents femmes attendaient, entassées, l’issue du combat. D’abord gardées à vue, ces trois cents femmes furent envoyées à Nantes. Mme de Couëtus, la femme du général, et ses deux filles marchaient en tête, les exhortant à la résignation chrétienne. Elles devinrent presque toutes la proie de la guillotine.

 

 

Haxo poursuit Charette vers Machecoul. Dans le bois de Céné, une troupe de trois cents fantassins et de trente cavaliers républicains vont se précipiter sur les fuyards et les décimer. Six maraudeurs, dont s’empare Charette, l’engagent à pénétrer sans crainte dans le bois... Tout à coup l’un des Bleus se jette aux genoux du général, lui affirme que beaucoup de ses camarades pensent comme les Vendéens et lui signale le danger qui l’attend « à deux champs » de là. Aussitôt Charette et les siens bondissent sur la troupe ennemie et lui enlèvent ses convois avec tant de rage, qu’on en vint, raconte Lucas-Championnière, à s’arracher les gargousses d’une main tandis qu’on se poignardait de l’autre. Ils repoussèrent jusqu’à la nuit le flot des vainqueurs arrivant de l’île de Bouin. Au soir du 6 décembre, lorsqu’ils atteignirent Saint-Étienne-de-Mer-Morte, ils avaient livré depuis le matin trois combats et parcouru sept lieues.

Les républicains triomphaient, et surtout le général Dutruy, dont la division des Sables n’avait pris pourtant aucune part à la journée : c’est ce général, – Génevois d’origine et futur baron d’Utruy, – qui poussait, dit-on, le sans-culottisme au point de braver l’ennemi en le chargeant avec, pour tout costume, son ceinturon, ses balles et son chapeau. Le 7 décembre, il écrivait de l’île de Bouin ce bulletin de victoire : « Mort aux brigands ! Liberté, Égalité. Dutruy, soldat chef de l’armée des Sables, au Comité de salut public. Vive la République ! Nous avons trouvé besogne. Nous avons battu, taillé, fusillé ; l’exécrable Charette a fui à pied dans les boues ; nous leur avons pris deux cents chevaux, cinq pièces de canon. Ça va, ça été, ça ira. Je cours après ; je les trouverai et les battrai. J’en assure mes frères d’armes. Ici habituellement le brave adjudant-général Dufour fait son ravage avec ceux des colonnes de notre petite armée, c’est un bon bougre. Salut et fraternité. DUTRUY. »

 

 

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XXX

 

UNE CAMPAGNE D’HIVER

CHARRETTE ET LA ROCHEJACQUELEIN

 

(Décembre 1793)

 

Mesures de rigueur. – La canonnade de Legé (7 décembre). – La surprise du camp des Quatre-Chemins. – Aux Herbiers : Charette nommé général en chef (11 décembre). – Il réorganise son armée à Pouzauges. – L’entrevue de Maulévrier. – Ce qu’étaient devenus La Rochejaquelein et ses compagnons. – M. Henri ne veut pas « suivre ». – Il manquait un prince. – Retour dans le Bas– Poitou. – La prise et la perle de Machecoul (31 décembre, 3 janvier). – Dans la forêt de Gralas.

 

Au Ça ira de Dutruy, Charette répondait par un Te Deum :

« Camarades, déclara-t-il à ses compagnons, nous serons encore vivement poursuivis. Je sais que plusieurs d’entre vous songent à m’abandonner pour se retirer chez eux ou se cacher dans les bois. Je leur prédis qu’au lieu de mourir glorieusement les armes à la main, ils se feront égorger comme des lâches dans leurs lits ou derrière les buissons. »

Tous le suivirent, et ce général, qui n’était plus qu’un merveilleux voltigeur, comme disait d’Elbée, entreprit la fameuse campagne d’hiver qui forcera son ennemi Turreau à écrire : « Vous le croyez devant vous, il est sur vos derrières. Hier il menaçait tel ou tel poste, aujourd’hui il est à dix lieues. Plus habile il vous éviter qu’à vous combattre, il dérange presque toujours et souvent sans le savoir toutes les combinaisons. »

Le plus illustre capitaine des temps modernes déclara à ce sujet, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, que « Charette lui laissait l’impression d’un grand caractère où perçait du génie ».

 

 

Suivons, durant quelques semaines, ses audacieuses randonnées.

Le 7 décembre, il jette dans un étang les caissons et les ambulances qui gênaient ses mouvements. Il charge la poudre sur ses chevaux, et, malgré les colonnes ennemies qui l’entourent, il se dirige de Touvois vers les Lucs, pour rejoindre Joly et Savin. Les pieds de ses officiers sont douloureusement blessés : en route, il s’empare d’un convoi républicain de chaussures, de munitions et de vivres. Il passe par les armes les prisonniers qui refusent la cocarde blanche.

« Les républicains tuent mes soldats, leur dit-il, égorgent les vieillards, les femmes et les enfants ; je ne puis désormais accorder la vie qu’à ceux qui se rangent de mon côté. »

Ne pouvait-il tenir ce langage, lui qui venait d’épargner ses trois cents prisonniers de l’île de Bouin ?

La fusillade retentit vers Legé : c’est Joly qui y attaque les huit cents hommes de l’adjudant-général Guillaume. Charette vole à son secours ; mais, des retranchements que lui-même a fait jadis creuser autour de la ville, l’ennemi lui tire plus de trois cents coups de canon, et il doit se réfugier dans la forêt de Grand’Lande.

Le 8, il rejoint aux Lucs Joly et Savin et décide d’aller attaquer, à six lieues de là, le camp des Quatre-Chemins. Il a maintenant sept à huit mille hommes. Le vieux Joly brûle la cervelle d’un maître canonnier qui ose lui refuser de la poudre. Charette dissimule son irritation et déclare simplement :

« Que cette mort serve d’avis à tous ceux qui seraient tentés de désobéir ! »

C’est à ce prix qu’il devait briser enfin l’indiscipline de ses soldats.

Le 9 décembre, il leur donne pour le cas de déroule un point de ralliement et parvient, par les Essarts et Sainte-Florence, jusqu’au milieu du bois de l’Herbergement. Contre la lisière de ce bois, sont adossés les retranchements du camp à surprendre. Le vieux Joly, commandant de l’avant-garde, fait arborer à ses hommes la cocarde tricolore, répond : « Républicain ! » au qui-vive des sentinelles, et traverse le camp au galop. Il a même l’audace de soutenir avec les avant-postes le dialogue suivant :

« Allons-nous nous battre ? lui demande-t-on.

– Je le pense, répond Joly, car je crois que les brigands ne sont pas loin.

– Avons-nous des renforts ?

– Oui, dans le bois voisin, j’ai embusqué une colonne pour prendre l’ennemi à dos. Tenez ferme. Cependant les canons sont mal tournés de ce côté, il faudrait en prévenir le commandant.

– Je m’en charge », promet un Bleu.

Et Joly retourne dans le bois rejoindre la colonne de Charette, qui décide aussitôt l’attaque.

Tandis que le téméraire Joly, de nouveau rentré dans le camp, crie à son escorte, au milieu même des républicains : « Feu ! et vive le roi ! » le corps vendéen investit la position. Les Bleus ne peuvent croire à la présence de Charette :

« Montre-nous donc ta cavalerie, brigand ! hurlent-ils en se battant. Va donc la chercher à Bouin ! »

Sur deux mille hommes, la moitié seulement put s’échapper. En une heure, les Vendéens avaient pris deux caissons avec leur canon, mille cinq cents fusils, onze voitures de foin et quantité d’approvisionnements. Dans le butin, se trouvait une croix de procession en argent :

« Nous la remettrons, dit Charette, à la première église que nous allons rencontrer. »

Et il la porta à l’église de Saint-André-Goule-d’Oie, où elle est encore.

 

 

Le 11 décembre, Charette était aux Herbiers, là même où, sept semaines auparavant, il avait abandonné la Grande Armée. Ses officiers résolurent de se donner un général en chef.

Trois candidats étaient en présence : le vieux chevalier de Couëtus, aimé de tous, qui refusa le commandement à cause de son âge et désigna Charette ; le chirurgien Joly, qui au début de l’insurrection avait joué en Basse-Vendée le rôle le plus important, mais qui s’était aliéné trop de cœurs par d’impitoyables exécutions et avait le tort de prétendre s’imposer ; Charette, en qui le soldat reconnaissait un maître, un maître dont l’esprit particulariste accroissait encore la popularité. Au conseil, lorsque Prudent de La Robrie, chef de la cavalerie de Charette, eut engagé à sortir tous ceux qui ne voulaient pas voter pour Joly, celui-ci resta seul avec son fils et avec Gautté, chef de sa propre cavalerie. En conséquence, le 11 décembre 1793, les officiers et chefs de canton de l’armée catholique et royale du Bas-Poitou signèrent un procès-verbal d’élection par lequel ils juraient « d’obéir, en tout et partout où il lui plairait de les conduire, au chevalier Charette de La Contrie, ancien lieutenant des vaisseaux du roi, comme représentant la personne de Louis XVII, leur roi et souverain seigneur ».

Le nouveau général en chef jura de ne jamais abandonner les défenseurs de la religion et du trône et de mourir à leur tête. Tous l’acclamèrent, sauf le rancunier Joly, qui fit mine de partir avec ses troupes ; mais, peu après, selon la tradition, il salua Charette, devant toute l’armée, du titre de mon général, et le chevalier lui dit en l’embrassant :

« Ce que vous faites là, mon vieux Joly, vaut mieux pour nous qu’une bonne victoire ! »

Le lendemain, il quitta les Herbiers et se dirigea vers Pouzauges et le Haut-Poitou, où il espérait faire de nouvelles recrues. En passant, il clouait sur les portes un appel aux armes déclarant aux habitants qu’il fallait rejoindre ses drapeaux au lieu « d’errer de forêts en forêts, ou de se cacher sous les débris des chaumières pour y attendre lâchement les coups d’un ennemi implacable ».

Tandis qu’à Pouzauges il réorganisait ses trois à quatre mille fantassins et ses trois cent vingt-deux cavaliers, dont un escadron de cent douze chevaux forma sa garde, Haxo lançait à sa poursuite les adjudants-généraux Dufour et Joba. Ce dernier assaillit l’arrière-garde vendéenne, le 14 décembre, au moment où elle venait d’évacuer Pouzauges. Charette fit dégager par sa garde M. de Couëtus et gagna les ruines calcinées de Châtillon : il n’y restait, à part quelques femmes, que les cadavres, à demi rongés, des vaincus de la Grande Armée. À Maulévrier, il rencontra Henri de La Rochejaquelein.

 

 

Généraux d’une armée de quarante mille hommes qui n’étaient plus maintenant que quarante mille cadavres, M. Henri el. ses compagnons, Stofflet, La Ville-Baugé, de Langerie, ne semblaient avoir traversé la Loire que pour assister à leurs funérailles. Les patrouilles républicaines sillonnaient les villages déserts. Durant des lieues entières, ils ne rencontraient pas un paysan à qui demander du pain. Épuisés de fatigue et de faim, n’ayant pas dormi depuis trois jours, ces revenants en furent réduits à pénétrer dans la grange d’une maison remplie de Bleus, avec lesquels ils dormirent côte à côte sur la paille. Au matin, ils les quittèrent sans les saluer, en leur prenant chacun un fusil et un paquet de cartouches. Avant Noël, ils traversent de nuit Châtillon, occupé par trois cents ennemis. Ils rampent à quatre pattes, pour échapper aux regards ; l’un d’eux, fort enrhumé, ne peut retenir sa toux : ils se tapissent dans un coin, et la sentinelle renonce à son qui-vive, s’imaginant que c’étaient des chiens.

Au reste, on croyait à la mort du généralissime. Benaben avait annoncé, le 15 décembre, en envoyant à Angers son (?) chapeau à « six panaches blancs », qu’il avait été tué par un chasseur du 19e régiment. Quatre jours après, Marceau avait écrit au ministre Bouchotte qu’il avait dû se noyer en traversant la Loire.

À la Durbelière, il réunit une cinquantaine de survivants. Les républicains perquisitionnent de nuit le château, jadis incendié ; il ne leur échappe qu’en se tenant couché sur l’entablement, non renversé, de la façade.

Réfugié dans la forêt de Maulévrier, il apprend la présence de Charette dans le bourg. Toujours de nuit, il y va avec La Ville-Baugé, et alors se passa une scène dont la marquise a laissé, d’après La Ville-Baugé lui-même, ce bref et tragique récit : « Ils trouvèrent M. de Charette avec sa troupe, venu pour tenter un recrutement ; ils furent le voir, et, quoique son dîner fût servi, il ne leur en offrit pas. Ils allèrent manger chez un paysan, puis retournèrent auprès de Charette, qui les badina d’une manière piquante sur la campagne d’outre-Loire. Il finit par dire à Henri : « Si vous voulez me suivre, je vous ferai donner un cheval. » L’autre répondit : « Je suis accoutumé non à suivre, mais à être suivi. » Ainsi finit cette conférence. Et La Rochejaquelein se retira dans la forêt de Vezins, suivi par les huit cents paysans du pays de Cholet et de Châtillon qui venaient de se rallier à Charette. En face des suprêmes périls, le bloc vendéen se divisait encore irrémédiablement.

Pour expliquer cette incroyable mésentente, il faut songer à la situation de Charette : La Rochejaquelein ressuscitait devant lui, avec tous ses malheurs, mais avec toute sa gloire et toute sa popularité, au moment même où il croyait commander désormais à toute la Vendée. Or il n’était pas homme à sacrifier entre des mains rivales l’orgueil que n’excluait point, hélas ! son héroïsme. M. Henri crut, de son côté, indigne de lui d’abaisser devant le drapeau du Bas-Poitevin son étendard brisé de généralissime. Ils n’étaient pas, à ce point, des saints... Seule une volonté supérieure eût été capable de les unir dans un commun sacrifice à la cause : à ces deux rivaux et à la Vendée, il manquait plus que jamais un prince de la Maison de France, il manquait le roi lui-même, pour lequel ils se vouaient à la mort.

 

 

Abandonné par les Angevins, Charette comprit bientôt que, même dans le Bas-Poitou, il ne resterait qu’un chef de bande, réduit aux abois de la proscription.

Revenu dans la forêt de Touvois, il licencia pour quelques jours ses paysans et ne conserva autour de lui que sa garde et ses principaux officiers. Joly et sans doute aussi Savin s’étaient retirés avec leurs troupes vers Aizenay et Palluau.

Charette se rendit à Vieillevigne, où il rencontra Marie Lourdais, l’une de ces humbles et sublimes paysannes qui risquaient tous les jours leur vie pour transmettre les messages des généraux vendéens. Marie Lourdais apportait ce jour-là, de la part de d’Elbée, des nouvelles de Noirmoutier ; Charette en pleura... Il y avait lieu, en effet, de verser des larmes de sang.

Désireux de reprendre Machecoul, Charette avait ordonné à ses soldats de se réunir à Pont-James, sur la Boulogne. La division de Saint-Philbert, avec de Couëtus, avait été fidèle au rendez-vous.

Haxo ayant reçu l’ordre d’aller attaquer Noirmoutier, la division républicaine du général Carpentier venait de partir pour Challans. Il ne restait ainsi à Machecoul que les deux cent cinquante hommes du 3e bataillon d’Ille-et-Vilaine, commandés par le capitaine Nandy. Or, le 31 décembre 1793, vers 4 heures de l’après-midi, un officier de la garnison disait à une femme, sur un ton de bravade :

« Je désirerais bien voir Charette !

– Le voici », répondit-elle.

Et en effet le Vendéen arrivait à la tête de sa cavalerie, sabrait le corps de garde et pénétrait en ville par le sud, tandis que son infanterie attaquait par les Chaumes. Les deux tiers seulement de la garnison purent s’enfuir vers Bourgneuf et Sainte-Pazanne.

Charette installa son quartier général dans la maison de Mme de Quédreux. Le soir, il y offrit à dîner à ses officiers et aux principaux habitants. La femme du capitaine Nandy, jeune et spirituelle Bretonne qui donnait à tous du « citoyen, citoyenne », et qui avait été déclarée prisonnière de guerre, était invitée à ce joyeux repas, où trônaient en costume d’amazone MMmes de La Rochefoucauld et de Bulkeley. La soirée se termina, comme de coutume, par un bal.

Le surlendemain, 2 janvier, les trois colonnes de la division de Cherbourg investissaient Machecoul avant que La Cathelinière, lieutenant de Charette, ait pu lui amener ses bandes de la forêt de Princé.

Charette n’eut que le temps de gagner lui-même la forêt de Machecoul, en passant au travers de la colonne du conventionnel Leignelot. Enveloppé à trois reprises par les grenadiers républicains, il fut arraché à la mort pat les cavaliers de Prudent de La Robrie et les gars du Loroux. Une halle coupa en deux le fusil qu’il tenait à la main.

Avec les huit à neuf cents hommes qui lui restaient, il revint pourtant de Saint-Philbert à Machecoul dans la nuit du 3 janvier : les feux qu’allumaient au loin ses cavaliers d’avant-garde guidaient sa colonne. Les Bleus d’un poste avancé furent abattus, et déjà Charette espérait reprendre Machecoul, lorsque toute la garnison, avertie par les coups de feu, se précipita sur lui et le reconduisit, sabre haut, jusqu’au ruisseau de la Marne. Il allait encore être capturé : un de ses officiers le força à monter à cheval. Il indiqua comme point de réunion aux cinq à six cents survivants la forêt de Gralas, tandis que les blessés vendéens laissés à Machecoul étaient portés sur des chaises derrière l’hôpital et fusillés.

De la forêt de Gralas, Charette se dirigea sur Saligny pour y préparer une nouvelle expédition. C’est là qu’un fugitif misérablement vêtu et épuisé de fatigue, en qui il reconnut l’un de ses anciens officiers, lui confirma la nouvelle du désastre de Noirmoutier.

 

 

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XXXI

 

LES EXÉCUTIONS DE NOIRMOUTIER. – SUPPLICE DE D’ELBÉE

LE VAL DE MORIÈRE

 

(Janvier 9-16 février 1794)

 

Le débarquement du 3 janvier. – La capitulation. – Haxo et les parlementaires vendéens. – Prieur et Bouchotte promettent justice. – Douze cents prisonniers parqués comme des moutons. – La battue. – La commission militaire. – Les hécatombes de fa Vengeance. – Dutruy harassé. – Le supplice du généralissime d’Elbée : les questions de Turreau. – Une partie carrée (8 janvier). – Le glorieux fauteuil. – Le général moraliste Mucius-Scaevola Sabatier-Libre. – L’assassinat de Mme d’Elbée (29 janvier). – L’île de la Montagne et l’île Marat. – La vengeance de Charette. – Le carnage du val de Morière.

 

Le général Turreau, le successeur de Rossignol à la tête de l’armée de l’Ouest, avait reçu l’ordre de reprendre l’île à tout prix. Les conventionnels Bourbotte et Prieur (de la Marne) l’accompagnaient ; Haxo le secondait, ou plutôt commandait sous son nom. Une flottille de trois chaloupes-canonnières et de dix-neuf gabarres pontées opéraient, dès le 25 décembre, le blocus de la place.

L’attaque principale commença dans la nuit du 2 au 3 janvier. Quarante gabarres transportèrent trois mille cinq cents soldats sur divers points de la côte. Malgré le feu des batteries royalistes, l’adjudant-général Jordy débarqua avec mille cinq cents hommes entre la Fosse et Barbâtre ; cinq cents Vendéens seulement défendaient cc dernier poste. Il fut emporté après un combat qui coûta cependant la vie à cent trente républicains et en blessa deux cents autres.

« En mettant pied à terre, raconta Dalicel, nos gens tombaient comme des capucins de cartes. »

À 9 heures du matin, Haxo lui-même, ayant franchi le Gouas à marée basse, tua les canonniers des batteries de la Bassotière, occupa le sud de l’île et rejoignit Jordy, qui, la cuisse cassée par un biscaïen, dut rester à Barbâtre.

Les Vendéens ballaient en retraite vers la ville. Leur chef, Hyacinthe de La Robrie, et le commandant en second du Bois de La Pastelière, qui était chargé de la défense des retranchements du Grand-Pont, engagèrent le gouverneur à se défendre jusqu’à la mort ; mais, par une étrange aberration, la majorité des officiers assemblés à l’hôtel Jacobsen proposèrent de capituler. Une troisième colonne républicaine venait de débarquer dans la baie de Luzeronde, au nord de Noirmoutier, et semblait rendre la situation désespérée. De fait, la défense avait commis des fautes irréparables : au lieu de se porter aux points vulnérables, les deux tiers de la garnison, mille cinq cents hommes, étaient restés en ville, et lorsque René de Tinguy, le gouverneur, se décida enfin à envoyer consulter d’Elbée, celui-ci ne put que répondre :

« Il est trop tard, Noirmoutier est pris. Il faut savoir mourir. »

Deux parlementaires furent dépêchés auprès d’Haxo. Le général s’étonnait de franchir les étroits passages des marais de la Grande-Charraud sans avoir à repousser des attaques qui, de la part des alertes Maraîchins, eussent pu lui devenir fatales. Il reçut les parlementaires avec bienveillance et les envoya aux représentants, dont l’autorité surpassait la sienne.

« Allez dire à ceux qui vous envoient, répondirent-ils, qu’on ne fait point de grâce à des brigands et que nous voulons cimenter la République de leur sang. »

Haxo arrive vers le Grand-Pont, où des canons, entre d’infranchissables fossés, défendent le passage. Deux nouveaux parlementaires viennent implorer la clémence du vainqueur. Les conventionnels s’y opposent.

« Citoyens représentants, leur dit le général, je commande des Français contre des Français égarés, et, puisque je peux épargner le sang des uns et des autres, je vous déclare que je promets la vie aux royalistes qui se rendront. »

Prieur et Bourbotte parurent le laisser libre de tout promettre, mais « se réservèrent in petto le droit de perfidie ».

« Vous pouvez rentrer en ville, prononça Haxo. Engagez vos combattants à se rendre sur la place d’Armes et à y déposer en faisceaux leurs fusils, leurs sabres et leurs munitions ; assurez-les qu’on leur rendra la justice qui leur est due. »

Les Vendéens ne pouvaient accepter des assurances aussi équivoques ; le conseil militaire devait, en tout cas, exiger une capitulation écrite. Il n’en fit rien, se fiant à la loyauté du général. Déjà, sur la place, six cents Vendéens rangeaient leurs armes en faisceaux. D’autres, mis en garde par le gouverneur et plusieurs officiers, font mine de refouler, coûte que coûte, l’envahisseur ; mais les républicains leur crient :

« Ne tirez pas, Vendéens, il y a un traité de paix de conclu. »

Et finalement ils reculent en criant aussi :

« La paix ! la paix ! »

Noirmoutier est au pouvoir des Bleus, c’est-à-dire sous la coupe des massacreurs, qui vont aussitôt transformer l’île en un immense charnier.

 

 

Haxo, consterné, n’a plus sous ses ordres que des bourreaux. Au reste, ses pouvoirs cessent avec la victoire. Turreau, son général en chef, qui n’a en rien participé à cette victoire, arrive avec son lieutenant Dutruy, et ces deux sans-culottes exécutent l’effroyable consigne des conventionnels et du Comité de salut public, qui n’a cessé d’ordonner à ses agents d’exterminer jusqu’au dernier des brigands.

Troupeau docile et confiant, les Vendéens se sont rangés autour des faisceaux. Prieur les enveloppe de son regard sinistre et dit à l’adjudant-général Aubertin :

« Faites-moi conduire tous ces gens-là, sous bonne garde, dans une des églises ; comptez-les scrupuleusement comme des moutons que l’on parque. »

Pas un seul ne doit échapper au boucher, et ils sont douze cents, officiers en tête. Ce n’est pas assez : l’île, cernée par la flotte, est « fouillée d’un bout à l’autre comme dans une chasse aux lapins, et cette battue, écrivent les trois représentants dans une lettre au Comité de salut public qu’inséra le Moniteur, et cette battue fit sortir des bois, des rochers, des souterrains même, un déluge de prêtres, de femmes d’émigrés ».

Prieur, Bourbotte et Turreau (le cousin du général) nomment aussitôt une commission militaire, composée de louches individus que Dutruy traînait à sa suite, et qui se mettent à expédier les prisonniers par soixante à la fois. En deux jours, tous, sauf soixante-dix paysans, sont massacrés dans le quartier de la Vengeance. Les cadavres, dépouillés, sont ensevelis dans la vase, les soldats avec les prêtres, les femmes et les enfants ; parmi ces derniers, les deux petits Meignan de l’Écorce, dont l’un a douze ans, l’autre neuf ans. « Victoire ! F... ! je suis harassé », écrivait, le 3 janvier, Dutruy à Carrier, en se félicitant de ce que « le rasoir national finissait la fête ».

 

 

Comme si ce n’était point assez de déshonneur, Prieur, Bourbotte, Turreau, osaient annoncer que tous les vaincus, « ces fiers vengeurs de la couronne et de l’Église, ayant à leur tête Delbée, leur généralissime, les avaient priés à genoux de leur laisser la vie ». Or voici comment tomba le successeur de Cathelineau.

« Le scélérat d’Elbée », comme disait l’abject Prieur, était étendu sur le lit où le clouaient ses quatorze blessures. À son chevet veillaient un humble prêtre, l’abbé Durand, curé du Bourg-sous-la-Roche ; un gentilhomme, son beau-frère Duhoux d’Hauterive ; deux femmes, Mme d’Elbée et Mme Mourain. Le capitaine Guillemet et le brigadier Dalicel pénètrent les premiers dans son étroite chambre et se mettent à le questionner :

« Je suis soldat comme vous pouvez l’être, répondit-il. Ne cherchez pas à me sonder pour m’arracher quelque secret ; faites-moi périr quand vous voudrez. »

Prévenus, représentants et généraux accourent pour le contempler :

« Voici donc d’Elbée, généralissime des Vendéens ! s’écrie l’insolent Bourbotte, qui peu de mois après se poignarda avant d’être porté, vivant encore, sur l’échafaud.

– Oui, répond d’Elbée, voilà votre plus grand ennemi.

– Tes talents n’ont guère brillé dans la défense de cette île.

– Veuillez croire que, si j’avais eu assez de force et de santé, vous ne seriez jamais entré dans Noirmoutier, ou vous l’eussiez plus chèrement acheté ! »

Turreau fut chargé de le questionner longuement. La torture de l’interrogatoire dura cinq jours. Afin de lui arracher certains secrets, on alla jusqu’à lui parler de la situation de Mme d’Elbée :

« Général, interrompit-il, ma femme saura mourir avec la dignité d’une Vendéenne ; mais quand je pourrais la sauver par des aveux qui me déshonoreraient, vous n’espérez pas sans doute en obtenir de moi. Je saurai mourir et me taire ; ma femme aussi. N’y revenez plus.

– Si vous étiez maître de notre sort comme nous le sommes du vôtre, lui demanda-t-on encore, qu’en feriez-vous ?

– Ce que vous allez me faire », répondit-il.

Et il supplia qu’on achevât enfin son agonie. Le sang qu’il crachait en abondance arrêtait d’ailleurs ses paroles.

Au souper, les représentants délibérèrent sur la meilleure façon de supplicier le mourant : on décida de planter trois poteaux, au pied de l’arbre de la liberté, pour d’Elbée, son beau-frère Duhoux et son ami de Boisy ; et comme l’un des conventionnels regrettait que « la partie ne fût pas carrée », un quatrième poteau, sur l’avis de Bourbotte, alors en état d’ivresse, fut destiné à Wieland, le capitaine républicain qui avait dû jadis capituler.

Le 8 janvier, d’Elbée, revêtu de son costume vert de généralissime, est porté dans un fauteuil sur la place d’Armes. Duhoux d’Hauterive et de Boisy sont attachés à leur poteau. Wieland, amené par le hussard Félix, croit que c’est pour comparaître devant ses juges, et il tient à la main un mémoire justificatif ; mais on le pousse vers le quatrième poteau, on le garrotte, et il hurle en vain qu’il n’est pas un traître. Seul, d’Elbée, ramassant ce qui lui reste de force, proteste en faveur du républicain et essaye de crier aux représentants, qui là-bas, au balcon de l’hôtel Jacobsen, se repaissent de ce spectacle :

« Jamais M. Wieland n’a servi notre parti, et vous faites mourir un innocent ! »

Un roulement de tambour a retenti : d’Elbée s’affaisse pour toujours dans le fauteuil où, selon l’expression de Chateaubriand, la postérité croit voir « un monarque recevant sur son trône les hommages de la fidélité ». Expressions semblables à celles de Bonaparte décrivant la scène du procès de Louis XVI, scène dont il avait été témoin : « Mes regards se portèrent sur l’illustre accusé. Le calme de son âme se lisait sur son front serein et tranquille, son innocence était empreinte dans ses moindres gestes, et le banc des criminels sur lequel le crime et l’ambition l’avaient assis me parut un trône resplendissant de gloire et de majesté. »

 

 

Restait à commettre une infamie suprême.

Au moment où l’on allait fusiller les condamnés, une femme éperdue essayait de forcer le carré des soldats qui les entourait : c’était Mme d’Elbée, qui voulait rejoindre son mari et son frère et suppliait qu’on la tuât avec eux. De leur balcon, les représentants s’aperçurent de cet incident qui troublait leur joie féroce, et ils menacèrent de fusiller aussi Piet, l’aide de camp de Dutruy, s’il ne parvenait pas à éloigner cette femme. Piet et un sous-officier l’arrachèrent d’entre les rangs des soldats et la portèrent chez elle. Le crépitement de la fusillade glaça alors son cœur, et elle tomba anéantie.

Veuve, elle espérait qu’on la laisserait vivre pour son fils au berceau. Les représentants la livrèrent, comme les autres, à la commission qui avait pour auxiliaire le général Sabatier. Cc parfait sans-culotte, – qui plus tard signera Sabatier de Sainte-Croix, obtiendra de Louis XVIII (qu’il traitait publiquement de brigand) une pension de mille francs et sera créé, en 1828, chevalier de Saint-Louis ; – ce parfait sans-culotte avait été aide de camp de Jourdan Coupe-têtes. Il se faisait appeler Mucius-Scaevola Sabatier-Libre, rendait à Robespierre une sorte de culte sur une montagne érigée en face de sa maison de Noirmoutier, et portait sur lui une image du dictateur, qu’il baisait en haranguant les clubs.

Mme d’Elbée fut condamnée à mort.

Le 29 janvier, au petit jour, elle était conduite dans un chemin creux avec Mme Mourain de L’Herbaudière, l’amie des jours heureux au cours desquels, trente ans plus tôt, son père gouvernait l’île pour S. A. R. le prince de Condé. Liées dos à dos, les deux femmes tombèrent sous les balles. Leurs dépouilles, enterrées dans un fossé du château, échappèrent aux outrages de la soldatesque : c’était l’unique faveur qu’elles avaient obtenue de la République.

Lorsque Haxo, écœuré, essaya de mettre un terme à de tels crimes, Turreau n’eut qu’à exhiber un décret du Comité de salut public ordonnant de n’épargner personne et signé : Carnot, Robespierre, Saint-Just, Barère, Billaud-Varenne. La Convention s’y associa en permettant à Prieur d’appeler île de la Montagne cette île où gisaient maintenant les quinze cents cadavres des Français qui avaient cru en la générosité du vainqueur. Le même décret du 20 nivôse an II assigna à l’île de Bouin le beau nom d’île Marat...

 

 

Huit jours après le supplice de Mme d’Elbée, un officier vendéen qui avait passé deux jours dans les vases glacées des marais et traversé le Gouas à la faveur de la nuit rejoignit Charette à Saligny.

Informé du désastre, le général ne songea qu’à le venger.

Le 9 février 1794, il rassembla mille hommes aux Essarts et alla à Saint-Fulgent disperser les patriotes qui y dressaient un arbre de la liberté. La nuit suivante, avec quelques intrépides, il monta lui-même la garde sur la route de Chantonnay et repoussa jusqu’aux Quatre-Chemins les Bleus accourus à la rescousse.

Le 11, les mille deux cents soldats de l’adjudant-général Joba surprirent ses volontaires, et il dut s’enfoncer, presque seul, dans la forêt de Gralas. Le 12, il attaquait de nouveau son adversaire victorieux et allait prendre une éclatante revanche, lorsqu’une balle lui fracassa le bras : c’était sa première blessure. Il dut aller se faire soigner au couvent du val de Morière, près de Saint-Étienne-de-Mer-Morte. Quatre jours après, des femmes et des enfants l’avertissaient de l’approche d’une colonne républicaine. Il eut le temps de regagner en pleine nuit la forêt de Gralas ; mais à peine était-il parti, qu’arrivaient les quatre cents hommes du bataillon des Vosges, dépêché par le général Haxo.

Les sept religieuses qui avaient jusque-là refusé d’abandonner leur couvent allèrent à la chapelle, où les rejoignirent les paysannes venues des environs avec leurs enfants : toutes furent égorgées au pied des autels, après avoir subi plus que la mort. Un enfant de sept ans s’échappa des bras de sa mère, se couvrit les yeux de ses petites mains et supplia les bandits de le tuer d’abord, pour ne point voir assassiner sa maman. Trempant les doigts dans le sang des femmes qui étaient mortes en leur pardonnant, les soldats sans-culottes inscrivirent ensuite sur la pierre l’apologie de leurs forfaits.

L’orgie était commencée, l’orgie des colonnes infernales.

 

 

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XXXII

 

LES COLONNES INFERNALES – L’ARMÉE DU MASSACRE

 

(Janvier-février 1794)

 

Le général Turreau succède à Léchelle (28 novembre 1793). – Il fuit les combats d’outre-Loire. – Disgrâce de Marceau et de Kléber. – Le plan de destruction. – Approbation du gouvernement révolutionnaire : « Extermine les brigands jusqu’au dernier. » – Le cercle infernal. – Ordre de marche des six divisions. – Le tocsin de l’extermination. – Opérations des douze colonnes. – Les feux de joie. – Les tueries journalières : la Vendée jonchée de cadavres. – Supplice des vieillards, des femmes et des enfants. – Douze mille victimes (14 février 1794). – « Tout est brigand dans la Vendée. » – Massacre et proscription des patriotes eux-mêmes. – La conduite privée de Turreau. – Les conventionnels font la chasse aux généraux. – Ivrognes, pillards et couards.

 

Le général Turreau sera, en 1804, créé baron de l’Empire et grand-officier de la Légion d’honneur ; de 1804 à 1811, il restera ambassadeur de France aux États-Unis ; en 1814, il deviendra chevalier de Saint-Louis et sera désigné pour accompagner le duc d’Angoulême, le mari de Madame Royale, dans son voyage en Vendée. Or le même Turreau avait, en 1794, dépassé la scélératesse des Carrier et des Francastel en transformant ses douze corps d’armée en autant de hordes d’assassins ; il était allé jusque sous les ruines de leurs chaumières, jusqu’au fond de leurs genêts et de leurs bois, massacrer les vieillards, les femmes, les enfants, les blessés, tous les agonisants que la Grande Armée détruite ne pouvait plus protéger.

« Hâte-toi d’exterminer le dernier des brigands », avait écrit, le 13 janvier, le Comité de salut public au général Turreau. Il fit mieux : conformément d’ailleurs aux ordres de la Convention, il voulut détruire le pays lui-même, appliquant ainsi à une province tout entière la mesure qui avait été décrétée pour la seconde ville de France : « Lyon fit la guerre à la Liberté, Lyon n’est plus... »

Ayons le courage d’assister jusqu’au bout aux tortures du peuple martyr.

 

 

Après une première campagne en Vendée, campagne marquée par sa fuite honteuse à la bataille de Coron, Turreau de Garambouville, alors général de brigade, avait été nommé divisionnaire et général en chef de l’armée des Pyrénées-Orientales (18 septembre 1793). Les représentants ayant refusé net d’y recevoir cet incapable, il fut nommé général en chef de l’armée de l’Ouest, en remplacement de Léchelle (28 novembre 1793).

De Perpignan, il se rendit à Paris, par Chalon-sur-Saône. Là, le 4 décembre, il reçoit du ministre l’ordre de gagner directement Angers pour écraser les restes de la Grande Armée vendéenne ; mais il passe tout de même par Paris, puis par Alençon, Rennes et Laval. Il n’arrive ainsi à Angers que le 15 décembre et se garde bien d’aller à Savenay aider Marceau et Kléber à remporter leur dernière victoire. C’est à Rennes, où il était retourné, qu’il en apprit la nouvelle.

« J’arrive à Angers plus tard que nous ne l’espérions l’un et l’autre, avait-il écrit à Bouc hotte, le 15 décembre... Le mauvais état des postes et la nécessité d’éviter les brigands sont les seules causes de ce retard... Les routes ne sont pas sûres. » Excellentes raisons !

Il rencontra Marceau chez Carrier, et il eut l’impudeur d’adresser des reproches à son subordonné, général en chef par intérim :

« Il fallait venir le faire reconnaître devant l’ennemi, répondit Marceau sans se gêner avec ce lâche. Un brave se serait empressé de nous rejoindre : tu es resté ignoré dans les jours de danger, et, jusqu’à ce que tu m’aies demandé de te remettre le service, nous sommes égaux. »

Intimidé, Turreau écrivit simplement au ministre : « Je vais l’observer plus qu’un autre. Je ne connais pas ses opinions ; mais, dans quelque temps, je t’en enverrai compte. Je lui passerai bien des choses s’il est bon républicain... »

Marceau fut relégué à Châteaubriant. Souffrant d’une maladie de foie, il y fut remplacé par Kléber, qui conserva sous ses ordres trois cents soldats de ligne pour garder le pays s’étendant de Nantes à Alençon... S’attendant à tout, et spécialement à la guillotine, le Mayençais rédigea ses Mémoires.

Débarrassé de témoins aussi gênants, Turreau élabora son fameux plan. Il consistait à appliquer le décret rendu par la Convention dès le 1er août 1793, sur la proposition du Comité du salut public :

« C’est dans les plaies gangreneuses, avait dit Barère aux applaudissements de l’Assemblée, que la médecine porte le fer et le feu. »

Turreau tenait toutefois à ce que l’opération de l’égorgement en masse fût, au moment de l’exécution, approuvée par le Comité de salut public (qu’il prévint le 25 décembre) et par les représentants en mission : « Mon intention, – écrivait-il, le 15 janvier 1794, à Bourbotte et à L. Turreau, son cousin, – est de tout incendier, de ne réserver que les points nécessaires à établir les cantonnements propres à l’anéantissement des rebelles ; mais cette grande mesure doit être prescrite par vous. Je ne suis que l’agent passif des volontés du Corps législatif... Vous devez également prononcer d’avance sur le sort des femmes et enfants que je rencontrerai. S’il faut les passer au fil de l’épée, je ne puis exécuter une pareille mesure sans un ordre qui mette à couvert ma responsabilité. »

Les représentants ne répondirent pas à Turreau ; mais ils demandèrent leur rappel sans le désapprouver. Le 17 janvier, il arrêtait ainsi son ordre général : « Tous les brigands qui seront trouvés les armes à la main ou convaincus de les avoir prises pour se révolter contre leur patrie seront passés au fil de la baïonnette. On en agira de même avec les filles, femmes et enfants qui seront dans ce cas. Les personnes seulement suspectes ne seront plus épargnées ; mais aucune exécution ne pourra se faire sans que le général l’ait préalablement ordonnée. Tous les villages, métairies, bois, genêts et généralement tout ce qui peut être brûlé sera livré aux flammes, après cependant qu’on aura distrait des lieux qui en sont susceptibles toutes les denrées qui existeront. »

Cc plan infernal fut soumis à la Convention et au pouvoir exécutif. Le même jour, 19 janvier, Turreau annonça au ministre Bouchotte les mesures prises pour achever d’exterminer les restes des rebelles répandus dans l’intérieur de la Vendée : « Douze colonnes, embrassant le diamètre du pays et faisant une battue générale, commenceront le lendemain à purger définitivement les cantons qu’elles laisseront derrière elles. » Le même jour aussi, le Comité de salut public était averti que tous les chefs de colonnes, embrassant seize lieues de pays, recevaient l’ordre d’incendier les villages, métairies, forêts, « mesure que vous-mêmes, citoyens, rappelait Turreau aux membres du Comité, vous avez indiquée dans votre arrêté du mois d’août ».

