Les dernières années

de la S. Vierge

 

DÉCOUVERTES ET PUBLICATIONS RÉCENTES 1.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

R.-M. de LA BROISE, S. J.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Cherchez, dans les livres de piété ou chez les historiens de l’Église, en quel lieu la Sainte Vierge passa ses dernières années : tous, à peu près, indiqueront Jérusalem. Plusieurs insinueront toutefois que peut-être Marie suivit saint Jean à Éphèse, et y séjourna quelque temps, avant de revenir mourir dans la ville sainte. Quelques-uns, extrêmement peu, hésiteront, pour déterminer le lieu de la sépulture et de l’Assomption de Notre-Dame, entre Éphèse et Jérusalem.

Il est pourtant un auteur très affirmatif en faveur d’Éphèse : c’est Anne-Catherine Emmerich. Après l’Ascension, raconte-t-elle, la mère de Jésus vécut trois ans à Jérusalem, puis trois ans à Béthanie. Vers le même temps où les Juifs mirent Lazare et ses deux sœurs sur le vaisseau désemparé qui devait les conduire à Marseille, saint Jean se vit obligé d’emmener Marie hors de la Palestine. Il trouva pour elle un refuge en Asie Mineure, dans les environs d’Éphèse. Là se constitua une communauté chrétienne, vivant pauvrement dans des retraites montagneuses. Notre-Dame fit en ce lieu un séjour de neuf années, interrompu seulement par deux voyages à Jérusalem. Elle mourut dans sa retraite, près d’Éphèse, et fut mise dans un tombeau disposé par saint André et saint Mathias. La nuit qui suivit la sépulture, Dieu ressuscita son corps et l’éleva au ciel. Les apôtres remplirent de terre l’entrée de la tombe ainsi glorifiée, pour empêcher que désormais on n’y pénétrât.

La voyante de Dulmen a des détails plus précis encore. La Sainte Vierge habitait au midi d’Éphèse, à trois heures de marche ; sur une montagne que l’on gravit par d’étroits sentiers ; on voit de là d’un côté la mer, de l’autre la ville ; la demeure de Notre-Dame était à gauche de la route, pour qui viendrait de Jérusalem ; la maison était bâtie en pierres, carrée, et composée de deux pièces ; la première pièce était séparée de la seconde par le foyer et par des cloisons légères, s’appuyant sur lui à droite et à gauche ; la seconde pièce, se terminant au fond par une demi-circonférence, servait d’oratoire à Marie ; cette seconde pièce avait pour dépendances, à droite, une chambre à coucher, à gauche, une autre chambre pour le linge et le mobilier ; dans la chambre de droite, la couchette, adossée au mur, s’élevait d’un pied et demi au-dessus du sol.

Comment n’avoir pas la curiosité d’aller chercher, sur les collines au midi d’Éphèse, s’il resterait quelque ruine, pouvant se rapporter à cette description ? Pourtant, la vérification ne paraît pas avoir été tentée avant 1891. Elle le fut alors par quelques prêtres de Smyrne. L’heureux succès de leurs recherches attira l’attention. Le 1er décembre 1892, Mgr André-Polycarpe Timoni, archevêque de Smyrne, se mit lui-même à la tête d’une commission d’enquête, et fit dresser un procès-verbal de sa visite au Bulbul-Dagh, ou « montagne du Rossignol ». Sur cette haute colline, à quinze kilomètres environ au sud d’Éphèse, est un endroit nommé Panaghia-Capouli, « la porte de la toute sainte ». Là, au fond d’un vallon, sous de grands platanes, on a trouvé les ruines d’un petit édifice carré. Par leur situation et par leur disposition même, ces ruines répondent à la description faite par Catherine Emmerich de la demeure de Marie. Qu’on mette à part le vestibule, sans doute un peu moins ancien que le reste, on retrouve deux pièces, deux chambres annexes, et jusqu’à une saillie du mur, qui peut passer pour le support de la couche signalée par la voyante.

