M. Henri Conscience

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Armand de PONTMARTIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Est-il donc vrai que nous soyons le peuple le plus immoral de la terre comme nous en sommes le plus spirituel ? Faut-il s’humilier en songeant que, pour avoir des livres parfaitement irréprochables, dignes de figurer sur la table de famille, capables d’émouvoir sans troubler et de faire pleurer sans faire rougir, nous sommes forcés de recourir à l’importation, cette onéreuse servitude des terrains ingrats et stériles ? Faut-il avouer qu’il soit plus facile de trouver en France des critiques sévères, des prédicateurs éloquents, des publicistes orthodoxes, des casuistes rigides, en un mot ce que j’appellerais volontiers la grosse artillerie de la vertu, que ces troupes légères qui ne sont pas toujours inutiles au reste de l’armée ; ces conteurs qui, sans sortir du domaine des émotions douces et pures, savent pourtant s’emparer des imaginations et des cœurs ? Il y a dans le monde, fort heureusement, d’honnêtes et gracieuses femmes qui ne sont ni coquettes ni prudes, qui n’encouragent ni l’hypocrisie, ni le mauvais exemple, qui se savent assez jolies pour n’être point médisantes, assez vertueuses pour n’être point farouches, et auprès desquelles un homme d’esprit peut passer une heure charmante sans avoir ni déclaration à faire, ni sermon à redouter : pourquoi donc ces femmes, qui sont l’ornement, la grâce, la joie décente de notre bonne compagnie, n’ont-elles pas des équivalents dans notre littérature ? Quelle est cette manie de l’extrême en toutes choses, qui n’admet pas le modus in rebus d’Horace, et qui pense, comme dit Sganarelle, que tout soit perdu, s’il n’y a pas, d’un côté, enseignement corrupteur, propagande échevelée, cri de révolte sentimentale, casus belli sans cesse renaissant entre la passion et le devoir ; de l’autre, anathèmes fulminés, bonnets de docteurs mis de travers, sacs de cendres vidés par des mains austères sur les cheveux blonds et les joues roses de la Nouvelle et du Roman ? Il y aurait tout un chapitre de notre histoire littéraire, et ce ne serait pas le moins piquant ; il consisterait à montrer qu’un grain de contradiction, de polémique, de réaction d’arrière-pensée personnelle, se mêle constamment, chez nous, même à nos efforts de morale. Quand nous écrivons un drame, un vaudeville, un récit plein de glorifications domestiques et matrimoniales, d’hommages rendus à la vertu, au foyer, au ménage, aux mères de famille et aux marmots barbouillés de confitures, nous avons toujours l’air de vouloir faire la contrepartie de quelque chose ou de quelqu’un, de chercher noise à tel écrivain ou à tel livre qui a plaidé le contraire, de saisir aux cheveux, comme une occasion de succès ou de bruit, l’envers d’une thèse, d’un système, d’un paradoxe, exploités ou épuisés par des talents malfaisants ou pervers : si bien qu’avec un peu de pessimisme et de mauvaise volonté, on pourrait croire, – bien à tort, que nous avons embrassé le parti du bien parce que celui du mal était pris déjà, que les bonnes places y étaient occupées, que les principaux effets y étaient produits, qu’il y avait ailleurs mieux à faire. Voilà peut-être notre véritable infériorité vis-à-vis des littératures étrangères, de ces conteurs qui vont de Walter Scott à Henri Conscience, sans passer par l’Onde Tom : ils racontent des choses aimables, touchantes, pathétiques, morales, sans y mettre tant de façon, de formalité et d’étiquette, sans prévenir le lecteur qu’ils viennent de s’armer de toutes pièces pour rompre une lance contre les mauvaises passions, et notamment contre tel ou tel chevalier félon que l’on voit caracoler là-bas, un peu trop applaudi par les belles dames. Le récit y gagne en simplicité, en fraîcheur, en vérité, en franchise. C’est là, selon moi, ce qui nous manque, plutôt qu’un groupe de romanciers honnêtes que nous possédons, Dieu merci, tout comme les autres : je pourrais même les énumérer en détail si je ne craignais de ressembler à ces maîtres de maison qui, au moment où ils reçoivent chez eux un étranger, lui nomment complaisamment les habitués de leur salon, et ne s’aperçoivent pas que, sous prétexte de faire plus d’honneur à leur hôte, ils diminuent son importance.