Le Comité ayant gardé le silence, un silence qui, en pareil cas, était une approbation, le général eut soin de le tenir au courant des résultats de sa promenade : « Si mes intentions sont bien secondées, lui écrivait-il le 24 janvier, il n’existera plus dans la Vendée, sous quinze jours, ni maisons, ni subsistances, ni armes, ni habitants, que ceux qui, cachés dans le fond des forêts, auront échappé aux plus scrupuleuses perquisitions. Il faut que cette terre maudite soit évacuée en enlier par les hommes mêmes qu’on croit révolutionnaires et qui peut-être n’ont que le masque du patriotisme. Je vous prie de vouloir bien me dire si vous approuvez mes dispositions. » Le 6 février, Turreau recevait la réponse suivante : « Tu te plains de n’avoir pas reçu du Comité l’approbation formelle de tes mesures. Elles lui paraissent bonnes et les intentions pures. Extermine les brigands jusqu’au dernier, voilà ton devoir. »

Quant à la Convention, elle devait, le 13 février suivant, ordonner l’impression du rapport que Laplanche termina par ces mots : « Le général en chef Turreau, sur différentes colonnes, fouille les repaires souterrains des brigands, détruit leurs infâmes habita lions et incendie leurs funestes forêts. Ainsi chaque jour voit le sol de la liberté se purger des débris infects du fanatisme et de la tyrannie ; ainsi, sur des cadavres amoncelés et des ruines fumantes, la Vendée s’écroule et la République est debout. » Cinq jours après, Barère se félicita de ce qu’on balayât avec le canon le sol de la Vendée, et de ce qu’on le purifiât par le feu, de façon à faire disparaître « le royaume de Vendée... avec ses amés et fidèles sujets ». Les représentants en mission Hentz et Carreau tenaient le même langage. Et lorsqu’au 1er prairial Robespierre sera avisé que Cordelier avait fait fusiller des femmes et couper en pièces des enfants de Saint-Laurent, commune très patriote, au nombre de quarante ou cinquante, il écrira simplement en marge du rapport : « Écrit au comité de Nantes pour savoir ce qu’est le dénonciateur. »

Le fait est donc hors de contestation : le gouvernement révolutionnaire tout entier se solidarisa avec l’organisateur des colonnes infernales.

 

 

Les vingt-huit mille soldats qui, pour la septième fois, allaient encercler la Vendée comprenaient six divisions et douze colonnes échelonnées, à l’est de la Vendée, de la Loire aux collines de Gâtine, des Ponts-de-Cé à Bressuire et à Parthenay. Qu’on se figure la France, après une série de catastrophes ayant anéanti son armée et réduit ses populations aux abois, envahie par quelques millions de bandits qui, du Rhin aux Alpes et aux Pyrénées, de Lille et de Nancy à Marseille et à Toulouse, en passant par Belfort, Besançon, Lyon, Grenoble, Nice et Toulon, se mettraient en marche vers l’Atlantique avec la consigne d’incendier les villes, de brûler les maisons et les forêts, de tuer les habitants, de transformer ainsi notre patrie en un désert de cendres parsemé de cadavres : on a ainsi, non pas une image ou une idée exagérée, mais une idée exacte de ce que la Révolution entendait faire de la Vendée. Le blé, le vin, le linge, les richesses transportables, devaient être enlevés, et mille deux cents charrettes avaient été réquisitionnées à cet effet. Mais ce n’est pas ce vol à main armée qui adoucissait le sort des condamnés ; au reste, le mot d’ordre avant tout et surtout exécuté fut celui de tout détruire.

Voici l’ordre de marche des six divisions.

La première, commandée par le général Duval (ami de Westermann), ira de Niort, Saint-Maixent et Parthenay vers la Châtaigneraye et Moncoutant, de chaque côté de la voie romaine.

Le général Grignon (futur pensionné de l’Empire), parlant de Bressuire et d’Argenton-le-Peuple, se dirigera vers Pouzauges et la Flocellière.

Le général Boucret, ancien tapissier, sergent-major de garde nationale en 1793 (futur pensionné de l’Empire et de la Restauration), se dirigera de Cholet vers Châtillon, Maulévrier et Saint-Laurent.

Le général Bonnaire, ancien dragon de la Reine, ira, avec Turreau, de Doué vers Cholet.

Le général Cordelier (qui reçut en 1817 une pension de trois mille francs avant d’être enfermé pour dettes à Sainte-Pélagie) ira de Brissac vers Thouarcé, Gonnord, Chemillé et Jallais.

Enfin le général Moulin descendra de Chalonnes et de Saint-Florent.

Toutes les communes patriotes étaient appelées à seconder les opérations : « Saisissez vos armes, proclamait Turreau le 18 janvier, prenez vos piques, vos faux, vos fourches, vos leviers ; qu’au même instant le tocsin... sonne la dernière heure des brigands, et qu’il ne s’arrête que lorsqu’il n’en existera plus un seul. »

Quarante à cinquante pionniers précédaient les colonnes pour faire des abatis et propager l’incendie. Neuf jours après, le 27 janvier, les exterminateurs, leur besogne terminée, devaient rejoindre Turreau à Cholet, où un comité révolutionnaire dirigerait sur Angers les brigands marquants réservés pour les honneurs de la guillotine. On n’épargnerait que quelques localités destinées à servir de centres d’action et de ralliement : Saint-Florent, Luçon, Montaigu, la Châtaigneraye, Sainte-Hermine, Machecoul, Challans, Chantonnay, Saint-Vincent, Cholet, Bressuire, Argenton et Fontenay-le-Peuple.

En entrant en campagne, le général Grignon lança (le 20 janvier) cette consigne à ses troupes : « Mes camarades, nous entrons dans le pays insurgé ; je vous donne l’ordre de livrer aux flammes tout ce qui sera susceptible d’être brûlé et de passer au fil de la baïonnette tout ce que vous rencontrerez d’habitants sur votre passage. Je sais qu’il peut y avoir quelques patriotes dans le pays ; c’est égal, nous devons tout sacrifier. »

Essayons de nous faire une idée des sacrifices humains accomplis au nom de la Révolution, de la patrie, de l’humanité.

 

 

Les colonnes de la première division, sous les ordres des généraux Daillac et Prévignaud, dévastèrent les environs de la Châtaigneraie, ville qu’elles inondèrent de sang le 25 janvier. Dans un seul village, elles tuèrent vingt-sept malheureux qui avaient eu l’imprudence d’y rester. À la Caillère et au château de Saint-Sulpice, elles firent encore dix-huit victimes.

La seconde colonne, celle de Grignon, captura à Saint-Aubin-du-Plain soixante-dix-neuf personnes, les entraîna dans la plaine des Mille-Hérons et leur fit creuser les fosses où roulèrent ensuite leurs cadavres. La municipalité était venue au-devant de l’armée, décorée de ses écharpes : elle fut quand même sacrifiée. Vingt-quatre vieillards, femmes et enfants furent fusillés au Champ-Brillet. Grignon écrivait à Turreau, le 22 janvier : « Demain je commencerai les feux de joie en brûlant et passant à la baïonnette tout ce qui pourra se trouver au pouvoir de ma colonne. » Le 25, il tue trois cents rebelles environ, éclaire la campagne en brûlant trois ou quatre châteaux et annonce à Turreau : « Je continue toujours de faire enlever les subsistances et de brûler et de tuer tous ceux qui ont porté les armes contre nous. Cela va bien, nous en tuons plus de cent par jour, enfin tous ceux que nous croyons nos ennemis. » Ils tuent d’ailleurs même quand ils ne croient pas avoir des ennemis sous leurs sabres. « Je m’arrangerai de manière à ne pas avoir froid avant de partir demain, avait écrit, le 22 janvier, un jovial collègue de Grignon. Il paraît cependant que ceux des habitants restés dans cette commune sont d’honnêtes gens, mais... » Les points de suspension en disent assez. Le même écrivait le lendemain : « Je me suis chauffé très amplement ce matin avant de partir de Beaulieu, de même qu’en passant à Saint-Lambert. » À une époque où la République criait famine, ils se chauffaient avec les subsistances comme avec les forêts, les maisons et les châteaux. Le 24 janvier, Grignon se plaignait de ne pouvoir assez en brûler, parce qu’il y en avait trop ; et plus tard, le 28 mars, le garde-magasin des fourrages de Mortagne, nommé Baron, enverra cette dénonciation à la Société républicaine de Nantes : « Turreau a toujours trompé la Convention nationale dans ses rapports. Le jour qu’il arriva de Saumur à Cholet, le feu fut mis au bourg de Trémentines : cinq cents milliers de paille, autant de foin et quatre mille boisseaux d’avoine furent la proie des flammes. Le jour qu’il partit de Cholet par Tiffauges, on mit le feu au bourg de la Séguinière : paille, foin, avoine, tout fut brûlé. » Ce sont d’ailleurs ces destructions de fourrages qu’on reprocha alors aux généraux, et non les massacres de milliers d’êtres humains.

Le 26 janvier, Grignon était à la Pommeraye-sur-Sèvre. « J’ai brûlé et cassé la tête à l’ordinaire », écrivit-il à Turreau. « Sur une largeur de près de trois lieues et demie, raconta en effet le témoin Lequinio, le massacre avait été général, et l’on n’avait distingué personne. » Malheureusement, en cassant la tête des cultivateurs, les soldats brisaient leurs fusils, et c’était le seul regret du général : « Je te préviens, écrit-il à Turreau, que les soldats cassent leurs armes en tuant, à coups de baïonnettes, les brigands que l’on rencontre dans les genêts et dans les bois, et les brigands se révoltent – les monstres ! ; – ne vaudrait-il pas mieux les tuer à coups de fusil ? Cela serait plus tôt fait. »

La colonne de gauche de la deuxième division était commandée par le général Amey. Lui aussi tuait chaque jour une centaine de paysans. À Faye-l’Abbesse, son hôtesse, Mme Chevalier, n’échappa à la mort que grâce à l’indignation du capitaine Rousseau, qui menaça de brûler la cervelle du premier agresseur : « J’ai vu, raconte-t-elle, j’ai vu plusieurs fois des hussards, dits de la Mort, au retour de leurs excursions, rapporter des chapelets d’oreilles coupées à des Vendéens, les laver, les rôtir sur le gril, ricanant en vrais cannibales, et les manger à la vinaigrette. Voilà ce que j’ai vu de mes yeux plusieurs fois. » Le retour à la barbarie, aboutissement logique et inévitable de la Révolution, était un fait accompli. Au village de Lauraire, un républicain trouva la femme Grêlier allaitant son enfant : il tua la mère et emporta le bébé en l’embrochant par la joue.

La troisième division fouilla les genêts de la Rousselière, de Charruelle, de la Sorinière, de la Croix-du-Jubilé, et y massacra les femmes et les enfants qui s’y cachaient. Le 23 janvier, à Châtillon, vers le lieu-dit les Quatre-Routes, les soldats de Boucret surprirent dans sa maison une femme et son nourrisson ; ils coupèrent la tête de cette femme, et, approchant du foyer le cadavre tronqué, ils lui mirent à la main une broche dont ils avaient, pour le faire rôtir, percé le corps de l’enfant. Les cannibales étaient dépassés. À Châtillon aussi, ils accumulèrent des matières inflammables sous le lit d’un paralytique et le firent brûler à petit feu en obligeant sa femme, ses enfants et ses voisins à assister à son supplice. La scène se termina naturellement par un massacre auquel n’échappe qu’un enfant de neuf ans. « J’ai bien éclairci les brigands, écrivait le lendemain le général Boucret, et si je n’en avais pas besoin pour conduire les charrettes, je ferais tuer le reste. »

Ce reste fut bientôt assassiné. « Les Échaubroignes ne sont plus, annonçait le 25 janvier à Turreau le général Caffin, qui commandait la seconde colonne de Boucret ; il n’y reste pas une seule maison. Rien n’a échappé à la besogne nationale. Au moment où je t’écris, je fais fusiller quatorze femmes qui m’ont été dénoncées. » Le même Caffin avait déjà rédigé, le 23 janvier, un rapport qui dépeint, à tous égards, le personnage : « Tu ne panse peut-être pas que Maulévrier, les Chambrouille les Échaubroignes et Hyzerne Yzernay, distance d’un quart de lieue l’un de l’autre, composent plus de quinze cents maisons, sans conter les métairies. Lorsque incendiray, je veux pas qu’il reste vestiges, et je commence le matin par les églises et chapelles et les maisons évaquées. Je fait fusiller ce matin quatorze ou quinze femmes. » Ce bandit semblait avoir une prédilection pour les massacres de femmes. Le 3 février, il annonçait encore à Turreau qu’il y en avait une quantité à la Gaubretière : « J’irai demain matin avec ma colonne brûler ce bourg, tuer tout ce que j’y rencontrerai sans considération, comme le repaire de tous ces brigands. Je n’avais pas encore occupé un pays où je pusse rencontrer autant de mauvaises gens, tant hommes que femmes ; aussi tout y passera par le fer et par le feu. »

Turreau en personne marchait avec la quatrième division. Il commença par incendier le village, pourtant patriote, de Vaillé. À Coron et à Vezins, s’accumulèrent les cadavres de femmes et d’enfants. Beaudusson, agent en chef des subsistances militaires, décrivit le spectacle : « La route de Cholet à Vihiers était jonchée de cadavres... Partout, les champs voisins du grand chemin étaient couverts de victimes égorgées. Voulant connaître et m’assurer par moi-même s’il restait encore des subsistances à enlever des maisons éparses çà et là et à moitié brûlées, je me transportai dans quelques-unes ; mais qu’y trouvai-je ? Des pères, des mères, des enfants de tout âge et de tout sexe baignés dans leur sang, nus, et dans des postures que l’âme la plus féroce ne pourrait envisager sans frémissement : l’esprit se trouble même en y pensant. »

Quarante personnes de Martigné-Briand et de Tigné furent massacrées au coin d’un bois, y compris le maire qui, ceint de son écharpe, s’était porté au-devant des soldats pour apaiser leur furie. Trente femmes et enfants des métairies de Montilliers eurent le même sort. Aux moulins à vent du Coral, dix paysans essayent de résister aux Bleus, mais sont bientôt dispersés. Au bruit des coups de feu, des femmes blotties dans un champ de genêts lèvent la tête. Les républicains s’élancent aussitôt sur les imprudentes et leur crient :

« Rendez-vous, brigandes, ou la mort ! »

Elles se jettent à terre et serrent entre leurs bras leurs enfants : toutes, tous sont fusillés à bout portant, sabrés, transpercés. La femme Chesneau, du Coral, et la femme Onillon, des Tesnières, tenaient chacune trois enfants. Il y eut en cet endroit trente-six victimes, auxquelles s’en ajoutèrent bientôt une foule d’autres. Et telles étaient les horreurs que multipliaient les soldats de Turreau, que les présidents du district et du comité de surveillance de Cholet osèrent en marquer leur indignation et déclarèrent au général que les cannibales n’en seraient pas susceptibles. Mais Turreau approuvait tout et tenait d’ailleurs au courant le ministre de la Guerre : « Cette race infernale semble renaître de ses cendres, écrivait-il à Bouchotte ; il n’y a pas de jours qu’on n’en tue deux cents. » C’étaient comme deux cents pièces de gibier que ce général en chef marquait quotidiennement au tableau de sa chasse à l’homme.

Cordelier, commandant la 5e division, avait promis à Turreau d’exécuter ponctuellement les ordres que l’amour de la patrie lui inspirait. À Beaulieu et à Saint-Lambert-du-Lattay, il s’arrangea de manière à ne pas y avoir froid, et confondit patriotes et royalistes dans le même massacre. Les femmes s’opposèrent avec l’énergie du désespoir aux outrages de la soldatesque. La veuve Peltier, voyant qu’on allait brûler sa chaumière, eut la force de se dresser devant les incendiaires, un enfant de quatre mois sur les bras, un autre de deux ans à la main, et de leur crier :

« Il faut que vous soyez plus barbares que les bêtes féroces pour piller et faire souffrir les pauvres gens qui ne vous connaissent seulement pas ! »

Au bourg de Sainte-Foy, des fagots sont amoncelés dans l’église, et déjà les flammes montent jusqu’à la voûte, lorsque la femme Martin, menacée de mort, se précipite vers le brasier et en arrache les fagots à mesure que les bandits les y rejettent.

« J’aime mieux mourir, hurle-t-elle, que de voir brûler mon église ! »

Cordelier finit par dire à sa bande :

« Laissons donc cette église, ce n’est pas la peine de s’arrêter à une pareille bicoque. »

Et la seule église peut-être de tout l’Anjou qui n’eût jamais été souillée par un intrus fut préservée de la destruction.

Cordelier se rattrapa à la Jumellière, où il se chauffa très amplement et massacra toute la municipalité, sauf le maire, dont il voulut bien reconnaître le civisme. De Tiffauges, le 6 février, il écrivait à Turreau : « Indépendamment que tout brûle encore, j’ai fait passer derrière la haie environ six cents particuliers des deux sexes. »

Son collègue Crouzat, chef de la seconde colonne de cette 5e division, n’avait pas plus de scrupules. À Gonnord, le 23 janvier, il surprenait deux cents vieillards, femmes et enfants, les conduisait sur le chemin de la Salle-de-Vihiers et les agenouillait au bord d’un large fossé où allait les coucher la fusillade. Comme plusieurs enfants, non atteints, sortaient de dessous les cadavres pour remonter sur la route, le maçon Joly les assomma avec sa tranche à mortier. On dit même que deux femmes et trente enfants furent enterrés vivants au lieu où s’érige aujourd’hui la Croix des Martyrs. Aux Gardes, le comité révolutionnaire avait délivré des sauf-conduits à cinquante-sept femmes et enfants alors réfugiés à Melay ; un détachement de Crouzat s’en empara et les conduisit devant l’église. Les vases sacrés furent ignoblement profanés et les ornements du culte transformés, dans la cour du presbytère, en un immense brasier ; les soldats dansèrent à l’entour une infernale sarabande, mirent le feu à l’église et aux maisons voisines, puis traînèrent les femmes, pour les massacrer, dans un champ voisin. Sur le point d’être mère, la femme Plessis demanda en vain un sursis. La femme Vivion entonna le Te Deum. Marie Boulestreau, voyant sa sœur verser des larmes :

« Eh quoi ! Louise, lui dit-elle, tu pleures, et nous allons au ciel ! »

Elles s’agenouillent auprès du fossé pour réciter une dernière prière ; mais les fusilleurs les trouvent trop basses et leur ordonnent de se relever pour recevoir la mort. Le lendemain, deux vieillards et quelques enfants vinrent traîner au cimetière, en terre sainte, les cadavres des martyrs.

Le 26 janvier, au May, Crouzat saisissait l’instituteur, l’institutrice, la femme Oger et six ou sept autres personnes, et il les conduisait à l’église pour les fusiller au pied de la statue de la Vierge.

La sixième division brûla Mozé et Saint-Laurent-de-la-Plaine. À Sainte-Christine, on fusilla deux femmes, dont l’une était la comtesse de Contades.

Résumant son œuvre, Turreau écrivait au ministre de la Guerre, le 14 février 1794 : « L’on disait qu’il n’y avait plus de brigands, et depuis que je suis entré dans la Vendée, en voilà plus de douze mille qui sont exterminés, et je ne cesse de faire brûler partout et de tuer ces coquins. »

 

 

Entre-temps avaient eu lieu de nouvelles battues et s’étaient perpétrées de nouvelles séries d’atrocités ; mais le récit en est si pénible, il remplit le cœur d’un tel dégoût, qu’il vaut mieux l’interrompre.

Insistons seulement sur un point trop ignoré : l’application aux patriotes eux-mêmes du système d’extermination.

Le conventionnel Lequinio est un témoin peu suspect. Fanatique sans mesure, il avait lancé à Saintes, le 21 décembre, une proclamation commençant ainsi : « Les religions sont supprimées, chacun adorera l’Éternel à sa manière, et toute prédication sera désormais un crime. » Crime digne de mort ! Dans le mémoire même où il dénonça Turreau, il osa déclarer : « Si la population qui reste n’était que de trente à quarante mille âmes, le plus court sans doute serait de tout égorger, ainsi que je le croyais d’abord ; mais cette population est immense ; elle s’élève encore à quatre cent mille hommes. S’il n’y avait nul espoir de succès par un autre mode, sans doute encore qu’il faudrait tout égorger, y eût-il neuf cent mille hommes. » Or ce même terroriste rapporte avec indignation la déposition du maire et des officiers municipaux des Herbiers : « Dans une distance proche de trois lieues où rien n’est épargné, les hommes, les femmes, les enfants à la mamelle, les femmes enceintes, tout périt par les mains de la colonne du général Grignon. En vain de malheureux patriotes, leur certificat de civisme à la main, demandèrent la vie à ces forcenés. Ils ne sont pas écoutés, on les égorge. » D’autres témoignages ne sont pas moins écrasants : à la Meilleraye, par exemple, les patriotes avaient tous été tués, curé « déprêtrisé » en tête. On appliquait ainsi l’idée de Carrier : « Tout est brigand dans la Vendée, tout est contre-révolutionnaire, tout doit donc périr. »

Beaucoup de patriotes avaient cependant quitté le pays insurgé et s’étaient réfugiés dans les villes voisines : Nantes, Angers, Saumur, Tours, Blois. Ceux-là, semble-t-il, pouvaient se croire en sûreté. Il n’en fut rien. Le 20 février 1794, Prieur ordonna à ces suspects de s’éloigner du théâtre de la guerre d’au moins vingt lieues. Ils protestèrent violemment contre une pareille relégation, et l’un d’eux traduisit leur désespoir en s’écriant :

« Il ne reste plus d’autre parti aux honnêtes gens que de se jeter à l’eau ! »

Vaines clameurs ! Prieur ne consentit à rayer de la liste des proscrits que les fonctionnaires de la République et les membres des sociétés populaires, épurées sous les yeux du représentant Laignelot. Le 6 avril 1794, le Comité de salut public signalait sans doute à Hentz et à Francastel les grandes réclamations qui s’élevaient contre leurs mesures de sévérité et de sûreté ; mais il avait soin d’ajouter que cela ne devait pas les arrêter et qu’il s’en rapportait à leur civisme courageux et éclairé pour achever la destruction de l’exécrable Vendée. Les représentants en mission conservaient donc carte blanche.

Le 29 ventôse (19 mars), ils avaient arrêté que tout habitant sorti de la Vendée serait interné à Angers sous bonne et sûre garde. Le 24 floréal (13 mai), Prieur arrêta en outre, sur les instances d’ailleurs du Comité de salut public, que les réfugiés ne pourraient fixer leur retraite dans les départements maritimes. Comme il leur était également interdit d’approcher de Paris, ces malheureux en étaient réduits à vagabonder sans foyers, sans ressources, sans espérances, dans les départements de l’intérieur.

Même à l’égard de ceux qui avaient courbé la tête sous son joug, la Révolution se montrait donc la plus abominable des marâtres.

 

 

Mais qu’était-ce donc au juste que la horde galonnée et militarisée qui, seule, avait conservé en Vendée droit de cité et de vie ?

Écoutons encore ses dénonciateurs patriotes.

« Il était toujours saoul, dit de Turreau l’officier de police Gannet. Un jour, il se saoula tellement qu’il ne put se tenir et dans le moment où il s’attendait à être attaqué par l’ennemi, de façon qu’il eut toutes les peines du monde à monter à cheval. »

Il est vrai qu’il faisait souvent bombance à trente lieues de son armée, se contentant (pour que ses ordres arrivassent plus vite) de remettre à l’avance des blancs-seings à ses inférieurs. De là l’échec honteux de ses opérations ; car, s’il tua beaucoup de vieillards, de femmes et d’enfants, il força tous les Vendéens valides à reprendre les armes et à mener contre la République une guerre de partisans que les colonnes infernales n’osèrent même pas affronter. Turreau lui-même écrivait dans un accès de franchise : « Je ne suis nullement capable de diriger une armée. » Les représentants ne tardèrent pas à s’en apercevoir, et ils le traitèrent avec un mépris dont les lignes suivantes de Hentz et Francastel donneront une idée : « Ton état-major n’est pas bien à Nantes, le Capoue de la Vendée. Nous laissons près de toi le citoyen Simon ; il a notre confiance, tu n’as aucun ordre à lui donner ni à en recevoir. » On connaît le rôle qu’avait à jouer un pareil observateur. « Si dans huit jours Turreau n’a pas détruit les armées rebelles, écrivaient en même temps (le 12 mars) les représentants au Comité de salut public, nous vous l’enverrons sous bonne escorte. » Hentz, Prieur et Garreau annonçaient huit jours après au Comité : « La chasse que nous avons donnée aux généraux et surtout au général en chef a produit son effet. » Pareil général en chef était évidemment digne d’un semblable avilissement.

Huchet était, lui aussi, un ivrogne : « Il a paru à la tête de la colonne étant pris de vin, écrivait Grignon à Turreau, le 3 mars 1794 ; je savais par avance que sa tête n’était pas à lui après midi. » Quant à Grignon, le maire Chapelain, de la Floutière, nous raconte comment il fallait le prendre pour le gagner :

« Je lui disais un soir : Il y a quelques métairies ici où l’on trouverait bien de l’argent. Il crut que je voulais les faire piller et me dit :

« – Voilà où je vous reconnais républicain... »

Il disait un jour :

« – On est bien maladroit : on tue d’abord. Il faudrait d’abord exiger le portefeuille, puis l’argent sous peine de vie, et, quand on aurait le tout, on tuerait tout de même. »

Le pillage, le vol à main armée, était bien le mobile principal de ces généraux massacreurs. « Dès les premiers instants, rapporte Lequinio, ils ont fait de cette guerre un objet de spéculation et d’intérêt particulier : 1o Leurs appointements immenses et la disposition des fonds pour dépenses extraordinaires l’ont changée pour eux en une sorte de ferme dont ils ont été bien aises de voir durer le bail. 2o Ils ont spéculé sur ce produit réel et immense des captures et du pillage. Les généraux ont favorisé le pillage pour couvrir celui qu’ils faisaient eux-mêmes, pour se faire aimer des soldats et se faire de leurs complices autant d’appuis contre les dénonciateurs. »

C’est à Nantes, auprès de Carrier, entre les guillotinades, les fusillades et les noyades qui complétaient leur œuvre, qu’ils se hâtèrent d’aller jouir de leurs bénéfices : « Dans cette ville, dit un rapport des archives de la Loire-Inférieure, on ne coudoie que généraux fiers de leurs épaulettes et broderies en or au collet, riches des appointements qu’ils volent, éclaboussant dans leurs voitures les sans-culottes à pied. On ne les trouve qu’aux pieds des femmes, au spectacle ou dans les fêtes on repas somptueux qui insultent à la misère publique. »

Tels officiers, tels soldats. Lequinio nous dépeint des militaires qui ne songent « qu’à remplir leur sac ». « Beaucoup de simples soldats ont acquis cinquante mille francs et plus ; on en a vu couverts de bijoux et faisant, en tout genre, des dépenses d’une prodigalité monstrueuse. L’habitude de piller a étendu les effets de cette disposition jusque sur les patriotes, et les richesses de ceux-ci sont devenues mille fois la proie de l’homme envoyé pour les défendre. » Oiseaux de proie : voilà ce que furent, et dans les hautes sphères du jacobinisme plus encore que dans les couches populaires, les carnassiers de la Révolution !

On devine quels guerriers produisaient ces dispositions. Le seul cri de : « Gare aux brigands ! » les figeaient de peur, fussent-ils, comme à Saint-Florent, trois mille cinq cents contre trois cent cinquante derrière leurs retranchements. Familiarisés avec les déroutes, ils préféraient pourtant ne plus courir les risques des combats et tomber seulement sur l’adversaire isolé ou désarmé, au coin d’un bois. Les ressorts de l’obéissance et du dévouement étaient brisés : on ne se dévoue pas pour ce que l’on méprise. On fuyait des drapeaux qui n’avaient plus d’âme, puisque l’honneur ne s’y abritait plus. « Les routes, écrivait de Nantes au Comité de salut public, le 3 mars 1794, Dubois-Crancé, les routes sont pavées, depuis Orléans jusqu’ici, d’allants et venants très dispendieux et très inutiles à la République. La plupart de ces hommes voyagent sans autre but que de se faire payer trois sols par lieue et l’étape, d’attraper ici un habit qu’ils vendent à six lieues de là, des souliers qu’ils revendent sur-le-champ, de ne jamais se battre. Je suis convaincu qu’il y a plus de quarante mille hommes qui ne font d’autre métier en France. »

On le voit : l’armée révolutionnaire qui s’abattit, comme une légion de vautours, sur le cadavre de la Vendée, n’eut même pas la misérable excuse de mener une guerre à mort au nom de grands principes ; ce n’est même pas sur l’autel de l’idole révolutionnaire qu’elle sacrifia, lâchement, par dizaines de milliers, les vieillards, les femmes et les enfants, mais sur le fumier d’inavouables convoitises.

Il fallait un tel excès d’ignominie pour faire surgir, des ruines ensanglantées de leur patrie, de nouvelles phalanges de soldats. Avec Charette et Stofflet, Henri de La Rochejaquelein, champion de l’honneur français, vivait encore.

 

 

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XXXIII

 

LA MORT DE LA ROCHEJAQUELEIN

 

(28 janvier 1794)

 

UN SIÈCLE APRÈS

 

La vie des proscrits. – La Rochejaquelein à Saint-Aubin-de-Baubigné. – Le bivouac du Moulin-aux-Chèvres (20 janvier 1794). – Stofflet à Chanteloup. – La lande des Cabournes (24 janvier). – Les cantonnements de la forêt de Vezins (26-28 janvier). – Dernière victoire : Saint-Macaire (28 janvier). – La mort du héros. – La tombe de la Haie de Bureau. – La statue de Saint-Aubin-de-Baubigné. – Apothéose du 26 septembre 1895.

 

« Comment se figurer, a écrit dans ses Mémoires l’abbé Conin, curé de Saint-Lambert-du-Lattay, la situation de cette malheureuse population vendéenne de 1794 ? Dès avant l’aube du jour, tout le monde était debout ; on faisait la prière en commun, et qu’elle était fervente cette prière ! Il y avait tant de chances qu’on ne verrait pas le soir ! Les femmes se hâtaient de traire les vaches et de préparer la soupe ; les bestiaux étaient introduits dans les champs écartés, les bestiaux qui, effrayés par les coups de feu et les flammes des incendies surgissant de tous côtés, semblaient participer au deuil de la nature et à la terreur des hommes, se groupaient en s’agitant et en faisant entendre des beuglements plus sourds et plus prolongés. Le matin, avant de quitter la maison, on jetait sur le plancher des chiffons et des morceaux de vaisselle pour donner à croire aux soldats qu’elle avait été pillée. » Sous la fumée rougeâtre qui, selon les expressions de la comtesse de La Bouëre, « s’unissant aux nuages, formait comme une barrière qui interceptait la vue du ciel », du ciel dont la terre était ainsi séparée par le crime, « on se couchait dans les genêts, retraite des loups et des renards dont nous enviions la paix. L’angoisse abolissait le froid, la faim, toutes les souffrances corporelles. Lorsque les femmes entendaient les hurlements des massacreurs, elles serraient encore plus fortement leurs enfants contre leur sein pour mourir ensemble. Chose étonnante ! les petits êtres comprenaient la terreur par ces étreintes magnétiques, car il n’y a pas d’exemple que leurs cris aient dévoilé la retraite des infortunés qui les cachaient ».

Vêtu en paysan, la tête couverte d’un gros bonnet de laine brune, défiguré par une barbe inculte, La Rochejaquelein était à Saint-Aubin-de-Baubigné, « plus près de la mort que de la vie ».

Grignon opérait vers Thouars et Argenton. « Les environs du pays où tu te trouves, lui écrivait Turreau, t’offrent un champ vaste pour fouiller, incendier métairies, bois, et purger le pays des scélérats qui l’habitent. »

Le 20 janvier 1794, La Rochejaquelein et Stofflet rassemblèrent quelques centaines de paysans et allèrent se poster vers le bois du Moulin-aux-Chèvres. Malgré le froid, ils avaient interdit de faire du feu. Mourant de faim, quelques Vendéens se mirent pourtant à faire griller un morceau de lard que le brave Bonnin avait trouvé derrière une maison déserte, au fond du charnier. Stofflet survint et, d’un coup de pied, dispersa les braises. Les paysans ne dirent mot, mais, peu après, rallumèrent le feu et approchèrent le lard. La Rochejaquelein arriva à son tour et condamna l’indiscipline de ses soldats ; seulement il jetait vers le lard un regard de convoitise :

« Oh ! tenez, monsieur Henri, dit Bonnin, vous me faites l’effet d’avoir aussi grand’faim que nous. Ne grondez pas si fort, nous allons partager avec vous. »

M. Henri sourit et eut sa part ; depuis trois jours, il n’avait guère avalé que la fumée de la poudre. Si un tel chef eût vécu, déclarait Bonnin, il eût trouvé des soldats tant qu’il se fût rencontré un enfant capable de porter un fusil.

Il décida de tomber à l’improviste sur Vihiers et indiqua Saint-Paul-du-Bois comme point de rassemblement.

En route, Stofflet apprend qu’à Chanteloup une bande de Bleus boit chez le maire Cassin en l’honneur de ses triomphes. À deux kilomètres du bourg, il ordonne à son tambour-major Paineau-la-Ruine de donner quelques coups de caisse : aussitôt huit cents paysans se précipitent sur le bourg, et Stofflet, après avoir sommé les patriotes de se rendre, en fait fusiller soixante. Cassin, fouillé, se trouve porteur d’une liste de proscription condamnant à mort quinze royalistes de Chanteloup. Quelques jours auparavant, il en avait déjà fait fusiller dix-huit, tous parents des soldats de Stofflet. Il dut se mettre à genoux et réciter son acte de contrition avant de recevoir son châtiment.

À Vihiers, les Vendéens ne trouvèrent personne. À leur approche, la garnison de Turreau s’était enfuie vers Doué.

Le 24 janvier, au nombre d’un millier environ, ils étaient réunis sur la lande des Cabournes. Pierre Cathelineau et le général de La Bouëre les avaient rejoints. La Rochejaquelein battit au moulin de Grouteau un bataillon du général Cordelier et le repoussa vers Saint-Laurent-de-la-Plaine. À la Jumellière, il ne trouva au milieu des ruines que les cadavres de vingt habitants : ce bourg venait en effet d’être abandonné par Cordelier, qui y avait fait tuer, comme alarmiste, le curé intrus Thubert.

De la Jumellière, La Rochejaquelein se porta sur Chemillé, mit en fuite les huit cents républicains qui gardaient la position et traversa la ville l’épée à la main, suivi seulement de Stofflet et des deux frères Loyseau, montés sur les chevaux de dragons dont ils venaient de s’emparer au château de Salbœuf.

Les Vendéens délivrèrent alors huit cents femmes, que les fuyards s’apprêtaient à massacrer.

Allait-on balayer enfin les colonnes infernales ? Le général l’espéra, mais il lui fallait d’abord accroître ses forces renaissantes.

Il fit de la forêt de Vezins la base de ses futures opérations, et, sous une pluie continuelle qui inondait les feux de bivouac, il y recueillit de nouveaux débris de ses anciennes troupes.

Le 27, il apprit que les Bleus, sortis de Cholet, allaient incendier Nuaillé. Il emmena aussitôt quatre cents hommes hors de la forêt et alla bivouaquer dans le bois-taillis de la Vallonnerie, le long de la grand’route de Cholet : il voulait tout au moins recueillir les infortunés qui échapperaient aux massacreurs.

Au matin du 28, il surprit et dispersa quatre cents Bleus qui ravageaient le bourg de Saint-Macaire. L’un d’eux fuyait plus vile que les autres : La Rochejaquelein, le cavalier Piquet et quelques autres se lancèrent à sa poursuite. Piquet, raconte le général de La Bouëre, qui se trouvait sur les lieux, était près d’atteindre le républicain, lorsque celui-ci, désespérant de se sauver, s’adosse à un arbre et le met à l’œil. Il va tirer ; mais il aperçoit un cavalier de bonne mine qu’à son costume il reconnaît pour un chef. Sans hésiter, il détourne son arme, le vise et l’atteint au front : La Rochejaquelein tombe à bas de son cheval, sans vie.

Le généralissime de la Grande Armée avait rejoint, dans l’autre vie, les cent mille héros dont il avait auréolé l’agonie d’une gloire impérissable.

De la Guérinière et La Ville-Baugé le reçurent, sanglant, dans leurs bras ; tous leurs compagnons s’arrêtèrent, comme frappés d’un coup de foudre. Ils voulurent du moins soustraire son corps aux outrages des Bleus. Le fermier Girard l’enterra dans le pré de la Brissonnière, puis, ne le croyant pas assez en sûreté, au milieu d’une haie voisine. Encore inquiet, le Vendéen déterra son chef une seconde fois, le porta deux cents mètres plus loin, au-delà de la Haie de Bureau, et l’ensevelit avec son meurtrier ; car celui-ci avait sans tarder payé de la vie son fatal coup de fusil. Le corps de M. Henri portait une redingote d’officier républicain, et on lui avait mis au chapeau une cocarde tricolore ; comme cela, on ne le reconnaîtrait pas si on fouillait la fosse.

Ces précautions n’étaient pas superflues. Apprenant la mort du Vendéen, Turreau ordonna à Cordelier d’exhumer le cadavre pour établir son identité ; mais la sépulture resta introuvable et inviolée.

 

 

Un siècle après, le 26 septembre 1895, on inaugurait à Saint-Aubin-de-Baubigné la statue de bronze élevée par souscription à la gloire du héros « mort pour Dieu et le roi ». Sur le piédestal de granit où, debout, le Sacré-Cœur sur la poitrine, il porte la main à la poignée de son sabre, le ciseau de Falguière avait gravé ses premières paroles de général :

 

            SI J’AVANCE, SUIVEZ-MOI.