En un mot, tout, à Panaghia-Capouli, est à peu près conforme aux indications qu’on voulait vérifier. M. Nirschl, le savant doyen de Wurtzbourg, qui ne pense pas que la Sainte Vierge ait jamais habité ce lieu, insiste sur l’à peu près 2. M. le chanoine Le Camus, au moins aussi incrédule, est frappé de la conformité. Il fait remarquer, du reste, que la disposition intérieure de l’édifice est exactement celle de toutes les petites églises ou chapelles grecques : la nef et le chœur, séparés par l’iconostase – ce que la voyante dit avoir été primitivement la cheminée – et, près du chœur, le sacrarium et le diaconium 3.

 

 

II

 

Il est absolument nécessaire de vérifier par l’histoire, soit les visions, soit les découvertes postérieures de dix-neuf siècles aux évènements. Et, pour bien examiner le cas présent, il faut distinguer avec soin deux questions : Que penser historiquement de la mort de la Sainte Vierge à Éphèse ? Que penser de son séjour dans cette ville ? Sans doute, plusieurs objections contre la mort à Éphèse semblent bien s’opposer du même coup à tout voyage et à tout séjour en Asie Mineure. Mais la discussion sera plus ordonnée et plus exacte, si on ne considère d’abord que le premier point.

« Saint Jean se mit en route pour l’Asie, écrit saint Épiphane : mais il ne nous dit nulle part qu’il emmena avec lui la Sainte Vierge 4. » L’évêque de Chypre voyait donc la raison qui peut faire songer à Éphèse : Notre-Dame y aurait suivi saint Jean. Mais il indique en même temps qu’il ignore s’il en fut réellement ainsi. Les autres Pères ne le savent pas davantage. « Pas un seul écrivain ecclésiastique des premiers siècles chrétiens n’a parlé en faveur d’une émigration de Marie à Éphèse 5. »

Il n’y a pourtant, au milieu de ce silence de l’ancienne Église, un document souvent cité et discuté. Ce sont les actes du concile d’Éphèse, en 431, celui-là mème où fut définie la divine maternité de la Sainte Vierge. Un point parfaitement clair, c’est que l’assemblée eut lieu dans une église consacrée à Notre-Dame : « Siégeaient dans la très sainte église nommée Marie les très religieux et très saints évêques » dont les noms suivent 6. Le point douteux, c’est le sens de cet autre passage : « Nestorius, qui a renouvelé l’impie hérésie, étant venu dans la cité des Éphésiens, où Jean le Théologien et la Vierge mère de Dieu sainte Marie, se sépara de l’assemblée des saints pères et évêques 7… » On le voit, la phrase intéressante n’a pas de verbe, et, depuis Sirmond jusqu’aux critiques contemporains, on ne lui en a point trouvé. Est-ce une omission des copistes ? Est-ce plutôt la rédaction originale, le verbe être restant sous-entendu, au présent ou au passé, avec la nuance particulière que les circonstances exigeaient qu’on lui donnât ?

Mais, pour déterminer cette nuance particulière, quelques érudits ont un peu trop fait appel à l’imagination. Tillemont, par exemple, sans renvoyer à d’autre texte qu’à cette phrase elliptique, écrit avec assurance, au sujet de la mort de la Sainte Vierge : « On a donc grand lieu de juger qu’elle est morte à Éphèse, aussi bien que sainte Madeleine ; et il paraît en effet, par une lettre du concile œcuménique tenu en cette ville l’an 431, qu’on croyait alors qu’elle y était enterrée 8. » En vérité, Tillemont l’incorruptible, Tillemont qu’on ne prend pas à de mauvais arguments, Tillemont l’ennemi des légendes, a conclu ce jour-là avec une surprenante légèreté. Il faut dire pourtant qu’il a un raisonnement pour combler les lacunes du texte. L’église où s’assemblait le concile était assurément dédiée à la Sainte Vierge : or, dans la discipline d’alors, c’était une loi de ne jamais dédier d’église à un saint que là où était son tombeau. Malheureusement pour Tillemont, il est sûr que, si la loi existait telle qu’il la formule, la reine des saints n’y était pas soumise : car il y avait, au temps du concile d’Éphèse, des églises bâties en son honneur dans beaucoup de villes, et, dès le siècle précédent, Constantin paraît en avoir élevé plusieurs 9.

