Le propre du temps

 

MÉDITATION POUR PRÊTRES ET SÉMINARISTES

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joséphin PÉLADAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une communion ne décroît que par ses fautes et non sous les coups de ses adversaires. Cette loi historique, aux innombrables exemples, explique la décadence religieuse.

L’irréligion ne provient que de l’insuffisance du clergé, comme la Révolution est née du démérite du monarque et de la noblesse.

On ne voit pas qu’un examen de conscience ait été fait ni au Vatican, ni au Séminaire, ni à l’Évêché, en face des évènements impérieux, d’hier même. Il est si simple de dire que le siècle a déclaré la guerre au Christ. On ne déclare aucune guerre sans escompter la victoire, c’est-à-dire sans croire à l’infériorité actuelle de celui qu’on attaque. Or, l’effet a prouvé la justesse d’un coup d’œil : et tout ce qu’il a plu aux libres penseurs d’entreprendre contre la foi a été réussi, sans coup férir, avec une facilité incroyable.

Dans une monarchie absolue, il suffit de bien considérer l’esprit du monarque pour saisir la mentalité de tous les dignitaires et officiers : et une des plus récentes encycliques nous révèle par une phrase brève et précise – elles sont rares en cette littérature – pourquoi l’Église a été vaincue, sans combat, et à quel prix elle pourrait vaincre demain, également sans combat.

Selon Pie X, l’Église se compose de Dieu, des pasteurs et du troupeau.

Ce n’est pas le lieu ici de traiter de l’infaillibilité ; mais elle abolit jusqu’à la possibilité d’un doctorat.

Docte signifie savant ; et on ne peut appeler science la matière qui régit impérialement le principe d’autorité. On s’étonne que les promulgations théologiques soient faites sans preuves ni démonstrations, et on a tort : elles s’adressent à des sujets spirituels et doivent être obéies. Croire c’est obéir, comme dogmatiser c’est commander.

Le pouvoir spirituel étant une fonction, le Pape est l’unique docteur, puisque ses décisions seules obligent le fidèle. Cette conception qui étonne ou exaspère selon les tempéraments fut un trait de politique transcendantale qui prouve le haut esprit de Pie X.

Du jour où la culture, par le mouvement humaniste et la découverte de l’imprimerie, se sécularisa, le théologien perdit son prestige. Il eut tant d’émules, de rivaux, de supérieurs même dans les rangs laïques, qu’après avoir été l’oracle même des sociétés, il passa à l’arrière-plan de l’intellectualité : aujourd’hui, écrivain ou orateur, le prêtre ne peut plus briguer que des palmes esthétiques : puisque la matière de son enseignement ne supporte ni ampliation, ni élimination, et se borne à un contexte d’adhésion absolue.

En outre la critique historique et archéologique a ruiné nombre de points stratégiques de l’apologétique ; et, pour n’en citer qu’un, l’identité d’inspiration des deux testaments ne supporte pas l’examen : pour l’homme cultivé, Moïse n’est que le précurseur de Mahomet et l’ancienne loi une basse doctrine où l’immortalité de l’âme ne paraît nulle part. De quel poids sera l’affirmation de mon curé, voire de mon archevêque : et ne suis-je plus chrétien parce que j’estime que Jésus était un Arya et non un Sémite ?

Donc, il n’y a plus de docteur dans l’Église pour cette double raison que le pape seul enseigne et qu’un laïc en sait autant et plus qu’un clerc, dans toute matière d’étude et d’expérience.

Il ne reste au pape et au prêtre que le dogme. À vrai dire ils ont usurpé chaque fois qu’ils en franchirent la limite. Car la définition du dogme est celle-ci : l’affirmation sur tous les points extérieurs à la raison et à l’expérience.

Cette affirmation ne comporte pas de preuves, sinon sa correspondance rigoureuse aux besoins de l’âme. Elle prend sa légitimité de sa nécessité ; et on s’égare, on méconnaît le témoignage des siècles, en la dédaignant.

L’Église possède la vérité. Comment la prouvera-telle ? Par des discours, commentaires de Syllabus ? Non. Grâce au cours des évènements spirituels, l’Occident abandonne chaque jour le fanatisme de l’orthodoxie. On juge tout aux œuvres, aux actes et non plus aux thèses. Du catéchisme, l’opinion ne retient que les œuvres de miséricorde, et le prêtre n’a plus qu’un seul mode d’action : l’exemple.

On ne croira plus à ce qu’il dit que dans la mesure où il le fera. Il ne doit plus compter sur sa robe et son onction ; il faut qu’il vaille individuellement et aux œuvres chrétiennes qui se résument au service d’autrui.

Aujourd’hui apparaît l’extraordinaire conséquence de la Propagation de la Foi, qui, après avoir livré des peuples heureux et calmes à la conquête, suscite en face des nations chrétiennes d’imprévus adversaires qui pèseront d’un poids grandissant sur les destinées européennes.

Saint François Xavier a été le premier artisan de l’essor japonais : et le rachat des petits Chinois, qui fit collectionner tant de timbres au temps où j’étais écolier, a créé, depuis l’incendie du Palais d’Été, un élément nouveau de complication dans l’avenir aryen.

Si vénérable que soit la papauté et la personne de Pie X, on se demande, même parmi les croyants, ce qu’il fait de la collection de dentelles du Vatican ? Ces trois ou quatre millions de gentils chiffons sont-ils à leur place ? La beauté n’a aucun rapport avec le luxe, semble-t-il ?