            SI JE RECULE, TUEZ-MOI.

            SI JE MEURS, VENGEZ-MOI !

 

Devant quinze mille Vendéens, nobles et bourgeois, paysans et ouvriers, tous fraternellement confondus comme jadis leurs ancêtres de la Grande Armée, le général de Charette rappela ses souvenirs de jeunesse : « Je me passionnais pour la guerre de Vendée, dit-il. Mon héros de prédilection était Henri de La Rochejaquelein. Ce jeune général résumait pour moi la valeur militaire et chevaleresque... Songez donc ! Avoir gagné dix batailles rangées, avoir été nommé généralissime et mourir sur un champ de bataille à vingt et un ans ! »

Le marquis de La Rochejaquelein, petit-fils de l’illustre marquise, avait offert un déjeuner de trois cent cinquante couverts, auquel participaient, à côté des évêques de Poitiers, de Luçon et de Montpellier (Mgr de Cabrières), huit petites-nièces et dix petits-neveux de M. Henri. Il y avait, lit aussi, le comte Xavier de Cathelineau, le vicomte de Villebois-Mareuil, les sénateurs, députés et anciens députés de la Vendée, c’est-à-dire que toutes les fidélités et les gloires militaires les plus pures de la France actuelle s’unissaient en cette fête de famille, consacrée par l’épiscopat au sang des héros de 93 pour célébrer la gloire la plus éclatante de la contre-révolution vendéenne.

Le soir, se déroula au pied des ruines de la Durbelière la fête de nuit dont une plaquette commémorative a décrit le spectacle : « Tout le pays est lit. Le vaste château, cinq fois brûlé par les républicains de 93 et pleurant depuis lors sa solitude, semble absolument transformé. La lune met comme un nimbe lumineux au front de ses donjons et jette un manteau d’argent sur les eaux dormantes de ses douves. La foule s’empresse vers l’étang supérieur, où doit se tirer le feu d’artifice. Soudain un H immense, qu’entourent des milliers de feux et de fusées, se déploie comme un colossal trophée. » Un cri formidable retentit, le cri du temps de la Grand’Guerre : « Vive La Rochejaquelein ! » Sous un ciel admirablement pur et par une soirée si calme que pas un souffle ne traverse l’atmosphère, c’était l’apothéose de la Vendée.

En regagnant ses foyers, la multitude chante fièrement la chanson de M. Henri :

 

                Sous l’effort de la tempête,

                Quand tous ont courbé leurs fronts, (bis)

                Seuls, debout, dressant la tête,

                Je vous vois, fiers compagnons !

 

    Vendéens, marchons au feu sans effroi !

                Mourons pour Dieu, pour le Roi !

                Marchons au feu sans effroi !

                          Vive le Roi !

                Vive Dieu ! (bis) vive le Roi !

 

                En partant pour la croisade,

                J’avais dit : « Moi, faible enfant, (bis)

                « Je serai leur camarade... »

                Vous m’avez fait commandant !

 

                S’il était là, mon vieux père

                Saurait mieux vous commander. (bis)

                Le ciel m’enverra, j’espère,

                Son ombre pour me guider !

 

                Si je fonce à la bataille,

                Suivez mon panache blanc ; (bis)

                Si j’ai peur de la mitraille,

                Sabrez votre chef tremblant !

 

                Si le plomb d’un vil rebelle

                Frappe un jour mon front meurtri, (bis)

                Amis, qu’une main fidèle

                Venge le trépas d’Henri !

 

    Vendéens, marchons au feu sans effroi !

                Mourons pour Dieu, pour le Roi !

                Marchons au feu sans effroi !

                          Vive le Roi !

                Vive Dieu ! (bis) vive le Roi !

 

Cependant, raconte M. Henri Bourgeois, – qui a sans doute ici créé une légende, mais trop frappante et trop belle pour ne point conserver la valeur d’un symbole, – cependant, tandis que ces strophes héroïques montaient aux étoiles, un vieillard tout blanc demeurait en contemplation devant les ruines redevenues solitaires :

« Hélas ! gémissait-il, toutes les vieilles croyances, toutes les vieilles traditions, toutes les vieilles franchises pour lesquelles ont combattu nos pères ne sont-elles pas elles-mêmes désormais à l’étal de ruines ? »

Et des larmes tremblaient aux paupières du vieillard. Mais enfin il redressa la tête, et il lui passa dans les yeux comme une flamme qui sécha ses pleurs. En l’arrachant à sa rêverie, les accents de l’hymne populaire venaient de lui remettre l’espoir au cœur, et le vieux Celte emboîta le pas à la foule, en chantant, lui aussi, de toute la force de ses poumons :

 

    Vendéens, marchons au feu sans effroi !

                Mourons pour Dieu, pour le Roi !

                Marchons au feu sans effroi !

                          Vive le Roi !

                Vive Dieu ! (bis) vive le Roi !

 

 

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QUATRIÈME PARTIE

 

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LA PACIFICATION ET LES DERNIERS COMBATS

 

 

 

 

XXXIV

 

EN FACE DES COLONNES INFERNALES

LA RÉSISTANCE DE STOFFLET

 

(Février-mars 1794)

 

Épuisement de la Vendée. – La rivalité des chefs. – Les colonnes infernales en février 1794. – La citerne de Clisson. – Les trois mille victimes de Duquesnoy. – Les chiens patriotes. – Huché « boucher de chair humaine ». – Mars 1794 : nouvelles atrocités de Turreau, de Grignon et de Huché. – Le soldat Ripoche, défenseur de la Croix. – Le ralliement des condamnés à mort : chasseurs et dragons verts. – Slofflet bat Cordelier (1er février) et délivre le Haut-Anjou. – Meunier, de Cholet. – Grignon dans la forêt de Vezins (25 mars). – Les Ouleries. – Retour de Marigny et de Sapinaud. – Découragement de Turreau (27 mars 1794).

 

Après l’écrasement de la Grande Armée, s’est close l’ère des chocs formidables qui avaient mis en péril l’existence même du gouvernement révolutionnaire. Avec Cathelineau, Bonchamps, Lescure, La Rochejaquelein, ont disparu les plus pures incarnations de l’âme vendéenne. Les colonnes infernales consomment maintenant le martyre du peuple insurgé.

Certes, la Croix n’est pas vaincue. Elle ne le sera jamais ! Mais tant d’efforts, tant de sang répandu à torrents, tant de sauvages destructions ont épuisé le pays conquis, et la Grand’Guerre n’est plus qu’une guerre de partisans, guerre où l’on se bat un contre dix ou cent, par devoir, sans pouvoir espérer le triomphe définitif, ce qui est, au reste, d’une suprême beauté.

Aux combattants de la dernière heure, plus encore qu’aux autres, l’histoire a reproché des querelles intestines et certaines cruautés qui cadrent mal avec l’abnégation qu’imposait la cause, avec la charité que symbolisait le Sacré-Cœur toujours arboré sur les poitrines.

On ne saurait les justifier. Mais il faut s’en souvenir : les atrocités de la Terreur ayant perverti le sens moral de tant de Français au point de les muer en une horde de barbares, il n’est pas étonnant qu’elles aient aussi, à la fin, atteint quelque peu l’âme de leurs adversaires. De plus, si un Stofflet, par exemple, était maintenant général, il n’était, un an auparavant, que simple garde-chasse, et il serait bien extraordinaire qu’au sein d’une pareille anarchie cet homme se fût tout à coup trouvé nanti des plus sublimes vertus ! Tel qu’il fut, avec son ardeur infatigable, son parfait mépris du danger, sa fidélité sans bornes, ses talents militaires chaque jour à l’épreuve ; tel que fut Charette, avec le superbe panache de ses frivolités et de ses audaces ; tels que furent tous ces paysans qui luttèrent, jusqu’à la mort cent fois bravée, avec les tronçons brisés de l’épée vendéenne, ils continuèrent à mériter le nom de géants, de géants dont la stature restera l’un des émerveillements de notre histoire.

 

 

En février 1794, les colonnes de Turreau poursuivaient leurs infernales randonnées, et cela sur l’ordre formel du Comité de salut public : « Les ennemis seront poursuivis sans relâche jusqu’à leur entière destruction, décréta ce dernier, le 16 février, en rappelant Carrier ; les généraux qui ne mettraient pas dans cette expédition toute l’activité possible seront dénoncés comme ennemis de la patrie. » Carnot, Couthon, Barère, C.-A. Prieur, R. Lindet, Robespierre, Billaud-Varenne, Collot-d’Herbois, Jean-Bon-Saint-André, les signataires, ajoutaient : « Les subsistances seront saisies partout et envoyées aux armées et dans les places fortes ; il en sera de même des bestiaux et des chevaux. »

On ne livrerait plus bataille aux Vendéens invincibles : on se contenterait de les affamer et de les assassiner en détail. Les massacreurs continuèrent, en effet, à accumuler les cadavres à la lueur des incendies. « Indépendamment que tout brûle encore, écrivait de Tiffauges, le 6 février, Cordelier à Turreau, j’ai fait passer six cents particuliers des deux sexes par derrière la haie. » À Clisson, il les précipita tout vifs dans une citerne, et les bourreaux achevèrent de bourrer cette citerne avec des fagots en chantant la Marseillaise et le Ça ira.

À Gesté, deux cents femmes furent massacrées devant le portail du château du Plessis ; à Monfaucon, cent cinquante. « Pour ma part, écrivait triomphalement, de Doué, Duquesnoy à Turreau (le 16 février), j’estime que j’ai détruit trois mille hommes, savoir : deux mille pris sans armes et mille tués dans l’affaire du Pont-James... Le brûlement que nous avons fait a laissé le pays sans vivres et sans fourrages, et je certifie que la cavalerie ne peut y trouver d’autre nourriture que l’herbe verte qu’elle pourra paître. »

On dressa des chiens pour mieux dépister, à travers les genêts, le gibier humain. À Mortagne, le général Huché, qui était tombé deux fois de cheval en venant de Cholet et « semblait plein de sang plutôt que de vin », lâchait des propos comme ceux-ci à la vue de l’aïeule de M. Boutillier de Saint-André :

« Vous êtes bien tranquille ici, vous ne savez donc pas que je puis vous faire tous brûler dans vos masures ?

– Ah ! général, réplique la vieille dame : vous n’en auriez pas le courage ; quel mal avons-nous fait ?

– Quel mal vous m’avez fait ?... Mais vous avez l’air d’une religieuse, avec vos vêtements noirs et vos mains jointes !

– Quelle religieuse, moi qui ai eu douze enfants ! »

Et, comme elle craint d’avoir attiré par ces mots sur ses enfants l’attention du monstre, elle se hâte d’ajouter :

« Vous êtes blessé, général ? Il faudrait vous tirer du sang.

– Qu’entendez-vous par me tirer du sang ? Apprenez que c’est moi qui en tire aux autres ! Je sms boucher,... boucher de chair humaine. »

« Tous ces mots sont exacts, relate M. de Boutillier ; j’étais présent à l’entrevue ; je les ai entendus et tous bien retenus. J’en affirme la sincérité entière. »

Peu après, on amena à Huché deux pauvres paysans, le père et le fils. Il ordonna de les tuer, mais à coups de sabre, pour prolonger leur supplice. Sur les marches de l’église, les deux Vendéens se débattaient contre d’atroces douleurs ; il défendit de les achever à coups de pistolet :

« Enfoncez vos sabres jusqu’à la garde ! criait-il ; taillez et retaillez ! »

Et il faisait avec les bras les gestes et mouvements significatifs, d’une manière qui annonçait qu’il était familiarisé avec de pareilles manœuvres.

À la Verrie et à la Gaubretière, il égorgea plus de huit cents personnes. Il arracha la langue, coupa les oreilles et creva les yeux à M. Morinière, à sa femme et à leurs quatre domestiques, qui avaient refusé de crier : « Vive la République ! » Il suspendit par le menton, à des crochets de fer, M. de La Boucherie, sa femme, Mlle de La Blouère et sa sœur, et il les fit brûler en cet état ; il empala deux hommes dans un jardin, il en précipita d’autres dans les flammes ; devant la porte de l’église de la Gaubretière, il éleva une barricade de cadavres. Le 28 février, il annonçait lui-même à Turreau qu’il avait ainsi « égayé de la bonne manière » plus de cinq cents brigands, hommes et femmes : « J’ai fait fureter les genêts, les fossés, les haies et les bois, et c’est là qu’on les trouvait blottis. Tout a été passé par le fer, car j’avais défendu que, les trouvant ainsi, on consommât des munitions. » – « Courage, mon camarade ! lui répondait Turreau le 1er mars, et bientôt les environs de Cholet seront nettoyés de rebelles. Si chaque officier supérieur les tuait comme toi par centaines, on en aurait bientôt trouvé la fin. »

Sur le sol noirci de la Vendée, blanchissaient, déjà les ossements qu’avaient décharnés les chiens, les loups et les corbeaux. Souvent les carnassiers avaient pu faire place nette : aux Lucs, sur quatre cent quatre-vingt-cinq personnes massacrées le 28 février 1794, il y avait soixante-douze petits enfants âgés de moins de cinq ans. Le curé Barbedette en dressa, le 30 mars suivant, la liste authentique.

 

 

Turreau ne fut destitué que le 13 mai 1794, après quatre mois. Dans le seul bourg du Loroux, le nombre de ses vidimes dépassait sept cents. À la tribune de la Convention étaient parvenues les plaintes de patriotes effarouchés par ses crimes ; mais ces plaintes elles-mêmes étaient d’une férocité dont il suffit de citer l’exemple suivant : « Chaque jour, écrivait, le 22 mai, à la Convention, le président de la commission militaire de Fontenay, chaque jour il nous parvient des détails plus affreux les uns que les autres sur les crimes dont se souillent quelques généraux indignes de servir la République. On fait la guerre aux hommes et aux femmes, c’est très bien ; mais entre-t-il dans les intentions du Comité de salut public de la faire aux enfants ? Ils nous sont hostiles comme tout l’est ici ; mais ces enfants, aussi hypocrites et aussi rusés que leurs pères, nous poursuivent par d’autres moyens. Il faudrait les épargner pour les accoutumer au bonheur de la liberté, et on les force à devenir les dénonciateurs de leurs parents ; ils refusent, et on les tue. » Si on les tue, laissaient entendre ces lignes, ne le méritent-ils pas, après tout, par leur hypocrisie ?

Turreau lui-même, le 27 mars, avait annoncé qu’il essayerait « les voies de la douceur » : cette douceur consista dans de nouvelles horreurs qu’on ose à peine raconter. Vis-à-vis du château de Clisson, le 5 avril, les soldats du général Crouzat brûlèrent cent cinquante femmes pour en extraire des barils de graisse :

« Nous faisions des trous en terre, expliquait l’un d’eux, pour placer des chaudières afin de recevoir ce qui tombait ; nous avions mis des barres de fer dessus et placé les femmes dessus,... puis au-dessus encore était le feu. »

« Si je n’avais pas mis en note, observe M. de La Bouëre, tout ce que cet homme m’a dit, aussitôt après l’avoir quitté, je n’aurais osé le faire plus tard ; je croirais avoir rêvé de telles horreurs. »

À Étiau, les soldats de Grignon firent dans l’église un véritable hachis de vieillards, de femmes et d’enfants. Sur le chemin de Jallais à la Jumellière, Monnier, officier de Stofflet, trouva un monceau de victimes entassées pêle-mêle, à la hauteur d’un homme, et sur une longueur de quinze pas. Tout à côté gisait, ensanglanté, le corps inanimé d’une mère couvert des cadavres de ses cinq enfants ; le plus jeune était encore à la mamelle. « Jamais, ajoute Monnier, je n’aurais pu croire une pareille barbarie, et cependant... je l’ai vue de mes yeux. »

Aux environs de Luçon, Huché avait fait incendier quarante communes, et le 7 avril il avait écrit : « Tuer les brigands et leurs partisans, leur retirer subsistances et asiles, voilà mes ordres. » Le lendemain, 8 avril, le comité de surveillance de Luçon avait eu le courage d’arrêter l’énergumène ; mais le conventionnel Hentz prit sa défense et déclara (le 14 avril) : « C’est un bon et franc sans-culotte ; c’est l’homme qui convient à la Vendée... Un général est souverain. »

Contre de pareils souverains, les paysans vendéens eurent de terribles sursauts : telle la vengeance d’André Ripoche.

Un détachement du général Cordelier pillait et massacrait autour de Bas-Briacé. Les prisonniers avaient été enfermés dans le commun du village, près d’une vieille croix. Découvert par les chiens républicains sous un amas de fagots, Ripoche, soldat de Charette, est amené devant le commissaire :

« Ripoche, lui dit-il, tu vas être fusillé dans quelques instants, ainsi que tous tes compagnons que voilà autour de toi. Veux-tu avoir la vie sauve ?

– Qu’est-ce qu’il y a à faire ?

– Renverse cette croix élevée ici par le fanatisme.

– Ôtez-moi ces liens et donnez-moi une hache. »

Délivré et muni d’une hache, Ripoche s’élance au pied de la croix, s’y adosse et s’écrie, face aux Bleus :

« Malheur à qui osera toucher à cette croix ! »

Les Bleus l’entourent, mais il les écarte d’un formidable moulinet. Pourtant les longues baïonnettes ne tardent pas à le transpercer ; il perd son sang, et la hache tourne moins vite autour de sa tête. Bientôt il est saisi et étendu, désarmé, au pied du calvaire.

« Abats la croix, ou tu es mort ! crie-t-on encore.

– Jamais ! jamais ! » hurle-t-il.

Et on lui crève les yeux, on lui arrache les ongles, on le traîne à la queue d’un cheval durant près d’une demi-lieue ; on achève enfin d’un coup de fusil dans l’oreille ce défenseur de la croix, dont l’héroïsme vaut bien sans doute celui du Grand Ferré du XIVe siècle.

 

 

Mais, pour combattre les cent mille hommes que la Convention entretenait alors en Vendée, car le tableau officiel de l’armée républicaine donnait cent trois mille huit cent douze hommes, dont cinquante mille au moins en activité (trente et un mille hommes de la première réquisition et vingt mille malades dans les hôpitaux ayant réduit de moitié les effectifs), pour tenir en échec cette immense armée, il fallait autre chose que des dévouements individuels.

Stofflet, le garde-chasse, sonna donc le ralliement des condamnés à mort. Des courriers parcouraient les paroisses et annonçaient que tout Vendéen de quinze à cinquante ans devait s’enrôler dans l’armée du roi. La discipline, en cette extrémité, devenant la condition du salut, les quelques milliers de volontaires ainsi réunis furent répartis en compagnies de chasseurs et en escadrons de dragons, ces derniers commandés par le comte de Rostaing ; ils furent astreints à des exercices militaires et reçurent un uniforme vert à parements blancs. De simples volontaires comme Simon et Barbot, un ancien domestique de Bonchamps, Cusseneau, devinrent d’excellents capitaines. Ces troupes réglées encadraient les cultivateurs qui, en temps ordinaire, trouvaient moyen de préparer la récolte, mais qui, en cas d’expédition importante, accouraient avec leurs fusils de tirailleurs. Beaucoup de transfuges républicains étaient venus se ranger sous le drapeau blanc, et ceux-ci n’avaient pas changé de mœurs en changeant de cocarde : la Vendée en détresse pouvait du moins compter sur leur bravoure, et ce n’était pas le moment d’en exiger davantage. C’est avec de pareilles forces, atteignant au plus cinq à six mille fusils, que Stofflet, de forêt en forêt, de coup de main en coup de main, fit jouer deux années encore le ressort de l’insurrection et remporta des victoires qui, combinées avec celles de Charette, finirent par amener la République à composition.

Le 1er février, avec deux mille hommes, il battait, en trois rencontres, les neuf mille soldats de Cordelier. Puis il cernait Beaupréau et rejetait aux confins du Bocage les colonnes incendiaires. À peu près maître du Haut-Anjou dès le 6 février, il reprenait Cholet, où le sang coula, dit Monnier, « comme la pluie par un temps de fort orage ». Ses conquêtes sont éphémères ; mais il ne recule devant le reflux des Bleus que pour le briser de nouveau. Sans base d’opérations, il trouve moyen de réunir quand même ses troupes après chaque déroute, et de les nourrir, de les habiller, de les armer, de les exercer dans un pays en ruines. À la fin de février, il s’empare de Cerisay, de Bressuire, d’Argenton-Château, et réapprovisionne ainsi ses cantonnements de la forêt de Vezins. Le 4 mars, cerné par les trois mille hommes de Lusignan, chef de brigade de Huché, il les écrase en se précipitant, le sabre à la main, au plus épais de la mêlée, et il remporte ensuite sur les troupes du général Grignon une nouvelle victoire. C’est au soir de cette journée de carnaval que l’intrépide Meunier, de Cholet, après avoir longuement sabré les fuyards à la tête de ses cavaliers, s’avança jusque sous les murs de Cholet et cria de toute la vigueur de ses poumons aux sentinelles républicaines :

« Connais-tu Meunier, de Cholet ? Entends-tu Meunier, de Cholet ? »

Défi superbe, qui suffit à glacer les Bleus d’épouvante.

Le 5 mars, Stofflet se retirait à Chanteloup, pour y faire recevoir les cendres à ses soldats.

Le 8, il rentrait à Cholet, et cette fois il achevait de brûler cette ville, qui servait sans cesse de repaire aux massacreurs.

Le 25 mars, sa place d’armes de la forêt de Vezins était détruite par le général Grignon ; cinq cents blessés, vieillards, femmes et enfants, y étaient égorgés ; plusieurs charretées de jeunes femmes et de jeunes filles étaient entraînées par les vainqueurs. Mais deux jours après, aux Ouleries, non loin des Aubiers, Stofflet faisait des massacreurs un horrible carnage : quatre cents étaient tués dans la seule paroisse de Somloire. L’un d’eux protestait qu’il n’était pas un assassin de la forêt ; fouillé, on trouva sur lui trente-six anneaux de femmes, et il reçut à genoux son châtiment.

Aux Ouleries, Stofflet avait été rejoint par Bernard de Marigny. Ce chef de la Grande Armée avait échappé aux massacreurs d’outre-Loire en se dissimulant sous les haillons d’un gardeur d’oies ou de porcs. De retour à Bressuire au début de mars 1794, il avait aussitôt formé un rassemblement de plusieurs milliers de Hauts-Poitevins. Aidé par Sapinaud, qui lui aussi avait reformé une armée, celle du Centre, jadis commandée par les de Royrand, il s’empara de Mortagne. D’autres victoires se succédèrent à Chemillé, à Coron, à Clisson, de telle sorte qu’au milieu d’avril les colonnes républicaines, décimées, devaient se réfugier sous le canon de Thouars. « Les Vendéens, écrivait Turreau à la Convention le 27 mars 1794, se battent sur les ruines de leurs chaumières comme d’autres se battraient pour préserver les leurs si elles étaient debout. Il y a quelque chose de surnaturel dans cette opiniâtreté, dont jamais aucun peuple n’avait donné l’exemple. Plus de cent cinquante représentants ou généraux sont venus s’user dans l’espace d’une année au milieu de ce pays maudit ; et, après tout ce que nous avons fait, la République n’est pas plus avancée que le premier jour. » De l’aveu même de leur organisateur, les colonnes infernales semblaient donc n’avoir torturé les corps que pour rendre plus inexpugnable encore cette forteresse surnaturelle qui s’appelle l’âme vendéenne.

 

 

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XXXV

 

LA RIVALITÉ DE CHARETTE ET DE STOFFLET

NOUVELLES VICTOIRES VENDÉENNES

 

(Avril-décembre 1794)

 

Les victoires de Charette. – Mort de Haxo (20 mars). – Les conférences de la Boulaye (21 avril 1794) : pacte fédératif des chefs vendéens. – L’exécution de Marigny. – Charette regagne ses quartiers généraux et réorganise ses divisions. – L’échec de Châtillon. – L’exécution de Joly. – Thermidor. – Proclamation du général Vimeux (26 juin). – Carnot ordonne que « la justice révolutionnaire reprenne son cours » (23 juillet). – Les quatorze camps retranchés. – Charette détruit les camps de la Roullière (5 septembre), de Frérigné (14 septembre) et de Moutiers-les-Maux – Faits (24 septembre). – À Belleville. – Mme de Bulkeley. – Rupture entre Charette et Stofflet (décembre 1794).

 

À l’ouest de la Vendée, Charette avait rivalisé de ténacité avec Stofflet, Marigny et Sapinaud.

Carrier avait tenté de supprimer par des moyens spéciaux un adversaire aussi insaisissable : « Outre les grandes mesures, avait-il écrit le 28 janvier, jour de la mort de La Rochejaquelein, au Comité de salut public, j’en ai pris une secrète pour m’assurer de la personne de Charette. J’en ai confié le soin à un citoyen de Nantes capable de tout oser. Dans peu de jours, j’en saurai le résultat et vous en ferai part. Qu’il me tarde d’apprendre la mort de ce grand brigand et du dernier de tous les autres ! »

Six jours après, le 3 février, le « grand brigand » battait deux fois, aux environs de Chauché, avec trois mille volontaires, les quatre mille cinq cents soldats de Grignon, et il en exterminait huit cents. Le 6, il écrasait à Legé les troupes de Cordelier. Haxo se lançait alors à sa poursuite, avec trois colonnes fortes de dix-huit à vingt mille hommes : « Dans six semaines, écrivait-il à la Convention, je vous enverrai la tête de Charette, ou j’y perdrai la mienne. » Mais, le 5 mars, dans les landes de Béjarry, apprenant que deux mille Bleus s’avançaient contre lui en portant des enfants suspendus à leurs baïonnettes, Charette se précipita sur eux avec ses mille deux cents hommes, les mit en déroute à la Vivantière, et les sabra jusqu’aux portes de Legé. Le 10 mars, Haxo prenait sa revanche à la Roche-sur-Yon. Dix jours après, aux Clouzeaux (à une lieue d demie au sud-ouest de la même ville), le général républicain tombait mortellement frappé, et Charette, aidé par Joly, dispersait le 7e chasseurs et le 19e dragons, qui avaient cru le tenir enfin.

Cependant, pour assurer la domination du drapeau blanc, il fallait que tous ses champions arrivassent à concentrer leurs efforts.

Tel fut l’objet des conférences qui réunirent, le 21 avril 1794, au château de la Boulaye, Charette, Stofflet, Marigny, Sapinaud, leurs principaux lieutenants et plus de dix mille volontaires. Charette demanda la nomination d’un généralissime et réclama ce titre, puisqu’il avait sous ses ordres la partie la plus considérable du territoire et que jamais son armée n’avait été dissoute. Stofflet aurait peut-être sacrifié à la cause une ambition personnelle, désormais fatale ; mais l’abbé Bernier, revenu auprès de lui, semble bien, ce jour-là, avoir ravivé des susceptibilités qui servaient ses propres desseins, et l’on se contenta d’un pacte fédératif consacrant l’égalité de pouvoir des quatre généraux en chef. En cas de partage des voix seulement, « Charette devait être obéi dans tout ce qu’il commanderait pour détruire les brûleurs. » Dans les ruines de la chapelle du château, les officiers vendéens jurèrent, le sabre haut, de n’avoir qu’une âme, qu’une volonté ; de ne rien faire dans aucune armée sans préalablement avertir les autres armées, qui donneraient leur opinion, et dans ce cas le résultat du vœu général serait celui que l’on suivrait ; celui qui se conduirait d’une manière contraire, quel que fût son grade, encourrait la peine de mort, punition à laquelle on se soumettrait. » (Poirier de Beauvais.)

Hélas ! ce pacte, d’ailleurs peu pratique et insuffisant, ne tarda pas à être rompu.

Le conseil avait décidé sur-le-champ d’aller détruire les colonnes incendiaires qui ravageaient le pays de Stofflet, de dégager ensuite les passages de la Loire et de délivrer le Poitou. Bernard de Marigny promit de rejoindre à Jallais, avec sa division, les trois autres armées. Or il arriva trop tard à Jallais pour prendre part au combat qui s’était livré le 24 avril, vers Chaudron-en-Mauges, contre le général Dusirat. Lorsqu’il parvint à Jallais, le 26 avril, avec les deux mille hommes qu’il avait réunis à Cerizay, il se plaignit de l’insuffisance des approvisionnements, et il ne put contenir sa fureur lorsque le conseil le pria de reprendre le commandement de l’artillerie et d’abandonner à Sapinaud la direction de l’armée du Centre. Il sortit en claquant les portes et s’éloigna au galop sur la route du May, suivi par son infanterie lancée au pas de course.

« Tirez sur le déserteur ! » criait le chevalier de Rostaing aux chasseurs de l’armée d’Anjou.

Marigny fut condamné à mort par le conseil de guerre, et, six semaines après, Stofflet exécuta une sentence qui avait pour elle le droit rigoureux de la guerre, mais contre elle la sagesse politique et l’intérêt de la Vendée. Marigny était homme à racheter son accès d’indiscipline, et ses rivaux se seraient honorés en épargnant ce héros de tant de combats. Ses soldats ne s’y trompèrent point et déposèrent les armes par milliers ; c’était, en pareil moment, une perte irréparable.

 

 

Au reste, les armées d’Anjou ou du Pays-Haut, du Centre et du Bas-Poitou ou pays de Retz, restèrent peu fidèles à l’esprit de la confédération de Jallais.

Charette regagna ses quartiers généraux. Il faisait figure de dictateur avec son chapeau à plumes blanches, sa cravate de fine dentelle, ses vêtements violets brodés de soie verte et rehaussés d’argent. Dans son état-major, à côté du guidon semé de lis d’or, galopait Mme du Fief, dont l’enfant avait été coupé en morceaux par les assassins des colonnes infernales. Serrée dans son amazone de souple nankin, elle chargeait l’ennemi avec tant de bravoure, que plus tard Louis XVIII voulut honorer le ruban de Saint-Louis en lui permettant de le porter. Puis venaient, entourant leurs drapeaux en loques, les cavaliers aux chevaux maigres, les paysans en sabots dont les rudes privations avaient encore augmenté l’endurance ; puis les blessés, les malades, les femmes en haillons, les enfants chargés de sacs à provisions et de gibernes à poudre. Beaucoup de Paydrettes et de Maraîchines portaient la faux, la pique ou le fusil, se rangeant ainsi au nombre des combattants que la Convention ordonnait d’anéantir.

Charette réorganisa ses divisions : pays de Retz, avec Guérin aîné ; Machecoul, avec Ériaux ; Legé, avec Lecouvreur ; Palluau, avec Savin ; Vieillevigne, avec du Lac ; Chantonnay, avec Caillaud ; Montaigu, avec Rézeau ; le Marais, avec Pageot ; le Tablier, avec Saint-Pol ; Saint-Vincent, avec de Launay.

Le 18 mai, l’ancien boulanger Vimeux remplaça Turreau à la tête de l’armée de l’Ouest, forte encore de vingt-six mille soldats, avec les généraux de division Duquesnoy, Bonnaire, Coffin, Bournet et Dembarrère. Dans le Bas-Poitou, ils occupaient les quatre camps retranchés de Concourson, de Chiché, de Fontenay et des Sables.

Charette s’attacha à couper leurs communications. Le 31 mai, au son éclatant d’une fanfare de cors de chasse, il dispersa les douze cents républicains de l’adjudant-général Brierre et captura vingt-quatre voitures chargées de blé. Le 2 juin, il rejoignit, à la Bésilière, les corps de Stofflet et de Sapinaud, et six mille Vendéens se trouvèrent de nouveau réunis. Le chevalier de Tinténiac apportait une lettre du comte d’Artois, qui réclamait le titre de compagnon d’armes des défenseurs de Dieu et du roi. On crut que, sous de pareils auspices, allait se consolider une infrangible concorde ; mais le malheur voulut que, par suite d’opérations mal concertées, les trois généraux vendéens échouassent, le 6 juin, devant Châtillon. Ils se rejetèrent les uns sur les autres les fautes communes et se séparèrent. Bien plus, ils citèrent encore devant leur conseil de guerre leur vieux camarade Joly, accusé d’avoir quitté l’armée avant le combat de Châtillon. Malade et aigri depuis la mort de ses deux fils, le brave refusa de comparaître, fut réduit, pour échapper aux poursuites de ses propres compagnons d’armes, d’errer de forêt en forêt, et il tomba finalement, à Saint-Laurent-sur-Sèvre, sous les coups de paysans qui le prirent pour un espion. La plupart de ses anciens soldats imitèrent la réserve de ceux de Marigny, et les forces de l’insurrection, définitivement privées d’unité, diminuèrent d’autant.

 

 

Sur ces entrefaites périt Robespierre (8 juin 1794) et furent adressées au peuple vendéen de pacifiques proclamations l’engageant à s’en remettre enfin à la clémence de la République. Le 26 juin, le général Vimeux fit afficher partout une déclaration menaçant de « faire traduire sur-le-champ devant le tribunal militaire quiconque se permettrait le pillage ou la violation des personnes ». Le 29, plusieurs chasseurs de l’adjudant-général Aubertin se présentaient sur les bords de la Boulogne, en face de Saint-Philbert, hélaient les Vendéens stationnés sur l’autre bord, demandaient à parler à leur chef, et l’un d’eux, passant la rivière à la nage, allait porter à de Couëtus des propositions de paix. Les premières négociations entre la République et la Vendée étaient entamées.

La proclamation de Vimeux fut envoyée à Charette, qui réunit ses soldats et leur annonça qu’on leur offrait la paix à condition de livrer leurs chefs et leurs armes :

« Non, non, s’écrièrent-ils, nous périrons tous plutôt que de vous trahir et de rendre nos armes ! »

Le 1er juillet, de Couëtus dépêchait à Aubertin la réponse négative de Charette en y joignant ces mots : « Croyez-vous parler à des hommes intimidés ou à des hommes lassés de lutter contre vos efforts destructeurs ? Vous nous engagez à rentrer dans nos foyers,... où les prendrons-nous ? Vous avez incendié nos maisons et égorgé nos femmes et nos enfants ; vous voudriez maintenant avoir nos récoltes et nos armes : ce serait le moyen de parvenir au but que vous n’avez pu atteindre jusqu’ici. Hommes égarés, revenez plutôt de vos erreurs, cessez d’être les esclaves de ces êtres pervers qui vous incitent à vous faire couper la gorge pour de prétendues liberté et égalité qui ne sont et ne peuvent être que des fantômes. Nous ne pouvons vous reconnaître tant que vous parlerez d’une République. Nous sommes Français, royalistes, et nous le serons toujours. Vivre et mourir pour notre religion et notre roi, voilà notre devise, prenez-la pour constante. »

De Couëtus voyait juste : les faits qui suivirent prouvèrent que les offres d’armistice n’étaient qu’une ruse de guerre destinée à dépouiller la Vendée de ses récoltes. Le Comité de salut public lui-même montra, le 23 juillet, par l’entremise de Carnot, ce qu’il pensait de la réaction thermidorienne : « Où donc, écrivait Carnot aux représentants en mission Bô et Ingrand, où donc a-t-on pris que le gouvernement voulait faire grâce aux auteurs, fauteurs et instigateurs des outrages faits à la souveraineté du peuple en Vendée ? Hâtez-vous au contraire, citoyens collègues, de livrer au glaive vengeur tous les promoteurs et chefs de cette guerre cruelle, et que les scélérats qui ont déchiré si longtemps les entrailles de leur patrie reçoivent enfin le prix de leurs forfaits. Vous voudrez donc bien, sans perdre un moment, ordonner que la justice révolutionnaire reprenne son cours. »

La justice révolutionnaire reprit, en effet, son cours.

Des quatorze camps retranchés qui bloquaient la Vendée, sortirent de nouvelles colonnes dont les pillages et les nouveaux massacres amenèrent de terribles représailles.

Pour déterminer la Convention à traiter les Vendéens, non comme des scélérats, mais comme des adversaires dont la constance méritait le privilège d’un loyal accord, il fallait l’y forcer par de nouvelles victoires.

Charette s’en chargea.

Le 5 septembre 1794, il arrive dans les landes de Saint-Philbert-de-Bouaine avec un millier d’hommes ; il leur fait distribuer de l’eau-de-vie, trinque avec eux, les emmène au camp républicain de la Roullière, y massacre cent vingt hommes du 25e bataillon de réserve et disperse les sept cents autres vers les bords de la Sèvre. Le bataillon de la Haute-Saône accourt sur la route de Montaigu pour venger les vaincus. Avec ses cavaliers aux hauts panaches de poil de bouc, Charette se précipite sur ce bataillon, le disloque et le poursuit jusqu’aux portes de Nantes. Dans les papiers saisis au camp de la Roullière, il lit cette instruction adressée par les représentants Hentz et Garreau aux généraux de l’armée de l’Ouest : « Lorsque, par une attitude pacifique dans vos camps retranchés, vous aurez calmé la fureur des brigands, vous pourrez tomber sur les greniers remplis de grains, les mettre à contribution et affamer le pays ; c’est aujourd’hui le seul moyen qui reste à la patrie pour sauver la Vendée. »

Sans désemparer, Charette se porte vers le camp de Frérigné, qui, entre Touvois et Falleron, reliait Machecoul et Challans. Le général Prat l’occupait avec deux mille hommes et se tenait sur ses gardes. À l’aurore du 14 septembre, Charette, qui a réuni cette fois un peu plus de deux mille hommes, s’élance sur les retranchements. Les tireurs républicains, bien abrités, l’arrêtent par un feu meurtrier ; M. de Grasles-Saint-Sauveur est tué ; de Launay est emporté, la poitrine trouée ; à deux reprises, les porte-étendards, déjà arrivés sur la palissade, tombent mortellement frappés ; la déroute est proche. Alors Charette éperonne son cheval et, traversant le terrain découvert sans aucune escorte, arrive jusqu’aux drapeaux privés de défenseurs. Ses chasseurs enthousiasmés le rejoignent. À pied, l’épée à la main, M. de La Jaille, chevalier de Saint-Louis et ancien major au régiment de Metz-Artillerie, crie à la cohue des paysans :

« Mes amis, nous perdons ici du temps, suivez-moi ! »

Et ils escaladent la palissade, arrachent les pieux, livrent ainsi passage à tous les assaillants. Le général Prat, puis l’adjudant-général Mermet qui le remplace, sont tués à la tête de leurs soldats, dont huit cents s’enfuirent bientôt vers Machecoul et Saint-Christophe-du-Ligneron. Les mille deux cents autres n’existaient plus.

Les armes et les munitions furent transportées au quartier général de Belleville.

Les royalistes avaient eu eux-mêmes quatre cents morts et huit cents blessés. Malgré ces pertes cruelles, Charette, dix jours après (le 24 septembre), veut aller détruire un troisième camp, celui de Moutiers-les-Maux-Faits, où se trouve le convoi de vingt chariots chargés de tonneaux de vin que s’est laissé enlever son lieutenant Saint-Pol, chef de la division du Tablier. Avec cette division et celle de Guérin, il parcourt en effet neuf lieues en une nuit et une matinée, ordonne à ses chasseurs de faire feu sur ceux qui reculeraient et remporte une telle victoire, qu’une soixantaine à peine de fuyards peuvent regagner Luçon.

