Pascal et la souffrance de notre chair

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marcel HAYOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux environs de l’année 1654, Pascal adressait à Dieu cette prière : « Je ne vous demande ni santé, ni maladie, ni vie, ni mort ; mais que vous disposiez de ma santé et de ma maladie, de ma vie et de ma mort, pour votre gloire, pour mon salut et pour l’utilité de l’Église et de vos saints. » Lorsqu’on relit cette magnanime Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies 1, on observe en Pascal le phénomène en apparence étrange que Charles Du Bos notait en ces termes : « Alors qu’il est naturel que la philosophie de l’homme sain, normal, soit celle du composé humain, l’on dirait que chez certains malades par vocation la disjonction entre l’âme et l’esprit d’une part, le corps de l’autre, assume un caractère si radical qu’ils n’ont plus aucune communication et qu’ils gravitent à la manière d’astres tout à fait indépendants 2. » Nous avons longuement regardé dans notre enfance le mouvement parallèle mais inverse de ces wagonnets d’une carrière qu’un système de câbles et de poulies manœuvre automatiquement : tandis que l’un descend vide, l’autre monte chargé de pierres. Cette comparaison va nous aider à comprendre le cas de Pascal qui est aussi celui de ces malades par vocation dont parlait Charles Du Bos. Car chez eux aussi l’âme monte tandis que le corps descend. Nous dirons même que plus le corps s’abîme et s’enfonce, plus l’âme se parfait et s’élève.

On aimerait faire remarquer d’abord qu’il ne s’agit pas ici d’une théorie, mais d’un fait qui s’impose à notre observation. Étrange ou normal, rare ou fréquent, peu importe pour l’instant ; il nous suffit de prendre le fait tel qu’il se présente à nous et de le considérer soigneusement. Nous pourrions, certes, venir le capter chez de nombreux saints. Nous préférons au contraire le saisir chez un Pascal, précisément parce que l’auteur des Pensées – qui fut aussi l’auteur des Provinciales – ne fut pas un saint, du moins un de ceux que l’Église a placés sur les autels. Il est ainsi plus proche de nous qui ne pratiquons pas jusqu’à l’héroïcité l’ensemble des vertus chrétiennes. En second lieu, Pascal est d’abord une âme, et il est aisé avec un peu d’habitude d’en surprendre et d’en enregistrer la palpitation. Son témoignage fera donc pour nous figure de confidence, et celle-ci nous sera d’autant plus précieuse que la rhétorique y eut moins de part. La sincérité d’un tel témoignage ne se discute pas, car il fut involontaire, inconscient même, et partant, la résonance profondément humaine qui s’en dégage n’en aura que plus de prix à nos yeux. Notons enfin que le cas de Pascal n’est en réalité qu’un cas d’espèce puisqu’on le retrouve, identique dans son fond, chez cette phalange de malades par vocation qui peuplent les sanas ou gisent sur des grabats dans nos villes et nos campagnes : ceux dont quelque biographe bien intentionné a écrit la vie, et ceux, beaucoup plus nombreux, dont il ne sera jamais parlé. Des uns et des antres, Pascal est ici le miroir et, si l’on préfère, le patron.

 

 

Voici, dans sa réalité âpre et concrète, la façon dont se pose le mystérieux problème de la souffrance de nos corps. Comment, alors que le corps pâtit et se détruit, l’âme parvient-elle à s’échapper de sa gaine jusqu’à redire et revivre la prière de Pascal : « Seigneur, je ne vous demande ni santé, ni maladie, ni vie, ni mort ; mais que vous disposiez de ma santé et de ma maladie, de ma vie et de ma mort, pour votre gloire, pour mon salut et pour l’utilité de l’Église et de vos saints » ?

La réponse à cette question n’est pas théorique : la spéculation philosophique et les différentes solutions, d’ailleurs péremptoires, apportées au problème du mal se révèlent ici inefficaces et inopérantes. La souffrance de notre chair constitue à la fois un drame et un mystère qui se jouent et se déroulent au plus intime de l’âme humaine. C’est un grand drame psychologique humano-divin, et c’est le mystère des opérations divines dans l’âme. Tout se passe entre Dieu et l’âme. Myself and my Creator, Dieu et moi, disait Newman.