J’arrive donc tout droit à Henri Conscience, et aux quatre récits qui composent ce premier volume : le Gentilhomme pauvre, Ce que peut souffrir une mère, le Conscrit et Rikke-tikke-tak. Toutefois, avant d’y toucher, permettez-moi, je vous prie, une réflexion consolante pour notre amour-propre national. Si notre littérature indigène a peu de droits au prix Montyon, elle pratique du moins une vertu qui peut obtenir grâce pour ses peccadilles : l’hospitalité. Qu’un auteur étranger ait vraiment du mérite, qu’il fasse même de ses qualités autant d’épigrammes contre nos défauts, qu’il se présente à nos frontières avec son bagage ; au lieu de douaniers vétilleux et tracassiers, prêts à fouiller dans ses poches pour y trouver des objets de contrebande soumis aux droits de la critique et à la régie des compositions indirectes, il a affaire à des lecteurs intelligents, empressés, sympathiques, qui lui font encore plus d’accueil qu’à leurs propres compatriotes. Walter Scott et lord Byron ont été, en bien peu de temps, plus populaires en France qu’en Angleterre. Nous avons accueilli à bras ouverts mistriss Beecher Stowe, et cette verve hospitalière a eu d’autant plus de mérite que nous étions moins intéressés dans la question négrophile, et que le livre prêtait davantage à notre humeur goguenarde. Qui de nous, il y a un an, connaissait Henri Conscience ? Maintenant son succès gagne de proche en proche ; il est aujourd’hui dans toutes les mains, il sera demain dans toutes les bibliothèques ; nous le fêtons, comme on fête la bienvenue d’un ancien ou d’un nouvel ami ; et n’y a-t-il pas à la fois de l’ancienne et de la nouvelle amitié dans ces livres où se rajeunissent, sous une forme originale et sous une plume étrangère, ces sentiments, ces joies, ces douleurs, éternel patrimoine du cœur de l’homme, vieux et jeunes comme lui ?

Ce n’est pas tout, et je pourrais donner à ma remarque un tour plus consolant encore. Un dilettante me disait cemment : « Nous admirons le Prophète plus que ne l’admirent les Allemands ; ils apprécient encore mieux que nous les opéras de M. Auber ; donc ils sont plus légers que nous en musique. » Ne pourrions-nous pas dire : Il est très vrai que MM. Eugène Süe, Dumas, Balzac, sont des Français, et que leurs œuvres sont moins honnêtes que celles des conteurs anglais, allemands, belges, flamands, suédois ou espagnols ; mais, d’une part, Londres, Vienne, Bruxelles, Munich, la Haye et Madrid ont plus de goût pour nos romans que nous-mêmes ; et, d’autre part, les romanciers vertueux des autres pays sont mieux accueillis chez nous que chez eux. Donc notre infériorité morale est moindre qu’elle n’en a l’air au premier abord, car, enfin, il y a des milliers de lecteurs pour un seul auteur, et la vertu, en France, se rattrape sur la quantité.