Les Bleus devaient maintenant rester sur la défensive. Installé au pavillon de Belleville, gardé par ses chasseurs, entouré de l’élite de ses officiers et de son armée, Charette régnait sur une cour où femmes de gentilshommes et simples paysannes, égales en héroïsme, se traitaient en sœurs et dansaient toujours au son des fifres et des tambours. Au lendemain de l’une de ces fêtes guerrières, Mme de Bulkeley partit à la tête d’une troupe de cavaliers à cocarde blanche et alla tenter un double assaut contre le château fort du Givre, malgré les vingt-quatre dragons et les deux cents fantassins qui, des abatis, des retranchements et des meurtrières, la couvraient d’une grêle de balles.

 

 

Si Stofflet eût alors concerté ses mouvements avec Charette, la Convention se serait vu interdire de nouveau l’accès du pays reconquis ; mais la division de ses ennemis continuait à la favoriser.

De plus en plus circonvenu par l’intrigant Bernier, Stofflet agissait en souverain. Il s’annexait le territoire de Marigny sans en prévenir Charette, qui lui rappela en vain les stipulations d e la confédération de Jallais. Le 7 octobre, il créa, au nom du roi, pour six millions de papier-monnaie. Sapinaud et Charette le sommèrent de se rendre à Beaurepaire, quartier général de l’armée du Centre, pour rendre compte de sa conduite aux états-majors. Il n’y parut pas et apprit bientôt que son émission de papier-monnaie était annulée comme contraire au bien public « par le soudoiement de soldats qui ne combattent que pour Dieu et le roi ». Bien plus, on l’accusait « d’infraction à sa parole d’honneur » ; l’alliance avec lui était rompue, et les membres du Conseil promettaient « force et protection contre tout ambitieux qui chercherait à s’élever de sa propre autorité ». À part lui, Charette, rêvant toujours le titre de généralissime, désirait remplacer Stofflet par son oncle de Fleuriot, et de Launay alla jusqu’à lui proposer d’aller brûler la cervelle de son rival.

« J’accablerai du plus puissant mépris les délateurs et les envieux, répondit Stofflet le 7 décembre ; je procurerai le bien public par tous les moyens qui seront en mon pouvoir et volerai à votre secours quand vous l’exigerez. »

Ces derniers mots n’empêchaient point une inapaisable discorde de séparer les chefs vendéens au moment où les propositions de la République, enfin venue à résipiscence, eussent exigé de leur part la plus étroite union.

 

 

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XXXVI

 

LA PACIFICATION DE LA JAUNAYE

CHARETTE À NANTES

 

(Décembre 1794-février 1795)

 

Découragement des conventionnels. – L’amnistie pacificatrice. – Les négociations de Belleville (23 décembre). – L’hôtel Villestreux. – « Comme Charette voudra, on voudra ! » – L’entrevue du Lion-d’Or (12-17 février). – Canclaux et Charette. – Les revendications vendéennes. – Paroles de paix des délégués chouans. – Il faut reconnaître la République. – Indignation de Stofflet. – L’entrevue du Pont-du-Lys : « La religion, le roi ou la mort ! » – Au château de la Jaunaye ; les dissidents. – Clauses secrètes. – Un baiser de Canclaux. – Le terrorisme est condamné, la liberté religieuse proclamée. – Les considérations de Charette. – La paix est faite ! – Stofflet irréductible ; scission parmi ses officiers. – L’abbé Jagault approuve le traité. – Charette à Nantes (26 février). – « Il n’est plus de Vendée !... »

 

La rivalité de Charette et de Stofflet devait être fatale aux Vendéens. Jusqu’ici ils avaient pris pourtant d’étonnantes revanches ; les troupes républicaines n’avaient été battues qu’en détail, mais elles avaient bien été battues, et le gouvernement révolutionnaire désespérait de la victoire.

Le 1er décembre 1794, au moment même où s’exaspérait la discorde entre leurs adversaires, les représentants en mission écrivaient à la Convention : « Qu’ont produit les voies de rigueur ? Elles ont anéanti une population de quatre cent mille individus, détruit des manufactures précieuses, ruiné les patriotes ; elles ont produit le massacre des vieillards, des femmes et des enfants : elles n’ont point fini la guerre de Vendée. Il faut donc écouter la voix de l’humanité, user d’indulgence et conquérir ces départements par la persuasion plutôt que par les armes. »

Avant même de recevoir cet aveu d’impuissance, qui était un véritable acte de contrition, la Convention prononçait, le 2 décembre, l’amnistie pour tous les rebelles qui déposeraient les armes dans le délai d’un mois. Six représentants du peuple : Chaillon, Lofficial, Menuau, Delaunay, Morrisson et Gaudin, étaient envoyés dans l’Ouest pour aider le général Canclaux et les conventionnels, Auger, Bézard, Dornier, Guyardin et Ruelle à exécuter des mesures pacificatrices dont la proclamation, rédigée par Carnot, indiquait l’esprit : « ... La terre, disait-elle, couverte de ruines et de cyprès, refuse à ceux qui survivent les subsistances dont elle était prodigue. Telles sont, ô Français ! les plaies douloureuses qu’ont faites à la patrie l’orgueil et l’imposture. La République, terrible envers les ennemis du dedans, comme elle l’est envers ceux du dehors, se plaît à rallier ses enfants égarés. Profitez de sa clémence, hâtez-vous de rentrer au sein de la patrie. » Les Vendéens ne pouvaient certes admettre que l’orgueil et l’imposture avaient armé leurs bras, ni que la République avait été en droit de se montrer aussi terrible envers eux ; mais, tout de même, au lieu de s’entre-tuer, on pouvait causer.

 

 

Le 25 décembre 1794, Charette était sur le point de quitter Belleville avec trois mille hommes pour une nouvelle expédition, lorsqu’il vit arriver une mauvaise voiture escortée par son major-général Hyacinthe de La Robrie et quelques cavaliers. De la voiture sortirent Bureau de La Batardière, ancien magistrat de la Chambre des comptes de Bretagne, et deux dames : Marie-Anne de Charette, sœur du chevalier, et Mme Gasnier-Chambon, élégante et riche créole de la Guadeloupe. Naguère sorties des prisons de Nantes, toutes deux étaient entrées en relations avec le représentant Ruelle et lui avaient promis de lui servir d’intermédiaires auprès de Charette.

Le général fut tout de suite séduit par Mme Gasnier-Chambon, et lorsqu’elle repartit pour Nantes, avec Bureau de La Batardière, il remit à ce dernier une lettre acceptant l’armistice. Aux avant-postes on commença à fraterniser, et quelques Vendéens allèrent même jusqu’à Nantes, « chapelet à la boutonnière, Sacré-Cœur à la veste, ruban blanc au chapeau ». Le 28 décembre, à l’hôtel Villestreux qu’avait habité Carrier, les onze représentants en mission reçurent le comte de Bruc et Béjarry l’aîné, envoyés de Charette, qui demandèrent si les prêtres insermentés et les émigrés actuellement en Vendée étaient compris dans l’amnistie. Sur la réponse négative des conventionnels, ils expédièrent un courrier à Belleville. Le 30 décembre, nouvelle entrevue où les deux officiers vendéens exprimèrent le désir de Charette d’avoir un entretien aux avant-postes avec les commissaires de la Convention. Il fut décidé que Ruelle et ses collègues iraient près le Lion-d’Or, à proximité du château de la Jaunaye, pour y rencontrer le général.

À Belleville, Mme de Charette avait été rejointe par Sophie et Céleste de Couëtus. Lorsque Ruelle avait fait sortir du Bouffray les deux sœurs et leur avait offert la liberté à la condition d’engager leur père à se soumettre à la République, l’aînée avait simplement répondu :

« Qu’on nous reconduise en prison ! »

Mais Ruelle avait jugé plus politique de les laisser quand même en liberté.

Charette étudiait la situation. Au conseil de guerre où il réunit ses chefs de division et ceux de Sapinaud, il fut reconnu qu’on n’avait plus en magasin trente livres de poudre. Pourtant on s’en rapporta au général en chef, et les soldats répétaient :

« Comme Charette voudra, on voudra ! »

La contrée se remplissait de proclamations républicaines promettant aux paysans de l’argent, des bestiaux, des harnais, des instruments aratoires. Les insurgés de Machecoul et de Saint-Philibert-de-Grand-Lieu, profitant de la bienveillance des chefs de poste, allaient porter leur beurre et leurs légumes à Nantes, d’où ils rapportaient secrètement de la poudre, car on restait prêt à toute éventualité.

 

 

L’entrevue du Lion-d’Or commença le 12 février 1795. Dans la lande était rangée en bataille l’escorte républicaine de cent cavaliers et de trois cents fantassins, commandés par Canclaux en personne. Charette arriva de son côté avec deux à trois cents cavaliers, suivi des généraux Fleuriot, Sapinaud et de Couëtus, des chefs de division de Bruc, de Béjarry et de L’Épinay.

Ils s’assirent sous une tente, devant une table, en face des dix représentants. Le moment était solennel : entre ces commissaires que la Convention avait munis de pleins pouvoirs et d’une somme de vingt millions, et ce chef vendéen qui, sur sa veste couleur chair à parements rouges, à retroussis fleurdelisés, portait un crucifix brodé avec la légende : Vous qui vous plaignez, considérez mes souffrances ; entre ces hommes allaient s’échanger des idées dont le choc, depuis vingt-deux mois, avait accumulé sous les ruines du pays d’alentour cent cinquante mille cadavres !

Charette demanda d’abord si l’on était réuni pour l’amnistie ou pour un traité. On lui répondit qu’il s’agissait de la pacification. Il introduisit les quatre commissaires chargés de soutenir les intérêts de la Vendée : Baudry-d’Asson de Puyravaud, Auvynet fils aîné ; l’abbé Rémaud, aumônier des Bas-Poitevins depuis le début des hostilités ; l’abbé Jagault, qui dans la campagne d’outre-Loire avait prodigué son héroïque dévouement.

L’un des prêtres lut un préambule où les Vendéens affirmaient que c’étaient des vexations et des atrocités de tout genre qui les avaient forcés à prendre les armes pour leur honneur, leur vie et leur liberté. Suivaient des propositions en vingt-deux articles dont voici la substance : la liberté des opinions religieuses étant un droit imprescriptible, les Vendéens pourront pratiquer à leurs frais le culte catholique, et les prêtres insermentés ne seront plus inquiétés ; « ils s’engagent sur leur parole d’honneur à ne jamais porter les armes contre la République » ; ils seront exempts de la milice et des réquisitions, quittes à se lever et à mourir pour la France si une puissance ambitieuse et rivale tentait ouvertement d’usurper le trône ; ils rentreront en jouissance de leurs droits et propriétés et seront indemnisés de leurs pertes ; ils seront exempts d’impôts pendant dix ans ; toute la contrée insurgée ne formera qu’un seul département ; ses chefs commanderont la force armée répressive des désordres, et la République retirera ses troupes des postes intérieurs ; le traité de paix sera ratifié par la Convention nationale.

Ces revendications parurent absurdes à la plupart des conventionnels, puisque, comme le remarqua Lofficial, les Vendéens voulaient former un royaume de la Vendée et traiter de puissance à puissance avec la République. Ils ne refusaient pas formellement de reconnaître le gouvernement révolutionnaire, mais ils réclamaient une sorte d’autonomie susceptible de les garantir contre l’intolérable tyrannie dont ils avaient trop de raisons de se défier encore. Il y avait là, évidemment, tant que durerait la dictature conventionnelle, un problème insoluble ; et la discussion fut si véhémente, les beaux discours des représentants furent si dilatoires et d’ailleurs si discordants, qu’il fallut ajourner toute conclusion.

De nouvelles conférences eurent lieu le lendemain 13 février et les jours suivants. Aux Vendéens se joignit le baron de Cormatin, major-général des Chouans de Bretagne, homme de confiance de Puysaye. Ce personnage, dont M. Henri Welschinger a si bien dépeint l’impétuosité brouillonne, la vanité excessive, la légèreté fantasque, mais aussi la bonne foi et le dévouement à la cause royaliste, était assisté du chevalier de Solilhac et du capitaine chouan Richard. Au nom des insurgés de la Bretagne, de la Normandie, du Maine et de l’Anjou, ils venaient apporter à la Jaunaye des paroles de paix et souscrire à tout ce que ferait Charette pour établir l’union, la paix et la concorde entre les Français.

Les représentants consentirent à d’importantes concessions : ils accordaient une indemnité de dix-huit millions pour relever les ruines ; ils promettaient que les habitants ne seraient pas troublés dans l’exercice intérieur du culte ; qu’on leur restituerait leurs biens ; qu’ils formeraient un corps de deux mille gardes nationaux soldés par le Trésor public ; que les bons royaux seraient remboursés jusqu’à concurrence de deux millions. Mais le premier article était ainsi conçu : « Les rebelles de la Vendée rentrent dans le sein de la République française démocratique, une et indivisible. » Il fallait donc, avant tout, reconnaître la République et renier ainsi, objectait-on, les serments scellés par le sang de tout un peuple.

 

 

De graves dissentiments éclatèrent dans le camp vendéen.

Exclu des négociations et naturellement porté à brandir le drapeau blanc que son rival semblait abandonner, Stofflet avait adressé, le 28 janvier, aux républicains, du camp de Maulévrier, un manifeste indigné : « Français égarés, vous nous annoncez des paroles de paix. Ce vœu est celui de nos cœurs ; mais de quel droit nous offrez-vous le pardon qu’il n’appartient qu’à vous de demander ? Teints du sang de nos rois, souillés par le massacre d’un million de victimes, par l’incendie et la dévastation de nos propriétés, quels sont vos titres pour inspirer la confiance et la sécurité ? Si une faction a remplacé l’autre, le même sort ne lui est-il pas réservé ? Seraient-ce enfin vos promesses insidieuses ? Hélas ! si nous pouvions y croire, du sein de leurs tombeaux, nos parents, nos amis égorgés se lèveraient pour nous dire : Défiez-vous du venin caché sous ces dehors ! C’est en nous promettant le salut et la vie qu’on nous égorgea. Si néanmoins vos vœux étaient sincères, si vos cœurs tendaient à la paix, nous vous dirions : Rendez à l’héritier de nos rois son sceptre et sa couronne, à la religion son culte et ses ministres, au royaume entier son antique et respectable constitution dégagée des abus que le malheur des temps avait introduits. Sans ces conditions préalablement acceptées, nous méprisons une amnistie que le crime ne doit jamais offrir à la vertu ; nous braverons vos efforts et vos menaces. Aidés de nos fidèles et généreux soldats, nous combattrons jusqu’à la mort, et vous ne régnerez que sur la tombe du dernier d’entre nous. »

Cette fière déclaration fut affichée sur l’ordre de Bernier, commissaire général, dans toutes les paroisses de l’armée d’Anjou et du Haut-Poitou. Stofflet n’avait cependant pas refusé de se rendre au pont du Lys, près de Vihiers, pour parlementer avec les avocats Esnault et Jeanneau. Le 2 février, il traversa le Lys à cheval, accompagné d’un peloton de dragons. Sa redingote verte était barrée de l’écharpe blanche ; un grand plumet blanc tacheté de noir surmontait son chapeau à claque. Les deux envoyés républicains crièrent aux factionnaires du poste de la Croix-Saint-Martin :

« La paix, mes enfants ! vive la paix ! »

Stofflet se contenta de leur répéter :

« La religion, le roi ou la mort ! »

Et comme ils semblaient, pour vaincre sa ténacité, accéder à ses volontés :

« Avez-vous, leur demanda-t-il, les pouvoirs nécessaires pour traiter sur cette base ? »

Sur leur réponse embarrassée :

« Eh bien, messieurs, au revoir ! » s’écria-t-il.

Douze jours après il attaquait, avec quatre mille hommes, le camp de Chiché, à deux lieues de Bressuire, et mettait cinq cents ennemis hors de combat. Les républicains prenaient aussitôt leur revanche en attaquant le poste royaliste de Noirlieu et en égorgeant quatre cents vieillards, femmes et enfants.

 

 

Au château de la Jaunaye, les officiers des deux camps fraternisaient, banquetaient aux frais de la nation, organisaient des bals avec les jeunes femmes de l’état-major de Charette. Mais, si l’on voulait la paix, on ne la voulait pas à tout prix. Poirier de Beauvais et la partie la plus accréditée du conseil de Charette, Launay, Ériau, Savin, La Moëlle, Forestier, du Pérat, Beaurepaire, s’étonnaient qu’en de pareilles circonstances on ne convoquât point Stofflet m ses compagnons ; ils se refusaient même à signer un traité qui les rendrait dupes de leurs ennemis. Les dissidents allèrent jusqu’à accuser Charette de trahison, et, se retirant à Clisson, ils lui envoyèrent une adresse de formelle protestation.

Pourtant le bruit se répandait que les conventionnels lui avaient fait de secrètes et capitales ouvertures. « Il est très certain, rapporte Mme de La Bouëre, que les représentants avaient promis le rétablissement de la monarchie à Charette, et de remettre entre ses mains le jeune roi Louis XVII et Madame Royale. Il n’y avait que ce motif qui avait pu amener les généraux vendéens à traiter avec la République. Mme Gasnier est un témoin irrécusable, personne n’a pu être mieux instruit ; elle m’en donna l’assurance, de manière à ne laisser aucun doute. » Charette a écrit lui-même, dans son manifeste du 23 juillet : « Je ne m’y serais pas prêté (à la paix), si Ruelle et Canclaux ne m’avaient assuré qu’ils voulaient rétablir le roi. » À cette époque, notons-le, les meilleurs esprits étaient portés à croire qu’il n’y avait qu’un pas du rétablissement de l’ordre au rétablissement de la monarchie. Reconnaître la République était donc une concession tout apparente, toute provisoire, et il serait toujours temps de la dénoncer, si l’accord officieux qui la justifiait restait lettre morte.

Tel fut l’état d’esprit où l’on se trouva lorsque Charette, avisé du retour des représentants chargés de terminer les négociations, réunit une dernière fois ses divisionnaires.

« Je ne puis vous dévoiler les motifs qui m’engagent à faire la paix, leur dit-il ; mais vous devez avoir assez de confiance en moi pour croire qu’ils sont purs, honorables et tels qu’ils doivent être. Ayant donné ma parole aux représentants du peuple, je ne puis partir sans signer le traité, et j’espère que vous le signerez avec moi. S’il le faut, l’acte sera consommé par ma seule signature. »

Promettant de signer eux aussi, Fleuriot, Sapinaud, de Couëtus, Guérin, Caillaud, de Bruc et une douzaine d’autres officiers des armées du Bas-Poitou, du Centre et d’Anjou, accompagnèrent Charette sous la tente. Ils y furent rejoints par les délégués des Chouans : de Cormatin, de Solilhac et Richard. Déjà, aux portes de Nantes, la population attendait la confirmation officielle de la pacification.

En approchant de Canclaux, de l’ex-marquis de Canclaux, qu’il avait connu lorsqu’il commandait un régiment de dragons du roi, Charette lui dit à haute voix :

« Le général Canclaux veut-il permettre à Charette de lui offrir le baiser fraternel ? »

Interdit et craintif, le futur pair de France recula, – car ce pudibond républicain mourut pair de France, après avoir été créé comte et sénateur de l’Empire ; – mais le régicide Rollet, lui aussi futur partisan de Bonaparte, le poussa amicalement vers le chevalier en lui disant :

« Oui, oui, il s’est réconcilié avec la République. »

Et le baiser s’échangea, sans la moindre effusion.

Après une courte discussion, on adopta, le 17 février 1795, cinq arrêtés commençant ainsi : « Les représentants du peuple, – les récents complices de Turreau et de Carrier, – considérant que les départements de l’Ouest sont dévastés depuis deux ans par une guerre désastreuse ; que les troubles qui les agitent prennent leur source dans la clôture des temples et l’interruption du paisible exercice de tout culte quelconque ; que les hommes, auteurs de ces maux, sont ceux qui ont voulu plonger la France dans l’anarchie et qui, en persécutant, ont cherché à établir un culte particulier dont ils voulurent être les pontifes ; que ces anarchistes ont été atteints par le glaive de la loi après avoir violé audacieusement la table des Droits de l’Homme ; considérant que la Convention nationale n’a jamais entendu interdire aucun culte, arrêtent (art. 2) : Les individus et ministres de tout culte quelconque ne pourront être troublés, inquiétés ni recherchés pour l’exercice libre, paisible et intérieur de leur culte. » Suivaient les articles mettant les insurgés, soumis aux lois de la République, « à l’abri de toutes recherches pour le passé », leur accordant des secours et indemnités, leur rendant leurs biens, les dispensant de servir hors de leur pays, et promettant de rembourser les bons signés par leurs chefs.

Charette et ses officiers signèrent ensuite une déclaration renfermant ces mots : « Des attentats inouïs contre notre liberté, l’intolérance la plus cruelle, le despotisme, les injustices, les vexations les plus odieuses que nous avons éprouvées nous ont mis les armes à la main. Enfin le régime de sang a disparu. Réunis sous une même tente avec les représentants du peuple, nous avons senti plus fortement encore, s’il est possible, que nous étions Français, que le bien général de notre patrie devait seul nous animer. Et c’est dans ces conditions que nous déclarons solennellement à la Convention nationale et à la France entière nous soumettre à la République française, une et indivisible ; que nous reconnaissons ses lois et que nous prenons l’engagement formel de n’y porter aucune atteinte. »

Certes, ce passage du préambule des représentants : « La Convention nationale n’a jamais entendu interdire aucun culte », constituait un mensonge dont il est inutile de démontrer l’impudence ; mais en proclamant l’illégitimité et l’infamie du régime de la Terreur ; en avouant que les Vendéens n’avaient pris les armes que pour défendre la liberté, en leur remboursant même les frais de la guerre et en consacrant leur indépendance par de véritables privilèges, la Révolution inclinait elle-même devant le drapeau catholique le drapeau de l’anarchie.

Cependant les Vendéens étaient morts aussi pour le roi, et les signataires de la Jaunaye juraient de respecter la République. Cathelineau, Lescure, Bonchamps, d’Elbée, La Rochejaquelein, auraient-ils consenti à un pareil concordat ? Songeons au peuple dont le sang coulait à flots depuis deux années : il était toujours prêt à de nouvelles hécatombes ; mais Charette, qui d’un geste pouvait les déchaîner encore, préféra mettre un terme, au moins provisoire, à tant de luttes fratricides. S’il dut en coûter à son orgueil’. on peut affirmer du moins qu’il ne trahit cc jour-là ni son honneur de général ni son devoir de Français.

Ses historiens ont répété qu’il manqua de bonne foi en restant, malgré ses déclarations, résolu à servir le roi ; mais son ralliement n’avait pas besoin d’être une abdication de sa conscience ; et s’il est vrai, comme vingt témoignages portent à le croire, que les républicains eux-mêmes lui avaient promis le salut de Louis XVII, il pouvait attendre fièrement, la main sur la garde de son épée, le prix royal du sang de la Vendée.

 

 

Il se hâta, le 17 février, de rentrer à son quartier général de Belleville, où l’attendaient, anxieux, les officiers et les soldats qu’il avait ordonné d’assembler.

« Croyez-vous, messieurs, dit-il aux premiers, que je sois devenu républicain depuis hier ? J’ai fait ce que j’ai cru devoir faire sans me soucier des murmures. Vous savez combien nos moyens sont faibles et qu’il nous est impossible de résister aux forces qu’on dispose contre nous. Gardons-nous de compter sur les Anglais : je connais leurs desseins perfides sur le trône de France. Nous trouvons, au contraire, un moyen sûr de réussir. Nous avons dans l’intérieur de la République des amis en grand nombre ; leur influence et leur zèle feront plus que tous nos efforts. Au surplus, nous resterons armés, et s’il était vrai qu’on eût voulu nous tromper, nous nous trouverions toujours dans la même position. »

D’autant plus touchés de ces confidences qu’il leur en faisait plus rarement, les officiers de Charette répondirent qu’ils avaient toujours en lui la même confiance :

« Eh bien ! reprit-il, croyez que Je n’ai fait la paix que par des considérations importantes. J’ai des vues que vous approuveriez si vous les connaissiez. Vive le roi ! »

Il se rendit sur la place, où deux mille hommes l’attendaient :

« Camarades, cria-t-il, on vous trompe ! La paix est faite ; retournez chez vous, soyez tranquilles et sans inquiétude. »

Il fut acclamé et obéi.

Savin et La Moëlle vinrent lui demander pardon de leur révolte, et il les réintégra dans leurs commandements. Seul, de Launay, dont l’esprit d’intrigue égalait l’incontestable bravoure, lui resta hostile et se retira auprès de Stofflet. Il avait naguère demandé sa tête...

Plusieurs lieutenants de Stofflet voulaient, eux aussi, adhérer à la pacification :

« Dieu va rentrer dans ses temples purifiés, observait le chevalier de Rostaing, chef de la cavalerie. Notre conscience est tranquille, puisque les ennemis de Dieu sont forcés de reconnaître ses droits. »

Stofflet, qui n’était pas un politique, répugnait à traiter avec les exterminateurs de la Vendée, et il criait volontiers avec les plus intransigeants :

« Le roi ou la mort ! »

Pourtant il craignait de rester isolé et prit, le 20 février, le chemin de la Jaunaye. Froissé d’apprendre que Charette avait osé conclure sans lui, et ne pouvant obtenir des représentants aucun délai, il ordonna, le 21 février, à ses dragons de sauter à cheval, et il s’éloigna le chapeau à la main, au cri de : « Vive le roi ! »

La scission qu’il avait crainte se produisit : Trottouin, son major-général ; Gibert, secrétaire général de l’armée d’Anjou ; La Ville-Baugé, Renou, les trois frères Martin, signèrent la déclaration du 17 février. Trottouin fit plus : il communiqua aux conventionnels l’état des forces de Stofflet, ajoutant ainsi à sa soumission une véritable trahison : Trottouin, né à Saumur, n’était pas Vendéen.

Pressé d’aller lui-même à Nantes pour y sceller la réconciliation, Charette passa à la Jaunaye le 23 février. Il y rencontra l’abbé Jagault :

« Me blâmez-vous, lui demanda-t-il, comme M. Bernier, d’avoir signé une paix nécessaire ?

– Non, général, répondit le fidèle aumônier de la Grande Armée. Dans la situation où se trouve le pays, je vous approuve de tout mon cœur ; mais pourquoi vous séparer de M. Stofflet ?

– J’aime et j’estime Stofflet, observe Charette. C’est un bon soldat et un général intelligent ; mais il est mal entouré, et on lui conseille de résister à toutes les innovations. Avez-vous un moyen sûr de faire que tout le monde s’entende ? »

L’abbé Jagault courut à Maulévrier et reçut de Stofflet la promesse de traiter en commun avec Charette ; mais, lorsqu’il revint à la Jaunaye, ce dernier était déjà parti pour Nantes.

 

 

Avec un sourire voilé d’une infinie tristesse, Charette franchit, le 26 février 1795, ce pont de Pirmil qui, vingt mois auparavant, l’avait empêché de rallier Cathelineau et de transformer en triomphe un irréparable désastre.

Monté sur un superbe coursier, il s’avançait le premier, vêtu de bleu, ceint de l’écharpe blanche aux fleurs de lis d’or, coiffé d’un chapeau à la Henri IV que surmontait l’éclatant panache. Et la foule ennemie, hypnotisée, l’acclamait comme un chef victorieux.

Les généraux de la République lui faisaient cortège : Canclaux à sa droite, le chef d’état-major Beaupuy à sa gauche, ornés de la cocarde et de l’écharpe tricolores.

Sapinaud, Fleuriot, de Couëtus, de Bruc, La Ville-Baugé, Martin, Gibert, Guérin, Prudent de La Robrie, d’autres officiers des armées du Bas-Poitou et du Centre, se mêlaient aux adjudants-généraux. L’étendard immaculé des chasseurs royalistes précédait deux voitures, surmontées du bonnet de la liberté, où avaient pris place les commissaires pacificateurs. La musique de la garde nationale, le grondement du canon, les cris de : « Vive la République ! » de : « Vive l’Union ! » parfois de : « Vive le roi ! » aussitôt couverts de ceux de : « Vive la paix ! » et de : « Vive Charette ! » annonçaient le terme de la guerre civile.

On arriva sur la place du Bouffay. Par centaines, les têtes des martyrs semblaient guetter au passage l’étonnant cortège. Fixant de son regard étincelant le lieu où glissait naguère le triangle d’acier, le chevalier salua largement de son panache blanc. Par courtoisie et par respect, les généraux républicains imitèrent ce geste, et le peuple, découvert, silencieux, fit ainsi une première amende honorable pour tant de crimes.

À l’hôtel Villestreux, où logeaient les représentants, Mme Gasnier-Chambon offrit à Charette une plantureuse hospitalité. À plusieurs reprises, les acclamations enthousiastes de : « Vive la paix ! Vive Charette ! » l’appelèrent au balcon. Il alla au grand bal, donné au théâtre de la République par ordre des représentants, « de par et pour le peuple » ; et comme un essaim de jeunes femmes l’entouraient en s’écriant gaiement : « Vous êtes prisonnier, général », il bondit d’un coup de jarret par-dessus la chaîne et répondit :

« On ne prend pas si facilement Charette ! »

Les danses continuèrent à l’hôtel Villestreux.

Le lendemain, Ruelle entraîna Charette à la Société populaire ; et le Vendéen, dépouillé de son panache et de son écharpe de commandement, sans autre insigne que son Sacré-Cœur et son sabre à fourreau doré, monta à la tribune pour assurer le club de ses sentiments fraternels.

Le 28 février, de retour à la Jaunaye, il envoyait en hommage à la Convention deux drapeaux blancs qui avaient pavoisé le château pendant le séjour des généraux.

« Il n’est plus de Vendée, proclamaient le même jour les représentants du peuple. Ô vous qui, parce que vous êtes encore trompés, balancez à rentrer dans le sein de la République, voyez Charette, tous les chefs de son armée, bénir la Convention nationale ! Voyez les principaux chefs de Stofflet se féliciter de vivre avec nous ! Jetez vos regards de tous côtés, et voyez succéder les douceurs de la paix aux horreurs de la guerre ! Que les départements insurgés ne présentent plus qu’un peuple de frères ! »

 

 

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XXXVII

 

CHARETTE LIEUTENANT-GÉNÉRAL – LA VENDÉE ET L’ÉTRANGER

 

Fatales déceptions. – Charette réunit ses troupes (24 juin 1795). – De Béjarry et de Scépeaux à Paris ; les griefs de la Vendée. – Proclamation du 27 juin ; conséquence de la mort de Louis XVII. – Attitude du clergé ; synode de Poiré-sur-Vie (4 août 1795). – Pour le roi. – Louis XVIII nomme Charette lieutenant-général. – La Vendée et l’étranger ; accusation de Michelet. – L’illogisme révolutionnaire. – Comme tout Anglais, Pitt a voulu la Révolution et l’a secondée. – L’exemple de Toulon ; le piège anglais. – La faute des émigrés. – L’ignorance de l’Europe. – « M. de Gaston. » – Le chevalier de Tinténiac ; défiance de la Vendée. – Une injustice d’Albert Sorel. – France d’abord ! – La conduite des princes. – Les conditions des secours anglais : indemnité et sûreté future. – L’impuissance du comte d’Artois. – Les envoyés anglais à Fougères. – Le guet-apens de Granville.

 

Il y avait encore une Vendée ! Les horreurs de la guerre n’étaient que suspendues.

Charette n’avait tant concédé que pour beaucoup obtenir ; et comme les clauses secrètes du traité de la Jaunaye n’étaient, somme toute, qu’une duperie, comme ses clauses officielles devaient être violées, soit par les républicains, puisque le gouvernement révolutionnaire avait changé d’équipe, mais non de principes, soit par les royalistes, puisque les émigrés et les princes eux-mêmes annonçaient enfin de prompts secours, le « baiser Lamourette » du 26 février ne pouvait que rendre plus irritantes d’inévitables déceptions.

Fiers de leur œuvre de pacification, les représentants du peuple ne voulaient pas croire à sa caducité. Sans doute, le 20 avril, Gaudin écrivait-il de Nantes au Comité de salut public « qu’il était bien éloigné de partager la confiance de ses collègues », que Charette continuait à agir en véritable vice-roi et que toute la Vendée, sauf la région de Stofflet, se trouvait en pleine contre-révolution. Mais cette clairvoyance, ou cette franchise, étaient exceptionnelles. Le lendemain (21 avril), P.-M. Delaunay annonçait d’Angers que les insurgés fraternisaient désormais avec les républicains et participaient aux « danses civiques » autour des arbres de liberté. Le 23, le même Delaunay et son collègue Bézard accentuaient cette note d’optimisme : « L’entrée triomphante des colonnes républicaines dans la partie de la Vendée qu’occupait Stofflet assure de plus en plus le joug et la tranquillité ; nous sommes témoins tous les jours que, s’il reste quelques hommes cachés dans les bois, c’est par crainte d’être fusillés ; la confiance s’établit à mesure que nous visitons ces malheureux. Il est bien doux de contribuer à ramener les cœurs à la Convention et de faire chérir le gouvernement républicain dans un pays totalement ravagé par le royalisme, le fanatisme, l’incendie et le pillage. » Ils oubliaient d’accuser le fanatisme des colonnes infernales et feignaient de voir l’expression du sentiment populaire dans les quatrains accrochés par le citoyen Saint-Gilles, volontaire au bataillon de la Dordogne, aux arbres patriotiques « plantés dans la Vendée le 30 germinal an III » :

 

      Habitants malheureux, qui fûtes les victimes

      De quelques intrigants et d’un million de crimes,

      Je suis enfin pour vous le signal de la paix,

      Et vous allez rentrer dans le sein des Français...

 

Plus équitable et plus sincère, le représentant Morrisson exprimait, le 4 mai, à la Convention nationale sa surprise du décret de mise en liberté du massacreur Grignon : « Il a appris, dans sa tournée dans toute la Vendée, les atrocités et les horreurs les plus abominables commises par ce général. » Les meilleurs habitants s’en indignaient, et ils auraient trop de raisons de douter de la justice de la Convention, si Grignon, Huché et quelques autres restaient impunis.

Les pacifiés eurent bien d’autres raisons de reprendre les armes.

En juin 1795, les Vendéens inscrits sur la liste des émigrés n’en étaient pas rayés ; les biens des victimes des tribunaux révolutionnaires étaient toujours sous séquestre ; au lieu de deux millions d’indemnité, Ruelle n’avait versé que deux cent mille francs ; les gardes territoriaux n’étaient pas soldés, et les garnisons républicaines se renforçaient comme pour une huitième et mortelle étreinte. Il en résultait, de la part des Vendéens, d’audacieuses agressions, et l’on ne savait parfois si ces violences renaissantes étaient des effets ou des causes. Le clergé, aussi conciliant qu’avant l’explosion de 1793, ne parvenait plus à calmer les haines que soulevaient les vexations des patriotes revenus au pays. On disait que le Comité de salut public allait rappeler les commissaires pacificateurs et lever le masque. L’armée des Pyrénées, libre du côté de l’Espagne, serait dirigée sur la Vendée.

Le 19 juin, Charette convoqua un nouveau rassemblement et, le 24 juin, réunit à Belleville quatre mille hommes. De Béjarry et de Scépeaux partirent à Paris pour demander au Comité de salut public quelles étaient ses intentions. Leurs costumes de paysans vendéens, veste de drap gris, avec revers et parements noirs, ceinture à carreaux rouges, feutre à cocarde relevé de côté, firent fureur dans la capitale. On leur donna une tribune à la Convention et une loge à l’Opéra, on les invita de tous côtés ; mais ils refusèrent d’humilier la Vendée à la barre de l’Assemblée, et ils remirent à Cambacérès, délégué pour négocier avec eux, un mémoire exposant les griefs de la Vendée : « Nous en sollicitons, au nom du peuple, le prompt redressement, lisait-on. Nous nous sommes déchargés, en vous les exposant, du fardeau de la responsabilité. Il pèsera entièrement sur ceux qui, dédaignant de réaliser vos intentions et les nôtres, prendront à tâche d’accabler un pays malheureux. » Le 18 juillet, les représentants en mission dans l’Ouest répondirent à ce mémoire que c’étaient non les républicains, mais les royalistes qui n’avaient pas fait un seul acte tendant à la pacification.

Déjà Charette, apprenant la préparation du débarquement de Quiberon, avait recommencé les hostilités. « Le moment est venu, déclarait sa proclamation du 27 juin, de déchirer le voile qui couvre depuis trop longtemps les véritables causes secrètes du traité de pacification. Des délégués de la Convention nous sont envoyés. Ils nous entraînent dans plusieurs conférences secrètes : “Vos vœux seront remplis, nous disent-ils, nous pensons comme vous... Travaillons de concert, et dans six mois au plus nous serons tous au comble de nos vœux ; Louis XVII sera sur le trône ; la monarchie s’établira sur les ruines de l’anarchie populaire...” Quelle a été notre indignation lorsque nous avons vu notre confiance trompée par ces hommes versatiles, lorsque nous avons appris enfin que le fils infortuné de notre malheureux monarque, notre roi, avait été lâchement empoisonné ! Nous avons repris les armes et renouvelé le serment à jamais irréfragable de ne les déposer que lorsque l’héritier présomptif de la couronne de France sera sur le trône de ses pères, que lorsque la religion catholique sera reconnue et fidèlement protégée. » Le 23 juillet suivant, c’est au Comité de salut public lui-même que Charette adressait ce solennel serment.

Que faut-il en penser ? Était-il raisonnable de demander à la Vendée épuisée un effort qui évidemment ne pouvait plus aboutir qu’à d’inutiles sacrifices ?

Le clergé, il importe de préciser ce point, n’était plus, dans son ensemble, partisan de la guerre civile. La preuve en est dans les délibérations du synode catholique qui se réunit, le 4 août 1795, à Poiré-sur-Vie. L’assemblée resta si étrangère à la nouvelle prise d’armes, qu’elle refusa d’accepter les offres financières de Charette et envoya aux administrateurs républicains, par les deux vicaires généraux présents, la liste des pauvres privés de ressources. Elle s’occupa seulement de « régulariser les baptêmes et les mariages célébrés par les jureurs et les intrus », et de distribuer aux paroisses qui en manquaient les objets nécessaires au culte. Sans doute, à une époque où les îles de la Charente devenaient le tombeau de centaines de prêtres martyrs et où la Convention, rétablissant les lois de 1792 et de 1793, allait réincarcérer les insermentés et alimenter ainsi à l’avance la « guillotine sèche » du Directoire, sans doute la religion nationale souffrait-elle toujours persécution ; mais enfin le régime de la séparation avait établi une certaine tolérance, et le clergé vendéen n’écoutait plus que la voix de la charité et de la résignation. Charette, qui allait jusqu’à menacer de mort les soldats désertant ses drapeaux, approuva d’ailleurs cette attitude, et son représentant au synode, l’abbé Rémaud, personnellement partisan de la guerre, n’y exerça aucune pression.