En fait, Pascal a poussé très loin l’acceptation de la maladie et l’abandon total entre les mains de la Providence, ainsi que l’attestent clairement les documents qu’il nous a laissés. Écoutons-le. « Je vous loue, mon Dieu, et je vous bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu’il vous a plu me réduire dans l’incapacité de jouir des douceurs de la santé... Faites, ô mon Dieu, que j’adore en silence l’ordre de votre Providence adorable sur la conduite de ma vie... Ôtez donc de moi, Seigneur, la tristesse que l’amour de moi-même me pourrait donner de mes propres souffrances et des choses du monde qui ne réussissent pas au gré des inclinations de mon cœur... Que je ne souhaite désormais de santé et de vie qu’afin de l’employer et la finir pour vous, avec vous et en vous... Vous seul savez ce qui m’est expédient : vous êtes le souverain Maître, faites ce que vous voudrez. »

Il n’est peut-être pas inutile de souligner que ces lignes n’ont pas été écrites par un bien portant qui parle et juge de la maladie à distance, mais par un homme jeune, malade, souffrant, dont la vie est sérieusement menacée et qui s’en rend parfaitement compte. Pascal est probablement alors âgé de trente et un ans et les maux dont il souffre ne se comptent pas. « Névralgies dentaires, nous dit un médecin, céphalées atroces, dysphagie et dyspepsie, une paralysie même qui l’oblige, à un moment donné, à ne marcher qu’avec des potences : tout semble s’accumuler à plaisir pour le torturer ; rien ne lui est épargné. Depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’à la fin de sa vie, il ne passera pas un jour sans souffrir. C’est l’homme de douleurs dans toute l’acception du mot 3. » Il souffre de douleurs d’entrailles, nous précise Mme Périer, et celles-ci l’obligent à n’avaler que des liquides chauds, goutte à goutte. Pascal mourra à l’âge de trente-neuf ans, mais d’avance il a tout accepté. « Donnez-moi, ôtez-moi, poursuit-il, mais conformez ma volonté à la vôtre ; et que, dans une soumission humble et parfaite et dans une sainte confiance, je me dispose à recevoir les offres de votre Providence éternelle... Je sais que je ne sais qu’une chose : c’est qu’il est bon de vous suivre, et tel qu’il est mauvais de vous offenser. Après cela, je ne sais lequel est le meilleur ou le pire en toutes choses. Je ne sais lequel m’est profitable de la santé ou de la maladie, des biens ou de la pauvreté, ni de toutes les choses du monde... Faites donc, Seigneur, que tel que je sois je me conforme à votre volonté ; et qu’étant malade comme je suis, je vous glorifie dans mes souffrances. » L’entière soumission de Pascal à la volonté de Dieu n’est pas la lâche abdication de l’homme accablé de soucis et qui s’en débarrasse commodément sous le couvert de l’abandon à la Providence divine. Son abandon à la Providence n’est ni une capitulation, ni une retraite facile à la simple annonce des maux à venir ; il signifie l’acceptation consciente et délibérée d’une réalité aiguë : le long et toujours crucifiant cortège des souffrances physiques et morales s’étale à ses yeux. Pascal parle donc en connaissance de cause ; il sait à quoi il s’engage.

À la vérité, le problème est complexe, et ceux-là seuls qui ont gravi en trébuchant le chemin de Pascal pourront pleinement nous entendre. Pas plus que Pascal, ils n’ont demandé la maladie. Et d’ailleurs, comment l’auraient-ils pu ? Ils n’y avaient jamais pensé, et c’est elle qui est venue les surprendre, un jour, à l’improviste. Les médecins se sont consultés et ils ont dit : « C’est sérieux, mais on pourrait essayer ceci, cela. » On a essayé ceci, puis cela, et puis encore autre chose. Pendant ce temps, la tâche journalière était interrompue, elle tombait à la charge des autres. « Pourrai-je continuer mes fonctions, docteur ? » – « Vous pourriez peut-être demander à votre supérieur de vous supprimer ceci, cela. » On a supprimé ceci, puis cela, et puis encore autre chose. Un grand vent s’était levé ; il souffla en rafale et balaya les projets, les espoirs et les illusions d’une vie. « Assez, mon Dieu, assez ! » – « Non, il y a encore ceci et cela. » Il y eut ceci et encore cela. Alors le masque tomba. La figure de Dieu apparut.

 

 

De deux choses 1’une. Ou bien la prière de Pascal est un tissu de mots irréels, et dans ce cas elle ne peut nous intéresser car elle n’est alors qu’un mensonge. Ou bien elle est le cri spontané, naturel, frémissant de vie jailli d’un corps et d’une âme l’un et l’autre labourés par la torture. Nous repoussons la première de ces hypothèses pour retenir et établir la seconde parce qu’elle porte avec elle ses lettres de créance. Le conflit intérieur auquel nous allons assister nous en sera le meilleur garant. Mais afin de réaliser pleinement le drame dont l’âme de Pascal a été le théâtre, il importe d’abord de le replacer dans le cadre concret où il s’est déroulé.