Mais, encore une fois, au lieu de tant discourir et de tant raisonner, ne vaut-il pas mieux arriver enfin à ces quatre perles enchâssées dans l’or flamand, cet or pur que Balthazar Claes cherchait à grand renfort de fourneaux et d’alambics, et que Henri Conscience a trouvé, en fouillant dans la veine inépuisable ? Le volume s’ouvre par Ce que peut souffrir une mère ; c’est moins qu’un drame ou un récit, c’est une larme, rien de plus : une scène d’une simplicité navrante ; le tableau d’une de ces misères qui ne sont possibles que dans les grandes villes, et que la charité visite comme un rayon de soleil. Il y a un vers proverbe que j’ai toujours trouvé, pour ma part, d’une légèreté cruelle ; c’est celui qui dit : « J’ai ri, me voilà désarmé ! » Cette façon de se faire désarmer par le rire pourrait mener bien loin les compatriotes de Rabelais et de Voltaire. Il me semble qu’on est bien mieux et plus innocemment désarmé quand on a pleuré ! Ainsi, après avoir lu Ce que petit souffrir le cœur d’une mère, je serais tenté peut-être de reprocher à ce titre de trop grandes promesses pour l’exiguïté du sujet et du cadre, de demander si ce n’est pas nous faire passer un peu trop vite de l’eau-de-vie à l’eau sucrée, si ces deux dames de charité anversoises, montant dans un galetas, y trouvant des pauvres et des malades, y apportant des provisions, soulageant ces misères et ces désespoirs, et sortant consolées et raffermies par leur bonne œuvre, ne sentent pas un peu trop l’enfance de l’art. Mais que dis-je ? Une larme est tombée sur la page ; il n’en faut pas plus pour délayer et rendre illisible toute l’encre de la critique.

Le Gentilhomme pauvre est vraiment une belle chose. M. de Vlierbeck, figurez-vous un Grillon ou un Montmorency de Flandre, s’est ruiné par le plus noble, le plus généreux des dévouements, en s’engageant pour son frère, qui, par suite de fâcheuses spéculations à la Bourse, allait être exécuté et déshonoré. Sa femme, après lui avoir vaillamment conseillé ce sacrifice, est morte en se débattant contre les premiers assauts de la pauvreté, et M. de Vlierbeck est resté seul avec sa fille Lénora, dans son vieux château ou plutôt sa ferme du Grinselhof, dont le revenu est grevé, et au-delà, par des dettes hypothécaires. Il a promis à sa femme mourante de ne rien négliger pour assurer le bonheur et l’avenir de leur chère nora. Que fait-il pour y parvenir ? Il profite de l’opinion générale qui le compte encore parmi les riches, et se fait passer pour un avare plein de caprice et de manies, enfermé dans une solitude volontaire pour éviter toute occasion de dépense. Au moment s’ouvre le récit, M. de Vlierbeck s’apprête à recevoir chez lui, par grand extraordinaire, un riche négociant, son voisin de campagne, M. Denecker, dont le neveu, Gustave, a rencontré Lénora à l’église, et a commencé avec elle le chaste et doux roman de la vingtième année. Les préparatifs de cette réception, la visite de M. de Vlierbeck chez le notaire d’Anvers, qui seul est au courant de sa détresse, ses pathétiques instances pour obtenir un prêt, si minime qu’il soit, qui lui permette de traiter convenablement M. Denecker ; ses angoisses de pauvre honteux portant au mont-de-piété sa tabatière d’or, dernier reste de son opulence, et dont il a soin de gratter l’écusson ; les laborieuses veillées de ce faux avare, se levant la nuit pour recoudre ses habits et rapiécer ses bottes, ses transes pendant le dîner, lorsque M. Denecker, après avoir vidé les trois seules bouteilles que le gentilhomme ait pu trouver dans sa cave, demande gaiement du château-margaux, tout cela est dessiné de main de maître, et forme une série de scènes d’autant plus saisissantes, qu’elles effleurent à chaque instant le comique, et restent émouvantes et grandioses avec tous les éléments d’une triviale réalité. C’est tout à fait la peinture flamande entrant dans la littérature, un Ostade éclairé par Rembrandt, mais avec un rayon de spiritualisme chrétien que n’a pas toujours le peintre merveilleux de la Ronde de nuit. Messieurs les réalistes français ont une belle leçon à prendre. Henri Conscience ne nous fait assurément grâce de rien, ni des moyeux usés de cette vieille calèche, ni des coups de grattoir sur cette tabatière d’or, ni des trous et des déchirures de cet habit, ni des fentes de cette botte, ni des toiles d’araignée artistement enroulées au goulot de ces bouteilles pour faire croire à leur vétusté. Mais, au milieu de ces détails, quelle grandeur ! quelle émotion ! quelle tragédie domestique ! Comme l’âme de ce vieux gentilhomme se débat dans toutes ces misères, tantôt vaincue, tantôt victorieuse, toujours visible !