La Grand’Guerre, telle que nous l’avons exposée : royaliste sans doute, mais avant tout religieuse, était donc bien terminée. Désormais on se battrait avant tout pour le roi, et parce que le roi en personne le demandait.

 

 

Louis XVIII était peu sympathique aux Vendéens par tout ce que l’on racontait de ses tendances constitutionnelles et de son décourageant scepticisme ; mais comment les plus hardis champions de la monarchie, comment Charette surtout aurait-il lu sans émotion la lettre envoyée de Vérone, le 8 juillet 1795 : « La Providence m’a placé sur le trône, disait au chevalier le prince exilé ; le premier et le plus digne usage que je puisse faire de mon autorité est de conférer un titre légal au commandement que vous ne deviez jusqu’à présent qu’à votre courage et à la confiance de mes braves et fidèles sujets. Je vous nomme général de mon armée catholique et royale. En vous obéissant, c’est à, moi-même qu’elle obéira. Je n’ai pas encore pu vous apprendre que je vous avais nommé lieutenant-général au mois de juillet 1794. Continuez, monsieur, à me servir, et croyez que si quelque chose peut m’alléger le fardeau que la Providence m’ordonne de porter, c’est d’être destiné par cette même Providence à récompenser les plus grands services qu’un roi ait jamais reçus. » À la lettre royale était jointe une déclaration affirmant que « la France ne retrouverait le calme et le bonheur qu’en revenant à l’ancienne constitution monarchique, qui serait alors dégagée de tous les abus que le roi défunt était occupé à détruire ».

Charette était donc lieutenant-général : son ambition se trouvait remplie au moment même, hélas ! où il était plus que jamais voué à l’isolement et à la mort par les fallacieuses promesses de ses alliés étrangers, puis par des fautes et des malheurs dont l’expédition de Quiberon, si différente des guerres de Vendée, est un effroyable exemple.

Dès les premiers mois de l’insurrection, les Vendéens étaient entrés en relations avec l’étranger. Ces relations n’avaient réussi qu’à les acculer aux pires extrémités ; mais leurs résultats et même leur caractère ont été à ce point travestis, qu’il nous est maintenant nécessaire de revenir assez longuement en arrière pour faire prévaloir l’entière vérité.

 

 

Michelet a résumé d’un trait l’accusation la plus spécieuse que la Révolution ait portée contre l’insurrection vendéenne : « Elle a aidé, dit-il, les ennemis de la patrie à la frapper dans le dos d’un coup de poignard. »

Il importe d’examiner froidement ce que peut avoir de fondé une semblable accusation ; car si les Vendéens, en se faisant tuer pour leur foi, avaient trahi la France, il faudrait jeter sur leur héroïsme un voile de réprobation.

Deux remarques, tout d’abord, s’imposent : si les Vendéens acceptèrent le secours de l’étranger, ce ne fut point contre la France, mais contre les plus tyranniques et les plus barbares des usurpateurs ; et s’il y a des patriotes qui ont le droit de le leur reprocher, ce ne sont point, à coup sûr, ces révolutionnaires dont le patriotisme ne connaissait plus de frontières et s’appelait dès lors, de son vrai nom, l’internationalisme. Voilà un parti qui déclare urbi et orbi qu’il « adopte d’avance tous les étrangers... qui viendront se ranger sous ses drapeaux... et favorisera même par tous les moyens en son pouvoir leur établissement en France » ; voilà un parti qui, sous le prétexte de « voter la guerre aux rois et la paix aux nations », commence, en 1792, une guerre de propagande qui bouleversa l’Europe durant un quart de siècle et marquera bientôt chacune de ses interventions par l’asservissement d’un peuple à sa dictature, et c’est ce parti qui s’indigne de l’intervention, ou plutôt des fausses tentatives d’intervention anglaise en Vendée ! Il n’a point assez de louanges pour ces insurgents anglais d’Amérique qui venaient, avec l’aide de nos nationaux, de démembrer la patrie britannique en proclamant leur indépendance, et point assez d’injures pour les paysans français qui voulaient, eux, reconquérir une liberté de conscience supérieure, sans doute, à la liberté du verre, du papier, du cuivre, du thé ou du café ! En vérité, il y a là un illogisme qui dépasse les bornes du bon, sens ou de la bonne foi !

Et cet illogisme est, au fond, d’autant plus irrecevable, que les principes révolutionnaires au nom desquels on tortura la Vendée servirent à briser chez nous les ressorts les plus puissants de l’indépendance nationale et permirent à l’étranger lui-même de nous dicter secrètement ses lois. Est-ce la monarchie capétienne, gardienne neuf fois séculaire de nos destinées, que soutint l’Angleterre une fois que se fut produite l’explosion d’anarchie préparée à son école ? Nullement ! Ce fut la Révolution. C’est à Londres que l’émeute du 14 juillet trouva ses plus grandiloquents approbateurs. Et lorsqu’en 1792 l’Europe monarchique menaça nos frontières, il se noua au profit des massacreurs de septembre de ténébreuses intrigues que Mercy-Argenteau dévoilait en ces termes, au lendemain de Valmy : « L’Angleterre arrête tout et continuera tant qu’elle pourra ; elle veut la France anéantie. »

Certains témoignages récemment publiés sont plus prec1s encore : le marquis de La Tour-du-Pin-Montauban nous y parle de ce duc de Brunswick qui passait pour le boutefeu de la coalition, alors qu’en sa qualité de haut dignitaire maçonnique il était un demi-dieu de la philosophie révolutionnaire et fut même proposé par les Girondins au ministre Narbonne pour prendre le commandement des armées françaises.

« Il faut que j’explique, dit La Tour-du-Pin, pourquoi M. le duc de Brunswick fit arrêter son armée. Les Anglais n’avaient pas encore déclaré la guerre à la France. Ils voyaient la facilité qu’avait l’armée combinée de pénétrer en France, qu’elle serait à Paris en moins d’un mois, que la contre-révolution serait faite et qu’ils ne pourraient pas profiter de nos divisions. Le ministre de l’Angleterre, M. Pitt, crut que l’année suivante on n’éprouverait pas plus d’obstacles. Comme il se trompait ! D’après cela, milord Saint-Hélène, qui était à Bruxelles, traita avec M. le duc de Brunswick pour l’engager à faire retirer son armée. Il lui promit entre autres choses que, s’il se prêtait aux projets de M. Pitt, il ferait marier la fille du duc de Brunswick avec le prince de Galles. Elle deviendrait ainsi reine d’Angleterre. Le duc de Brunswick se laissa séduire. Ce mariage effectivement se fit l’année d’après. Il est certain que, comme tout Anglais, M. Pitt a voulu la Révolution et l’a secondée. Ils ont voulu l’arrêter en 1793. La politique prussienne a été d’expulser la maison de Bourbon du trône de France. Le duc de Brunswick ordonna la retraite, ce dont nos princes et les braves royalistes enrageaient ; mais il fallait obéir. »

On comprend maintenant ce qu’écrivait le futur régicide Carra dans les Annales patriotiques du 25 juillet 1792 : « Si le duc de Brunswick arrive à Paris, je gage que sa première démarche sera de venir aux Jacobins et d’y mettre le bonnet rouge. »

Ainsi donc, si le jacobinisme, désorganisa leur de l’armée, comme de toutes les forces sociales, ne fut point alors vaincu par l’étranger, il le dut spécialement à la sympathie secrète que nourrissait l’ennemi pour son œuvre de destruction.

Loin de prouver le contraire, l’intervention anglaise en Vendée ne fit, par sa perfidie, que confirmer ces vues.

 

 

Avant de l’établir, il est utile de citer un autre exemple plus frappant encore, puisque ici l’évènement permit aux Anglais de découvrir leurs batteries : l’exemple de l’insurrection toulonnaise.

Exaspérée par des horreurs dont M. Oscar Bavard vient de tracer le tableau dans son Histoire de la Révolution dans les ports de guerre, la population de Toulon se révolta contre la République en juillet 1793, et son comité général royaliste entra, le mois suivant, en négociations avec l’escadre britannique qui croisait dans ses eaux. L’amiral Hood avait au préalable déclaré n’avoir « d’autre vue que de rétablir la paix chez une grande nation sur un pied juste et honorable. Le port de Toulon, avec les vaisseaux qui s’y trouvent, ajoutait-il formellement, ainsi que toutes les forteresses et toutes les forces qui y sont réunies, seront rendus à la France ».

Lorsque, le 29 août, quinze cents soldats anglais prirent possession du fort la Malgue, le comité fit jurer à leur chef, lord Elphinstone, que « l’Angleterre défendrait la place et la conserverait pour Louis XVII ». Et ce serment fut ratifié par l’amiral dans une affiche placardée sur les murs de la ville :

« Je prends possession de Toulon et le garderai en dépôt pour Louis XVII jusqu’au rétablissement de la paix en France. »

« Les Provençaux, observe justement M. Oscar Havard, reçurent donc les Anglais à titre d’auxiliaires et d’alliés, comme, au XIXe siècle, les Espagnols, les Belges et les Piémontais recevront l’armée française, comme la Grèce recevra les escadres d’Angleterre et de la France, la Bulgarie l’armée russe, et Cuba la flotte américaine. » Il est clair que les Toulonnais s’illusionnaient sur le désintéressement de la Grande-Bretagne ; mais enfin, en la conviant à s’unir à eux contre la Terreur, ils ne lui cédaient pas un pouce de territoire.

Or, deux mois après, sir Gilbert Elliot et le général O’Hara, envoyés à Toulon par le gouvernement de George III, venaient y annoncer que, « contrairement au manifeste du 29 août, le port et les vaisseaux ne seraient restitués aux Toulonnais qu’après le payement d’une indemnité dont la nature ne serait déterminée qu’à l’époque de la paix. » Les phrases suivantes indiquaient qu’il s’agissait d’une « limitation » : « La proclamation de l’amiral Hood, expliquera clairement le major Maitland, le 10 avril 1794, au Parlement anglais, n’était qu’un piège pour attirer les Français dans nos bras et les réduire ensuite à notre discrétion. »

En présence d’une semblable trahison, les royalistes toulonnais voulurent appeler à eux le comte de Provence, régent de France. L’amiral Hood s’y opposa. Comme le prince quittait quand même le château westphalien de Hamm pour gagner l’Italie et se rapprocher ainsi de Toulon, lord Grenville manda à ses commissaires que si, trompant leur surveillance, il parvenait quand même à franchir les mers, il faudrait alors « lui signifier la décision de Sa Majesté britannique », c’est-à-dire lui interdire le territoire français.

Au reste, quand le régent arriva à Turin, les Anglais avaient depuis quatre jours abandonné aux troupes républicaines le port qu’ils avaient juré de ne rendre qu’au roi de France. Précédemment, ils avaient interdit l’entrée de Toulon aux émigrés accourus, comme des Cars, d’Agoult et Choiseul, pour y utiliser leur épée. Le comte de Provence, devenu Louis XVIII, devait se souvenir de tant de duplicité lorsqu’il écrivait, en 1797, à Brothier et à Duverne de Presle, fondateurs du bureau royaliste parisien : « Au cours de vos correspondances (avec la Grande-Bretagne), bornez-vous à des demandes de secours et abstenez-vous de tous renseignements dont le résultat pourrait être de leur faciliter la prise de quelques-unes de nos places maritimes... Le roi et son conseil n’ont jamais cessé de penser que les services des Anglais sont des sévices perfides qui n’ont pour but que l’entière ruine de la France. »

Mais alors, dira-t-on, ne valait-il pas mieux s’en passer, et les émigrés, les princes émigrés surtout, n’auraient-ils pas dû compter sur eux seuls et sur les Français qui, dans le pays même, s’armaient et mouraient pour la défense de leurs droits ? Oui, évidemment. Certaines intrigues de l’émigration furent des fautes irréparables. Ce n’était point en territoire ennemi ni à la cour des souverains étrangers qu’il convenait de braver la Révolution : c’était en France. Et puisque l’emprisonnement et la guillotine qui les guettaient de toutes parts empêchaient les fidèles de la religion et de la monarchie de rester entre les mailles de l’immense réseau jacobin jeté sur le pays, ils n’avaient qu’à lui échapper, sans s’expatrier, en formant une ligue militaire dont la coalition vendéenne leur fournissait l’exemple et le terrain.

À cette solution manquait, il est vrai, une condition essentielle : atteints par les dissolvants qui, au XVIIIe siècle, avaient surtout exercé leurs ravages dans les hautes sphères sociales, trop d’émigrés avaient perdu les fortes convictions qui, seules, eussent assuré leur victoire en opposant l’idéalisme traditionnel de la Fille aînée de l’Église, et non pas seulement des intérêts, à l’idéalisme révolutionnaire. Et c’est dans ce sens que M. de La Gorce a eu raison de préférer la Vendée vaincue dans son isolement à une Vendée qui fût devenue le théâtre de lamentables cabales : « Du rôle de soldat de Dieu, elle fût descendue à celui d’instrument d’une contre-révolution si étroite, si égoïste, si périlleuse, que les insurgés, par une vive et naturelle réaction de leur âme française, l’eussent bientôt désavouée... J’aime mieux l’humble cortège qui gravit (au retour de Nantes) la colline de Saint-Florent et y dépose tout près de la terre natale le héros expirant. J’aime mieux les dévots paysans des Mauges, fixant pieusement sur la poitrine de (Cathelineau) leur cher mort l’image du Sacré-Cœur, et l’ensevelissant dans sa tunique sanglante, comme une vierge en sa robe immaculée. »

Reste à savoir si les Vendéens, en appelant au secours dans leur immense détresse, cessèrent de demeurer fidèles à leur surhumaine et nationale mission.

 

 

En août 1793, alors qu’ils avaient remporté vingt victoires et infligé à la République, sur les bords de la Loire, des pertes autrement sérieuses que la coalition tout entière sur la Sambre ou sur le Rhin, l’Europe les ignorait ou les méconnaissait encore. « Dans ces paysans armés pour leur foi, écrit Albert Sorel, dans ces partisans intrépides qui les menaient à la guerre civile, les souverains et leurs ministres ne considéraient que des rassemblements de séditieux, entraînés par des meneurs sans aveu, tels qu’on avait coutume d’en voir en Pologne, en Bohême, en Hongrie, en Irlande. » Les noms même de Cathelineau et de d’Elbée, de La Rochejaquelein et de Lescure, de Charette et de Stofflet, semblaient rester ignorés. On parlait seulement d’un « M. de Gaston, général en chef de l’armée royale », ainsi qu’on l’intitule au bas d’un portrait où il a fort bon air, avec son brillant uniforme. Or ce M. de Gaston, célèbre en Europe à l’exclusion de tout autre, était, nous le savons, un pauvre perruquier de village, tué le 10 avril 1793, à la tête d’une bande de Maraîchins, sans avoir joué aucun rôle important. On avait été induit en erreur par l’écho fortuit d’une lettre lue le 10 mars à la Convention : « Les scélérats qui commandent ces armées rebelles, écrivait le représentant Lion, se font appeler Gaston et Verteuil. » Comme « il se permit de combattre pour la religion et pour le roi sans être homme de qualité », le barbier Gaston passa du coup gentilhomme. Au reste, les alliés s’inquiétèrent si peu des soulèvements annoncés que, lors des capitulations de Condé, de Mayence et de Valenciennes, ils oublièrent de stipuler que les garnisons, tenues durant une année à ne pas servir contre eux, ne pourraient pas servir non plus contre les insurgés royalistes. Et c’est ainsi que les Mayençais, libérés par les puissances, purent aller aider les incapables sans-culottes à écraser la Vendée !

Les choses en étaient là lorsque, le 16 août, deux jours après la défaite de Luçon, arrivait au château de la Boulaye, près de Châtillon, le chevalier de Tinténiac.

Cet envoyé du gouvernement anglais appartenait à une illustre famille bretonne. Il avait eu une jeunesse orageuse ; mais, ainsi qu’il l’annonça lui-même, il voulait « réparer ses fautes par quelque action glorieuse ». Débarqué seul et sans passeport, la nuit, par un bateau de pêche, sur la côte de Saint-Malo, il avait dû se fier aux paysans dont il prit le costume. De paroisse en paroisse, il trouva des guides et des secours. Après avoir fait cinquante lieues à pied en cinq nuits, il put traverser la Loire et échapper aux canonniers républicains, grâce aux soins d’un batelier dévoué. M. de Flavigny, officier de la division de Lyrot, l’avait ensuite conduit au château de la Boulaye, où il trouva Lescure, La Rochejaquelein, Donnissan, le chevalier Désessarts et l’évêque d’Agra. Ses dépêches, visées par le gouverneur de Jersey, étaient adressées à M. de Gaston et dénotaient une incroyable ignorance : le gouvernement, qui, apparemment, n’avait pas même lu le Moniteur, demandait le but et l’étendue de l’insurrection, les opinions des Vendéens, leurs ressources, les secours dont ils avaient besoin et le lieu convenable à un débarquement : on ne savait s’ils défendaient l’ancien régime ou la faction girondine !

Les généraux ne pouvaient en croire leurs yeux m leurs oreilles. Pourtant la sincérité de Tinténiac était évidente ; il leur parla du reste bientôt à cœur ouvert, de Français à Français, affirmant qu’en effet on ne savait rien de précis en Angleterre sur la Vendée, qu’on la supposait d’accord avec les républicains fédéralistes, et que tout paraissait prêt pour un débarquement ; « mais il n’avait pas une foi entière dans toutes ces apparences ; il était mécontent de la conduite du cabinet anglais envers les émigrés, parce que beaucoup d’entre eux avaient voulu passer de Jersey à la côte pour se joindre aux insurgés, et qu’un ordre du gouvernement avait défendu aux pilotes, sous peine de mort, de les mener en France ».

Cette défiance envers l’Angleterre, ennemie séculaire du catholicisme et de la France, entrait d’elle-même dans l’âme des Vendéens. S’il convenait, dans le cas extrême où l’on se trouvait, de n’en point refuser le concours, il importait d’y mettre d’indispensables conditions. En conséquence, la marquise de Lescure, qui se trouvait là et servait de secrétaire au conseil, écrivit de sa plus fine écriture une réponse où les généraux promettaient fièrement d’amener cinquante mille hommes au point fixé pour le débarquement. Ce débarquement, demandait-on avec audace, « devait être commandé par un prince de la maison de Bourbon et composé d’émigrés en grande partie... Pour lors, on pouvait répondre d’un entier succès ; vingt mille jeunes gens se joindraient aux troupes débarquées et consentiraient à quitter le pays ; on passerait la Loire, et toute la Bretagne se révolterait ».

Dans l’un des passages de l’Europe et la Révolution française où il rappelle ces négociations, Albert Sorel ne dissimule point sa réprobation pour la casuistique des insurgés et la compare à celle des huguenots français du XVIe siècle. L’éminent historien est ici bien sévère, voire fort injuste. Alors que les huguenots de Coligny vendirent aux Anglais, par le traité de Hamptoncourt, la ville du Havre pour prix de leur secours, les Vendéens de 1793 (pas plus, remarquons-le, que les ligueurs catholiques du XVIe siècle) ne consentaient à l’étranger le moindre abandon. Et ils persévérèrent sans relâche dans cette résolution, que Lescure avait fortement exprimée lorsqu’il avait répondu au général Quétineau : « Plutôt que de voir la France démembrée par l’étranger, nous nous joindrons à vous pour défendre l’intégrité du territoire. »

« Ce qu’ils voulaient alors avant tout, c’était la venue parmi eux d’un prince du sang : ils y voyaient une garantie non seulement contre l’Anglais, mais encore contre leurs propres divisions L’autorité incontestée d’un Bourbon serait seule de nature à faire converger toutes les volontés, comme tous les cœurs, vers le même but ; et, puisqu’il faudrait marcher sur Paris, de déterminer, à travers les provinces, le mouvement national de la délivrance. Tinténiac fut donc chargé d’une missive très pressante pour le comte d’Artois :

« Venez, Monseigneur, venez, suppliaient-ils. Un petit-fils de saint Louis à notre tête sera pour nous et nos intrépides soldats le présage de nouvelles victoires. »

Ces dépêches, serrées, en guise de bourre, dans les deux pistolets de Tinténiac, furent remises quelques semaines après au ministre anglais Dundas et au comte d’Artois.

 

 

Le futur Charles X était revenu de Russie deux mois auparavant.

« Vous êtes un des plus grands princes de l’Europe, lui avait dit Catherine II ; mais il faut oublier cela et être un bon et valeureux partisan. »

L’impératrice était en effet devenue, comme tant d’autres, l’ennemie farouche de la Révolution, après avoir servi de déesse à ses philosophes. La « Sémiramis du Nord », comme l’appelait Voltaire, embarqua le comte d’Artois à bord d’une de ses frégates avec un million de subsides et une épée portant cette inscription : Donnée par Dieu pour le roi.

« Je ne vous la donnerais pas, lui dit-elle en présence de toute la cour, si je n’étais sûre que vous périrez plutôt que de différer à vous en servir.

– Je prie Votre Majesté de n’en pas douter », répondit le prince.

Et il gagna l’Angleterre.

Or à peine fut-il arrivé en rade de Hull, qu’il fut mis en demeure de repartir, sous peine d’être emprisonné pour dettes s’il mettait le pied sur le sol anglais. Il voulut aller à l’armée de Condé ; mais les Autrichiens lui interdirent d’y paraître. Les coalisés voulaient bien occuper nos places fortes, mais pour l’empereur. Et, comme un émigré s’en plaignait à Mercy :

« Vous croyez donc, lui demanda celui-ci, que nous faisons la guerre pour vos beaux yeux ? Vous en verrez bien d’autres ! »

Le prince se rendit alors au château de Hamm, où s’était réfugié le comte de Provence, et les deux frères dépêchèrent en Vendée MM. de Vaugiraud et d’Hervilly pour se renseigner sur « les principes, les succès et la position de M. de Gaston », – ils en étaient encore à ce degré d’ignorance ! La lettre signée Lescure, La Rochejaquelein, Donnissan, Désessarts, que leur remit Tinténiac à la fin du mois d’août, les édifia enfin sur le compte des insurgés. – Allaient-ils, comme Jacques Stuart en 1716 et Charles-Édouard en 1745, se jeter dans une barque pour conduire à la victoire leurs fidèles champions ? Ils n’eurent point tant de hardiesse ; mais il faut bien se rendre compte, pour rester juste à leur égard, de la nature des obstacles qu’ils renoncèrent à franchir. Ils offrirent à l’Angleterre de réunir à Ostende « le plus d’émigrés raisonnables qu’on pourrait rassembler », et ils lui demandèrent de conduire en Vendée ce corps français. L’Angleterre consentit à diriger sur Jersey et Noirmoutier les « secours de première nécessité » que nous verrons apparaître sur les côtes de Vendée ; elle adressa aussi, le 29 octobre, aux insurgés vendéens et bretons, une déclaration où George III promettait « amitié, sûreté et protection à ceux qui, en se déclarant pour le gouvernement monarchique, se soustrairaient au despotisme d’une anarchie sanglante » ; mais elle avait soin d’ajouter qu’elle exigeait « une juste indemnité » et des garanties de paix. Ces garanties, lord Grenville les fixa le 15 novembre dans une lettre au duc d’Harcourt en spécifiant que, si Sa Majesté britannique cherchait à réaliser la « paix générale », elle entendait y trouver pour elle et ses alliés satisfaction, indemnité et sûreté future. Sûreté future ! S’il y avait doute sur le sens de cette expression, il suffirait de lire l’autre formule de revendication employée, le 4 octobre précédent, par le ministre autrichien Thugut : « Nous regardons comme un objet essentiel de nos désirs que la France soit, à la paix, restreinte dans de justes bornes pour prévenir désormais le retour de l’abus que la cour ci-devant de Versailles a constamment fait de ses forces en agitant l’Europe par sa turbulence et ses intrigues. » Ainsi donc, l’étranger voulait bien aider les Bourbons à reconquérir le trône, mais à condition de réduire la France à l’état de puissance de second ordre : les princes ne pouvaient, sans forfaire à l’honneur, favoriser un pareil chantage, et c’est là sans doute la raison profonde qui suspendit leurs desseins et fit jouer à l’Angleterre, sur les côtes de Vendée, la comédie dont on va résumer le trop habile scénario.

 

 

« Mon vrai poste est à la tête de l’armée catholique et royale », avait écrit le comte d’Artois, le 10 octobre 1793, au duc d’Harcourt, ambassadeur à Londres. Cinq fois victorieux en soixante heures des meilleures troupes de la République, les Vendéens venaient de prouver au prince ardemment désiré qu’ils étaient prêts à lui faire un triomphal cortège. Mais le débarquement proposé n’eut pas lien, et bientôt s’opéra entre les chefs de la Grande Armée la scission qui la priva des forces de la Basse-Vendée et l’amena à tenter au nord de la Loire le tragique exode où elle s’anéantit.

Au début de novembre, ses chefs discutaient aigrement à Fougères les moyens d’en sauver les débris, lorsque deux émigrés, déguisés en paysans, MM. de Freslon et de Bertin, leur présentèrent, dans un bâton creux, des dépêches du roi George III et de ses ministres, Pitt et Dundas : les Anglais demandaient toujours à ces hommes qui, depuis huit mois, se faisaient tuer pour Dieu et le roi, quels étaient leur but et leurs opinions politiques ; puis ils leur offraient des troupes de secours qu’ils se disaient prêts à débarquer à Saint-Malo ou plutôt à Granville. La Rochejaquelein, alors général en chef, Donnissan, Stofflet, Talmont, Marigny, Fleuriot, Lyrot, Piron, échangeaient d’amers et soupçonneux regards, lorsque les messagers cassèrent plus bas leur bâton creux et en tirèrent une autre lettre, signée du colonel marquis de Dresnay, émigré breton qui se trouvait à Jersey et entretenait d’actives relations avec le ministère anglais. Ce bon Français recommandait aux Vendéens de se défier des promesses anglaises ; il leur affirmait que les préparatifs de débarquement étaient une feinte ; que, d’ailleurs, les émigrés réunis à Jersey ne pouvaient obtenir la permission de passer se battre sur le continent et venaient même d’être désarmés en grand nombre... De Freslon et de Bertin, comme jadis Tinténiac, confirmèrent ces malheureuses nouvelles.

Le conseil était édifié. Mais dans son sein même agissait un traître, le commandant républicain d’Oppenhein, fait prisonnier à Fougères et que Marigny, reconnaissant en lui un ancien camarade, avait introduit au conseil. D’Oppenhein affirma qu’il était facile de prendre Granville, alors que les bandes vendéennes, démunies de tout appareil de siège, devaient nécessairement se briser devant cette place fortifiée. On se rendit à ses conseils, dans l’espoir de sauver ainsi les femmes, les enfants et les blessés, d’un effroyable massacre. Des signaux furent convenus : si Granville était prise avant l’arrivée des secours, un drapeau blanc élevé entre deux drapeaux noirs en avertirait les Anglais. On assurait en même temps le roi d’Angleterre, avec une naïveté qui devenait tragique, qu’on n’avait d’autre intention que de rendre au roi de France sa couronne, que l’envoi d’un prince du sang ou d’un maréchal de France était plus que jamais nécessaire pour faire cesser les compétitions personnelles, et qu’une somme de cinq cent mille francs serait, à elle seule, d’une grande ressource...

Les Vendéens allèrent donc attaquer Granville, où déjà un autre traître, acheté par le conventionnel Boursault, avait livré aux républicains les plans des royalistes. Après deux jours de sanglantes attaques, les généraux vendéens durent lever un siège impossible, qui les obligea à rétrograder vers la Loire par un chemin semé de cadavres. La flotte anglaise n’avait point paru...

 

 

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XXXVIII

 

QUIBERON ET LES ÉMIGRÉS – LES DÉBARQUEMENTS ANGLAIS

 

(Juin-octobre 1795)

 

L’armée de secours. – Duplicité des instructions anglaises : Puysaye et d’Hervilly. – Les Chouans. – Cocarde blanche et cocarde noire. – Occupation de la presqu’île. – L’armée de Hoche. – Cadoudal à Sarzeau ; l’échec du 16 juillet. – Les prisonniers républicains enrôlés. – Hoche prend Quiberon (19-20 juillet). – Sombreuil et Puysaye. – L’embarquement. – La capitulation. – Les prisonniers d’Auray. – Tallien à la Convention. – Les commissions militaires. – Les massacres : huit cents cadavres. – La colère de. Charette. – Il réclame un prince. – L’agence Brottier. – Encouragements de Louis XVIII. – Le débarquement de Saint-Gilles (10 août 1795). – L’expédition de sir Warren. – Le comte d’Artois à l’île d’Yeu. – La revue du 12 octobre ; le prince ne vient plus ! – L’arrêt de mort de Charette.

 

La Vendée était devenue un immense ossuaire. Tous les Blancs n’étaient pas abattus, et par conséquent la guerre continuait. Les dernières victoires de Charette venaient même de faire capituler la Convention ; mais la possibilité de la pacification prouvait qu’était bien close l’ère des grands chocs.

Aux survivants las de combattre, à ceux aussi que le point d’honneur empêchait de déposer les armes, l’Angleterre pouvait apporter ses secours sans avoir à craindre d’embarrassantes résurrections qu’elle préviendrait au besoin.

L’expédition de Quiberon fut le plus important de ces secours.

Nous ne raconterons pas en détail les évènements tragiques qui se déroulèrent, en juin-juillet 1795, dans la presqu’île de Quiberon et le pays voisin. Malgré la bravoure des Chouans et des gentilshommes émigrés, leurs auxiliaires, la cause royale y fut trop mal servie ; et il est des défaillances qu’il vaut mieux, à la fin de cet ouvrage, passer sous silence, puisque aussi bien elles ne font point corps avec la Grand’Guerre. Mais il importe de marquer certains contrastes.

 

 

Au bout de huit mois de négociations, le comte de Puysaye avait enfin déterminé l’Angleterre à jeter en Bretagne une armée de secours. Elle avait pris à sa solde cinq régiments, dont mille cinq cents hommes, sur cinq mille, étaient des prisonniers républicains formant avec les émigrés le plus dangereux des alliages. L’escadre de l’amiral John Warren transportait en outre trois cents élèves et compagnons du comte d’Estaing, du bailli de Suffren, de l’amiral de Grasse, trois cents marins d’élite, dont l’anéantissement achèverait d’effacer les gloires de l’Inde française.

Le 10 juin, en pleine mer, Puysaye brisa le cachet des instructions anglaises : elles lui conféraient, au nom de Sa Majesté britannique, le commandement de l’expédition, mais seulement après le débarquement. Auparavant, c’était le comte d’Hervilly qui était le chef. De là une rivalité de nature à enfanter les pires désastres.

Le 22 juin, le comte Charles de Sombreuil quitta la rade de Spithead avec un second convoi de deux mille soldats.

Warren arriva le 25 juin dans la baie de Quiberon. Sur la côte de Carnac, Cadoudal, Mercier et leurs Chouans, prévenus par le chevalier de Tinténiac et le comte de Bois-Berthelot, supplièrent les émigrés de débarquer au plus tôt :

« Le succès est certain, dirent-ils ; mais tout dépend de la célérité des opérations. »

D’Hervilly s’y opposa, et le débarquement n’eut lieu que le 27. Des vieillards, des femmes, des enfants, s’attelaient aux canons pour les sortir des sables ; des hommes, se jetant à la nage, entouraient les bateaux. Ces pauvres gens croyaient enfin venu le jour de la délivrance ! D’Hervilly les rudoya, croyant que tant de précipitation ne se conciliait point avec les méthodes de la guerre.

Le 28 juin, au village de la Genèse, M. de Hercé, évêque de Dol, célébra la messe et proclama Louis XVIII. Dix mille voix crièrent : « Vive le roi ! » À Carnac, Puysaye conserva la cocarde noire et ne parla point de Louis XVIII ; il croyait à l’évasion du Temple, à moins qu’il ne servît un autre prince...

 

 

De la Manche, des Côtes-du-Nord, de l’Ille-et-Vilaine, les généraux républicains : Hoche, Aubert-Dubayet, Humbert, Lemoine, accoururent avec quinze mille hommes.

Avant leur arrivée, la garnison de Quiberon dut capituler, et ses cinq cents hommes, qui depuis huit jours avaient égorgé une centaine de femmes et d’enfants, furent transportés en Angleterre ou enrôlés dans le régiment d’Hervilly. Puysaye fit flotter le drapeau blanc sur le fort Penthièvre et sollicita le titre de « lieutenant-général de Sa Majesté britannique ». Après s’être opposés en vain à la marche des troupes de Hoche, dix mille Chouans, hommes, femmes et enfants, se réfugièrent dans la presqu’île, tandis que d’Hervilly, craignant tant de bouches inutiles, frappait ces fuyards en criant à ses soldats :

« Débarrassez-moi de tout ce monde-là ! »

Hoche écrivait, le 7 février, au général Chéron : « Les Anglais, émigrés et Chouans, ainsi que des rats, sont renfermés dans Quiberon, où l’armée les tient bloqués. Annoncez cette bonne nouvelle aux bons citoyens. » Le même jour, les administrateurs du Morbihan se flattaient de faire danser aux assiégés une bonne quiberonnaise.

Aux alentours, les douze mille soldats de Hoche commençaient la danse. « J’ai l’âme déchirée des horreurs qui se sont commises dans les campagnes, écrivait Hoche, le 9 juillet, au Comité de salut public ; il n’est sorte de crimes que n’aient commis les soldats de l’armée ; le viol, l’assassinat et le pillage ont été très fréquents, malgré les ordres que j’ai donnés. » Et le 11 juillet : « Je ne connais pas de plus horrible métier que de commander à des scélérats qui se jouent de tous les crimes. »

La situation des royalistes s’aggravait de jour en jour. La population fugitive ne recevait plus que demi-ration, tandis que la ration entière continuait à être assurée aux troupes. Cadoudal s’indigna en vain. Il proposa d’aller, avec Mercier et d’Allègre, débarquer à Sarzeau six mille Chouans pour attaquer à revers le camp républicain. Il y parvint en effet, et l’attaque générale fut fixée au 16 juillet ; mais elle échoua en raison des avis secrets qui parvinrent aux républicains, en raison aussi de l’incapacité et du manque d’entente des chefs royalistes. Douze à quinze cents hommes restaient sur le champ de bataille, où leurs cadavres furent insultés et dépouillés.

Puysaye eut alors l’inconscience d’écrire au ministre anglais : « L’intervention de vos troupes est nécessaire. Je préférerais maintenant deux mille Anglais à six mille Français. » Le duc de Lévis et Mgr de Hercé protestèrent contre une pareille insulte faite à la France, et Sombreuil s’écria :

« Si cette lettre part, je brise mon épée ! »

Elle partit quand même.

Cependant, les anciens prisonniers républicains enrôlés en Angleterre allaient en foule, au camp de Sainte-Barbe, revoir « leurs amis » les Bleus. Hoche compta sur eux et, le 19 juillet, donna l’ordre d’attaquer Quiberon à 11 heures du soir.

 

 

À la faveur d’une affreuse tempête nocturne, l’adjudant-général Ménage, avec une troupe de transfuges encore revêtus de leurs capotes royalistes, se glissa le long du rivage de l’Océan et escalada les rochers du fort Penthièvre.

« Qui vive ? crient les sentinelles.

– République française !

– Camarades, disent alors les soldats de d’Hervilly, montez, nous sommes des vôtres ! »

Au soleil levant, le drapeau tricolore flottait sur la forteresse.

Agité de noirs pressentiments, Sombreuil, vers 11 heures du soir, avait couru à Kerdavid pour réveiller Puysaye et le supplier de battre au moins la générale, afin de s’assurer de la vigilance des troupes ; mais Puysaye n’avait pas voulu se laisser convaincre, et son interlocuteur ne put que lui déclarer en le quittant :

« Général, votre entêtement et votre aveugle confiance vous perdront. J’ai fait vis-à-vis de vous mon devoir. Je vais retourner chez moi, et j’attendrai l’ennemi. »

Le canon et la fusillade réveillèrent les émigrés. Déjà le général Humbert s’est emparé de Kerostein, de Pontivy, du parc d’artillerie et des magasins royalistes. Puysaye, enfin levé, ordonne de battre en retraite. Les paysans fuient vers l’Océan, et la division de Sombreuil, postée à Saint-Julien, protège l’embarquement. L’un des premiers, sous le prétexte de hâter l’envoi des bateaux-transports, Puysaye gagne la flotte anglaise, d’où il ne revint plus.

Sombreuil prend les responsabilités de général en chef et jure de résister jusqu’à la mort en criant avec ses soldats : « Vive le roi ! vive la France ! » Son cheval ayant été tué sous lui, il commande à pied l’arrière-garde.

L’embarquement sous le feu ennemi s’opère dans des conditions qui rappellent le second passage de la Loire. Les canots sont trop peu nombreux pour la foule immense, et des malheureux, qui se jettent à l’eau et risquent de faire sombrer les embarcations, en sont écartés à coups d’aviron. Le duc de Lévis, blessé, est emporté avec le drapeau. Mgr de Hercé reste sur le rivage. Dans l’eau jusqu’à la ceinture, le marquis de Senneville achève le sauvetage, et comme on veut le forcer à monter dans une chaloupe :

« J’ai été nommé gouverneur de la presqu’île, répond-il ; je m’embarquerai le dernier. »

Neuf cents officiers et soldats émigrés, parmi lesquels d’Hervilly blessé, mille quatre cents Chouans, huit cents paysans, vieillards, femmes et enfants, purent ainsi gagner l’escadre, dont les canons arrêtaient les Bleus.

Le général Humbert cerne maintenant le Fort-Neuf ; les derniers prisonniers républicains enrégimentés en Angleterre passent à l’ennemi ; la position de Sombreuil devient intenable. Humbert lui propose de se rendre et promet d’épargner à ce prix l’armée royaliste. Hoche, qui arrive à la tête de sept cents grenadiers, dit à son tour à Sombreuil :

« Si vous mettez bas les armes, vous serez traités comme des prisonniers de guerre.

– Les émigrés seront-ils compris ?

– Oui, même les émigrés, tout ce qui mettra bas les armes. Quant à vous personnellement, général, je ne puis rien vous promettre.

– Je ne demande rien pour moi. Pourvu que je sauve la vie à mes braves compagnons, je suis content et je mourrai satisfait. »

Les conventionnels Blad et Tallien promettent d’obtenir de la Convention la ratification de cette capitulation verbale ; et Sombreuil, après avoir baisé respectueusement son épée, la remet à Tallien.

Une corvette anglaise continuait sa canonnade : le chevalier Guerry de Beauregard, lieutenant de vaisseau, alla à la nage donner l’ordre de cesser le feu et revint se joindre aux prisonniers.

Mgr de Hercé et le marquis de Sombreuil en tête, ils furent conduits à Auray.

« Filez, filez, c’est de beaucoup plus sûr », leur conseillaient les officiers et soldats républicains.

Ils pouvaient s’enfuir en effet facilement ; car, la nuit, à travers les chemins où l’on s’avançait à la débandade, dans la boue jusqu’à mi-jambes, aucune surveillance sérieuse n’était exercée. Mais, presque tous, ils préférèrent rester les esclaves de la parole donnée.