En sorte que, pour un bon nombre d’historiens, la phrase du concile nous renseigne sur le tombeau de la Sainte Vierge tout juste comme ferait celle-ci : « Paris, où sont Notre-Dame et sainte Geneviève. » Et ainsi, le concile ne disant rien, et le raisonnement ne valant pas, il ne restait, jusqu’à ces dernières années du moins, aucun motif sérieux pour penser que Marie soit morte à Éphèse 10.

Pour soutenir, au contraire, qu’elle est morte à Jérusalem, il y a des raisons, sinon pleinement convaincantes, du moins extrêmement graves.

Tout d’abord, on montre son tombeau dans la vallée de Josaphat, près de l’église de l’Assomption. Fut-il découvert dès la fin du IVe siècle ou seulement vers le milieu du Ve, un demi-siècle ou un siècle entier après celui du Sauveur ? En tous cas, l’évêque Juvénal de Jérusalem, soit qu’il l’eût retrouvé lui-même, soit qu’il eût reçu ce dépôt d’un de ses prédécesseurs, en soutenait l’authenticité. Or, Juvénal est un des Pères du concile d’Éphèse. Il ne paraît pas qu’il eût rencontré dans cette ville une tradition opposée à celle de sa propre église. Il n’eut en effet ni à protester contre les prétentions d’Éphèse ni à retirer les prétentions de Jérusalem 11. L’authenticité de cette tombe n’est peut-être pas rigoureusement démontrée ; mais il y a du moins pour elle d’anciennes et de sérieuses présomptions.

Plus fortement appuyée encore est l’opinion qui fait mourir la Sainte Vierge à Jérusalem. Elle a pour elle le témoignage unanime de tous les anciens auteurs qui ont parlé des circonstances de l’Assomption. Il est vrai que plusieurs d’entre eux, les plus célèbres et les plus éloquents, saint Jean Damascène, saint André de Crète, saint Germain de Constantinople, sont du VIIe ou du VIIIe siècle ; mais ils se font l’écho de traditions plus anciennes. Il est vrai encore que, si l’on veut vérifier les témoignages écrits de ces traditions, on se heurte trop souvent à des apocryphes : la lettre dite de saint Jérôme sur l’Assomption, les écrits dionysiens, surtout les livres intitulés de Transitu et de Dormitione Mariae ; mais enfin, les apocryphes mêmes nous disent ce qu’on pensait au Ve siècle, au IVe, et même dans des temps plus anciens ; le fait que tous s’accordent à placer à Jérusalem les derniers moments de Notre-Dame, et qu’aucun ne songe à les placer ailleurs, montre que l’opinion commune était en effet pour Jérusalem. Il est des vérités facilement reconnaissables, même dans les documents apocryphes ou très postérieurs aux faits, et telles sont souvent les traditions sur le lieu d’un évènement. Parmi des centaines peut-être de chroniques fabuleuses ou de chansons de geste relatives à Charlemagne, pas une qui mette ailleurs qu’à Aix-la-Chapelle son séjour préféré.

Évidemment, il faudrait plus d’espace pour discuter les documents, remonter aux sources, et dégager la valeur des preuves 12. C’est assez cependant de ces rapides indications pour faire voir les très graves raisons qu’il y avait jusqu’ici de regarder Jérusalem comme le lieu de la mort et de l’Assomption de Marie. Reste à étudier les fondements de la toute nouvelle opinion, qui fait mourir Notre-Dame à Panaghia-Capouli.

 

Opinion toute nouvelle, dis-je : car, bien qu’on eût déjà un peu parlé d’Éphèse, on n’avait jamais rien dit des montagnes voisines. Tillemont et les siens se figuraient le tombeau de Marie dans la ville même, à l’endroit où s’élevait la basilique, et où fut condamné Nestorius. Si le concile témoigne quelque chose, c’est en faveur de la « cité des Éphésiens », non des campagnes d’alentour. La première, il y a quatre-vingts ans seulement, Catherine Emmerich a lancé l’idée d’une communauté chrétienne, groupée autour de la Vierge et de saint Jean, à quelques lieues de la ville. Depuis que les recherches faites ont paru témoigner en faveur de la voyante, on a constaté une certaine tradition locale, qui semblerait aussi lui donner raison. En sorte qu’il y a en tout deux arguments pour Panaghia-Capouli : une tradition locale, et les visions de Catherine Emmerich confirmées par les récentes découvertes.