Au moment où Pascal déclare à Dieu : « Je vous bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu’il vous a plu me réduire dans l’incapacité de jouir des douceurs de la santé », la plus belle des carrières s’ouvre devant lui : celle du savant. Les milieux scientifiques de l’Europe ont les yeux fixés sur Pascal et celui-ci mise sur un double panneau à la fois : celui des sciences pures et celui de la philosophie. Les conclusions de sa grande expérience sur le vide l’ont classé au premier plan dans le monde des savants, et le problème du vide était alors à la fois physique et métaphysique. La nature a horreur du vide, donc il n’existe pas, disaient Descartes et les philosophes à la suite d’Aristote. Il existe bien des vides intermoléculaires, mais un vide sensible n’est pas réalisable, disaient de même les physiciens. Mais voici qu’en 1644, Torricelli avait réalisé le vide dans un tube barométrique. Dès cette époque, Pascal est tout entier à ses récipients, tuyaux, seringues et siphons. Sans doute partage-t-il le sentiment de Torricelli, mais il estime à juste titre que les preuves de celui-ci ne sont pas convaincantes. Il va donc s’attacher d’abord à établir le fait suivant des méthodes rigoureusement scientifiques, basées sur l’expérience, et d’une manière telle que les partisans du plein, ses adversaires, ne puissent le réfuter ; il interprétera ensuite ce fait conformément à une méthode analogue, et il fera en cela figure de créateur ; il en dégagera enfin toutes les conséquences. Tandis qu’en France et à l’étranger on multiplie les expériences et les publications confirmant avec éclat les vues de Pascal, celui-ci se recueille dans sa chambre de malade et trace ces mots : « Je ne sais lequel m’est profitable de la santé ou de la maladie, des biens ou de la pauvreté, ni de toutes les choses du monde. » Vraisemblablement, la grande expérience sur le vide ne constitue-t-elle pas le seul grand problème qui passionne l’esprit de Pascal à l’époque où son âme éprouve les sentiments que l’on vient de voir ? Car Pascal est également le mathématicien qui vient de poser le principe du calcul intégral en appliquant ses analyses aux quadratures de la parabole et à la détermination des grandeurs continues. Les traités vont succéder aux traités ; voici que paraissent l’un après l’autre le Traité du triangle arithmétique, le Traité des ordres numériques, le Traité de la sommation des puissances numériques, les Combinaisons, ainsi que d’autres ouvrages d’une importance moindre 4.

Est-il besoin de faire remarquer que les difficultés d’ordre matériel sont à quelque moment, sous une forme ou une autre, l’apanage et le corollaire presque nécessaire de la maladie ? Pascal échappa-t-il à la loi commune ? Dans quelle mesure ? Il est en tout cas certain que Pascal malade évoque cet épineux problème, ne sachant ce qu’il y a de plus profitable à son âme « des biens ou de la pauvreté ». Et comme il n’a pas l’habitude de parler des choses qu’il n’a pas vécues et expérimentées en lui, il nous est permis de nous poser la question. Pascal se trouve en effet dans une situation embarrassée dès la fin de l’année 1651 ; il s’en ouvre à sa sœur Jacqueline et l’invite à venir habiter avec lui alléguant l’insuffisance des ressources dont il disposait à ce moment. Mais Jacqueline a promis de se faire religieuse à Port-Royal, et dans une lettre datée du 4 janvier 1652, elle supplie son frère de ne pas la contraindre à différer d’un seul jour un dessein conçu par elle quatre années auparavant. Pascal, dont la nature était bouillante, s’irrita fort de cette décision qui n’était point faite pour remédier à sa situation. Mais il dut bien s’en accommoder, car il se résigna, le 4 juin 1653, à constituer à Jacqueline la dot qu’il lui avait refusée dix-sept mois plus tôt. Sans doute, les recherches scientifiques avaient-elles entraîné Pascal à l’achat ou à la création de nombreux appareils fort coûteux ; vers le mois de juin 1652, il désire lancer sa machine arithmétique qu’il vient de faire agréer de la reine Christine. Mais nous savons aussi par Mme Périer que sa maladie s’est aggravée dès 1647 ; son père mourut le 24 septembre 1651. Bornons-nous à constater le fait : à la fin de l’année 1651, Pascal estime ses ressources insuffisantes ; du 4 janvier 1652, date de son entrée au couvent, au 4 juin 1653, date de sa profession religieuse, Jacqueline se trouve à Port-Royal, sans dot, parce que telle avait été la volonté de son frère 5.

Pascal connut le monde et aima ses divertissements tels que la comédie, le jeu et la société. Nous ne pensons pas cependant qu’il faille attribuer une importance trop grande à cet attachement, réel sans doute, mais pour lequel son âme n’était vraiment pas faite. Il s’en détourna d’ailleurs rapidement et en éprouva un profond dégoût. Quoi qu’il en soit, nous le rencontrons voyageant en Poitou au cours de l’été 1652, accompagné du duc de Roannez, gouverneur de la province et du chevalier de Méré. Cette fois, Pascal a cessé de s’intéresser aux mathématiques et à la physique ; il se divertit dans les salons d’une société brillante, fine, délicate, mais mondaine. Pendant près de deux ans – mais pas davantage – il goûte à ces plaisirs et s’y complaît. Aima-t-il ? Aima-t-il Mlle de Roannez ? Et s’il aima celle-ci, l’aimait-il encore lorsqu’il écrivit sa Prière ? Nous n’en savons rien, et la question importe d’ailleurs assez peu. Une chose est à retenir : vers la fin de l’année 1653, Pascal renonce au monde et à ses « choses fragiles et vaines » ; il en revient le cœur dégoûté, mais enrichi cependant de son expérience.