Trois cents qui, n’ayant pu suivre la colonne, étaient restés à Quiberon, vinrent le lendemain les rejoindre à Auray. Les ecclésiastiques et les officiers furent enfermés dans la prison des Anglais ; les soldats, dans les églises. Il y en avait en tout six mille deux cent trente-deux, dont trois mille six cents Chouans, mille six cent quatre-vingt-deux prisonniers républicains enrôlés en Angleterre, quatre cent quatre-vingt-douze Toulonnais, deux cent soixante soldats émigrés et deux cent soixante-dix-huit officiers. Courtoisement, Humbert pria Sombreuil de venir partager l’habitation des officiers républicains, le Pavillon d’en Haut.

En compagnie de Rouget de L’Isle, Tallien partit pour Paris, bien résolu à obtenir le salut des prisonniers « au nom de la générosité nationale, de la victoire, du général et de son armée ». Mais, à Paris, on l’accusait de s’être vendu à l’Espagne et à l’émigration ; sa femme en avait été avertie par Lanjuinais, et lorsque, le 27 juillet, il monta à la tribune de la Convention, ce fut pour prononcer l’abominable harangue dont voici un échantillon :

« Je tiens à la main l’un des poignards dont tous ces chevaliers étaient armés, qu’ils destinaient à percer le sein des patriotes et dont ils n’ont pas fait usage pour eux-mêmes, parce qu’ils connaissaient le venin que cette arme recelait (il présente le poignard). Il faut apprendre à toutes les nations qu’un animal en ayant été frappé, il a été vérifié que la blessure était empoisonnée. »

L’ex-maratiste était sauvé, mais les prisonniers étaient perdus. La tragédie de Noirmoutier allait se renouveler.

 

 

À Auray, le conventionnel Blad avait ordonné la formation d’une commission militaire.

« Il serait trop long, disait-il, de se servir du rasoir national ; il faut que la fusillade en fasse raison. »

Son collègue Topsent n’était pas moins décidé : « Il faut sans délai, lui écrivait-il, envoyer ces messieurs faire leur paradis dans l’éternité. » La municipalité de Vannes réclamait de son côté pour le chef-lieu le spectacle de l’exécution et désignait, comme la date la plus avantageuse, le 25 juillet, jour du marché.

Hoche se déchargea sur le général Lemoine du soin de nommer les commissaires militaires, qui se réunirent le 27 juillet, au premier étage de la halle d’Auray. Le même jour, ils condamnèrent à mort le comte de Sombreuil, Mgr de Hercé, neuf prêtres et six autres prisonniers. Trois cents soldats républicains remplissaient le prétoire.

« J’en appelle à vous, brigadiers ! cria Sombreuil, ai-je capitulé, oui ou non ?

– Oui, oui, vous avez capitulé, répondirent-ils, et c’est une horreur de vous traiter ainsi ! »

Le lendemain, ils étaient fusillés sur la promenade publique de Vannes. Sombreuil refusa le bandeau :

« Non, dit-il, j’aime à voir mes ennemis en face ! »

Sur les instances de Mgr de Hercé, il consentit à s’agenouiller comme les autres :

« Soit, je mets un genou en terre pour Dieu et l’autre pour le roi. »

Il ne fut abattu qu’à la seconde décharge. Il avait vingt-cinq ans. Dépouillés par les exécuteurs, qui allèrent vendre leurs vêtements chez les fripiers, les cadavres sanglants furent traînés au cimetière de l’église Saint-Paterne.

Cependant, prise de scrupules, la commission, présidée par le commandant Barbarou, décida de surseoir à l’exécution des autres prisonniers : elle écrivit à Blad que l’opinion publique paraissait croire à une capitulation qui rendrait odieuses ses opérations, si elle existait réellement. Blad remplaça aussitôt Barbarou par le chef de bataillon Bouillon, personnage qu’un document des Archives administratives de la Guerre « présente comme le plus mauvais sujet et le plus lâche de tous les officiers de l’armée de la République, l’homme le plus méchant qui existe au monde ». Le 31 juillet, la nouvelle commission faisait exécuter cent trois prisonniers, et les massacreurs continuèrent durant plusieurs semaines. À Auray et à Quiberon, ils accumulèrent environ huit cents cadavres, dont la majorité étaient des cadavres de simples paysans.

Si les combattants de Quiberon avaient commis la faute d’accepter l’appui de l’étranger, ils l’avaient terriblement expiée. Et si les révolutionnaires avaient soutenu contre eux le drapeau français, ils en avaient, une fois de plus, souillé les couleurs. En ce qui concerne la « perfide Albion », il suffit de rappeler la réponse faite par Sheridan à Pitt, qui se félicitait en plein Parlement de ce que le sang anglais n’eût pas coulé :

« C’est vrai, monsieur ; mais l’honneur anglais y a coulé par tous les pores ! »

 

 

À la nouvelle des massacres de Quiberon, Charette entra dans une violente colère et ordonna de fusiller les trois cents prisonniers républicains internés à Belleville. Il n’en réserva que six, qu’il renvoya au commandant des camps républicains de Palluau, des Essarts et de l’Oie, avec cette lettre : « C’est avec la plus vive douleur que je me suis vu forcé d’user de représailles, afin d’empêcher, s’il est possible, de pareilles barbaries. Mais je vous déclare que j’en userai ainsi à l’avenir toutes les fois qu’on égorgera des prisonniers royalistes. »

Ce n’étaient point ses nouveaux alliés qui pouvaient l’aider beaucoup à exercer son autorité de lieutenant-général de l’armée du roi. Il ne plaçait dans les gentilshommes émigrés qu’une confiance limitée, et n’admettait point qu’on les substituât à ses chefs de divisions et de paroisses ; c’eût été, en effet, enlever aux soldats toute confiance et au commandement toute autorité. S’il ne repoussait point a priori les présents des Anglais, il savait à quoi s’en tenir sur leur désintéressement et leur bonne foi, et c’était avant tout, c’était plus que jamais sous le seul étendard d’un Bourbon que l’ancien officier de marine entendait jouer ses derniers atouts.

Or, à cette époque, les Anglais vinrent lui proposer la réalisation de ses désirs.

Le 23 juillet 1795, un émissaire britannique l’aborda à Saint-Philbert-de-Grandlieu. Il expliqua au général, – qui avait pourtant été maître de Noirmoutier durant trois mois, – que si les Anglais ne lui avaient pas porté secours, c’est « qu’il n’avait pas de port sur la côte », et il lui offrit une subvention de dix mille livres sterling :

« C’est de la poudre, répondit aussitôt le Vendéen, des armes et surtout un prince pour être à la tête des armées royales qu’il nous faut... Si j’ai des armes à distribuer et un prince à notre tête, il aura, dans deux mois, deux cent mille hommes à ses ordres... Les Chouans sont tous des habitants de la Bretagne, de la Normandie, du Marais, de l’Anjou et surtout des bords de la Loire... Mais cela n’est pas organisé, cela ne forme pas un ensemble ; il y en aurait bientôt si nous avions un prince à notre tête... La présence d’un de nos princes est absolument nécessaire. »

L’émissaire, venu surtout pour « prendre connaissance des forces royalistes », savait ce qu’il importait à l’Angleterre de connaître, et il partit après avoir annoncé à Charette que le comte d’Artois arriverait en Vendée « lorsque la cour de Londres, l’intime amie du roi, jugerait à propos de l’y faire transporter ».

Depuis plusieurs mois, le comte d’Artois avait reçu des nouvelles de Charette par l’intermédiaire de l’agence Brottier, officine d’intrigants, dirigée par un prêtre assermenté, qui, sous le prétexte de jouer le rôle de sentinelle de la contre-révolution, avait écrit au régent des renseignements de ce genre : « Charette est un constitutionnel, un royaliste équivoque, reculant dans la lutte et cherchant à transiger avec la Convention, qu’il faut toujours combattre. Il est mal vu des officiers et des paysans de la Vendée ; on lui reproche de ne pas tenir au feu. » Charette, dans son extrême abandon, avait dû en effet signer le traité de la Jaunaye et entrer à Nantes avec les « pacificateurs » conventionnels ; mais s’il y avait une épée solide au service du roi, c’était bien la sienne. Le régent, qui allait devenir Louis XVIII, ne s’y était pas trompé, et il lui avait écrit dès le 1er février 1795 : « Je puis vous parler... du désir ardent que j’ai de vous joindre, de partager vos périls et votre gloire ; je le remplirai, dût-il m’en coûter tout mon sang... En attendant ce moment heureux, le concert avec celui que ses exploits rendent le second fondateur de la monarchie et celui que sa naissance appelle à la gouverner sera de la plus haute importance. » Le prince, n’ayant pu réaliser son « désir ardent », envoya du moins à Charette, nous l’avons vu, le brevet de lieutenant-général. Il y ajouta le grand cordon de Saint-Louis. Charette répondit qu’il ne porterait pas le cordon rouge avant que son armée ait reçu du roi de France les récompenses méritées ; et, comme on l’engageait à fournir la liste des officiers à décorer, il ajourna sa demande à l’arrivée indispensable des princes sur le sol vendéen.

Proclamé par le roi lui-même « second fondateur de la monarchie », investi du grade de lieutenant-général, appelé à favoriser le retour du prince si longtemps réclamé, Charette ne pouvait reculer, même devant l’appui de l’Angleterre, dont il pensait bien déjouer les égoïstes calculs.

Le 10 août 1795, l’amiral anglais Warren put débarquer sur la côte de Saint-Gilles quatre-vingts voitures d’effets militaires, d’armes et de munitions. Charette les paya de quatre-vingts chariots de blé. Il s’était ainsi affamé lui-même, mais il ne devait aucune reconnaissance aux Anglais ! Au reste, les cavaliers de sa garde ne revêtirent qu’avec répugnance leurs uniformes rouges ; ils n’aimaient pas plus que leur général l’ennemi héréditaire ; il fallait leur rappeler que la garde du roi portait, elle aussi, jadis, la casaque écarlate.

Les Vendéens attendaient maintenant le comte d’Artois. Le prince avait été, en effet, autorisé à faire partie d’une expédition qui, sous le commandement du major-général anglais Doyle, se dirigeait vers les insurgés. Elle comprenait cinq cents hussards de Choiseul, des artilleurs, des officiers d’infanterie destinés à encadrer les paysans vendéens, et trois à quatre mille hommes de troupes anglaises. La flotte, forte de cent vingt-trois voiles, quitta Portsmouth le 25 août 1795. Le comte d’Artois était à bord du Jason.

Le 16 septembre, MM. de Rivière et de Vaugiraud apportèrent à Charette une lettre du comte d’Artois dalée de la rade d’Houat, 13 septembre : « Me voilà enfin près de vous, monsieur, disait le prince, et, si le ciel le permet, notre réunion va combler nos désirs... C’est à Noirmoutier que nous marchons. » – « Mon cœur tressaille de joie de vous savoir si près de moi », répondit Charette. Et il expliqua que le seul moyen de rendre infaillible le succès de l’expédition était de débarquer à la pointe d’Aiguillon, où les ennemis n’avaient aucune force. Mais les généraux anglais repoussèrent son plan, et l’amiral anglais ne tenta contre Noirmoutier qu’une timide attaque, qui échoua, naturellement.

L’escadre de sir Warren alla débarquer les émigrés à l’île d’Yeu, sous la surveillance et sous les ordres des généraux anglais. Les huit cents Français débarqués étaient, au surplus, accompagnés de huit mille Anglais.

Charette venait de recevoir de Louis XVIII lui-même une nouvelle lettre, terminée par ces mots : « Adieu, brave Charette ! je sens que si je pouvais jamais être jaloux de mon frère, ce serait en ce moment ; mais j’ai la ferme espérance que je n’aurai pas longtemps à l’être » (18 septembre). Brûlant d’enthousiasme, le général, effort suprême et magnifique, sut réunir autour de lui quinze mille hommes. Il les passe en revue, le 12 octobre ; les drapeaux claquent au vent, saluant à l’avance, entre les mains fiévreuses des volontaires, le frère du roi qui va venir et récompenser par là en un instant trente-deux mois de combat et de souffrances. « Les modestes musettes s’essayent à jouer l’air de Vive Henri IV, les épées s’agitent, les faux et les baïonnettes sont brandies avec frénésie. Quel dommage qu’en raison de la marche à faire dans les marais, l’armée n’ait pas déterré ses pièces de campagne enfouies sous les grands hêtres de Belleville ! C’est au son du canon qu’il faudrait recevoir un fils de France... » (Bittard des Portes.)

Tout à coup un homme, dont les vêtements de paysan ne dissimulent point l’allure militaire, s’approche du général. C’est le marquis de Grignon. Les traits de Charette se décomposent ; il vient d’apprendre que, gardé à vue par les Anglais ; le prince ne vient pas !

« Allez dire à vos chefs, s’écrie le Vendéen en pleurant de rage, que vous m’avez apporté l’arrêt de mort. Aujourd’hui, je commande quinze mille hommes ; demain, il n’en restera pas mille cinq cents. En manquant à leur parole, vos chefs m’ôtent tout moyen de les servir : je n’ai plus qu’à fuir ou à chercher une mort glorieuse. Mon choix est fait, je périrai les armes à la main ! »

C’était, en effet, le seul parti qui lui restait. Et lui et ses derniers fidèles tinrent, eux, leur parole.

L’escadre s’éloigna, après deux mois de vaine attente. Une fois de plus, les Anglais avaient desservi leurs « alliés » malheureux.

 

 

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XXXIX

 

LES DERNIERS COMBATS ET LA MORT DE CHARETTE

 

(Novembre 1795-mars 1796)

 

Hoche à la poursuite de Charette. – Le conseil du 25 novembre. – Le cercle se resserre. – Le désarmement des paysans. – Le guet-apens des Clouzeaux ; exécution de de Couëtus. – La trahison de Mme de Pontbellanger (2 janvier 1796). – Les espions de Hoche. – Charette refuse de passer à l’étranger même avec les honneurs de la guerre. – « La charette roule toujours. » – Perfidie du Directoire. – Le massacre de la Bégaudière (21 février). – La hutte du bois de Grammont. – Héroïsmes de femmes. – Le bois de la Chabotterie (23 mars). – Fous de joie ! – Le captif à Angers (24 mars). – Le long de la Loire. – Le Bouffay. – Promenade à travers Nantes (2î mars). – Le conseil de guerre. – L’exécution (29 mars).

 

Le 29 octobre 1795, Hoche lança à la poursuite de Charette six colonnes mobiles, fortes de douze mille hommes : Travot devait sillonner les districts des Sables et de Challans ; Delaage, celui de la Roche-sur-Yon ; les autres généraux, ceux de Montaigu, de la Châtaigneraie, de Machecoul, de Clisson, de Nantes et du Loroux. « Charette a six mille louis d’or, écrivait Hoche à Travot ; promettez-les et donnez-les à quiconque le prendra mort ou vif. Ne l’abandonnez plus qu’au tombeau. » Mais Charette était introuvable, et les républicains avaient beau parcourir les villages, fouiller les genêts et les forêts : ils ne voyaient « personne, absolument personne, et rentraient l’oreille basse » dans leurs cantonnements.

Il restait à Charette environ mille fantassins et trois cents cavaliers : cela lui suffisait pour attaquer les convois et renouveler ses munitions et ses vivres. Le 10 novembre, Hoche a beau écrire au Directoire, – successeur de la Convention, – qu’il n’y a plus lieu « de s’en inquiéter » : c’est le Vendéen qui, toujours à l’improviste, reprend l’offensive.

Le 21 novembre, – le jour même où il adresse à Dumouriez, qui lui fait des offres magnifiques de la part du duc d’Orléans, ce laconique billet : « Mon cher Dumouriez, dites au fils du citoyen Égalité d’aller se faire f... LE CHEVALIER CHARETTE », – il force Travot à se replier sur la Mothe-Achard. Le 25 novembre, il réunit ses principaux divisionnaires, de Couëtus, Hyacinthe et Prudent de La Robrie, Guérin, Dubois de La Pastelière ; ils avaient accepté au château de la Grange (près de Roche-Servière) une entrevue avec le général Gratien, et ils avaient rédigé une adresse de soumission à la République. Il leur dit, après avoir laissé l’abbé Rémaud lire le mémoire de pacification :

« Est-ce tout ?

– Oui, général.

– Eh bien ! jetez cela au feu. »

Puis, apostrophant ses officiers :

« Se peut-il, messieurs, que des militaires qui ont soutenu jusqu’à présent une guerre honorable pour le rétablissement de la religion et du trône me fassent une proposition aussi lâche que déshonorante ? Et vous, surtout, monsieur de La Robrie, qui vous êtes couvert de gloire en tant de combats, perdriez-vous en un instant le prix de votre courage et de vos exploits ? »

Le jeune commandant de la cavalerie rougit d’émotion et balbutia :

« Mon général, si je vous ai fait cette proposition conjointement avec beaucoup d’officiers, c’est que j’ai cru, comme eux, qu’il n’y avait ni lâcheté ni déshonneur à le faire... Mais je vous prouverai à la première occasion que je n’ai pas changé.

– Elle ne tardera guère ! » riposta Charette.

Trois jours après, il faisait reculer la colonne de Delaage dans les landes de Béjarry, où Prudent de La Robrie tombait, mortellement blessé, à la tête de l’avant-garde.

 

 

Cependant le cercle se resserrait autour des sept cents hommes, – dont trois cents déserteurs, – qui, au début de 1796, restaient à Charette. Presque toutes les paroisses suspectes avaient été désarmées. Pour se concilier les prêtres, Hoche affirmait qu’« ils pouvaient venir célébrer la messe dans sa chambre », et les paysans se soumettaient à l’inévitable. Aigri par mille déceptions, Charette faisait sabrer sans pitié les déserteurs qu’il soupçonnait de vouloir le trahir. Son valet Pfeiffer servait ces cruautés. Les dames de sa « cour » : Mme de Montsorbier et sa sœur, Mlle de Voyneau, Mlles de Couëtus, Mlle de La Rochette, charmante orpheline qu’il avait recueillie à Nantes et dont il était devenu le tuteur, lui restaient les plus fidèles.

Le vieux général de Couëtus, son second, – « l’homme le plus honnête et le plus doux » du monde, comme l’écrit Lucas-Championnière, – avait été pressé par le curé de Saint-Philbert-de-Grandlieu d’entrer en pourparlers avec le général Gratien. Charette l’y autorisa, et de Couëtus rencontra dans les landes de Jouinas le général républicain, qui lui promit d’informer Hoche de son désir de soumission. Quelques jours après, le 4 janvier, il attendait au château des Clouzeaux, chez son ami, M. de Lespinay, la réponse de Hoche, lorsqu’il fut enlevé par un détachement de cavaliers républicains et conduit à Châtillon, où Jaquelin, commissaire du directoire exécutif, le condamna à mort, malgré la récente entrevue de Jouinas. Thouzeau, aide de camp de Charette, et l’officier royaliste Lapierre, qui avaient été capturés avec lui, subirent le même sort. Thouzeau pleurait en songeant à sa femme et à ses enfants :

« Ne pleure pas, lui dit de Couëtus avant d’être percé de coups de baïonnette ; Dieu prendra soin de ta famille, et ce soir nous souperons au paradis... »

Ce guet-apens n’était pas de nature à arrêter Charette.

Le 2 janvier, il se glissait entre Vieillevigne et Montaigu et prenait la route de Clisson. Au château de la Preuille, il rencontra la belle Mme de Pontbellanger, fille du marquis de Grégo. Elle servait alors secrètement les desseins de Hoche, dont elle était devenue l’admiratrice. Elle se mêla à l’entourage de Charette et gagna les bonnes grâces de Mme de Montsorbier et de Mlle de Couëtus. Le soir, le cantonnement de la Bruffière fut cerné par trois colonnes républicaines, et, pour leur échapper, Charette et ses officiers d’élite (parmi lesquels trois vaillants émigrés : de Rochecotte, de Bourmont et de Vaugiraud) durent placer les femmes au milieu d’eux et commencer, le sabre à la main, une course effrénée qui dura vingt-quatre heures. Mme de Pontbellanger avait disparu.

Hoche revenait d’un voyage auprès du Directoire et organisait sur une vaste échelle, autour de Charette, l’espionnage et la trahison. Désespérant de le saisir même en joignant au fer l’or corrupteur, il avait en outre ordonné au général Willot, son remplaçant, de favoriser son passage à l’étranger, s’il voulait y consentir. Par l’intermédiaire de l’abbé Guesdon de La Poupardière, curé de la Rabatelière, – jadis l’un des plus chauds partisans de l’insurrection, – il lui offrit formellement des passe ports pour lui et tous ceux qui voudraient avec lui quitter la France.

Mais Charette avait juré de mourir les armes à la main : sur ses chevaux déferrés et épuisés, il continuait alors à dépister les colonnes mobiles.

Le 19 janvier, Travot, informé par un déserteur, croit le tenir dans la forêt d’Aizenay, où il n’avait conservé autour de lui que dix cavaliers. Charette se replia sur le Bois-de-Céné, puis dans le Marais, où il recruta encore deux cents cavaliers.

Le 10 février, Hoche adressait au général Gratien une lettre traduisant ainsi les intentions du gouvernement : « … Vous notifierez à Charette qu’il ait à vous joindre sans délai avec les personnes qui désirent le suivre. Vous les conduirez avec escorte à Saint-Gilles, où le commandant du port fournira un bateau qui transportera sur-le-champ à Jersey Charette, sa suite et ses effets... À l’égard des biens de Charette, sa femme ou tel homme qu’il nommera les régira et lui en fera passer le revenu à Jersey tous les trimestres. La République en fournira les moyens. Si Charette préfère aller en Suisse, l’adjudant-général Travot l’accompagnera jusqu’à Bâle. Je vous recommande de faire observer envers Charette et sa suite la conduite décente que doivent tenir en toute circonstance les défenseurs de la République. » C’étaient bien les honneurs de la guerre qu’on offrait à Charette. Il les refusa, pour combattre jusqu’à la fin le gouvernement qu’il jugeait illégitime.

Le 20 février, il réunit ses fidèles au village de la Bégaudière, jeta loin de lui le fourreau de son sabre, et, brandissant l’arme au-dessus de sa tête :

« On peut la briser jusqu’à la garde, s’écria-t-il, mais je ne la rendrai jamais aux ennemis de mon roi ! Tant qu’une roue restera, la charette roulera. »

Il écrivait, le jour même, au général Gratien : « Depuis quand la République se croit-elle autorisée à me dicter des lois que l’honneur et la justice réprouvent et que je ne puis adopter sans une insigne lâcheté ?... Persuadé que tous les vaisseaux de la République ne suffiraient pas pour transporter les royalistes du pays que j’ai l’honneur de commander, vous devez voir que mon projet de m’embarquer à Saint-Gilles est chimérique... Vaincre ou mourir pour mon Dieu et pour mon roi, voilà ma devise irréfragable. La conduite que j’ai toujours tenue doit vous convaincre du peu de cas que je fais de vos menaces... Les royalistes, animés des mêmes sentiments que moi, me chargent de vous prouver un jour vigoureusement que le règne des tyrans fut toujours plus court que celui des bons rois. Vive le roi ! LE CHEVALIER CHARETTE, lieutenant-général de l’armée du roi. » – Existe-t-il dans les annales de la chevalerie de plus sublimes bravades ?

Au reste, le Directoire n’était pas un gouvernement auquel un homme d’honneur pût se fier. Le 12 février, il avait déclaré qu’il fallait en finir avec Charette, et cela « sans aucun ménagement ». En conséquence, Hoche informa le ministre de la Guerre que, si le chef vendéen était déjà à Saint-Gilles ou en route pour s’y rendre, il se chargeait de le faire arrêter et conduire au château de Saumur...

 

 

Le 21 février, Charette allait de la Bégaudière à Saint-Sulpice-le-Verdon, avec cinquante fantassins et cent trente à cent cinquante cavaliers, parmi lesquels son frère, Louis Marin, son cousin Charette de La Colinière, l’émigré de La Porte, l’abbé Rémaud, l’ancien capitaine républicain Beaumelle, d’autres déserteurs, émigrés et officiers vendéens, Mlles de Couëtus et de La Rochette. Tout à coup la petite troupe est cernée par les hussards de Travot : elle leur passe sur le corps, mais tombe dans une embuscade de quatre cents grenadiers qui l’écrasent. Le frère et le cousin de Charette et presque tous les officiers qui l’entourent sont massacrés. Les survivants, – Lecouvreur, Guérin, Hyacinthe de La Robrie, chefs des divisions de Legé, de Vieillevigne et de Saint-Philbert, – vont faire leur soumission. Une hutte du bois de Grammont renferme maintenant toute l’armée de Charette, et une simple patrouille républicaine s’en serait emparée si la petite paysanne vendéenne Madeleine Tournant, qui courait nu-pieds derrière le général et le suivit ainsi jusqu’au dernier combat, ne l’eût averti du danger. Épuisée de fatigue, Mlle de Couëtus s’était constituée prisonnière ; mais, sollicitée de reconnaître parmi les cadavres celui de Charette, elle s’y était refusée, espérant, par l’incertitude, ralentir la poursuite des Bleus... À défaut de la tête du Vendéen, Travot reçut son guidon à fleur de lys d’or, échappé des mains d’un cavalier vendéen blessé à mort.

Six jours après, le 26 février, Travot put faire sonner l’hallali. À la Bironnière (aux environs de Froidfond), sa colonne dispersa quatre cents fantassins que Charette, pour la dernière fois, avait rassemblés « de par le roi » ; soixante furent massacrés. Leurs chevaux harassés refusant de les porter, Charette et ses cavaliers continuèrent à pied leur retraite vers les bois de Touvois et de Grandlande. Le « second fondateur de la monarchie » ne pouvait plus se fier qu’aux petits pâtres, aux pauvres gens qui lui signalaient les patriotes, déguisés en brigands, lancés sur ses traces. Son escorte le rejoignit, le soir, au plus épais des taillis. Blessé à la tête et à l’épaule droite, miné par la fièvre, il s’enveloppait dans sa « couette » poitevine, auprès d’un feu de bivouac qu’il laissait souvent s’éteindre par prudence. Quelques femmes, quelques enfants grimpés sur les arbres lui servaient de vedettes et, se faufilant à travers les genêts, venaient lui dire tout bas : « Méfiez-vous, notre général, voilà les Bleus. » L’abbé Rémaud l’accompagnait toujours, ainsi que son domestique Rossard, le féroce mais fidèle Pfeiffer, le chevalier de L’Espinay de La Hoche, une cinquantaine d’hommes, dont les deux tiers de déserteurs républicains.

Le 23 mars, des espions signalèrent sa présence à la métairie de la Pellerinière, à deux lieues de Legé. Aussitôt, des Lucs, de Saint-Philbert-de-Bouaine, de Chauché et de Montaigu, quatre colonnes, commandées par les adjudants-généraux Valentin, Mermet, Travot et le chef de bataillon Dupuis, opèrent autour de lui leur concentration. L’espingole à la main, il soutient pendant une heure et demie le choc des cent grenadiers de Valentin avec trente-deux hommes. Dix sont tués à ses côtés, et il s’élance pour échapper aux Bleus, auxquels il sert de point de mire. Un coup de feu le blesse encore à la tête ; un coup de sabre lui coupe trois doigts de la main gauche. Pfeiffer lui enlève alors son chapeau à panache blanc, s’en couvre, se sauve du côté opposé et entraîne ainsi les ennemis, qui, le prenant pour Charette, le criblent de halles.

Au pas de course, Charette se dirige vers le bois de l’Essart ; mais il s’y heurte au bataillon le Vengeur du commandant Dupuis, et il se rejette dans le bois de la Chabotterie. La colonne de Travot l’y encercle. Il lui reste une quinzaine d’hommes, qui sont bientôt massacrés. Il veut franchir un fossé ; mais il tombe sans force, évanoui, au pied du talus. Son domestique Bossard le charge sur ses épaules, mais tombe à son tour, mortellement frappé. Deux autres Vendéens remplacent Bossard. Une salve de coups de fusil abat alors ses derniers défenseurs, et Travot lui-même se précipite sur sa proie :

« Es-tu Charette ? demande le républicain au Vendéen, qui reprend ses sens.

– Oui. Es-tu Travot ?

– Oui.

– À la bonne heure ! C’est à toi seul que je voulais me rendre. »

Et Travot, lui faisant donner un cheval, l’emmène au château de Pont-de-Vie, puis à Angers.

Le lendemain, Travot recevait, devant son prisonnier, le brevet de général de brigade, que le Directoire avait destiné à celui qui opérerait la capture. Le général Grigny écrivait à Hoche : « En vérité, nous sommes comme des fous depuis cette bonne nouvelle ! » Alors employé en Normandie contre les Chouans de Louis de Frotté, Hoche répondit, le 27 mars : « La nouvelle va atterrer le parti royaliste. Cette arrestation, du moins, assure la tranquillité de la République. » À Paris, les Directeurs firent annoncer la victoire sur tous les théâtres... Tel était donc le prestige de Charette, que son héroïsme semblait, à lui tout seul, balancer la fortune de la République ! La jubilation de ses ennemis suffirait à sa gloire.

 

 

Passant par Montaigu, Chemillé, Cholet, – qu’il traversa le vendredi saint, – les Ponts-de-Cé, il arriva à Angers le 24 mars. Devant l’hôtel de Lantivy, l’aide de camp du général Hédouville voulut l’aider à descendre de cheval ; mais il s’y refusa et sauta seul à terre, bien qu’il fût blessé à la cuisse.

Hédouville le fit dîner à sa table, en compagnie d’un grand nombre d’officiers ; il y critiqua avec modération et sagacité, d’une voix détachée qui semblait déjà une voix d’outre-tombe, les diverses phases de la guerre.

Nantes et les Sables désiraient jouir du spectacle de son supplice. Hédouville donna la préférence à son collègue Duthil, commandant la place de Nantes, et Charette, le 26 mars, descendit la Loire sur un bateau chargé de gendarmes, de grenadiers, d’officiers, parmi lesquels Travot, Grigny et Valentin. Des chaloupes canonnières saluaient, de loin en loin, de leurs détonations, prévenant ainsi les postes républicains de faire bonne garde. Le prisonnier contemple une dernière fois les rivages de la Vendée : Saint-Florent ; Oudon, proche de la Contrie, son château familial ; le Loroux, pays de ses gars les plus intrépides ; le Pont-Rousseau, les quais de Nantes, d’où surgissent les souvenirs de son bombardement, puis de son cortège triomphal... À 1 heure du matin, il accoste en face de la prison du Bouffay. La garnison tout entière est prête à prendre les armes. La foule silencieuse le voit passer à la lueur des falots : sa tête est bandée avec un mouchoir ; son bras est en écharpe ; sur sa veste gris-bleu sont brodés trois crucifix, une croix de Saint-Louis, des fleurs de lis d’or. Il disparut derrière la porte du Bouffay, où cinquante chasseurs veillèrent sur lui.

Le lendemain 28, le chirurgien Valteau voulut panser sa main mutilée ; il lui déclara que c’était inutile. Il fut emmené chez le général mayençais Duthil, qui, sans l’émouvoir, le traita grossièrement de brigand et de scélérat. Après l’interrogatoire, Duthil, au lieu de le faire reconduire directement à sa prison, eut la lâcheté de le promener à pied à travers la ville, précédé de cinquante tambours et de cinquante musiciens, entouré d’un caracolant état-major d’officiers généraux. Sans insolence et sans bassesse, il recevait les insultes de la populace : le sang filtrait à travers ses vêtements ; mais il relevait la tête, et ses yeux de feu illuminaient, au creux des orbites, son teint de bronze. Pourtant, vers la Fosse, il tomba d’épuisement et dut entrer chez un épicier pour absorber un verre d’eau-de-vie. Il rentra au Bouffay après deux heures de marche.

« Nous avons fait une bonne promenade, observa-t-il ; cela vaut bien une poularde et une bouteille de vin ! »

Et il causa gaiement avec les officiers qui assistaient à son dernier dîner.

Sa sœur et sa cousine, Mme de Charette de Thiersant, vinrent le visiter en vêtements de deuil :

« Retenez vos larmes, supplia-t-il, et n’affaiblissez point un courage dont j’ai plus besoin que jamais. »

Le 29 mars, il comparaissait devant le conseil de guerre présidé par le chef de bataillon Gautier :

« Citoyens, déclara le capitaine-rapporteur Perrin, le crime ne peut avoir que des succès éphémères ; il n’y a de stable que la vertu. Charette, fléau de la patrie, doit éprouver le sort commun à tous ceux qui troublent l’ordre et l’harmonie de la société. »

La vertu, l’ordre, l’harmonie sociale, tout cela était représenté par le gouvernement révolutionnaire... L’avocat Villeneuve, défenseur de Charette, demanda un délai pour se procurer l’armistice conclu avec Travot ; mais le président, par trois fois, lui imposa silence. Charette s’entretint cordialement avec les généraux qui assistaient à la séance, tandis qu’on rédigeait le jugement ordonnant son immédiate exécution. Il l’écouta sans émotion et demanda un prêtre insermenté. Comme la loi n’en connaissait pas, il accepta le ministère du curé constitutionnel Guibert, et il resta deux heures à genoux devant Dieu.

« J’ai bravé cent fois la mort, dit-il au prêtre qui l’exhorte au courage. J’y vais pour la dernière fois sans la braver, sans la craindre. »

À 4 heures, le roulement funèbre des tambours appelle cinq mille hommes sur la place des Agriculteurs, aujourd’hui place Viarmes. Le condamné descend l’escalier du palais en récitant le Miserere. Un individu s’avance vers lui, l’insulte à la bouche ; il le regarde avec pitié, sans interrompre sa prière. Douze généraux le suivent, avec leurs états-majors en grand uniforme. Rue de Gorges, devant la maison que lui a indiquée sa sœur, il incline la tête sous la bénédiction furtive d’un prêtre catholique. Place Viarmes, il regarde en souriant le cercueil où il va descendre. Dix-huit des chasseurs basques qui l’ont capturé forment le peloton d’exécution. Il refuse de se mettre à genoux et de se laisser bander les yeux ; puis, comme s’il était encore à la tête de ses soldats, il commande les temps de la charge. Arrivé au dernier, il dégage de l’écharpe son bras gauche blessé et met la main droite sur son cœur :

« Soldats, crie-t-il, ajustez bien, c’est ici qu’il faut frapper un brave ! »

Transpercé de sept balles, dont l’une à la tempe, son corps, d’abord resté droit, s’affaisse lentement, tandis que les tambours et les fanfares annoncent la victoire de la République.

Le cadavre fut jeté dans une carrière, au bord du chemin de Rennes. Deux jours après, la municipalité le faisait déterrer pour s’assurer encore qu’il ne vivait plus.

« Charette est mort, annonça le Bulletin politique de Paris, et, suivant l’usage, la tourbe impure des écrivailleurs vendus ou à vendre s’empresse de charger sa mémoire des plus odieuses imputations... Qu’auront de commun leurs déclamations achetées avec le jugement impartial de la postérité ? Plus désintéressée, elle mettra le nom de Charette à côté de Sertorius, et peut-être un jour un nouveau Corneille honorera son génie en célébrant les travaux et la gloire du dernier des chevaliers français. »

S’il ne fut point le dernier de nos chevaliers, nul Français du moins ne saurait nier que son panache blanc abrita l’une des plus opiniâtres fidélités qui ait servi et qui, peut-être, sans de trop grands abandons, eût été capable de sauver les traditions nationales.

 

 

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XL

 

LA DERNIÈRE ANNÉE DE STOFFLET – SAINT-FLORENT

LA SAUGRENIÈRE

 

(Mars 1795-février 1796)

 

Stofflet contre Charette. – – Le cordon de troupes. – Entrevue avec Canclaux (6 avril 1795). – « Qui vive ? – Royalistes ! » – Le clocher de Chanzeaux (10 avril 1795). – Les Bleus dans la forêt de Maulévrier (21 avril). – La paix de Saint-Florent (2 mai 1795). – Vengeances individuelles. – Les commissaires de la Convention ; anarchie républicaine. – Nouvelle entrevue de la Jaunaye (8 juin 1795) ; plaintes de Stofflet et de Charette. – La mauvaise foi des représentants. – Stofflet et Louis XVIII. – Le château de la Morosière. – Stofflet lieutenant-général (novembre 1795). – Entrevue avec Hoche (12 décembre). – Stofflet pacificateur. – Il attend l’arrivée du comte d’Artois. – Les insultes de Hoche (janvier 1796). – Stofflet reprend les hostilités et marche à l’échafaud. – Derniers appels au comte d’Artois. – Les trois cents fidèles des Cabournes (21 janvier). – Dernières victoires. – Dans la forêt de Maulévrier. – La métairie de la Saugrenière (23 février). – Le supplice de Stofflet (25 février).

 

Stofflet, lui aussi, avait succombé sous le poids de l’isolement, et la fin du garde-chasse vendéen mérite d’être racontée après celle du chevalier.

Le rival de Charette avait été indigné du traité conclu sans lui, à la Jaunaye. Le 3 mars 1795, « le conseil militaire de l’armée catholique et royale de l’Anjou et du haut Poitou » avait lancé une proclamation flétrissant « le lâche abandon qu’avaient fait de leur poste » Charette et ses lieutenants : « Tous les officiers fidèles à Dieu et au roi existant dans le pays conquis, disaient les signataires, sont invités, au nom de la religion, du roi et de l’intérêt public, à se réunir à nous dan ci le plus court délai... Tous individus qui tenteraient de rompre cette union ou publieraient des arrêtés ou proclamations venant de la République, de ses chefs ou de ceux qui s’y sont réunis, seront arrêtés de suite, traduits devant le conseil militaire et punis exemplairement... »

Deux jours après, Stofflet et son conseil adressaient aux habitants une nouvelle proclamation, terminée par ces mots : « Français, écoutez le cri de la religion, la voix de la conscience et celle de l’honneur. Prêtez une oreille attentive aux lugubres accents d’un million de victimes égorgées par ceux mêmes qui vous offrent la paix,... et après cela traitez, si vous l’osez, avec la République ! »

« Stofflet est un fou, que Bernier perdra », dit Charette à la lecture de ce document. Et l’on vit, spectacle lamentable ! les deux chefs chercher à se détruire.

Le 6 mars, Stofflet s’empara, au Fief-Sauvin, de Prudhomme, chef de la division du Loroux, et le conduisit à Maulévrier, où le massacrèrent les chasseurs angevins. Sapinaud, dont le quartier général fut pillé ; Vaugiraud, les deux frères de Bruc, eurent grand’peine à s’échapper. – Charette, d’accord avec les représentants et avec Canclaux, dont il reçut des vivres et de la poudre, marcha contre Clisson, d’où Stofflet s’était heureusement échappé, puis établit un cordon de troupes qui isola son pays de l’Anjou et du haut Poitou et dispensa ses soldats de continuer cette lutte fratricide.