La tradition locale remonterait aux anciens habitants d’Éphèse. Quand l’antique cité chrétienne fut prise par les Musulmans, sept familles éphésiennes parvinrent à s’échapper, se réfugièrent dans les montagnes, et finirent par y former le village de Kirkindjé. Les Kirkindjotes, au nombre d’environ quatre mille, issus de ces sept familles, sont aujourd’hui les seuls descendants connus des anciens Éphésiens. Ils sont grecs schismatiques. On les a fait interroger par le chef du village. Les réponses ont encore été conformes aux données de Catherine Emmerich. On a même appris que, chaque année, surtout vers le temps de l’Assomption, les Kirkindjotes venaient en pèlerinage à Panaghia-Capouli et faisaient dire des messes dans les ruines de la chapelle.

Sans discuter les détails de cette enquête, dont un résumé de sept pages 13 ne permet pas de voir la valeur ou les déficits, et en supposant prouvé que telle est bien aujourd’hui la croyance de ces quatre mille Grecs, on peut encore ne pas se déclarer convaincu. Car les Kirkindjotes, seuls représentants des sept premiers siècles chrétiens d’Éphèse, disent là des choses que leurs ancêtres paraissent avoir totalement ignorées.

Peu avant l’an 200, l’évêque Polycrate d’Éphèse écrivait au pape saint Victor, sur la question de la Pâque, en son nom propre et au nom des évêques d’Asie Mineure. Il recommande les églises d’Asie, en énumérant leurs « grandes lumières », c’est-à-dire les saints qui les ont illustrées, et dont elles gardent le tombeau. Pour Éphèse même, il signale saint Jean et une fille de l’apôtre saint Philippe : ni pour Éphèse, ni pour les environs, il ne dit un mot de la Sainte Vierge 14.

Nous voyons encore, par les itinéraires des anciens pèlerins, qu’on venait à Éphèse pour Je tombeau de saint Jean, et qu’on n’y cherchait aucun souvenir de Marie.

Arguments négatifs, sans doute, mais que ne contrebalance aucun argument positif contraire, et qui, dans la circonstance, valent eux-mêmes des arguments positifs ; car Polycrate, s’il en savait quelque chose, devait parler de la plus grande des gloires de l’Asie ; et ceux qui décrivaient les pèlerinages d’Éphèse, devaient signaler le lieu le plus vénérable des environs.

On peut donc penser que, par la suite des siècles, les habitants de Kirkindjé ont à tort prétendu que la Sainte Vierge était venue dans leur pays avec saint Jean, et qu’ils ont pris pour sa demeure un sanctuaire antique, consacré sous son nom. Le témoignage de ces quatre mille personnes, qu’on dit issues de sept familles de proscrits, paraît trop faible et trop incertain pour prévaloir sur celui de toute l’antiquité et de tout l’Orient, qui est en faveur de Jérusalem.

Quant à Catherine Emmerich, il ne peut être ici question de discuter ni la sainteté de sa vie, soumise au jugement de l’Église, ni en général la valeur de ses révélations. On ne peut que rappeler ce principe général, que l’erreur y est possible ; qu’elle est même certaine sur quelques points, par exemple quand la voyante fait revenir d’Espagne à Éphèse, pour assister à la mort de Notre-Dame, saint Jacques le Majeur, décapité à Jérusalem depuis plusieurs années déjà 15. Dès lors, nous devons nous tenir sur la réserve.

Et, à vrai dire, l’embarras serait grand, s’il fallait faire, d’après les révélations privées, l’histoire des derniers moments de Marie. Catherine Emmerich place la scène près d’Éphèse, la vénérable Marie d’Agréda la met à Jérusalem ; toutes deux la décrivent jusque dans les moindres détails 16.