 

 

La partie va maintenant s’engager, serrée et tragique, dans l’âme de Pascal. Son témoignage à lui aussi est « comme arraché par le fer 6 », et sous les dehors presque sereins de sa convulsion apaisée, on lit encore les traces de la meurtrissure et de la tourmente.

La maladie par vocation est à peu près semblable à un métier, et, comme tout métier, elle nécessite un plus ou moins long et plus ou moins dur apprentissage. Elle est le passage d’un état dans un autre, la rupture avec un passé assurément confortable, l’acceptation de gré ou de force d’un état dont Pascal a décrit une des particularités en ces termes : « Quand on est malade, on voit que c’est par pure charité qu’on nous assiste et qu’on nous sert : cela nous oblige de tout recevoir avec actions de grâces, quoique les choses ne soient pas comme nous les voudrions, et d’en avoir de la reconnaissance à la personne qui nous sert, quoiqu’elle nous serve mal... 7 » (Par où l’on voit, soit dit en passant, comment les malades, ces grands patients, se trouvent à la fois être de grands impatients.) Le mal s’infiltre et s’installe subrepticement dans nos corps ; il est exigeant, car il réclame toute la place, il nous veut tout entiers, corps et âme. Il prend la place et bouscule tout ce qui n’est pas lui ; froidement, il nous vole nos occupations, notre profession ; l’un après l’autre il défait et renverse nos projets ; il bouleverse notre existence ; il chasse nos petites commodités et met en leur place un aiguillon qu’il plante dans notre chair. Il nous décentre.

Car si le corps a plié dès les premiers assauts, l’âme en a été ébranlée. Le drame a commencé alors. Très tôt, l’âme a été avertie de la cassure qui s’était faite et elle a auguré les noirs présages qui se muèrent peu à peu en réalités. Elle a tout vu dans un seul regard, et elle a frémi. Mais cela ne sera pas, pensa-t-elle, car ce serait vraiment trop, et le bon Dieu ne peut m’en demander autant. Et pourtant.... Dieu qui est sage sut tout lui demander, tout lui enlever, mais avec un discernement, avec une bienveillance dont elle n’avait pas idée. Elle ne comprenait pas. – L’enfant non plus ne comprend pas les raisons qu’a sa mère de le faire parfois pleurer. – Entre Dieu et l’âme, il y avait conflit à propos d’un même objet, le corps. L’âme voulait conserver, guérir et sauver son corps ; Dieu voulait conserver, guérir et sauver l’âme, mais en la détachant de son corps.

Dieu et l’âme de Pascal en arrivèrent ainsi à s’affronter en un tragique combat. Dieu disait à l’âme de Pascal : « Bienheureux sont ceux qui pleurent, et malheur à ceux qui sont consolés. » Et Pascal répondait : « Moi je dis : Malheureux ceux qui gémissent, et très heureux ceux qui sont consolés. » Alors, Dieu se taisait, tandis que Pascal redoublait : « Heureux ceux qui jouissent d’une fortune avantageuse, d’une réputation glorieuse et d’une santé robuste. »

Ce n’était certes pas encore le Pascal « ver de terre » qui parlait ainsi. Mais c’était encore l’ami fervent des Roannez et des Méré à qui une « fortune avantageuse » avait permis la vie facile que l’on sait dans les riches salons du Poitou. C’était aussi le frère de Jacqueline qui se refusait à constituer une dot à la novice de Port-Royal et qui cherchait les ressources nécessaires pour lancer sa machine arithmétique. C’était surtout le jeune physicien, l’égal de Torricelli, dont les travaux étaient appréciés dans les milieux savants de l’Europe, et à qui le succès de la grande expérience sur le vide venait d’assurer une « réputation glorieuse ». Pascal enfin était l’homme qui voyait la nouvelle expérience à réaliser, le nouveau livre à composer, à condition qu’une « santé robuste » vînt le seconder. Sa plume et ses récipients, Pascal les aime comme le paysan aime son bœuf et sa charrue ; le matelot, sa voile et ses amarres. Ainsi s’en va-t-il répétant : « Heureux ceux qui jouissent d’une fortune avantageuse, d’une réputation glorieuse et d’une santé robuste... Malheureux ceux qui gémissent, et très heureux ceux qui sont consolés... » Et cependant, ce Pascal est celui qui tombe à genoux, un jour, et déclare : « Oui, Seigneur, je confesse que j’ai estimé la santé un bien, non pas parce qu’elle est un moyen facile pour vous servir avec utilité, mais parce qu’à sa faveur je pouvais m’abandonner avec moins de retenue dans l’abondance des délices de la vie, et en mieux goûter les funestes plaisirs. »

Quel est donc ce Pascal ?