Mais ce cordon vendéen devint bientôt inutile, car les colonnes républicaines sillonnant le Bocage réduisirent Stofflet aux abois. Avec trois mille hommes, la plupart levés de force, munis seulement de deux cartouches chacun, il fut écrasé à Saint-Florent et dut se réfugier au plus épais de la forêt de Vezins. Le 26 mars, l’adjudant-général Beker vint à Cerizay lui apporter, de la part de Canclaux, des paroles de paix : il accepta une entrevue avec Canclaux, qui venait d’établir quatre mille hommes à Mortagne. En se rendant, le 6 avril, près de cette ville, à la métairie de la Haye, où devait avoir lieu la conférence, son escorte rencontra la colonne du général Legros :

« Qui vive ?

– Royalistes ! répond Stofflet en s’avançant, avec Denion du Pin et soixante-dix hommes, au milieu des Bleus. Je vais conférer avec les représentants de la nation. Soldats, laissez passer le général des brigands ! »

Et la colonne, s’ouvrant, lui présente les armes. On exigea qu’il reconnût la République ; il s’y refusa, même pour la forme.

« Ce que vous faites là est digne d’un brave », dit Canclaux à Stofflet, qui retourna dans la forêt de Maulévrier.

Deux de ses lieutenants, de Rostaing et le Franc-Comtois Berrard, l’avaient encore abandonné.

 

 

Les hostilités continuèrent, marquées de part et d’autre de dures représailles au cours desquelles on ne faisait pas plus de cas de la vie d’un homme que de celle d’une bête, marquées aussi de traits héroïques comme celui du clocher de Chanzeaux.

Au matin du 10 avril 1795, deux colonnes de mille hommes, commandées par Caffin et Friederichs, cernaient le bourg de Chanzeaux, où vingt et une maisons seulement, sur soixante-dix-neuf, avaient échappé aux dévastations de Turreau. L’église elle-même avait été incendiée ; la toiture de la voûte emplissait la nef de ses débris carbonisés ; la flèche du clocher était renversée ; seule, la tour, privée de ses cloches, restait intacte. Le sacristain Maurice Ragueneau, qui, taillé en hercule, avait participé à tous les combats de l’Anjou, résolut d’y résister jusqu’à la mort. Il s’y campe avec dix-sept braves, avec l’abbé Blanvillain, ancien vicaire assermenté de Concourson, avec dix femmes qui ne veulent point abandonner leurs maris et leurs frères, et dont deux portent des enfants dans leurs bras. Il achève d’y monter des vivres et des munitions, lorsque arrive l’avant-garde du général Caffin. Il tire sur les républicains qui passent à sa portée. On lui promet la vie sauve, s’il consent à se rendre ; mais les cris de « Vive le roi ! vive la religion ! » répondent à la sommation, et Ragueneau abat d’un coup de hache le premier Bleu qui parvient au sommet de l’escalier.

Grimpés sur les échafaudages, postés aux étroites fenêtres du clocher, les dix-sept Vendéens fusillent les assiégeants. Vingt républicains, dont deux officiers, ont déjà succombé, et le combat dure depuis cinq heures, lorsque des charretées de paille et de fagots sont entassées sous le clocher. Bientôt les flammes dévorent les madriers qui ferment la voûte ; elles montent en tourbillonnant à travers les échafaudages. Suspendus sur les entablements, entre le ciel et le feu, suffoqués par la chaleur et la fumée, frappés par les balles, les assiégés demandent au prêtre une suprême bénédiction. L’abbé Blanvillain tient à la main un calice dérobé au pillage ; blessé par la balle qui a fracassé le vase sacré, il parle de capitulation.

« Rappelez-vous, répond Ragueneau, le serment sacrilège que vous avez fait : Dieu vous donne, pour l’expier, le bonheur du martyre. Remerciez-le, priez pour nous et donnez l’exemple du courage. Quant à moi, jamais, jamais je ne me rendrai à ces misérables ! Le clocher a été mon berceau, il sera mon tombeau. »

De nouveau frappé, le prêtre demande à Dieu pardon de sa faiblesse, confie son calice à l’une des femmes, qui le jette au milieu des décombres, puis tombe lui-même dans le brasier.

Les échafaudages supérieurs s’écroulent, les Vendéens disparaissent les uns après les autres. Ragueneau, qui combat encore, fait un grand signe de croix et disparaît à son tour. Sa sœur Jeanne, jeune fille de vingt ans, veut le suivre ; on l’arrête :

« Ce n’est pas offenser Dieu, dit-elle, que d’échapper par la mort à ces monstres. »

Et elle se précipite au milieu des flammes en s’écriant :

« Mon Dieu ! ayez pitié de moi... »

La veuve du sacristain, cinq autres femmes, qui doivent se dépouiller de leurs robes en feu, deux enfants, treize hommes, attendaient, en prières, la consommation du sacrifice.

Tant d’héroïsme touche le cœur des républicains ; ils promettent de respecter les femmes, appliquent des échelles pour les sauver et retirent du brasier Jean Dutertre, âgé de treize ans. On voit des soldats couvrir de leurs manteaux les blessures à nu des pauvres filles. Par contre, à peine Mathurin Guais, garçon meunier de Chanzeaux, et son compagnon Hayault ont-ils touché le sol, qu’ils sont entraînés dans un jardin voisin et fusillés. Les autres prisonniers furent incarcérés à Chemillé et à Angers.

« En apprenant ces détails des témoins oculaires qui vivent encore, a écrit le comte de Quatrebarbes, je croyais entendre un épisode emprunté aux actions de la Légion thébaine et des jeunes vierges que Rome païenne vouait dans l’amphithéâtre à la dent des tigres et aux outrages du peuple. »

En 1831, il y avait à Chanzeaux douze cent soixante-treize habitants, soit cinq cent quatorze de moins qu’en 1790. On connaît les noms de cinq cent neuf personnes de ce bourg lâchement massacrées ou tuées sur les champs de bataille.

 

 

Stofflet pouvait-il prolonger de pareils sacrifices ?

Le 6 avril, à Saint-Macaire, sept de ses officiers apportèrent leur soumission aux représentants Dornier et Morrisson. Le 21, sept à huit mille Bleus envahirent la forêt de Maulévrier, détruisirent l’arsenal de Stofflet et achevèrent les blessés de son hôpital, parmi lesquels le fameux Meunier, de Cholet, qui fut brûlé vif avec des femmes et des enfants. Enfin, le 2 mai, apprenant par de Beauvais que les chefs bretons ont signé la paix à la Mabilais, Stofflet arriva à Saint-Florent à la tête des compagnies qu’il avait réunies en leur annonçant la fin de la guerre. En présence des parlementaires républicains Dornier, Ruelle, Bollet, Jarry et Chaillon, il accepta la convention accordant à la Vendée l’exercice libre et paisible de la religion, le remboursement des bons royaux, une indemnité de deux millions deux cent quarante-trois mille francs, la formation d’une garde territoriale vendéenne, soldée par la République, qui permettrait aux insurgés d’échapper à la conscription. Une déclaration signée par le général, vingt-six de ses officiers et le commissaire général Bernier, affirmait qu’ils se soumettaient « aux lois de la République une et indivisible ». « Puisse cette démarche de notre part, ajoutaient-ils, éteindre le flambeau des discordes civiles et montrer aux nations étrangères que la France n’offre plus qu’un peuple de frères, comme nous désirons qu’elle ne forme bientôt avec elles qu’une société d’amis ! »

Stofflet remit son épée au fourreau :

« Ah ! dit-il à ses officiers les larmes aux yeux, si M. Henri de La Rochejaquelein vivait encore, nous n’en serions pas là ! »

Il refusa de quitter sa cocarde blanche, sauf hors de la Vendée ; et lorsqu’il monta sur le bateau qui l’emmenait au dîner offert par les représentants, il se para du beau plumet tricolore offert par Ruelle.

Rentré à Maulévrier, il proclama la paix aux habitants de l’Anjou et du haut Poitou : « Français, les jours de deuil et d’oppression sont écoulés... La Vendée renaîtra de ses cendres. Jouissez donc des douceurs de la paix avec cette sécurité qu’inspire la confiance ; professez sans crainte et sans trouble la religion de vos pères... Tels sont les engagements sacrés pris à votre égard ; la loyauté française en garantit l’exécution. Désormais, la paix et l’union seront notre cri de ralliement... »

Il songeait à reprendre ses fonctions de garde-chasse et à laisser à son ancien seigneur, le comte de Colbert (qu’il avait tenu à faire comprendre dans le traité), le commandement des deux mille hommes de la garde territoriale. Mais Louis XVIII n’accorda aux offres de services du comte de Colbert que des réponses dilatoires, et Stofflet conserva, avec son commandement, le mérite de son admirable abnégation.

 

 

La paix de Saint-Florent, – pas plus que celle de la Jaunaye, – n’était ni ne pouvait être durable. Les Vendéens avaient déposé leurs armes, mais non leur âme. Des deux côtés on avait promis beaucoup plus qu’on n’avait l’intention de tenir, et bientôt, nous l’avons vu, les raisons ne manquèrent point pour rompre une trêve qui n’était nullement, de la part du gouvernement révolutionnaire, une trêve de Dieu.

Dès le 8 mai, Stofflet se plaignit à Savary, adjudant-général commandant à Cholet, du désarmement des soldats. Savary répondit qu’il fallait prévenir les assassinats, malheureusement trop fréquents, commis sur les républicains isolés. – En beaucoup d’endroits, en effet, la guerre continuait d’individus à individus. On avait trop de crimes à venger.

À la fin de mai, les esprits parurent moins agités : « La Vendée est aussi calme que possible après l’affreuse épreuve à laquelle on l’a soumise, écrivit Canclaux à la Convention, le 28 mai. Les chefs et les paysans n’aiment pas plus la République qu’avant la paix ; mais le plus grand nombre, qui est toujours armé, même en travaillant à la terre, ne pense pas à reprendre les hostilités. Tous redemandent leurs prêtres et leurs églises ; quelques-uns parlent des indemnités qu’on doit leur accorder. Je crois qu’il serait urgent d’en payer une partie. »

Malheureusement la Convention n’écoutait point ces conseils de prudence. Le jour même où l’avertissait Canclaux, elle ordonnait de poursuivre, de juger et de punir « comme rebelles à l’autorité légitime » les citoyens qui auraient, depuis la pacification, formé des rassemblements armés illégaux, ainsi que les chefs qui continueraient à prendre leurs anciens titres ou à en exercer les fonctions. Une vingtaine de commissaires furent envoyés dans l’Ouest, où ils multiplièrent les mesures ainsi décrites par Hoche : « Ils disposent de la vie, de l’honneur, de la fortune des citoyens... Les propriétés sont à la merci de ces vampires. Tout est enlevé, on ne paye rien. L’administration est confiée à des mains impures et inhabiles. Les représentants du peuple, qui de vingt côtés m’inondent de leurs paperasses, travaillent séparément à faire une législation particulière à l’armée et aux malheureux qu’ils nomment leurs administrés. L’habitant ne sait que penser de cette fluctuation monstrueuse, n’obéit pas aux lois dans la crainte de désobéir aux arrêtés ; et enfin, désespéré, ne connaissant plus de frein, n’ayant confiance en qui que ce soit, il s’arme pour sa liberté et ses propriétés. »

En Vendée, cette anarchie était encore augmentée par les soldats républicains qui revêtaient l’habit vendéen pour vivre de pillage et de crimes.

Le 4 juin, Charette, oubliant ses dissentiments, écrivit à Stofflet pour le prier d’adresser au Comité de salut public de communes doléances. Le 8, ils se rencontrèrent à la Jaunaye avec Bernier, Sapinaud, de Bruc, Fleuriot, de Couëtus, et ils remirent aux conventionnels Ruelle, Jarry, Dornier, Menuau, Chaillon et Gaudin, des représentations affirmant leur « soumission aux lois de la République », mais dénonçant les violences et la mauvaise foi de leurs adversaires. « Les rapports qu’on a pu faire sur le pillage et les meurtres particuliers, disaient-ils, sont non seulement exagérés, mais pour la plupart faux et calomnieux. Si quelques victimes ont succombé, c’est moins par excès de confiance de leur part que par les imprudences, les excès, les menaces qu’elles se sont permis. On ne doit attribuer les vengeances partielles qu’à la rentrée impolitique et précipitée de quelques terroristes dans leurs foyers, aux rapports insidieux de quelques malveillants,... à l’attitude guerrière que la République conserve toujours à notre égard, non seulement en ne retirant pas ses troupes d’un pays épuisé, mais encore en les faisant refluer, depuis la paix, dans les cantonnements qu’elles n’occupaient pas à cette époque... Écartez pour un temps, des contrées que vous avez pacifiées, ce petit nombre de terroristes et d’hommes de sang que le cri public vous désigne... »

Réclamations de pure forme et qui ne constituaient même plus un ultimatum ! Une note du Courrier de l’Égalité avait, en effet, averti des chefs vendéens du guet-apens qui les attendait à la Jaunaye, et ils avaient dû amener avec eux deux cent cinquante de leurs plus braves officiers pour repousser au besoin la force par la force. Le lendemain, les représentants écrivaient au Comité de salut public : « On, s’est séparé avec des marques réciproques de confiance et d’affection. Nous sommes bien décidés à l’arrestation de tous les chefs, mais il faut réunir dans le même jour au moins quarante mille hommes. La déclaration des chefs vendéens ne nous fait pas changer d’opinion. »

Le représentant Gaudin, prêtre apostat, ordonna à Canclaux d’arrêter le chef vendéen du canton des Sables :

« Je respecte beaucoup vos ordres, répondit le général ; mais je respecte encore plus les traités. » Et il refusa.

À la Poitevinière, le comte de La Bouëre fut saisi dans son château par dix gendarmes, qui durent heureusement lâcher prise devant les menaces de soulèvement du lieutenant vendéen René Véron. Allard, ancien aide de camp de La Rochejaquelein, fut invité à dîner par l’adjudant-général Cortez, qui le fit appréhender au milieu du repas, avec vingt de ses hommes, par les chasseurs de Cassel.

Nous avons vu qu’Amédée de Béjarry et de Scépeaux furent à cette époque députés à Paris pour tenter une dernière démarche conciliatrice. Elle n’aboutit pas. Déjà Charette, le 26 juin, avait repris la guerre.

Stofflet hésitait à l’imiter. Le 21 juillet, il envoyait encore à Béjarry et à Scépeaux une lettre, signée aussi par Bernier, affirmant que « tous les efforts qui dépendraient d’eux seraient mis en œuvre pour la conservation de la paix ». Au reste, il n’avait pas reçu de Louis XVIII les mêmes faveurs que Charette. Au château de la Morosière, M. de Rivière, envoyé du roi, lui avait seulement conféré le grade de maréchal de camp et la croix de Saint-Louis, sans cordon rouge,... parce qu’il n’était pas gentilhomme. Son camp devint le rendez-vous des officiers mécontents de Charette. Tandis qu’on mourait à Quiberon et que les Anglais organisaient leurs « débarquements » sur les côtes du Marais, Stofflet vivait paisiblement dans sa paroisse de Neuvy, où Bernier prononçait d’édifiants sermons. Mmes de La Paumelière et de Cambourg, du château de Lavouër, voisin de la Morosière, lui constituaient, à lui aussi, une petite cour.

Le comte d’Artois stationna à l’île d’Yeu... et retourna en Angleterre. Charette se débattit comme un lion contre les colonnes mobiles de Hoche. Le secours de Stofflet devenait le dernier moyen de salut.

En novembre, le marquis de La Ferronnière, déguisé en marchand forain, vint de Bâle à Maulévrier, où il remit enfin à Stofflet, de la part du comte d’Artois, le brevet de lieutenant-général et le cordon rouge. Hoche proposa aussitôt à Stofflet une conférence qui eut lieu, le 12 décembre, au bourg du May. Tout comme Charette, Stofflet refusa de quitter la France avec le passeport et l’argent qu’on lui offrait ; mais il promit d’aider le général à pacifier le pays :

« Si la République manque à sa parole, ajouta-t-il fièrement, sachez que je saurai y aviser ! »

Il tint d’abord la sienne.

Vers le milieu de décembre, le comte de Colbert, accompagné de trois gentilshommes émigrés : MM. de La Garde, de Châtillon et de Bourmont, vint de la part du comte d’Artois supplier son ancien garde-chasse de se réconcilier avec Charette et de se joindre à lui pour tendre la main aux insurgés bretons. Loyalement il répondit, le 15 décembre, à Monsieur, frère du roi : « Il est essentiel que Sa Majesté sache que le dernier plan envoyé par Elle aux chefs des armées catholiques et royalistes ne peut être exécuté ; que les Vendéens ont passé la Loire une fois et ne le feront pas une seconde fois ; qu’en conséquence la Vendée n’offrirait plus à son roi qu’un monceau de ruines si l’on ne faisait traîner en longueur, au moins jusqu’au débarquement promis par Son Altesse, les négociations avec la République. Le jour, en effet, où un prince de la Maison de France viendrait sur le sol de la Vendée risquer sa vie pour sauver la monarchie, le garde-chasse de M. de Colbert n’aurait plus qu’à obéir à la volonté souveraine du roi. »

Il crut devoir la servir sans cette condition, en soldat qui ne discute plus.

 

 

Au début de janvier 1796, les troupes de Hoche enserraient ses cantonnements, et son arrestation paraissait imminente. Secrètement, il ordonna de reformer ses divisions. « Je vous observe », lui écrivit le 4 janvier le général Willot, qui remplaçait Hoche parti à Paris. Le 8, Hoche, de retour, lançait aux Vendéens une proclamation où il les avertissait qu’ils trouveraient en lui un ami sûr, mais sévère :

« Pour qui et pourquoi portez-vous les armes ? leur demandait-il. Est-ce pour rétablir vos seigneurs, leurs droits féodaux, la dîme, les corvées personnelles, la gabelle, les impôts, etc. etc. ?... Ardent à vous servir à l’occasion, je serai aussi ardent à réprimer vos désordres qu’à poursuivre les voleurs, les émigrés, les assassins et les autres royalistes, quels que soient la livrée et le masque dont ils se couvrent. »

On ne pouvait avec une plus maladroite inconscience insulter les Vendéens !

Le 20 janvier, Stofflet proposa à Hoche une nouvelle conférence. Le général républicain avertit alors le Directoire qu’il irait en compagnie nombreuse « rendre visite à ces scélérats ». En attendant, il ordonna d’arrêter Amédée de Béjarry et ses deux compagnons, Pranger et Ussault. Le 26, Stofflet lançait cette proclamation à son armée : « Braves gens, le moment est venu de vous montrer. Dieu, le roi, le cri de la conscience, celui de l’honneur et la voix de vos chefs vous appellent au combat. Plus de paix ni de trêve avec la République ; elle a conspiré la ruine du pays que vous habitez. Vous enchaîner sous ses lois barbares, vous associer à ses crimes, arracher de vos mains le fruit de vos travaux, vos graines, vos subsistances, vos dernières ressources, tels sont ses projets... Ressaisissez donc avec l’énergie dont vous êtes capables ces armes terribles que vous ne déposâtes qu’en frémissant. Volez au combat, je vous y précéderai ; vous m’y distinguerez aux couleurs qui décoraient Henri IV à Ivry. Puissent-elles être pour nous comme pour lui le signal de la victoire ! Vive le roi Louis XVIII ! »

Malgré ces accents enflammés, il ne se faisait aucune illusion :

« Mes amis, disait-il à ses officiers, nous marchons à l’échafaud ; mais c’est égal, vive le roi quand même ! »

Au reste, il eut soin, le 27 janvier, d’écrire au comte d’Artois : « … Il ne nous reste plus qu’un vœu à former : celui de voir au milieu de nous Votre Altesse royale. Tous les braves Vendéens le désirent et prodigueront pour Elle le sang que la rage de nos ennemis a jusqu’ici épargné. Votre présence, Monseigneur, est indispensable pour le soutien de la cause ; sans elle, les efforts seraient vains, les succès balancés et le découragement inévitable ; avec elle, l’union se consolide, les cœurs s’enflamment, l’esprit public se vivifie et la cause triomphe. Daignez donc, en secondant nos désirs, hâter un moment aussi précieux pour nous que favorable aux intérêts de votre gloire. »

On ne sait cc qu’eût produit, en 1796, l’arrivée d’un prince. En tout cas, l’appel de Stofflet fut peu entendu.

« On a fait la paix sans nous, disaient les paysans ; qu’on fasse donc aujourd’hui la guerre sans nous ! »

La liberté religieuse leur suffisait, et ils se méfiaient des émigrés qui prétendaient remplacer leurs capitaines de paroisses. Trois à quatre cents hommes seulement se réunirent le 27 janvier dans les landes des Cabournes, vers Jallais. Hoche, furibond, lança contre eux les troupes du chef de brigade Spithal et jura d’exterminer « les prêtres qui, rugissant comme des lions, prêchent le carnage, le vol et l’assassinat ». Hoche, encore une fois, se trompait d’adresse.

Il se trouvait à Chemillé, avec six mille soldats. Le 29 janvier, averti de la présence de Stofflet à Neuvy, il envoie un détachement contre le Vendéen, qui fuit à Saint-Quentin, disperse ses hommes, puis va se heurter, vers l’étang de Péronne, aux trois mille soldats du général Caffin. Stofflet gagne les bois d’Anjou, rejoint aux environs des Aubiers la troupe de Piet de Beaurepaire et va avec elle s’emparer de la ville de Bressuire. Ce fut, avec la prise d’un convoi, sa dernière victoire.

Poursuivi par les colonnes républicaines, abandonné par les paysans découragés qui regagnent leurs chaumières, il se relire dans la forêt de Maulévrier avec son secrétaire Coulon et quatre officiers. Papin, métayer des Baudières, lui construit une hutte où il se confine durant quinze jours, n’osant marquer sur la neige l’empreinte de ses pas. Hoche semait l’or à pleines mains, prodiguait ses paroles de paix et faisait enlever les femmes et les bestiaux des rares insurgés.

 

 

Le 12 février, l’abbé Bernier convoqua Stofflet à une conférence qui devait avoir lieu à la métairie de la Saugrenière, paroisse de la Poitevinière, lieu dissimulé derrière un rideau de grands arbres, au fond d’épais fourrés. Stofflet y parvint au soir du 23 février, avec son domestique Moreau, son secrétaire Coulon, ses courriers Pineau et Michel Grolleau, ses aides de camp de Lichstenheim et Devarennes, le chouan Érondelle, envoyé par Scépeaux. L’abbé Bernier arriva de son côté avec Jean et François Soyer, M. de Jouette, envoyé par Puysaye, et Chesnier-Duchesne, délégué de Charette.

Après une discussion qui dura jusqu’à 1 heure du matin, ces derniers se retirèrent dans les métairies voisines, et Stofflet resta avec les siens à la Saugrenière.

La trahison avait agi, perpétrée sans doute par les pauvres, espions déguisés, qui s’étaient présentés durant le jour. À 11 heures du soir, Lontil, chef du 7e bataillon de Paris, partit de Chemillé avec deux cents fantassins et vingt-cinq cavaliers. Avant le jour à la Saugrenière, il cerna la maison de pisé et heurta la porte :

« Qui vive ?

– Forestier ! »

À ce nom connu on ouvre, et vingt-quatre grenadiers se précipitent à l’intérieur au cri de : « Vive la République ! »

L’habitation, toute en rez-de-chaussée, comprenait trois chambres : la chambre principale, ou maison, servait de dortoir à Stofflet et à ses compagnons. Dans le fournil s’étaient retirés le fermier Lizé, ses fils et ses domestiques, braves gens qui avaient coutume d’accueillir tout Vendéen par ces mots : « Tout est à toi chez moi. »

La métayère, sa servante, une réfugiée paralytique, Mlle de Grignon, et sa gouvernante, Perrette Pineau, dormaient dans la troisième chambre, que surmontait le grenier à blé. Toute la Vendée, en raccourci, reposait sous ce toit hospitalier.

Les Bleus ne trouvant pas de chandelle pour dissiper l’obscurité, un soldat crève de sa baïonnette la paillasse où gît Mlle de Grignon et en retire une poignée de paille qu’il enflamme aux charbons du foyer. À cette lueur fumeuse, ils arrêtent Lichstenheim, Devarennes et Pineau. Érondelle s’est blotti derrière un coffre, et Coulon sous une armoire, avec les papiers ramassés précipitamment sur la table. Michel Grolleau, qui réussit à s’échapper, est saisi à quelques pas de la maison. Stofflet a bondi sur les planches du grenier à blé, où la femme Lizé l’a couvert d’étoupes de filasse. Furieux de ne le point trouver, les Bleus se saisissent de la métayère et la poussent dans l’âtre, où flambe maintenant un gros feu ; des sabres sont levés sur la tête du mari ; mais ni la menace du fer, ni les morsures du feu, ne leur arrachent un aveu.

Alors Stofflet, ému du sacrifice qui va se consommer, se découvre et se précipite vers la porte en bousculant les soldats. Il va sortir, lorsque trois grenadiers croisent leurs baïonnettes et le blessent au bras et à la poitrine ; un coup de sabre lui abat sur les yeux la peau du front. Épuisé, aveuglé, il est saisi à la gorge, garrotté, couvert d’une roupe militaire, puis brutalement entraîné, pieds nus, vers Chemillé, tandis que retentit au dehors, sur le sol durci par la gelée, le galop des chevaux vendéens laissés au Puy-Grimault et lâchés par les métayers du lieu. Le domestique Moreau s’est livré lui-même, au cri de : « Vive le roi ! » en voyant saisir son maître. – La Saugrenière est maintenant en ruines : les meubles sont brisés, le linge lacéré ; les objets de quelque valeur, comme la montre en or de Mlle de Grignon, ont disparu...

 

 

Le même jour, 24 février 1796, Stofflet et ses compagnons, Lichstenheim, Devarennes, Moreau et Pineau, étaient conduits à Angers : la multitude les y accueillit par des hurlements féroces. Le lendemain, la commission militaire les condamnait à mort. Exception était faite pour le jeune courrier Grolleau, dont le frère, officier de l’armée du Rhin, et le cousin, fonctionnaire à Angers, obtinrent l’élargissement.

À 10 heures du matin, Stofflet marcha au supplice, la tête hante, fier de mourir pour Dieu et le roi ; un lien relevait la peau de son front ensanglanté. Au Champ de Mars, il songea à sa province natale et demanda si un Lorrain se trouvait parmi les troupes de parade : il remit sa montre, seul objet dont il pouvait disposer encore, au compatriote qui sortit des rangs. Le général Flavigny ordonna de lui bander les yeux ; de sa main mutilée il repoussa le bandeau, en s’écriant énergiquement :

« Sachez qu’un général vendéen n’a pas peur des balles ! »

Debout, tenant d’une main qui ne tremblait pas la main de son aide de camp Lichstenheim, montrant de l’autre son cœur, il suivit les mouvements du peloton d’exécution et commanda le feu en criant une dernière fois : « Vive la religion ! vive le roi ! »

Les deux cadavres se tenaient encore par la main. Hoche envoya au Directoire les dé pouilles de Stofflet : sa croix, son ceinturon, sa dragonne, toujours marquée C. C., initiales du comte de Colbert.

Stofflet avait défendu la France catholique et monarchique contre ses ennemis de l’intérieur, comme il aurait défendu contre l’étranger sa Marche lorraine. Ce garde-chasse avait gardé la Vendée, comme il au rail gardé les domaines de son seigneur contre les braconniers et les malfaiteurs.

 

 

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LI

 

APRÈS LA GRAND’GUERRE – INGRATITUDE ET FIDÉLITÉ

 

Renaissances vendéennes. – Au milieu des ruines. – Les réprouvés. – Les jacobins nantis. – . La Complainte du temps passé. – Hoche fait l’éloge de la Vendée. – Les « géants » devant Napoléon. – L’ingratitude de la Restauration. – « Vive le roi quand même ! » – Les Cent Jours. – La misère des héros. – Égalité devant la loi. – La colère d’un La Rochejaquelein. – Suprême fidélité. – Pour l’honneur.

 

Les guerres de Vendée n’étaient pas terminées, puisque la Révolution ne l’était point, et jusque sous Napoléon, jusqu’en 1814, jusqu’en 1815, jusqu’en 1832, les massacrés de 1793 semblèrent sortir de leurs tombeaux et reformer toujours leurs irréductibles bataillons avec Vasselot, Grignon, bientôt abattus ; avec Charles d’Autichamp, Forestier, de La Robrie, de Couëtus ; d’autres La Rochejaquelein, Louis et Auguste ; d’autres Cathelineau, Jacques, Henri et Honoré ; un autre Charette !

Mais la Grand’Guerre proprement dite avait fini avec la Terreur, et aussi avec le rétablissement de la religion, ou du moins de la paix religieuse ; avec le Concordat, qui fut son ultime victoire.

Victoire chèrement achetée ! Plus d’un demi-million d’êtres humains, Blancs ou Bleus, avaient péri. La ville de Cholet avait perdu mille habitants sur trois mille ; la ville de Mortagne, les deux tiers ; le village du Voide, trois cents sur huit cents ; Saint-Lambert-du-Lattay, huit cents sur douze cents ; le canton du Poiré, plus de la moitié de ses habitants. La famille des Cathelineau avait perdu à elle seule trente-deux membres. Vingt villes, dix-huit cents villages étaient devenus la proie des flammes. Deux cents millions de richesses paysannes avaient été détruites. Les survivants, – dont les hommes ne formaient plus que le quart, – végétaient dans des ruines. Des centaines de milliers de bêtes à cornes ayant disparu, les vieillards, les femmes et les enfants avaient peine à cultiver la terre ; et le souvenir des parents égorgés, – dont les loups parfois se disputaient les membres mal ensevelis, – prolongeaient l’infernal cauchemar. Le 8 brumaire an X, Merlet, préfet de la Vendée, écrivit à son ministre : « Je ne vous présenterai point le tableau déchirant de plus de cent lieues carrées de pays totalement incendié, et où, à quelques exceptions près, il n’est pas resté debout une seule habitation. Les petites villes ou les bourgs seront longtemps encore à réparer, parce que les habitants n’existent plus ou ont été en grande partie s’établir ailleurs. » En vérité, l’historien ne saurait se défendre ici d’une réminiscence : Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant ! Et le penseur ne saurait éluder une question : Comment les immortels principes ont-ils survécu, dans tant d’esprits, à de pareilles applications, et comment la légende des « grands ancêtres » a-t-elle résisté à de tels crimes ?

Les paysans de la vieille France, plus sages que les philosophes du siècle, avaient horreur des Attilas jacobins dont Dieu lui-même semblait châtier les forfaits. Le maire de Joué-Étiau, ce Proust qui avait, en 1794, égorgé en masse ses administrés, mourut en 1803 dans un tel délire, qu’on dut lui lier les quatre membres : il rendait le sang par la bouche, le nez et les yeux, – le « sang des innocents », disait-on, – et l’abbé Daniau essaya en vain de convertir ce réprouvé. Quand il fut mort, son ami Pirard, en état complet d’ivresse, prononça ce panégyrique :

« C’était pourtant un bon citoyen ! »

Le maçon Joly, qui, à Gonnord, lors du massacre de deux cents vieillards, femmes et enfants, assommait ces derniers avec sa tranche à mortier, fut frappé d’apoplexie après avoir repoussé la religieuse qui s’efforçait de le tirer de son farouche isolement, après avoir brisé le Christ qui surmontait la porte de sa chambre d’hôpital. René Challet, le tisserand de Saint-Lambert-du-Lattay qui avait crevé les yeux de ses victimes, était devenu aveugle. L’intrus de Beaupréau, le libidineux Coquille, mourut en 1805 dans l’impénitence et la misère la plus profonde ; quatre de ses anciens compères allèrent enfouir le cadavre après l’avoir arrêté devant chaque cabaret, pour boire un verre sur son cercueil. L’une des tricoteuses de la guillotine du Bouffay mit au monde une fille idiote et d’une laideur repoussante, qui, devenue grande, criait dans les ténèbres :

« Du sang ! du sang ! Il faut du sang pour régénérer la République ! »

On l’appelait « la fille de la punition ».

D’autres coupables, les jacobins nantis, jouissaient orgueilleusement du produit de leurs vols, légaux ou illégaux : « Nous avons vu récemment le petit-fils d’un bourreau de 1793 habitant la demeure d’un de nos premiers gentilshommes, écrivait Sylvanecte (Mme Georges Graux) en 1887. Objet de terreur pour les paysans, cet homme est le type accompli du parvenu, dur au peuple, sans pitié pour le pauvre, ennemi juré de tout ce qui est honnête et généreux (bon chien chasse de race). Les gens du pays n’ont oublié ni son origine ni les crimes de son grand’père. Tous le haïssent. » Jules Simon, le préfacier des Profils vendéens, ne pouvait s’empêcher de rééditer le refrain : « Pour moi,... les Vendéens, en combattant la Révolution, ont combattu la France. » Mais les « gens du pays », là-bas, à l’ombre de leur clocher rebâti, en creusant leur sillon ou en mangeant leur pain noir, lui répondaient par la Complainte du temps passé :

« En Bretagne, dans les manoirs, il y avait des hommes de bien qui soutenaient le pays. Maintenant on y voit, assis au bout de la table, l’ancien vacher du manoir.

« Au manoir, quand venait un pauvre, on ne le laissait pas longtemps à la porte. La bonne dame, allant au grand coffre, lui remplissait de farine sa besace.

« Elle donnait du pain à qui avait faim, et des remèdes à qui était malade. Pain et remède manquent aujourd’hui, les pauvres s’éloignent du manoir.

« Tête basse s’éloignent les pauvres, par la peur du chien qui est à la porte, par la peur du chien qui s’élance sur les paysans et sur leurs mères...

« Est fou qui a cru que les corbeaux deviendraient colombes,

« Qui a cru que les lis fleuriraient sur la tige des fougères...

« Chers pauvres, consolez-vous : vous aurez un jour des lits de plume ; vous aurez, au lieu de lits de feuillée, des lits d’ivoire dans le ciel.

« Ce chant a été composé la veille de la fête de la Vierge Marie, après souper ; il a été composé par douze Bretons, dansant devant la chapelle.

« Trois font métier de chercher des chiffons ; sept sèment le seigle ; deux le pilent menu. Et voilà faite, faite, ô peuple ! voilà faite ta chanson. »

Voilà fait aussi tout le procès de la Révolution, dévotement excusée par Jules Suisse (dit Jules Simon), professeur de philosophie en Sorbonne, président du Conseil des ministres, membre de l’Académie française.

Il ajoutait, il est vrai, avec la plus heureuse des inconséquences : « Mais je lis dans le cœur des Vendéens ; c’est à la France qu’ils donnaient leur vie. Et je lis dans l’histoire qu’ils ont en effet servi la France, car ils lui ont légué un grand souvenir !... »

Hoche, leur adversaire, écrivait déjà au Directoire : « Les réfugiés patriotes ne s’entendront jamais avec les paysans royalistes. Nouveaux propriétaires du sol que la Nation leur a vendu à vil prix, ils ne pourront jamais être pour les paysans ce qu’ont toujours été les nobles. Il faudrait donc, autant que possible, faire administrer le pays par d’anciens habitants. La Vendée est un volcan comprimé, mais il fermente toujours et peut jeter de nouvelles laves. Inspirez de la confiance aux Vendéens par des mesures même un peu contre-révolutionnaires ; flattez leurs idées religieuses. La Vendée, ne vous y trompez pas, est une bonne terre, il y a dans ses enfants de l’honneur et du courage. La Révolution a eu tort de nier cela ; soyez assez justes pour revenir sur des erreurs que dans les tout premiers temps on pouvait répandre en France afin d’exciter l’enthousiasme. C’est un pays exceptionnel que la Vendée, il faut donc la laisser se régir par des lois exceptionnelles ; car une guerre, renouvelée dans quelques années, perdrait le gouvernement. » La Vendée, – morte ou vivante, – avait bien vaincu.

 

 

Napoléon admirait, lui aussi, cette « bonne terre », et il essaya d’attacher à son char triomphal les soldats en qui il reconnaissait des « géants ». Il fit négocier le Concordat par l’abbé Bernier, l’ancien commissaire général des Vendéens, et il le renvoya parmi eux avec la mitre d’évêque d’Orléans. Il leur donna une nouvelle capitale en associant ces deux noms : Napoléon-Vendée. Mais ils refusèrent en masse l’or, les dignités, les emplois du César qui allait emprisonner Pie VII. Auguste de La Rochejaquelein se laissa arrêter plutôt que d’en accepter les galons d’officier ; et s’il finit, après trois années de sollicitations, par les porter, ce fut, suivant l’expression du comte H. de Lacombe, « pour les rehausser de balafres glorieusement reçues à la Moskowa ». Bourmont, lui aussi, fut enfermé avant d’être nommé général, et il sut, durant la campagne de France, montrer à quel point il en était digne en fermant durant trois jours, avec douze cents recrues, à vingt-cinq mille coalisés, le passage de la Seine à Nogent.

La Restauration, il faut le rappeler, se montra envers tant de fidélité d’une prodigieuse ingratitude. Les titres de créance émis en son nom furent contestés par le roi, et de La Ville-Baugé put écrire en marge de ceux qu’on refusait de lui payer : « Les jacobins au service de Sa Majesté déclarent que c’est un crime d’avoir combattu pour elle. N’importe : à recommencer, je ferais de même. L’honneur d’avoir fait son devoir vaut mieux que toutes les récompenses. » On ne fit pas rendre gorge aux acheteurs de biens nationaux, et les anciens propriétaires vendéens répétaient tristement : « Tant que la France sera voleuse, Dieu ne sera pas avec elle. » Alors que les anciens terroristes et les bonapartistes jouissaient des faveurs du pouvoir, les combattants de la Grand’Guerre restaient sans emploi : ce n’était pas la peine de gagner leur fidélité ! Lorsque le duc d’Angoulême visita la Vendée, en 1815, il se borna à distribuer quelques milliers de fleurs de lis en argent ; et comme les paroisses défilaient en armes devant lui, fières et joyeuses de saluer un prince de la Maison de France : « Rentrez dans vos foyers, leur dit-il, déposez des armes qui sont devenues inutiles, et soyez exacts à payer vos impôts... » – « Quoi qu’il en soit, s’écria courageusement l’abbé Hudon, curé de Saint-Pierre de Cholet, à la fin du sermon qu’il prononça en présence du prince ; quoi qu’il en soit, de toutes les bouches vendéennes s’échappera toujours le cri d’amour : Vive le roi quand même ! » Le dévouement de ces braves gens, « plus royalistes que le roi », paraissait excessif.