Il est parfaitement clair que l’une des deux se trompe du tout au tout. Mais, dira-t-on, il est clair aussi que l’erreur n’est pas du côté de Catherine Emmerich, puisque les récentes découvertes font éclater l’exactitude de toutes ses descriptions. – Eh ! bien, qui raisonnerait ainsi risquerait de conclure trop vite. Ne discutons aucun détail d’identification locale. Supposons entièrement prouvé que tout, sur le Bulbul Dagh, répond trait pour trait à ce qu’a dit la voyante, et qu’elle n’a pu, par aucune voie naturelle, avoir connaissance de tout cela : il ne s’ensuit pas encore qu’elle ait appris de Dieu que la Sainte Vierge soit morte sur cette montagne et dans cette maison. Illusions dues à l’action des esprits mauvais ; fausse interprétation des communications du bon esprit ; jugements de l’esprit humain inconsciemment ajoutés aux images aperçues dans des visions surnaturelles ; infidélités de la mémoire ou des autres facultés, lorsque, le moment de la grâce passé, l’homme veut rendre compte de ce qu’il a éprouvé ; inexactitudes enfin (sans aucune mauvaise foi) des secrétaires qui recueillent et publient les notes du voyant : voilà bien des endroits par où l’erreur peut s’introduire. Aussi personne ne croit-il à l’absolue véracité des révélations attribuées aux saints et aux saintes même les plus vénérés dans l’Église.

Toutes ces réserves, encore une fois, ne sont pas pour contester les vertus de Catherine Emmerich, ni les grâces extraordinaires qu’elle a pu recevoir. Il s’agit tout simplement d’affirmer cette vérité, qu’il est de la prudence de ne pas trop chercher l’histoire du passé dans les révélations des âmes saintes – ni l’avenir dans leurs prophéties.

 

 

III

 

On pourrait supposer que la Sainte Vierge est morte à Jérusalem, comme c’est la tradition commune, mais qu’auparavant elle avait passé quelques années à Éphèse.

Cette opinion, lorsqu’on la considère en général et dans un certain vague, semble n’offrir que vraisemblance. Saint Jean vint certainement à Éphèse : la mère que lui avait confiée Jésus dut l’y accompagner. Mais, lorsqu’on cherche à préciser, à mettre des dates, à faire entrer ce voyage dans le cadre de l’histoire, on se heurte vite à d’extrêmes, pour ne pas dire à d’insolubles difficultés.

Assurément, il faut s’en tenir à ce principe que la Sainte Vierge, tant qu’elle vécut, accompagna saint Jean. C’était la dernière volonté du Maître. Le disciple « la prit chez lui 17 », et, depuis le calvaire, qui sait la demeure de l’un connaît aussi la demeure de l’autre.

Un autre point à peu près certain, c’est que la Sainte Vierge ne vécut pas au-delà de l’an 52 de notre ère. Sur l’âge auquel elle mourut, la tradition hésite : les uns disent soixante-trois ans, d’autres un peu plus, personne ou à peu près ne va au-delà de soixante-douze. Or, on pense en général que Marie devint mère de Dieu à quinze ans environ, quelques années avant l’ère vulgaire, ce qui lui donne à peu près vingt ans au moment où nous comptons l’an 18. Puisqu’elle ne vécut pas plus de soixante-douze ans, elle ne vécut donc pas au-delà de l’an 52. Catherine Emmerich met la date de l’Assomption plus tôt encore, en 48.

Si maintenant nous étudions de près les indications éparses çà et là dans le Nouveau Testament, nous trouverons que saint Jean – près duquel était Marie – resta assez longtemps en Judée après l’Ascension, qu’il ne paraît pas être venu à Éphèse avant l’an 52, qu’il y vint même selon toute vraisemblance notablement plus tard.

Il était encore en Judée lorsque, dans les premières années de la prédication évangélique, la Samarie reçut avec joie la parole de Dieu, et qu’il fallut y envoyer des apôtres pour confirmer les nouveaux fidèles. Cette mission fut confiée à Pierre et à Jean’· Il est vrai que, vers l’an 38, saint Jean paraît avoir été absent, sinon de la Palestine, du moins de Jérusalem, puisque saint Paul ne vit alors dans la ville sainte que Pierre et Jacques le frère du Seigneur 19. Mais, en l’an 52, lors d’un nouveau voyage du même saint Paul, qui coïncide sans doute avec le concile de Jérusalem, « ceux qui étaient reconnus les colonnes de l’Église, Jacques, Pierre et Jean, lui tendirent la main en signe d’union, lui recommandant surtout de se souvenir des pauvres 20 ».