Aujourd’hui, pour sauver les âmes, il faut d’abord soulager les corps : voilà ce que l’on devrait dire au séminariste. Aucune autre preuve ne sera crue désormais de la vérité d’une doctrine que la charité de ses représentants : j’entends une charité pratique et de fait.

À moins de se résigner à tenir les sacrements pour la bourgeoisie, le clergé mettra son épaule au service du prochain, comme saint Christophe, et coupera son manteau en deux, comme saint Martin. Les docteurs étant abolis, on attend des pasteurs dont les prônes soient des actes et non du verbiage de chaire.

Saint François d’Assise défendait à ses disciples de discuter ; ils devaient prêcher d’amour. C’est après avoir travaillé avec les moissonneurs et en partageant leur repas que les frères mineurs parlaient de Dieu. Le franciscain, ayant pour règle de ne rien posséder, paraissait surnaturel au paysan, si entêté possesseur du moindre lopin de terre.

Or, il faut paraître surnaturel pour avoir le droit de prêcher les choses surnaturelles. Aucun autre moyen que le renoncement ou le génie n’a été donné à l’homme pour persuader son semblable, et comme on ne crée pas le génie, les séminaires ne peuvent former que des hommes de renoncement.

L’humanité, devenue égoïste, ne saluerait plus des pénitences excessives : que lui importe l’austérité qui ne lui profite point ? Au saint Simon, sur sa colonne, elle préfère le pompier, l’infirmier, le sauveteur, voire le gardien de la paix.

Le pasteur est un homme qui se prodigue à tout venant ; M. le curé n’est qu’un fonctionnaire, un officier spirituel. La nouvelle et nécessaire prêtrise serait donc la sainteté ? Sans aucun doute ; et ceux qui jugeront un tel idéal impossible méconnaissent l’admirable souplesse de notre nature qui prend toutes les habitudes, même celle de la sublimité. Nulle part, on n’a encore aiguillé l’ascèse religieuse vers la bienfaisance pure et simple. On en est encore aux messieurs prêtres, comme disent les Bretons. Entre l’Église et le peuple, la distance s’accroît d’heure en heure : le doyen se confine dans son presbytère : il attend le fidèle avec dignité. Le bourgeois seul se présente, et socialement le bourgeois équivaut à une non-valeur.

Augurer veut des facultés prodigieuses : constater appartient à chaque esprit attentif. Or, la religion nous apparaît, maintenant que nous en connaissons d’autres que la juive, plus belles et plus anciennes, une entreprise sentimentale et non intellectuelle, ayant pour but de déterminer des passions nobles à l’encontre des instinctives. Comment passionner autrui, sinon par l’exemple ? La vérité en formule ne vaut pas plus qu’un théorème ; trois certitudes s’imposent à l’homme : la naissance, la souffrance et la mort : les pasteurs seront ceux qui soulageront la souffrance. Aucune autre marque ne sera admise par notre génération : voilà ce qu’on doit se dire et méditer, au plus haut lieu de l’univers.

Certes, un scepticisme déplorable ainsi se manifeste et ce sont des temps mauvais que les nôtres : mais on ne choisit ni son heure dans la vie, ni sa place dans le péril. Victor Hugo, qui enfermait un cerveau plébéien dans un incomparable lyrisme, a formulé, avec des effets d’eau-forte, une papauté toute humaine, plus proche du cœur populaire que le Prince des prêtres, encore entouré des grenadiers de Gérolstein.

M. Homais seul se figure que les chargés d’âmes vivent sans souci et sans velléité d’action : les pensées ici exprimées ont passé sous des chapeaux rouges. Seulement, personne, du pontife au clergeon, n’osera remuer, de peur que l’édifice vingt fois séculaire ne tombe et ne les écrase. Et puis, il y a le qu’en dira-t-on ? Des concessions au siècle, quand tant d’ennemis et si puissants se tiennent aux aguets ? Certes, qui se prétend éternel ne doit rien concéder au temps : mais la seule réforme qui mérite d’être tentée ne touche à rien qu’à la direction de la sensibilité. Que les canons du Concile de Trente demeurent dans la pénombre nécessaire à leur réputation, il s’agit simplement de remplacer la lecture du bréviaire par la charité militante ; et au lieu de monter en chaire, de descendre dans la rue en zélateur, en bon samaritain, en gardien de la charité.

Cela n’est plus dans nos mœurs ; cela n’était pas davantage dans les mœurs du moyen-âge, ni dans celles d’aucun temps. Le Pape qui bénit la règle de Frère François la déclara impossible à réaliser !

Si le peuple peut être ramené à la religion, ce sera l’ouvrage des amants de la pauvreté, de ceux qui « sauront par pitié ». Les Chartreux, comme distillateurs, ont mérité leur sort : l’œuvre de Dieu ne se fait pas dans un alambic et par les liqueurs de dessert. Le cycle de la bourgeoisie est clos, surtout en religion ; comme bourgeois, le prêtre subit aujourd’hui le sort de la classe à laquelle il s’est consacré, au mépris de l’exemple galiléen.

 

 

Joséphin PÉLADAN.

 

Paru dans la Revue bleue en septembre 1907.

 

 

 

 

 

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