On l’utilisa pourtant lorsque l’aigle impérial se fut échappé de l’île d’Elbe : Louis XVIII fit vers la Vendée un geste de détresse, et trois cents officiers vendéens et bretons, qui jusque-là, à Paris, sollicitaient en vain du service et la confirmation de leurs grades, offrirent leur épée et demandèrent un prince du sang comme général en chef des armées vendéennes, prêtes à marcher. À vingt-trois ans de distance, ils renouvelaient en quelque sorte le « service » de cette admirable garde constitutionnelle qui, avec d’Autichamp, Henri de La Rochejaquelein, Charette, de Lescure, Bernard de Marigny, avait serré les rangs autour de Louis XVI pour essayer, en vain, de l’arracher aux catastrophes. Mais le roi repartit pour l’étranger, et d’Autichamp, – qui, en 1830, dans un troisième bouleversement, essayera encore de sauver Charles X, – Suzannet, Sapinaud, Renou, Beauvollier, le général en chef Louis de La Rochejaquelein, reformant les divisions vendéennes, marchèrent contre Travot, qui, après avoir arboré la cocarde blanche, servait maintenant l’Empereur comme il avait servi la Convention contre les insurgés. Au combat des Mathes, Louis de La Rochejaquelein monta sur un tertre et, élevant son chapeau à la pointe de son épée, cria à ses soldats :

« En avant ! vive le roi ! »

Il tomba mortellement frappé, non sans arracher au commandant des bonapartistes ce cri d’admiration et de regret :

« Ah ! c’est par trop brave, ne le tuez pas ! »

Au lendemain de Waterloo, la situation changeait : ce n’était plus la monarchie, mais la France elle-même qu’il fallait sauver. En conséquence, le 27 juin, – sept jours après la mort de Suzannet au combat désespéré de la Roche-Servière, – deux officiers vendéens portèrent au général Lamarque, le vainqueur attristé de ce fatal combat, « le vœu unanime de tous les chefs vendéens de se réunir à ses troupes, sous ses ordres, pour combattre, comme Français, toutes les tentatives des puissances étrangères qui auraient pour but le démembrement de la France ». Informé de cette accolade de la Vendée à la patrie en danger, le maréchal Davout en personne répondit, le 15 juillet, au général Lamarque : « Je désire beaucoup voir MM. de La Rochejaquelein et de Sapinaud. S’ils viennent au milieu de nous, ils verront que nous sommes aussi bons Français qu’eux, que nous sommes tout entiers au roi et à notre patrie... » N’est-ce pas ainsi que, quatre siècles plus tôt, les chevaliers de Charles VII s’étaient unis aux Bretons du connétable de Richemont pour bouter l’envahisseur à la voix de Jeanne d’Arc : « Plus il y aura du sang de France, et mieux cela vaudra ! »

« Nous sommes tout entiers au roi », avait écrit Davout. Après tant de désastres, le frère de Louis XVI personnifiait en effet, non pas la domination de l’étranger, comme on l’a prétendu, mais l’indépendance de la nation rendue à ses destinées. Louis XVIII eut certes raison d’accorder la pairie au duc d’Auerstaedt, prince d’Eckmühl, et de faire place, à ses côtés, aux gloires françaises de l’Empire ; mais il eut le tort, déconcertant, de consacrer d’autres gloires et d’oublier encore ou de dénier les droits des plus héroïques fidélités.

Son gouvernement alla jusqu’à réduire de moitié la pension de six mille francs accordée par Napoléon à la veuve de Bonchamps ! Les cinq enfants du généralissime Cathelineau restèrent dans l’indigence. La famille de Stofflet fut oubliée. Turreau, le Turreau des colonnes infernales, était, lui, nommé baron, avec six mille francs de rente ; Francastel dirigeait, aux environs de Tours, une bergerie de l’État ; Grignon recevait le brevet de général de division et une pension de retraite ; la sœur de Robespierre et de nombreux régicides étaient, eux aussi, pensionnés. « J’ai vu, raconte Eugène Loudun, un vainqueur du 14 Juillet, que j’ai rencontré dans le Poitou, qui portait sur sa poitrine, comme une sanglante ironie, la croix de la Bastille à côté de la croix de Saint-Louis. » Cependant, les paysans ruinés de la Vendée touchaient cent, cinquante, trente francs d’indemnité. Dans un canton où restaient six mille combattants, quarante-six reçurent de ces « récompenses ». En 1816, il y avait dans le pays insurgé trente mille veuves, quarante mille blessés et orphelins : « En vérité, rapporte Auguste Johanet, il ne fut pas donné un sou par maison brûlée, et, auprès d’énormes amas de ruines, chaque héros n’eut pas de quoi manger un morceau de pain. » La famille de Châlon, divisionnaire de Stofflet, ne put même obtenir pour lui un sabre d’honneur. Louis Rochard, de Chanzeau, demanda au ministre de la Guerre la croix de Saint-Louis : dans une lutte à mort contre un porte-drapeau républicain, il avait fini par s’emparer de l’étendard qui lui avait servi à panser ses blessures, et il en envoyait les lambeaux ensanglantés avec sa pétition. On rejeta sa requête, et on ne lui renvoya même pas son glorieux trophée. Un autre Vendéen, Massonneau, de Saint-Georges-sur-Loire, qui avait perdu vingt-six membres de sa famille et s’était, en 1815, pour rejoindre d’Autichamp, séparé de sa femme sur le point d’être mère, fut, après les Cent Jours, d’abord nommé brigadier de gendarmerie, puis cassé de son grade.

« Rassemblez donc ma brigade, dit-il au commandant, dégradez-moi devant elle, et dites-lui que je subis cette humiliation parce que je suis trop royaliste ; mais vous aurez beau faire, vous ne m’arracherez pas du cœur mon amour pour le roi... C’est dans mon cœur d’aimer les Bourbons, ça tient à moi comme mon âme à mon corps. On me réduira à la misère. Je retournerai chez nous et dirai à mes enfants : Enfants, je n’ai plus de pain à vous donner ; voilà un bissac, allez, frappez à la porte des honnêtes gens ; dites : Nous sommes des enfants de Massonneau, et l’on remplira de pain votre bissac... »

Les historiens libéraux commençaient contre les Vendéens l’œuvre de la calomnie, faisant écho aux journalistes révolutionnaires et aux parlementaires qui disaient à la tribune des Chambres :

« Si on rémunère la guerre civile, c’est mettre au défi la nation. La Charte proclame l’égalité des citoyens devant la loi ! »

Quelques paysans, ahuris, vinrent trouver un jour la veuve de Lescure, l’épouse de Louis de La Rochejaquelein (que surveillaient de près les argousins de Fouché) :

« Comment se fait-il, madame la marquise, que Bonaparte soit revenu à Paris et que le roi y soit aussi ? Ils sont donc tous les deux un petit peu maîtres, car notre bon roi ne peut avoir donné de tels ordres, nommé pour maires, sous-préfets et percepteurs, tels et tels coquins !

– Le roi est le seul maître en France, répondit la noble femme ; mais il est vieux et infirme ; il n’est pas comme Dieu, qui voit tout. La France est si grande ! Il a beau travailler nuit et jour, on le trompe encore. Quand il sera à l’article de votre paroisse, vous verrez comme tout ira bien ! »

Moins patient, Auguste de La Rochejaquelein alla un jour dans les bureaux du ministre de la Guerre réclamer justice pour ses frères d’armes ; et comme on méprisait ses plaintes, il ne sortit qu’après avoir brisé les vitres du cabinet ministériel. Mais la révolte n’alla pas plus loin ; et lorsque de Roussy, préfet de la Vendée, jugea nécessaire, le 21 novembre 1816, de publier une proclamation en faveur du roi, les chefs vendéens se crurent insultés et lui répondirent :

« Les Vendéens savent vivre, souffrir et mourir pour leur roi légitime, et ne savent pas tirer l’épée contre des hommes revêtus de son autorité, quels qu’ils soient ! »

Quinze ans plus tard, ils la tirèrent encore pour défendre les Bourbons qui abandonnaient la France à une nouvelle révolution, à une révolution qui brisa les monuments de Charette, de La Rochejaquelein, de Cathelineau. Le juif Deutz vendit à M. Thiers la duchesse de Berry, et arrêta ainsi l’Épopée prête à prendre un nouvel essor sur les landes « dont les bruyères, a écrit M. H. de Lacombe, semblaient, dans la fraîcheur du matin, baignées, avec leurs petites fleurs rouges, d’une rosée de sang ». D’ores et déjà, la monarchie était perdue.

Ce ne fut pas la faute de la Vendée. Elle avait soutenu, par ses propres moyens, la plus atroce des guerres, et elle laissait du moins à la France le grand exemple d’un peuple combattant jusqu’à la mort pour ses autels, pour ses foyers, pour le roi légitime, en qui elle voyait l’incarnation de la patrie, – pour l’Honneur.

 

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

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AVANT-PROPOS.............. 1

 

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PREMIÈRE PARTIE

 

LE PAYS CONQUIS

 

I

 

VENDÉE ET VENDÉENS

 

Le peuple révolutionnaire. – La contre-révolution active. – Artisans de guerre civile. – Un jugement de Bossuet. – Les pays vendéens : les Mauges, le Bocage poitevin, le Marais. – Les paysans vendéens. – Influence des prêtres et des nobles. – Mœurs républicaines

 

 

II

 

LES CAUSES DE LA GRAND’GUERRE – L’OPPRESSION ANTIRELIGIEUSE

 

(1789-1792)

 

Les assemblées provinciales et les réformes. – La Vendée et le mouvement de 1789. – La Grand’Peur. – Le clergé patriote. – La vente des biens ecclésiastiques. – La loi du serment (janvier 1791). – Pas d’intrus ! – Tyrannie des administrations bourgeoises. – L’abstention électorale. – Les Amis de la Constitution. – Les deux camps. – Premières émeutes. – La loi martiale à Saint-Christophe-du-Ligneron (1er mai 1791). – Pichard du Page et les modérés du directoire départemental. – Le culte privé. – Intolérance dus clubistes. – Dragonnades jacobines. – Résistances des municipalités catholiques. – La mission de Gallot, de Gensonné et de Dumouriez (juillet 1791). – L’audience de Châtillon (2 et 3 septembre). – Pour la liberté de conscience. – La chasse aux pèlerins (août 1791). – Patience vendéenne. – Adresse au roi (février 1792). – Le dépouillement des églises. – Une campagne de pétitions (avril 1792). – Les arrestations de la Poitevinière (8 mai). – Triomphe jacobin (juin). – Abandon du terrain constitutionnel

 

 

III

 

LES DÉBUTS DE L’INSURRECTION

 

(Août 1792-mars 1792)

 

L’émeute de Moncoutant (19 août 1792) ; soulèvement du district de Châtillon. – La chasse aux prêtres. – La levée de trois cent mille hommes. – Le serment des conscrits (4 mars 1793). – Révolte des Mauges et du Poitou. – L’échauffourée de Saint-Florent-le-Vieil (12 mars). – Cathelineau, le Saint de l’Anjou. – La prise de Chemillé (13 mars 1793). – Le garde-chasse Stofflet. – La prise de Cholet (14 mars). – La victoire de Coron (16 mars). – D’Elbée et Bonchamps

 

 

IV

 

L’ARMÉE VENDÉENNE

 

La levée en masse vendéenne. – Discipline et dévouement. – Comment sont choisis et obéis les chefs. – Leurs insignes. – Vêtements et équipement des soldats. – Tactique des volontaires. – Le secret de la victoire

 

 

V

 

LE GRAND CHOC DE VIHIERS – LA ROCHEJAQUELEIN

 

(Avril 1793)

 

Les forces républicaines : premier encerclement. – Victoire de Chemillé (11 avril 1793). – La Rochejaquelein à Clisson et à la Durbelière. – Les victoires des Aubiers, des Pagannes (19 avril) et de Beaupréau (22 avril). – Délivrance du Bocage. – Cri d’alarme de Marat

 

 

VI

 

LE SIÈGE DE THOUARS ET LA PRISE DE FONTENAY

 

(Mai 1793)

 

Succès républicains à l’ouest et au sud. – Santerre à Orléans. – La Grande Armée à Cholet. – Prise de Bressuire (2 mai). – De Lescure. – Bernard de Marigny. – Le siège de Thouars (5 mai). – Le pont de Vrine. – La capitulation. – Prise de Parthenay (9 mai) et de la Châtaigneraie (13 mai). – L’échec de Fontenay (15 mai). – Proclamation républicaine. – L’évêque d’Agra. – La revanche de Fontenay (15 mai). – Clémence vendéenne. – Les deux étendards. – Le Conseil supérieur. – L’abbé Bernier

 

 

VII

 

L’ARMÉE RÉVOLUTIONNAIRE

 

La seconde invasion révolutionnaire. – Les généraux : Santerre, le brasseur sans-culotte. – Les commissaires ministériels : Ronsin. – L’« état-major de Saumur ». – Les représentants en mission. – Les agents d’espionnage. – Carra et la « lune rousse ». – Les plaintes de Biron. – L’anarchie dans l’armée. – Le désorganisateur Musquinet-Saint-Félix. – Le ministre Bouchotte « républicanise » l’armée : une officine de délation. – L’orfèvre Rossignol général en chef. – Les Mayençais. – Le maître d’armes Léchelle général en chef

 

 

VIII

 

LE SIÈGE DE SAUMUR

 

(8 juin 1793)

 

Le défilé de la Grande Armée. – Stofflet à Vihiers (3 juin). – Les victoires de Concourson, de Doué et de Douces (7 juin). – La bataille nocturne de Montreuil-Bellay (8 juin). – Le sans-culottisme à Saumur. – Berthier et Santerre, Coustard et Menou. – Le plan d’attaque. – Lescure au Pont-Fouchard. – Les redoutes de Bournan. – Coup d’œil de Cathelineau. – L’assaut. – La Rochejaquelein et La Ville-Baugé dans Saumur. – La poursuite des fuyards. – Capitulation du château. – Les prisonniers épargnés. – Te Deum

 

 

IX

 

VERS PARIS ? – LES VENDÉENS À ANGERS

 

(19 juin 1793)

 

Les conséquences de la victoire. – La Rochejaquelein gouverneur de Saumur. – Cathelineau généralissime. – Le prince de Talmont. – Le rasoir vendéen. – Va-t-on marcher sur Paris ? – Le fédéralisme. – Vers la Bretagne. – Épiques randonnées. – Nouveaux champions. – Le désarroi républicain. – Occupation d’Angers (l9 juin 1793). – La nostalgie des paysans. – Abandon de Saumur

 

 

X

 

UNE CAMPAGNE DE CHARETTE

 

(30 avril-10 juin 1793)

 

L’équivoque girondine. – Situation périlleuse de la Grande Armée. – Les opérations de Charette en Basse-Vendée. – Victoire du pont James (7 mai). – Défaite de Palluau (15 mai). – La cour de Legé. – Prise de Machecout (10 juin). – Charette s’allie aux chefs de la Grande Armée

 

 

XI

 

LE GÉNÉRALISSIME CATHELINEAU ET LE SIÈGE DE NANTES

 

(29-30 juin 1793)

 

Nantes en 1793. – Girondins et Montagnards. – Le maire Baco. – Le général Canclaux. – Proclamation du général Beysser. – Sommation vendéenne (20 juin). – Le jacobin Guillemet. – Les combats de Nort (28 juin). – La canonnade de Charette. – Le Pont-Rousseau. – L’attaque de la Grande Armée. – L’envahissement. – La fausse manœuvre du prince de Talmont. – Cathelineau sur la place Viarmes : il est frappé à mort. – La retraite (29-30 juin). – Charette regagne Legé. – La mort du Saint de l’Anjou (14 juillet). – Trente ans après : victoire de sous-préfet. – En 1896 : une statue sous séquestre

 

 

XII

 

WESTERMANN EN VENDÉE – LA VICTOIRE DE CHÂTILLON

LE GRAND CHOC DE VIHIERS

 

(25 juin-19 juillet 1793)

 

Le reflux : quarante mille soldats cernent de nouveau la Vendée. – Le général Westermann. – La surprise de Parthenay (25 juin). – La défaite du Moulin-aux-Chèvres (2 juillet). – Westermann à Châtillon : massacre des blessés. – La victoire de Châtillon (5 juillet). – La Grande Armée concentrée à Chemillé. – La retraite de Martigné (15 juillet). – Le grand choc de Vihiers (18 juillet) : victoire de Piron. – La fuite de Santerre. – Le triomphe. – La « vertu » du sans-culottisme

 

 

XIII

 

LE DÉCRET D’EXTERMINATION – KLÉBER ET LES MAYENÇAIS

 

(Août 1793)

 

D’Elbée généralissime (19 juillet). – Les quatre commandements vendéens. – La quatrième invasion républicaine. – D’Autichamp vainqueur aux Pont-de-Cé (26 juillet). – La Convention ordonne la destruction de la Vendée (17 août 1793). – Le général Kléber. – D’Elbée vainqueur à Chantonnay. – Le conseil de guerre de Saumur (2 septembre). – Rivalité de Canclaux et de Rossignol. – Nouvel encerclement de cent mille soldats

 

 

XIV

 

LA VENDÉE EN DÉTRESSE – CINQ VICTOIRES EN CINQ JOURS : CORON, PONT-BARRÉ, TORFOU, MONTAIGU, SAINT-FULGENT

 

(18-22 septembre 1793)

 

Les cinq commandements vendéens. – Cinquante mille volontaires. – Victoires des Mayençais au sud de Nantes. – Le camp des Naudières. – Kléber et Beysscr à Legé et à Montaigu. – Le recul de Charette. – Vengeance révolutionnaire. – La Carmagnole de la Vendée. – Concentration à Cholet (17 septembre). – Au secours de Charette. – Piron contre Santerre : victoires de Coron (18 septembre) et du Pont-Barré (19 septembre). – Les deux Duhoux. – Les armées d’Angers et de Saumur réduites à l’impuissance. – La Grande Armée à Torfou et à Tiffauges (18 septembre). – Charette et Lescure. – Kléber emporte Torfou (19 septembre). – Les charges de Lescure et de Charette. – Retraite des Mayençais. – Le plan de d’Elbée. – La victoire de Montaigu (21 septembre). – Beysser en fuite vers Nantes. – La victoire de Saint-Fulgent (22 septembre). – La désunion. – L’échec de la Galissonnière (22 septembre). – La rage de Barère

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

L’EXODE ET L’ANÉANTISSEMENT DE LA GRANDE ARMÉE

 

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XV

 

I.E RETOUR DES MAYENÇAIS – LÉCHELLE ET KLÉBER

WESTERMANN À CHÂTILLON

 

(26 septembre-11 octobre 1793)

 

Le général Léchelle. – Nouveau plan de Canclaux. – Kléber à Montaigu (6 octobre). – Massacres et incendies. – Défaite du Moulin-aux-Chèvres (8 octobre). – Retraite sur Cholet et Beaupréau. – La Grande Armée entre trois feux. – Chalbos et Westermann vaincus à Châtillon (11 octobre). – Retour de Westermann. – Le sac nocturne de Châtillon (11 octobre)

 

 

XVI

 

LA DÉFAITE DE LA TREMBLAYE – RETRAITE DE LA GRANDE ARMÉE

 

(15 octobre 1793)

 

Les trois armées républicaines. – Les Mayençais à Mortagne. – La Grande Armée à Cholet. – La bataille de la Tremblaye (15 octobre). – Lescure est frappé à mort. – La retraite sur Cholet et Beaupréau. – La préparation de l’exode. – Kléber à Cholet (16 octobre) : concentration des forces républicaines. – Le glorieux Léchelle

 

 

XVII

 

LE DÉSASTRE DE CHOLET – LA DÉBÂCLE VENDÉENNE

 

(17 octobre 1793)

 

Quarante mille Vendéens à Beaupréau. – Le conseil militaire. – Le dessein du prince de Talmont. – Le plan de Kléber. – L’attaque des Vendéens. – Les Bleus en déroute traversent Cholet. – Haxo déchaîne la panique à la droite vendéenne. – Lutte à mort. – Bonchamps et d’Elbée mortellement blessés. – La débâcle. Le conseil de guerre de Beaupréau. – Vers la Loire

 

 

XVIII

 

LE PASSAGE DE LA LOIRE – LA GRÂCE DES PRISONNIERS

 

(18 octobre 1793)

 

Saint-Florent. – Le comte d’Autichamp à Varades. – La Rochejaquelein organise le transbordement. – Le passage de Lescure : un prêtre batelier. – Bonchamps sauve la vie à cinq mille prisonniers et va mourir à la Meilleraye. – L’imposture de Léchelle et des conventionnels. – Les massacres de Beaupréau. – La citerne de Vihiers. – Le gouvernement révolutionnaire approuve l’extermination en masse. – Les responsabilités de Kléber. – Ce qu’il faut penser des cruautés vendéennes

 

 

XIX

 

L’ODYSSÉE VENDÉENNE, DE VARADES À LAVAL

I.A ROCHEJAQUELEIN GÉNÉRALISSIME

 

(19-25 octobre 1793)

 

La Rochejaquelein, nommé généralissime, ranime la Grande Armée. – Vers Laval. – Arrivée des Chouans (21 octobre). – Segré. – Château-Gontier. – Quinze mille gardes nationaux sont dispersés à Entrammes (23 octobre). – La Grande Armée à Laval ; accueil réservé de la population. – Jean Chouan. – La victoire de la Croix-Bataille. – Westermann bat en retraite de Laval à Château-Gontier (25 octobre)

 

 

XX

 

LE TRIOMPHE D’ENTRAMMES

 

(27 octobre 1793)

 

La sottise de Léchelle. – Proclamation des représentants. – Les encouragements de Lescure mourant. – La fuite de Léchelle. – Les Mayençais à la Drujolerie. – La Rochejaquelein met Kléber en déroute. – Le combat de Château – Gontier. – Vingt-mille Bleus s’enfuient vers Angers. – Kléber, vaincu, rend hommage à La Rochejaquelein. – Léchelle destitué. – Le conseil de guerre du Lion-d’Angers. – Dissolution de l’armée de Mayence. – Les résultats du triomphe. – Retour forcé des Vendéens à Laval. – La victoire de Craon (28 octobre). – Réorganisation de la Grande Armée. – La Rochejaquelein entraîné vers le nord. – La méthode de Carrier

 

 

XXI

 

LE TERRORISME EN BRETAGNE – LE SIÈGE DE GRANVILLE

 

(1er-15 novembre 1793)

 

Les missionnaires du sans-culottisme. – La liberté ou la mort. – Soldats réfractaires. – Comment Rossignol, Westermann et le Comité de salut public espèrent quand même triompher. – De Laval à Fougères : les souffrances des quatre-vingt mille chemineaux. – Libération de huit cents prisonniers républicains. – Blessés vendéens fusillés à Fougères. – La trahison de Prigent. – Les promesses anglaises. – Sur les bords de la Manche. – Les mesures de défense des conventionnels : Prieur de la Marne). – Stofflet va jusqu’à Rennes (6 novembre). – La prise d’Avranches (12 novembre). – Vingt mille Vendéens devant Granville (14 novembre). – Le Carpentier repoussé dans la forteresse. – L’assaut nocturne. – La prudence d’un conventionnel. – L’incendie des faubourgs. – Échec du second assaut (15 novembre). – Les cadavres sur la plage

 

 

XXII

 

LES DERNIÈRES VICTOIRES D’OUTRE-LOIRE – DOL ET ANTRAIN

 

(16-22 novembre 1793)

 

Stofflet à Villedieu (17 novembre). – La retraite sur Pontorson : défaite du général républicain Tribout (18 novembre). – Arrivée à Dol (20 novembre). – Approche des quatre armées républicaines. – Le général en chef Rossignol à Antrain. – Dol cerné par trente mille baïonnettes. – La nuit du 20 au 21 novembre : surprise manquée de Westermann. – Le système « activement défensif » de Kléber. – L’armée d’Angers se précipite sur Dol. – Panique vendéenne. – La charge des Poitevines. – La Rochejaquelein contre Marceau. – La retraite des Bleus. – Nouveaux combats du 22 novembre. – Westermann vaincu à Baguer-Pican. – Le triomphe d’Entrammes

 

 

XXIII

 

LE SIÈGE D’ANGERS

 

(31 décembre 1793)

 

Vers la Loire. – Les fugitifs à Laval (28 novembre) et à Sablé : ils épargnent leurs prisonniers. – En vue d’Angers (2 décembre). – Le patriotisme des assiégés : les « têtes des brigands morts seront coupées et disséquées ». – Infructueux assauts (3 et 4 décembre). – La Rochejaquelein à la porte Saint-Michel. – Bombardement des faubourgs. – Horrible retraite. – Arrivée de Marceau. – Kléber échappe à la guillotine : il est dénoncé, ainsi que Marceau, par Rossignol. – À la poursuite des brigands

 

 

XXIV

 

L’AGONIE D’UN PEUPLE – LES TUERIES DU MANS

 

(5-13 décembre)

 

Les débris de la Grande Armée à Baugé. – Le combat de la Flèche (7 décembre). – Une messe de minuit. – La Rochejaquelein repousse le général Chabot (9 décembre). – L’entrée au Mans (10 décembre). – Vingt mille Bleus cernent la ville. – Les combats de Pontlieue. – Défaillance de l’âme vendéenne. – Westermann pénètre au Mans (12 décembre). – Le combat nocturne. – La déroute. – La boucherie du Mans. – Le massacre des fugitifs : du Mans à Laval (13 décembre). – Quinze mille cadavres. – Joie de la Convention

 

 

XXV

 

LE TOMBEAU DE LA GRANDE ARMÉE

 

(14-23 décembre 1793)

 

L’hallali. – Les quinze mille condamnés à mort. – De Laval à Ancenis. – « Gredins à assommer. » – Ancenis (16-17 décembre). – La Rochejaquelein repasse la Loire. – Amnistie scélérate. – Fleuriot général. – Supplice de Talmont. – La halte de Blain (20-21 décembre). – Le bivouac de Marceau. – Savenay (23 décembre). – Le dernier combat. – Une tuerie de huit jours. – « Il n’y a plus de Vendée ! »

 

 

 

 

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TROISIÈME PARTIE

 

LE MARTYRE DE LA VENDÉE

 

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XXVI

 

LES ABATTOIRS DE NANTES. – CARRIER

 

(Novembre 1793-février 1794)

 

Un gouvernement d’assassins. – Carrier. – Son « comité » : Vincent-la-Montagne. – La compagnie Marat. – Noyades, fusillades, guillotinades. – Le Bouffay. – La commission Bignon. – Les Vendéens devant la mort. – Treize mille cadavres. – Carrier va prendre à la Convention et aux Jacobins « un repos mérité ». – Sa condamnation tardive et forcée

 

 

XXVII

 

FRANCASTEL À ANGERS. – LE CHAMP DES MARTYRS

 

(Novembre 1793-février 1794)

 

La solidarité révolutionnaire. – Francastel. – Angers à l’époque du siège. – La « sainte guillotine ». – La commission Félix. – Le comité de surveillance et la bande noire. – Le port de l’Ancre. – La place du Ralliement. – Les fusillades du Champ des Martyrs. – Cinq mille cadavres. – Les interrogatoires. – L’autel du sacrifice. – Le cantique des Vendéennes

 

 

XXVIII

 

LES ÉMULES DE CARRIER ET DE FRANCASTEL

 

L’indulgence d’un historien. – Levasseur à Saumur. – Bourbotte, Prieur et Turreau au Mans : les commissions Gonchon et Bignon. – La justice de Garnier (de Saintes). – La commission Clément à Laval, à Mayenne, à Lassan et à Ernée. – Brutus Magnier à Rennes. – Pocholle à Antrain : la commission Bucheau. – Les tueries de Saint-Malo : « purgatifs » de Le Carpentier. – Lequinio à Fontenay. – La battue de Noirmoutier. – La chasse au « gibier de guillotine » – La « sainte montagne » de Westermann

 

 

XXIX

 

CHARETTE ET LA GUERRE DE PARTISANS

NOIRMOUTIER ET L’ÎLE DE BOUIN

 

(26 septembre-6 décembre 1793)

 

Le « département vengé » – La faute de Charette. – Le roi de l’embuscade. – Jugements de Hoche et de Haxo. – Le quartier général de Legé (26 septembre.) – Noirmoutier. – L’échec du 30 septembre. – La nuit du 11 au 12 octobre. – Capitulation de Wieland. – L’organisation de la défense. – Le massacre de Bouin. – Charette à Machecoul (15 octobre). – L’entrevue de Touvois : d’Elbée à Noirmoutier. – Haxo à la poursuite de Charette : il le cerne dans l’île de Bouin (3 décembre. – Le combat du 6 décembre. – Les trois cents prisonnières. – Au bois de Céné (6 décembre). – Le Ça ira de Dutruy

 

 

XXX

 

UNE CAMPAGNE D’HIVER

CHARETTE ET LA ROCHEJAQUELEIN

 

(Décembre 1793)

 

Mesure de rigueur. – Le canonnade de Legé (7 décembre). – La surprise du camp des Quatre-Chemins. – Aux Herbiers : Charette nommé général en chef (11 décembre). – Il réorganise son armée à Pouzauges. – L’entrevue de Maulévrier. – Ce qu’étaient devenus La Rochejaquelein et ses compagnons. – M. Henri ne veut pas « suivre ». – Il manquait un prince. – Retour dans le Bas-Poitou. – La prise et la perte de Machecoul (31 décembre, 3 janvier). – Dans la forêt de Gralas

 

 

XXXI

 

LES EXÉCUTIONS DE NOIRMOUTIER. – SUPPLICE DE D’ELBÉE

LE VAL DE MORIÈRE

 

(Janvier et 9-16 février 1794)

 

Le débarquement du 3 janvier. – La capitulation. – Haxo et les parlementaires vendéens. – Prieur et Bouchotte promettent justice. – Douze cents prisonniers parqués comme des moutons. – La battue. – La commission militaire. – I.es hécatombes de la Vengeance. – Dutruy harassé. – Le supplice du généralissime d’Elbée : les questions de Turreau. – Une partie carrée (8 janvier). – Le glorieux fauteuil. – Le général maratiste Mucius-Scaevola Sabatier-Libre. – L’assassinat de Mme d’Elbée (29 janvier). – L’île de la Montagne et l’île Marat. – La vengeance de Charette. Le carnage du val de Morière

 

 

XXXII

 

LES COLONNES INFERNALES – L’ARMÉE DU MASSACRE

 

(Janvier-février 1794)

 

Le général Turreau succède à Léchelle (28 novembre 1793). – Il fuit les combats d’outre-Loire. – Disgrâce de Marceau et de Kléber. – Le plan de destruction. – Approbation du gouvernement révolutionnaire : « Extermine les brigands jusqu’au dernier. » – Le cercle infernal. – Ordre de marche des six divisions. – Le tocsin de l’extermination. – Opérations des douze colonnes. – Les feux de joie. – Les tueries journalières : la Vendée jonchée de cadavres. – Supplice des vieillards, des femmes et des enfants. – Douze mille victimes (14 février 1794). – « Tout est brigand dans la Vendée. » – Massacre et proscription des patriotes eux-mêmes. – La conduite privée de Turreau. – Les conventionnels font la chasse aux généraux. – Ivrognes, pillards et couards

 

 

XXXIII

 

LA MORT DE LA ROCHEJAQUELEIN

 

(28 janvier 1794)

 

UN SIÈCLE APRÈS

 

La vie des proscrits. – La Rochejaquelein à Saint-Aubin-de-Baubigné. – Le bivouac du Moulin-aux-Chèvres (20 janvier 1794). – Stofflet à Chanteloup. – La lande des Cabournes (24 janvier). – Les cantonnements de la forêt de Vezins (26-28 janvier). – Dernière victoire : Saint-Macaire (28 janvier). – La mort d’un héros. – La tombe de la Haie de Bureau. – La statue de Saint-Aubin-de-Baubigné. – Apothéose du 26 septembre 1895

 

 

 

 

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QUATRIÈME PARTIE

 

LA PACIFICATION ET LES DERNIERS COMBATS

 

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XXXIV

 

EN FACE DES COLONNES INFERNALES

LA RÉSISTANCE DE STOFFLET

 

(Février-mars 1794)

 

Épuisement de la Vendée. – La rivalité des chefs. – Les colonnes infernales en février 1794. – La citerne de Clisson. – Les trois mille victimes de Duquesnoy. – Les chiens patriotes. – Huché, « boucher de chair humaine ». – Mars 1794 : nouvelles atrocités de Turreau, de Grignon et de Huché. – Le soldat Ripoche, défenseur de la Croix. – Le ralliement des condamnés à mort : chasseurs et dragons verts. – Stofflet bat Cordelier (1er février) et délivre le Haut-Anjou. – Meunier, de Cholet. – Grignon dans la forêt de Vezins (25 mars). – Les Ouleries. – Retour de Marigny et de Sapinaud. – Découragement de Turreau (27 mars)

 

 

XXXV

 

LA RIVALITÉ DE CHARETTE ET DE STOFFLET

NOUVELLES VICTOIDES VENDÉENNES

 

(Avril-décembre 1794)

 

Les victoires de Charette. – Mort de Haxo (20 mars). – Les conférences de la Boulaye (21 avril 1794) : pacte fédératif des chefs vendéens. – L’exécution de Marigny. – Charette regagne ses quartiers généraux et réorganise ses divisions. – L’échec de Châtillon. – L’exécution de Joly. – Thermidor. – Proclamation du général Vimeux (26 juin). – Carnot ordonne que « la justice révolutionnaire reprenne son cours » (23 juillet). – Les quatorze camps retranchés. – Charette détruit les camps de la Roullière (5 septembre), de Frérigné (14 septembre) et de Moutiers-les-Maux – Faits (24 septembre). – À Belleville. – Mme de Bulkeley. – Rupture entre Charette et Stofflet (décembre 1794)

 

 

XXXVI

 

LA PACIFICATION DE LA JAUNAYE

CHARETTE À NANTES

 

(Décembre 1794-février 1795)

 

Découragement des conventionnels. – L’amnistie pacificatrice. – Les négociations de Belleville (25 décembre). – L’hôtel Villestreux. – « Comme Charette voudra, on voudra ! » – L’entrevue du Lion-d’Or (12-17 février). – Canclaux et Charette. – Les revendications vendéennes. – Paroles de paix des délégués chouans. – Il faut reconnaître la République. – Indignation de Stofflet. – L’entrevue du Pont-du-Lys : « La religion, le roi ou la mort ! » – Au château de la Jaunaye ; les dissidents. – Clauses secrètes. – Un baiser de Canclaux. – Le terrorisme est condamné, la liberté religieuse proclamée. – Les considérations de Charette. – La paix est faite ! – Stofflet irréductible ; scission parmi ses officiers. – L’abbé Jagault approuve le traité. – Charette à Nantes (26 février). – « Il n’est plus de Vendée !... »

 

 

XXXVII

 

CHARETTE LIEUTENANT-GÉNÉRAL – LA VENDÉE ET L’ÉTDANGER

 

Fatales déceptions. – Charette réunit ses troupes (24 juin 1795). – De Béjarry et de Scépeaux à Paris ; les griefs de la Vendée. – Proclamation du 27 juin ; conséquence de la mort de Louis XVII. – Attitude du clergé ; synode de Poiré-sur-Vie (4 août 1795). – Pour le roi. – Louis XVIII nomme Charette lieutenant-général. – La Vendée et l’étranger ; accusation de Michelet. – L’illogisme révolutionnaire. – Comme tout Anglais, Pitt a voulu la Révolution et l’a secondée. – L’exemple de Toulon ; le piège anglais. – La faute des émigrés. – L’ignorance de l’Europe. – « M. de Gaston. » – Le chevalier de Tinténiac ; défiance de la Vendée. – Une injustice d’Albert Sorel. – France d’abord ! – La conduite des princes. – Les conditions des secours anglais : indemnité et sûreté future. – L’impuissance du comte d’Artois. – Les envoyés anglais à Fougères. – Le guet-apens de Granville

 

 

XXXVIII

 

QUIBERON ET LES ÉMIGRÉS – LES DÉBARQUEMENTS ANGLAIS

 

(Juin-octobre 1795)

 

L’armée de secours. – Duplicité des instructions anglaises : Puysaye et d’Hervilly. – Les Chouans. – Cocarde blanche et cocarde noire. – Occupation de la presqu’île. – L’armée de Hoche. – Cadoudal à Sarzeau ; l’échec du 16 juillet. – Les prisonniers républicains enrôlés. – Hoche prend Quiberon (19-20 juillet). – Sombreuil et Puysaye. – L’embarquement. – La capitulation. – Les prisonniers d’Auray. – Tallien à la Convention. – Les commissions militaires. – Les massacres : huit cents cadavres. – La colère de Charette. – Il réclame un prince. – L’agence Brottier. – Encouragements de Louis XVIII. – Le débarquement de Saint-Gilles (10 août 1795). – L’expédition de sir Warren. – Le comte d’Artois à l’île d’Yeu. – La revue du 12 octobre ; le prince ne vient plus ! – L’arrêt de mort de Charette

 

 

XXXIX

 

LES DERNIERS COMBATS ET LA MORT DE CHARETTE

 

(Novembre 1795-mars 1796)

 

Hoche à la poursuite de Charette. – Le conseil du 25 novembre. – Le cercle se resserre. – Le désarmement des paysans. – Le guet-apens des Clouzeaux ; exécution de Couëtus. – Trahison de Mme de Pontbellanger (2 janvier 1796). – Les espions de Hoche. – Charette refuse de passer à l’étranger même avec les honneurs de la guerre. – « La charette roule toujours. » – Perfidie du Directoire. – Le massacre de la Begaudière (21 février). – La hutte du bois de Grammont. – Héroïsmes de femmes. – Le bois de la Chabotterie (23 mars). – Fous de joie ! – Le captif à Angers (27 mars). – Le long de la Loire. – Le Bouffay. – Promenade à travers Nantes (27 mars). – Le conseil de guerre. – L’exécution (29 mars)

 

 

XL

 

LA DERNIÈRE ANNÉE DE STOFFLET SAINT-FLORENT

LA SAUGRENIÈRE

 

(Mars 1795-février 1796)

 

Stofflet contre Charette. – Le cordon de troupes. – Entrevue avec Canclaux (6 avril 1795). – « Qui vive ? – Royalistes ! » – Le clocher de Chanzeaux (10 avril 1795). – Les Bleus dans la forêt de Mauléyrier (21 avril). – La paix de Saint-Florent (2 mai 1795). – Vengeances individuelles. – Les commissaires de la Convention ; anarchie républicaine. – Nouvelle entrevue de la Jaunaye (8 juin 1795) ; plaintes de Stofflet et de Charette. – La mauvaise foi des représentants. – Stofflet et Louis XVIII. – La château de la Morosière. – Stofflet lieutenant-général (novembre 1795). – Entrevue avec Hoche (12 décembre). – Stofflet pacificateur. – Il attend l’arrivée du comte d’Artois. – Les insultes de Hoche (janvier 1796). – Stofflet reprend les hostilités et marche à l’échafaud. – Derniers appels au comte d’Artois. – Les trois cents fidèles des Cabournes (27 janvier). – Dernières victoires. – Dans la forêt de Maulévrier. – La métairie de la Saugrenière (23 février). – Le supplice de Stofflet (25 février)

 

 

XLI

 

APRÈS LA GRAND’GUERRE – INGRATITUDE ET FIDÉLITÉ

 

Renaissances vendéennes. – Au milieu des ruines. – Les réprouvés. – Les jacobins nantis. – La Complainte du temps passé. – Hoche fait l’éloge de la Vendée. – Les « géants » devant Napoléon. – L’ingratitude de la Restauration. – « Vive le roi quand même ! » – Les Cent Jours. – La misère des héros. – Égalité devant la loi. – La colère d’un La Rochejaquelein. – Suprême fidélité. – Pour l’honneur

 

 

 



1  « Sois homme ! »

2  Chap. XXVII.

 

 

 

 

 

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