Le dîner, malgré l’épisode du château-margaux, se termine sans trop d’encombre, grâce à des prodiges d’énergie, d’adresse et de savoir-vivre, déployés par M. de Vlierbeck. Son riche voisin, ravi de cet accueil, heureux de l’amour de son neveu pour la charmante Lénora, revient quelque temps après, et la demande en mariage pour Gustave. M. de Vlierbeck lui révèle alors sa situation véritable : la scène est très-dramatique, parce que M. Denecker ne veut pas le croire, lui fait honte de son avarice, et qu’à chacun de ses reproches et de ses doutes le gentilhomme est forcé de faire un pas de plus dans ses douloureuses confidences. À la fin, le négociant, convaincu et courroucé, signifie à M. de Vlierbeck la nécessité de rompre l’alliance projetée, et de séparer au plus tôt les deux amants. Cette séparation amène un très-beau développement du caractère de Lénora, qui se résigne à ne plus vivre que pour son père. Hélas ! il n’est pas au terme de ses malheurs. Il faut vendre le Grinselhof pour payer les dettes. M. de Vlierbeck et sa fille se retirent à Nancy, où ils vivent du travail de leurs mains. C’est là que nous les retrouvons, et que les retrouve aussi, fort heureusement, le fidèle Gustave, devenu millionnaire par la mort de l’oncle Denecker. Il demande avec plus de ferveur que jamais la main de Lénora, et le rideau tombe sur un souriant tableau d’intérieur qui nous repose et nous égaye après tant de traverses et de souffrances : le vieux gentilhomme rentré dans son cher Grinselhof et faisant jouer sur ses genoux ses deux petits-enfants, Isidore et Adeline, sans trop se préoccuper des déchirures, qu’il ne sera plus obligé de raccommoder lui-même.

Tout est bien qui finit bien, et il faudrait être tout à fait en garde contre ses propres émotions pour trouver quelque chose à redire à cette touchante histoire. Elle n’a pas cent cinquante pages, et je donnerais pour le moindre de ses chapitres tous les gros romans que vous savez. La figure de ce gentilhomme pauvre, qui serait digne d’avoir Caleb pour domestique, est de celles qui se gravent dans la mémoire pour ne plus s’en effacer. Dans chaque trait, chaque détail qui précise et dessine ce caractère, Henri Conscience a atteint une réalité photographique qui n’exclut ni la largeur, ni le mouvement, ni la vie, ni l’interprétation libre et pittoresque. Cette histoire, en un mot, est un diamant sans tache et de la plus belle eau. Quel bonheur pourtant qu’elle nous vienne d’un étranger, et que notre hospitalité la protège contre cette manie de chicane qui n’eût pas manqué d’intervenir s’il se fût agi d’un compatriote ! En vérité, je crois l’entendre : – Tout cela est fort émouvant, nous dirait-elle ; mais la vraisemblance ! Comment ! voilà un gentilhomme de haut lignage que son souverain laisse languir dans cette horrible et humiliante détresse ! Ces choses-là ne sont possibles qu’après de longues et radicales révolutions, c’est-à-dire dans la France du dix-neuvième siècle, et dans des moments d’inexorables abîmes pouvaient se creuser entre la Royauté et la Noblesse. En Hollande ou en Belgique, elles ne sont pas acceptables. Ceci n’est rien ; mais, seconde invraisemblance ! comment croire que, dans un petit pays tout le monde se connaît, un homme aussi en évidence que M. de Vlierbeck ait pu s’engager pour son frère, payer publiquement pour lui des sommes énormes afin de lui épargner le déshonneur et le suicide, grever son château d’hypothèques chez les notaires voisins, pleurer sa femme morte de douleur dans les premières étreintes de la misère, et que les témoins de tous ces sacrifices s’obstinent à le regarder comme riche et avare, au lieu de le regarder tout simplement comme ruiné ? Je sais bien que le contraste de cette avarice simulée et de cette pauvreté réelle amène de merveilleux effets, et