Voilà donc, en l’an 52 ou aux environs, saint Jean non à Éphèse, mais à Jérusalem. On dira qu’il avait momentanément quitté l’Asie Mineure. Et l’on pourrait le penser en effet, si nous étions moins renseignés sur les origines du christianisme à Éphèse. Mais c’est justement le récit très clair de ces origines qui empêche de croire que Marie soit jamais venue dans cette ville ou aux alentours. Il semble impossible d’admettre que saint Jean ait travaillé là avant saint Paul.

En effet, Paul passa une première fois par Éphèse au printemps de l’an 55. Il laissa dans cette ville Priscille et Aquila, qu’il avait amenés de Corinthe. Lui-même parla de Jésus dans la synagogue. Désireux d’apprendre la bonne nouvelle, ses frères d’Israël le prièrent de s’arrêter parmi eux. Obligé de se rendre en hâte à Jérusalem, il promit de revenir.

Peu après cette première visite, vint à Éphèse un juif éloquent, nommé Apollo. Il croyait que Jésus était le Messie, et se mit lui aussi à le prêcher dans la synagogue. Mais il ne savait autre chose que le baptême du Précurseur et son témoignage rendu au Christ. Aquila et Priscille l’entendirent, le prirent à part, l’instruisirent plus exactement des vérités évangéliques, et le firent partir pour la chrétienté de Corinthe.

À l’automne, Paul revint enfin. Dans cette ville où lui et Apollo avaient commencé à prêcher, il trouva une douzaine de disciples bien préparés et dociles. Mais ils en étaient encore au baptême de Jean. Ce sont eux qui firent la réponse célèbre : « Mais nous ne savions même pas qu’il y eût un Saint-Esprit. » L’apôtre leur donna le baptême chrétien, puis les confirma. Il annonça ensuite le royaume de Dieu, trois mois durant, dans la synagogue. Alors arriva ce qui se produisait dans toutes les villes : les uns crurent, d’autres s’endurcirent. Paul quitta résolument la synagogue, emmena avec lui ses fidèles, et tint désormais ses assemblées dans l’école d’un certain Tyrannos. Il resta à Éphèse un peu plus de deux ans, jusqu’au printemps de 58 21.

N’est-il pas évident, à qui lit ce récit des Actes, que nous assistons à la naissance de l’Église d’Éphèse, que saint Paul en fut le premier apôtre, Aquila et Priscille les premiers chrétiens, puis ce groupe de disciples qui, vers la fin de l’an 55, reçurent le baptême et le Saint-Esprit ?

Et, dans tout ce qui suit, Paul apparaît plus évidemment encore comme le fondateur de cette chrétienté. Peu après l’an 58, repassant par Milet, il mande les prêtres d’Éphèse, et leur adresse avec l’autorité d’un père dans la foi ce beau discours que tout le monde connaît 22. Plus tard, vient l’épître aux Éphésiens, le choix fait par saint Paul de Timothée comme évêque d’Éphèse, les deux épîtres à ce même Timothée. Et pas un de ces faits ou de ces documents ne contient la moindre allusion à l’apostolat de saint Jean en Asie Mineure.

Que répondre donc, si l’on veut que saint Jean soit venu à Éphèse avant l’Assomption de Marie, c’est-à-dire avant l’an 52 ? Avait-il évangélisé la ville même ? Mais alors, en 55, saint Paul aurait dû y trouver une chrétienté constituée. S’était-il établi sur les montagnes voisines, comme veut Catherine Emmerich ? Mais alors, il aurait dû rester quelque trace de cette colonie chrétienne dont parle la voyante. Saint Paul l’aurait su, et, dans son épître, il aurait salué non seulement « les saints qui sont à Éphèse » mais aussi ceux qui sont dans les montagnes. La seule manière de soutenir l’hypothèse de Catherine Emmerich est de supposer deux chrétientés, celle de saint Paul et celle de saint Jean, distantes l’une de l’autre de trois heures de marche, et s’ignorant totalement. On conviendra que le système est peu vraisemblable.