 

 

Nous entrons cette fois dans l’histoire personnelle des rapports de Dieu avec l’âme de Pascal, et les lignes qui vont suivre ne peuvent être lues qu’avec le plus grand respect. Entre Dieu et Pascal le colloque a repris, mais comme il a changé ! Cc n’est plus le Pascal altier qui se cabre et se raidit devant la souffrance, c’est un Pascal soumis, résigné et presque transfiguré. Dieu travaille l’âme de Pascal. Approchons ce mystère.

« Vers la fin de septembre dernier (1654), écrit Jacqueline à sa sœur Gilberte, il (Blaise) me vint voir ; et, à cette visite, il s’ouvrit à moi d’une manière qui me fit pitié, en avouant qu’au milieu de ses occupations, qui étaient grandes, et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité à quitter tout cela, et par une aversion extrême qu’il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu’il se trouvait détaché de toutes choses à un point où il ne l’avait jamais été ; mais que, d’ailleurs, il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu, qu’il n’éprouvait aucun attrait, mais qu’il sentait bien que c’était plus sa raison et son propre esprit qui l’excitait à ce qu’il connaissait de meilleur, que non pas le mouvement de celui de Dieu...

« Cette confession me surprit autant qu’elle me donna de joie. Dès lors, je conçus des espérances que je n’avais jamais eues, et je crus vous en devoir mander quelque chose, afin de vous obliger à prier Dieu. Si je racontais toutes les autres visites aussi en particulier, il faudrait en faire un volume, car depuis ce temps, elles furent si fréquentes et si longues que je pensais n’avoir plus d’autre ouvrage à faire. Je ne faisais que le suivre, sans user d’aucune sorte de persécution, et je le voyais, peu à peu, croître de telle sorte que je ne le connaissais plus (je crois que vous en ferez autant que moi, si Dieu continue son ouvrage), particulièrement en humilité, en soumission, en défiance, en mépris de soi-même et en désir d’être anéanti dans l’estime et la mémoire des hommes. Voilà ce qu’il est, à cette heure ; il n’y a que Dieu qui sache ce qu’il sera un jour. »

Telles étaient assurément les dispositions de Pascal quand il écrivit sa Prière pour demander le bon usage des maladies. Jacqueline, il est vrai, ne fait pas allusion à la santé de son frère, mais son témoignage n’en est pas moins précieux, car il nous rapporte un fait qu’elle a constaté et que Gilberte pourra constater à son tour. Ce fait n’est autre que l’opération divine dans l’âme de Blaise Pascal, avec ce trait final qui signifie et résume tout : Voilà ce qu’il est, à cette heure, il n’y a que Dieu qui sache ce qu’il sera un jour. Nous ne faisons rien que n’ait fait Jacqueline avant nous : nous constatons un même fait, nous l’observons et nous le rapportons.

Pascal est admirable. Mais il nous semble que Dieu l’est davantage encore. Car c’est toujours Lui qui commence quand Il se donne. Ce n’est pas Pascal qui a demandé la maladie, mais Dieu la lui a envoyée et Il va s’en servir comme d’un instrument pour élever l’âme de Pascal, la détacher de son corps, la détacher – qu’on nous pardonne ce pléonasme – de tous ses attachements. Qu’en savons-nous ? De nous-même, nous n’en savons rien. Mais en écoutant Pascal, il nous semble bien en avoir perçu l’écho. Écoutons-le à nouveau : « Ô Dieu qui m’arracherez, à ce dernier moment de ma vie, de toutes les choses auxquelles je me suis attaché, et où j’ai mis mon cœur !... Je vous loue et je vous bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu’il vous a plu prévenir en ma faveur ce jour épouvantable, en détruisant à mon égard toutes choses, dans l’affaiblissement où vous m’avez réduit. » Nous y voici, et quoi de plus direct ? Car enfin, il faut bien que les mots disent ce qu’ils veulent dire. Par la maladie, « dans 1’affaiblissement où vous m’avez réduit », Dieu opère dans l’âme de Pascal, Il la travaille, Il la détache, « en détruisant à mon égard toutes choses », et l’âme de Pascal aussitôt, dans un coup d’aile magnifique, part et monte. « Faites, Seigneur, que je me considère en cette maladie comme en une espèce de mort, séparé du monde, dénué de tous les objets de mes attachements, seul en votre présence, pour implorer de votre miséricorde la conversion de mon cœur. »

Dieu est un bourreau pour Pascal. Eh ! non. « Je te suis plus ami que tel et tel », lui a dit la voix entendue dans le Mystère de Jésus. Et l’on croit encore entendre la réronse, le cri de Pascal : « Seigneur, je vous donne tout. »