qu’il forme, en partie du moins, l’originalité et la saillie de cette figure : on ne l’achète pas moins par une grosse invraisemblance. Il en est une autre bien plus grave encore, car elle rentre dans le domaine des sentiments et de la conscience, et non plus dans celui des faits extérieurs ; c’est une invraisemblance de caractère et non plus d’évènement : Quoi ! dirait la chicane au malheureux auteur français, vous nous donnez M. de Vlierbeck pour un type d’honneur et de loyauté gentilhommière, et vous nous le montrez étayant sa vie sur un mensonge, et cela dans quel but ? De marier sa fille à un honnête jeune homme qui la croira riche, et qu’il admettra dans son intimité jusqu’au moment il lui avouera sa détresse ! Et si, dans ce romanesque prologue dont il ne peut prévoir le dénouement, le repos du jeune homme ou celui de sa fille est à jamais perdu ? Et si le jeune homme n’est pas un modèle de délicatesse, d’abnégation et de dévouement comme cet excellent Gustave ? Et si Lénora, le cœur déchiré par cette séparation nécessaire et tardive, demande compte à son père de sa tranquillité, de son avenir, de son honneur peut-être, compromis dans cette périlleuse expérience ? Savez-vous bien que M. Denecker, malgré sa vulgarité, est dans le vrai lorsqu’il accable le gentilhomme, lorsqu’il l’accuse d’avoir surpris sa bonne foi, d’avoir spéculé sur la juvénile confiance et le cœur inflammable de Gustave, et que M. de Vlierbeck fait dans ce moment une assez sotte figure, malgré ses quartiers de noblesse ? Enfin, ajouterait Chrysale le critique, toujours parlant à Bélise la Française et non à Philaminte la Flamande, votre histoire est datée de 1842, elle se passe en pleine civilisation moderne : comment est-il possible que M. de Vlierbeek et Lénora quittent leur château, s’expatrient, s’établissent à Nancy, et que Gustave, millionnaire, semant l’argent à pleines mains pour retrouver leurs traces, ayant à ses ordres la police de France et celle de Belgique, ne rattrape pas dans la huitaine ceux qu’il cherche si ardemment et si richement ? Ce retard nous vaut, je le sais, l’intérieur de cette mansarde de Nancy, qui serre le cœur, arrache des larmes, et complète ces deux beaux caractères de Vlierbeck et de sa fille ; mais, une dernière fois, la vraisemblance ! Et moi, si je me permets d’indiquer ces objections, c’est pour applaudir de toutes mes forces Henri Conscience, qui a se les faire à lui-même, qui n’en a pas tenu compte, et qui a eu bien raison : c’est parce qu’elles n’ôtent rien, absolument rien à la valeur de son petit chef-d’œuvre ; c’est aussi pour demander en faveur de ceux qui essayent, à son exemple, de raconter d’honnêtes histoires, un peu de cette spirituelle indulgence qui nous réussit si bien à l’égard du Gentilhomme pauvre. En France, nous permettons, ou du moins nous avons permis aux gros feuilletons-romans d’être aussi absurdes, aussi impossibles que l’exigeaient la poétique du genre et le dessein de l’auteur ; mais, quand on nous apporte des récits de proportion moindre, d’allure plus modérée, d’intention plus littéraire, oh ! alors nous devenons intraitables. Nous démolissons pièce à pièce ce frêle édifice que l’auteur avait bâti peut-être d’une main émue et convaincue. Cela n’est pas juste ! La vraisemblance entre les mains d’un pédant, comme je viens de l’être tout à l’heure, ressemble un peu trop à ces textes en langue morte à qui l’on fait dire tout ce qu’on veut. Le Gentilhomme pauvre est bien moins invraisemblable que Paul et Virginie, Atala, Corinne, Eugénie Grandet, André, et autres romans qui n’en ont pas plus mal fait leur chemin dans le monde ; et tous ensemble sont bien moins invraisemblables qu’un roman ennuyeux et triste, qu’il n’en faut pas moins feuilleter jusqu’au bout, et qu’on appelle la Vie humaine.