Voilà pourquoi l’opinion généralement admise est que l’apostolat de saint Jean à Éphèse fut postérieur, et à la mort de Notre-Dame, et à l’apostolat de saint Paul 23. Il semble historiquement plus sûr de s’y tenir. Les conclusions de cette étude seront donc en deux mots : que la Sainte Vierge semble bien être morte à Jérusalem, et qu’il est peu probable qu’elle soit jamais venue en Asie Mineure.

Une note, placée en tête de la publication intitulée Panaghia-Capouli, et signée de Mgr Timoni lui-même, se termine par ces mots :

« Chacun est libre entièrement de garder son opinion personnelle. Tout ce que nous désirons, c’est que du choc des idées jaillisse la lumière, et que la vérité arrive à se faire jour. »

Cette invitation à discuter, faite si franchement et avec une si grande largeur de vues, a été entendue dans notre monde occidental, et déjà la question de Panaghia Capouli a été l’objet d’un bon nombre de débats contradictoires. Un publiciste parlait tout dernièrement de la « bataille rangée que la science se propose de livrer à la vision, en cette curieuse affaire 24 ». Le mot de « bataille rangée » est quelque peu fort ; et de plus, le partage des camps n’est pas rigoureusement exact. Le P. L. Fonck, par exemple, qui dans les Stimmen aus Maria Laach a combattu pour la « vision », appartient très certainement à l’armée de la « science ». Mais, sauf exceptions, il est vrai que la science s’est jusqu’ici refusée à croire aux données de Catherine Emmerich. Aux autorités déjà citées, il faut joindre Mgr Baunard, qui a récemment soutenu les conclusions anciennes de son étude sur saint Jean 25 ; M. l’abbé Pelt, dans la Revue biblique 26 ; les Bollandistes enfin, dans le dernier numéro de leurs Analecta.

Si le parti de la science a été préféré dans cet article, c’est uniquement par amour de la vérité, et par le désir de voir éclairé un point important de la vie de la Sainte Vierge. Les mêmes sentiments feraient examiner avec intérêt, et même accueillir avec joie, les réponses qui pourraient être faites en faveur d’Éphèse. Comme les éditeurs de Panaghia-Capouli, « tout ce que nous désirons, c’est que la vérité arrive à se faire jour ».

 

Mais il faut surtout rappeler que les discussions sur le lieu et les circonstances de l’Assomption ne touchent en rien à la substance même de la croyance universellement reçue dans l’Église. Marie règne au ciel, glorifiée dans son âme et dans son corps ; ce point est au-dessus de toute contestation. Les théologiens enseignent communément qu’on ne peut le révoquer en doute sans témérité ; un bon nombre pensent qu’on pourrait le définir comme un dogme de foi. Plusieurs demandes en faveur de cette définition avaient été déposées parmi les projets soumis au concile du Vatican ; et l’une d’elles portait les signatures de cent treize évêques.

 

 

 

A.-M. de LA BROISE, S. J.

 

Paru dans Études en 1897.

 

 

 

 



1  Les auteurs de deux petits volumes relatifs à la découverte d’Éphèse voudront bien accepter cet article comme compte-rendu de leurs ouvrages : 1o M. Joseph Nirschl, docteur en théologie, doyen du chapitre de Wurtzbourg, Das Grab der heiligen Jungfrau Maria. Mayence, Kirchheim, 1896. In-8o, pp. XII-118. Prix : 2 fr. 25 ; – 2o Anonyme Panaghia-Capouli ou Maison de la Sainte Vierge près d’Éphèse. Paris et Poitiers, H. Oudin, 1896. In-8o de pp. 96, avec 12 gravures. Prix : 1 fr. – L’ouvrage de M. l’abbé Perdrau, intitulé Les dernières années de la Sainte Vierge, est d’un auteur soucieux de l’exactitude, mais qui ne s’est pas proposé pour but les recherches historiques ; il ne contient d’ailleurs aucune allusion à l’exploration d’Éphèse, bien peu connue en France lorsqu’il fut publié.

2  Das Grab der h. J. Maria, surtout p. 25-30.

3  Voyage aux sept Églises de l’Apocalypse, p. 134-135.

4  Adversus haereses, LXXVIII, 11 ; Patr. M., XLII, 716.

5  Nirschl, p. 6.

6  Au début, dans les Conciles de Mansi, t. IV, col. 1124. La même chose est répétée dans une lettre de saint Cyrille au clergé et au peuple d’Alexandrie, ibid., col. 1241, et dans un discours du même saint Cyrille, col 1252.