Le conflit a bien disparu. Dieu et l’âme de Pascal ont cessé de s’affronter en ce duel dont le corps de Pascal était l’enjeu. Pascal lui-même ne se pose plus en adversaire, mais en ami, en collaborateur. Dieu n’a pas capitulé, mais Pascal, par un étrange retournement, est passé dans son camp. Les voici, marchant la main dans la main, si l’on nous permet de parler ainsi, à la poursuite et à la conquête d’un même objectif : la « conversion » de l’âme de Pascal. Mais une telle victoire ne se gagnera que par le fer et le sang ; il faudra d’abord libérer cette âme de toutes ses attaches. Parmi celles-ci, il en est une qui s’appelle le corps de Pascal et il se fait précisément que c’est bien de celle-là qu’il s’agit. Dieu et Pascal sont à l’œuvre, mais dans cette activité à deux, c’est encore Dieu qui a commencé. Pascal a suivi, avec effroi d’abord, mais il a suivi. Il a peur ; il se sent faible. Et cependant, si Dieu l’aide... Non pas d’une assistance quelconque, mais « toute particulière ». Oh ! alors, Pascal n’hésite plus, il est assuré du succès : « Je reconnais, mon Dieu, que mon cœur est tellement endurci et plein des idées, des soins, des inquiétudes et des attachements du monde, que la maladie non plus que la santé... ni tous mes efforts, ni ceux de tout le monde ensemble, ne peuvent rien du tout pour commencer ma conversion, si vous n’accompagnez toutes ces choses d’une assistance toute extraordinaire de votre grâce. »

Pascal sait ce qu’il veut et où il va. Sans doute, le mot « conversion », sous sa plume, ne peut-il signifier le passage de l’incrédulité à la foi, ni celui d’une vie franchement mauvaise à une vie plus honnête. Le mot « conversion » doit être entendu ici dans son sens étymologique, l’âme se tournant vers Dieu seul et se détournant de tout ce qui n’est pas Lui. Il est synonyme d’union à Dieu, de sanctification. Telle est bien, en réalité, la grande entreprise dans laquelle Dieu et Pascal sont associés et où la souffrance du corps a sa place. « Faites-en, mon Dieu, une occasion de mon salut et de ma conversion. » Ainsi le jeu de la grâce trouvera-t-il libre cours dans l’âme de Pascal. « Ouvrez mon cœur, Seigneur, prenez mes affections... Achevez les bons mouvements que vous me donnez. Soyez-en la fin comme vous en êtes le principe. Couronnez vos propres dons ; car je reconnais que ce sont vos dons. » Mais l’activité à deux ne sera possible qu’avec « une assistance toute extraordinaire » de la grâce. C’est pourquoi, « je m’adresse à vous, mon Dieu, pour vous demander un don que toutes les créatures ensemble ne peuvent m’accorder ».

Mais voilà, Pascal est ainsi fait : il est « tant homme que rien plus », suivant le mot de saint François de Sales. Il est semblable à ses frères, les malades par vocation. Il ne retire pas ce qu’il vient de donner, mais il ne peut se résigner à être seul, et il ne veut pas que Dieu l’abandonne dans ses souffrances. « Faites-moi la grâce, Seigneur, de joindre vos consolations à mes souffrances, afin que je souffre en chrétien. » Et la prière continue instante, précise. « Je ne demande pas d’être exempt des douleurs, car c’est la récompense des saints : mais je demande de n’être pas abandonné aux douleurs de la nature sans les consolations de votre esprit ; car c’est la malédiction des Juifs et des païens. Je ne demande pas d’avoir une plénitude de consolation sans aucune souffrance ; car c’est la vie de la gloire. Je ne demande pas aussi d’être dans une plénitude de maux sans consolation ; car c’est un état de judaïsme. Mais je demande, Seigneur, de ressentir tout ensemble et les douleurs de la nature pour mes péchés et les consolations de votre Esprit par votre grâce, car c’est le véritable état du christianisme. Que je ne sente pas des douleurs sans consolation ; mais que je sente des douleurs et de la consolation tout ensemble. » Cette prière porte avec elle la signature de la main qui l’a écrite ; on ne peut s’y tromper, elle est bien de Pascal. Fénelon ne l’eût point écrite ; mais qu’importe ici ? La prière de Fénelon est plus sublime, celle de Pascal est plus humaine 8.

Dieu n’abandonna point Pascal dans la souffrance de son corps. Car Dieu n’abandonne pas les malades qui se sont abandonnés à Lui. Il leur demande parfois beaucoup, mais sa méthode est empreinte de bonté et d’amour. Tout vient à son heure, et cette heure choisie par Dieu est celle qui convient à leur âme. Dieu ne leur demande rien qu’elles ne puissent accepter. À chaque retranchement, à chaque souffrance nouvelle correspond toujours une grâce équivalente. Le reste est un secret entre Dieu et ces âmes. Nous n’y toucherons point.

 

 

Il ne sera pas inutile, en terminant ces pages, de jeter un regard autour de nous et de venir interroger quelques-uns de ces « grands hommes » à qui il est arrivé de parler de la souffrance physique. Sans doute, cette promenade forcément un peu capricieuse aura-t-elle du moins l’avantage de nous aider à comprendre le cas de Pascal et de dégager, à la lumière de celui-ci, ce que nous allons provisoirement appeler : la philosophie de la maladie.

Faisant allusion à Buffon, Voltaire, dont la constitution était plutôt faible, écrivait un jour à un ami. « Il se porte à merveille. Le corps d’un athlète et l’âme d’un sage, voilà ce qu’il faut pour être heureux. » Mais Sainte-Beuve qui rapporte ce trait paraît cependant d’un avis différent ou, du moins, beaucoup plus nuancé. « Des esprits délicats, qui avaient à se plaindre de leur corps, écrit-il, n’ont pas tant accordé à la santé. En se tenant au seul point de vue intellectuel, ils ont trouvé à dire de fort jolies choses sur les avantages d’une complexion frêle, qui laisse à l’esprit tout son jeu et donne aux organes une certaine transparence. La pensée y acquiert et y conserve plus de délié ; elle s’y aiguise. Chez Érasme, Bayle et Voltaire, ne semble-t-il pas, en effet, que la finesse de la lame se fasse mieux sentir dans le mince fourreau ? Un penseur doué d’une organisation exquise, M. Joubert, est allé plus loin : « Les valétudinaires, a-t-il dit, n’ont pas, comme les autres hommes, une vieillesse qui accable leur esprit par la ruine subite de toutes leurs forces. Ils gardent jusqu’à la fin les mêmes langueurs ; mais ils gardent aussi le même feu et la même vivacité. Accoutumés à se passer de corps, ils conservent pour la plupart un esprit sain dans un corps malade... Il y a un degré de mauvaise santé qui rend heureux. » Gardons-nous de tirer de ce témoignage plus qu’il ne peut nous donner. Sainte-Beuve nous a prévenus : il juge du seul point de vue intellectuel. Mais ceci nous ramène à notre point de départ lorsque, avec Charles Du Bos, nous notions cette disjonction qui s’opère chez certains malades entre l’âme et l’esprit, d’une part, le corps, d’autre part. Pascal fut de ceux-là.

Quittons le plan intellectuel pour nous situer sur le plan moral. Pline le Jeune écrivait à un ami : « Ces jours derniers, l’état de langueur d’un de mes amis me fit faire cotte réflexion, que nous sommes meilleurs tandis que nous sommes malades. Car quel est le malade que l’avarice ou la volupté vient tenter ? On n’est plus esclave des amours, on n’aspire plus aux honneurs ; on néglige les richesses, et si peu qu’on ait, se croyant à la veille de le quitter, on s’en contente. C’est alors qu’on croit qu’il y a des dieux, c’est alors qu’on se souvient qu’on est homme ; on n’envie personne, on n’admire ni on ne méprise personne ; les médisances elles-mêmes glissent sur nous, on ne s’en aigrit plus, on ne s’en nourrit plus... Je puis donc ici, en deux mots, résumer pour ton usage et pour le mien ce que les philosophes se donnent bien de la peine à enseigner en beaucoup de paroles, et même en beaucoup de volumes : c’est que nous persévérions à être tels en santé que nous nous promettons de devenir quand nous sommes malades. » Retenons la leçon de Pline : être tels en santé que nous nous l’étions proposé durant la maladie. La formule est belle mais païenne, car le perfectionnement moral de Pline doit fatalement se borner aux horizons terrestres. Et si ces paroles étaient prononcées par un chrétien ? Encore faudrait-il se rappeler, dans ce cas, que le moralisme, même religieux, n’est pas la religion proprement dite. Le premier est anthropocentrique, la seconde, essentiellement théocentrique 9.

Montaigne est un « sage », et il se souvient du stoïcisme d’Épictète. « Le mal nous pince d’un costé, écrit-il, la règle de l’aultre... Rechercher la douleur, c’est l’action d’une vertu excessive... Il fault avoir femme, enfants, biens, et sur tout de la santé, qui peult ; mais non pas s’y attacher en manière que nostre heur en despende : il se fault réserver une arrière-boutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude... Discourir et y rire, comme sans femme, sans enfants et sans biens, sans train et sans valets ; à fin que, quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. » La philosophie de la maladie, selon Montaigne, ressemble à sa philosophie de la vie dont elle fait d’ailleurs partie intégrante. Elle est une méthode pour vivre heureux, une recette pour nous mettre à l’abri de la douleur. Foncièrement païenne et foncièrement égoïste, la philosophie de Montaigne est moralement inférieure à celle de Pline.