7  Lettre du Concile au clergé et au peuple de Constantinople, col. 1241.

8  Mémoires, la Sainte Vierge, art. VII ; édit. 1701, p. 69. Cf. à la fin du volume la note 15. La même opinion a été soutenue par Noël Alexandre.

9  Nirschl, p. 13, 14, avec les auteurs qu’il cite.

10  Benoît XIV, De festis D. N., traitant de la Passion, dit en passant, n. 291, que saint Jean emmena Marie à Éphèse, et qu’elle y mourut. Plus tard, reprenant ex professo la question, De festis B. V., n. 109, il déclare ne vouloir prendre parti ni pour Éphèse ni pour Jérusalem (édit. Louvain, 1761, t. I, p. 394, et t. II, p. 370). Les récents travaux de Tillemont et des critiques qui avaient suivi la même opinion, avaient au XVIIIe siècle une grande célébrité ; c’est vraisemblablement ce qui explique les hésitations de l’illustre auteur du De festis.

11  Dans le système de Catherine Emmerich, il est vrai, on peut tout concilier. Durant son dernier pèlerinage à la ville sainte, raconte la voyante, la Sainte Vierge fut si malade qu’on crut à sa mort prochaine, et qu’on prépara pour elle un tombeau : c’est cette tombe, un instant destinée à Marie, qu’on vénère à Jérusalem. Mais cette histoire n’a pas le moindre fondement, indépendamment des visions de Catherine Emmerich. L’évêque Juvénal n’a jamais ainsi compris les choses. L’église de Jérusalem prétendait de son temps, et elle prétend encore, posséder le sépulcre où fut vraiment déposé le corps de la mère de Dieu.

12  On trouvera ces développements dans l’ouvrage de M. Nirschl, p. 117-118.

13  Panaghia-Capouli, p. 85-92.

14  Migne, t. V., col. 1357 (fragment conservé par Eusèbe, Hist. eccl., l. V, c. XXIV).

15  Vie de la Sainte Vierge, traduction de l’abbé de Cazalès ; Paris, 1862, p. 389 et 392. – Ce n’est pas le lieu ici d’examiner la question du voyage de saint Jacques en Espagne. Tout le monde est d’accord que, s’il y alla, il en revint plusieurs années avant la date (48) assignée par Catherine Emmerich à la mort de Marie ; car Hérode Agrippa le fit décapiter à Jérusalem peu avant la Pâque de l’an 44.

16  Cette excellente remarque est encore de M. Nirschl, p. 43. La cause de béatification de Marie d’Agréda a été autrefois introduite : de là son titre de vénérable. Mais des difficultés, suscitées principalement au sujet de ses écrits, arrêtèrent longtemps les travaux, qui n’ont pas été repris dans notre siècle.

17  Joan. XIX, 27.

18  Act. VIII, 14.

19  Gal. I, 19. Plusieurs des dates données ici peuvent être discutées. Mais l’erreur, si elle existe, est de peu d’années, et n’enlève pas la force du raisonnement.

20  Gal. II, 9, 10.

21  Act. XVIII, 19 à XIX, 11. Un seul mot pourrait faire croire qu’il y avait à Éphèse des chrétiens, autres que Priscille et Aquila, avant l’automne de 55 ; c’est celui-ci (XVIII, 27) : « Apollo voulait partir pour l’Achaïe ; les frères l’y exhortèrent et écrivirent aux disciples de le recevoir. » Toutefois, l’ensemble du récit montre que les frères sont Aquila, Priscille et les Juifs de bonne volonté qui reconnaissaient déjà Jésus pour le Messie, mais n’en savaient pas plus que ce qu’avait dit Jean-Baptiste.

22  Act. XX.

23  C’est l’opinion de Mgr Baunard, dans son étude bien connue et justement appréciée sur saint Jean, et celle des écrivains catholiques qui ont traité récemment la question des origines chrétiennes.

24  M. Boyer d’Agen, dans la Revue des Revues, 15 juillet 1897.

25  Voir Revue des Revues, article cité.

26  Janvier 1897.

 

 

 

 

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