Abandonnons maintenant le plan moral pour nous placer sur Je plan religieux. À ses amis qui s’attristaient à la vue de ses maux, Pascal répondait : « Ne me plaignez point ; la maladie est l’état naturel des chrétiens, parce qu’on est par là cmme on devrait toujours être... On n’a autre chose à faire qu’à se soumettre humblement et paisiblement. »

Nous voici loin de Montaigne. Pascal n’est pas un stoïcien, pas même un spartiate chrétien. JI est un chrétien. Et comme tel, sa philosopl1ie de la maladie a pour caractéristique de n’en pas être une. Ou si l’on veut, elle est sa religion même, mais vécue intégralement, dans toute sa pureté, avec toute~ ses énergies divines, avec toutes ses potentialités humaines. Dieu et l’âme, ces deux mots résument tout, car le mystère de la souffrance de nos corps est à la fois – et combien davantage ! – le mystère des opérations divines dans nos âmes. « Ouvrez mon cœur », implorait Pascal. Dieu entrait alors dans ce cœur ouvert et il y opérait de concert avec Pascal. « Ah ! Seigneur ! s’écriait Baudelaire, donnez-moi la force et le courage de contempler mon cœur et mon corps sans dégoût. » Pauvre poète ! Mais ce corps aux os pointus et qui font mal n’est plus un objet de dégoût quand on a reconnu la main qui le décharne. Et ce cœur n’en est pas un non plus quand c’est Dieu qui en règle le battement. « Grandeur de l’âme humaine », s’exclamait Pascal au cours de la nuit fameuse du Mémorial. Grande, certes, lorsque Dieu l’habite ; plus grande encore lorsqu’Il y agit librement.

 

 

Marcel HAYOT.

 

Paru dans La Vie spirituelle

en mars 1940.

 

 

 

 

 



1  Écrite en 1647, 1648, suivant l’abbé Maynard (Pascal, sa vie, etc.) ; en 1654, suivant Fortunat Strowski (Pascal et son temps, t. II, p. 207) et Jacques Chevalier (Pascal, p. 98).

2  Approximations, 7e série, p. 408.

3  Denys Gorce, Le tourment de Pascal. Extrait des Cahiers thomistes, 1935, p. 232. Sur la maladie de Pascal, nous signalerons également avec M. Gorce l’étude du P. de Sinély dans les Archives de Philosophie, Paris, Beauchesne, 1923, vol. I, cahier III, pp. 1-32.

4  L’ignorance dans laquelle nous nous trouvons, au sujet de la date exacte où fut écrite la Prière sur le bon usage des maladies ne nous permet pas de préciser davantage. Mais il est néanmoins très certain que les travaux mathématiques de Pascal sont antérieurs à l’année 1654. Cette remarque vaudra également pour ce qui va suivre.

5  En agissant de la sorte, Pascal n’avait pas outrepassé ses droits, car, conformément aux engagements, la rente assurée à Jacqueline à la mort de son père devait s’éteindre en cas de profession et rester ainsi dans la famille des Pascal. Blaise et Gilberte (Mme Périer) avaient ici agi de commun accord.

6  Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, p. 363.

7  Cité par Sainte-Beuve, Port-Royal, t. III, p. 330.

8  La part de panhédonisme religieux pourrait bien être ici indéniable. Nous n’y pouvons rien, Pascal est ici. Il a besoin de « sentir » les « consolations ». Voir notamment sur ce point délicat les articles de M. Baudin dans la Revue des Sciences religieuses, Strasbourg, avril et juillet 1925. De même H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, t. IV, p. 318, et VII, pp. 16 et sq. Celle réserve faite, nous n’avons pas craint de reproduire le texte de Pascal, parce que nous l’entendons dans le sens d’une demande de l’assistance divine qui éclaire, soutient et fortifie l’âme dans l’acceptation de la souffrance. La recherche de l’élément sensible constitue pour nous une tache dans la vie intérieure de Pascal. Par là, il rejoint inconsciemment La Rochefoucauld, Saint-Évremond et les libertins du XVIIe siècle qu’il entendait cependant combattre. L’amour du « plaisir » n’est pas le motif qui nous fait aimer Dieu. Bossuet, Nicole et surtout. Malebranche se sont également égarés ici en voulant s’opposer à Fénelon. Au fond de tout cela, il y a une erreur métaphysique. La solution thomiste du problème de l’amour de Dieu considéré dans son rapport avec l’amour de soi a été clairement exposée par le R. P. Garrigou-Lagrange dans L’amour de Dieu et la Croix de Jésus, t. I, pp. 61-163.

9  Par moralisme religieux, nous entendons la tendance qui consisterait à identifier le christianisme au progrès moral. Voir M. Vincent, François de Sales directeur d’âme, p. 102. Ce sens est celui du R. P. Doncoeur (Études, 20 juin 1923, pp. 701-708). Il est synonyme d’ascétisme (H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, t. VII, pp. 26 sq.). La Prière de Pascal a certainement échappé ici à cette déviation, mais Sainte-Beuve, qui s’arrêta à l’examen de l’ascétisme de Pascal, nous paraît bien l’avoir plié dans le sens du moralisme religieux (Port-Royal, t. III, pp. 327 sq.).

 

 

 

 

 

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