Le Conscrit ne le cède en rien au Gentilhomme pauvre ; peut-être même a-t-il de plus le mérite de la difficulté vaincue ; car, avec des éléments vulgaires, un conscrit qui tombe au sort et qui devient aveugle, une jeune fille qui va le chercher et qui le ramène, un chirurgien-major qui se trouve sur la route et qui le guérit, Henri Conscience a su garder toute son individualité et être à la fois original comme un paradoxe et touchant comme un lieu commun. Le voyage de Trine, la jeune fille, son arrivée à Venloo, la ville de garnison, son retour avec Jean, le conscrit aveugle, peuvent se comparer à deux des plus belles créations du roman moderne, la Jeanie Deans de Walter Scott, allant à Édimbourg demander la grâce de sa sœur, et la petite Marie, de la Mare au Diable, égarée en rase campagne avec l’homme qu’elle doit finir par épouser. À propos de la Mare au Diable, ajoutons une remarque, tout au profit de l’honnêteté. Supérieur comme œuvre d’art, ce court récit, au point de vue de la morale, est irrépréhensible : mais il est de George Sand, et l’on a toujours peur de rencontrer dans son voisinage quelque Lélia, Sylvia, Indiana ou Isidora, de mœurs quelque peu suspectes ; il n’en faut pas davantage pour que le cercle de famille se resserre avec méfiance et que le rayon de la bibliothèque choisie s’ouvre avec difficulté à l’approche de cette douce et charmante visiteuse : la Mare au Diable est une honnête fille qui trouve difficilement à s’établir, parce que ses sœurs ont trop fait parler d’elles.

Rikke-rikke-tak, refrain d’une chanson flamande beaucoup moins dure qu’elle n’en a l’air, ne dépare nullement le volume. Ce dernier conte est moins près que les autres de la réalité. Il tient davantage de la poésie et de la gende ; il flotte un peu plus entre la terre et les nuages : vous diriez un Ruysdael après un Ostade ou un Terburg. Constatons ici une autre qualité de Henri Conscience : excellent peintre d’intérieur, il est paysagiste remarquable. Grâce à lui, voilà les bruyères de la Campine sorties de leur obscurité, et classées dans l’aristocratie des paysages romanesques, à côté des bords de la Clyde, de la Creuse, et de la Vienne. Il en est un peu, vous le savez, de cette noblesse pittoresque comme de l’autre : un trait de plume des rois, c’est-à-dire des grands écrivains, suffit à la donner. Combien de sites tout aussi beaux attendent vainement cette faveur royale, et disent tristement, en variant le mot du lion de la fable : « On ne sait pas nous peindre. »

En somme, le Gentilhomme pauvre, le Conscrit, Rikke-rikke-tak, sont, non pas trois grands drames, comme disait Diderot, mais trois charmants récits, dont le succès est un honneur et un bonheur, que tout le monde lit, que tout le monde voudra relire, et qui viennent bien à point grossir la famille de ces livres aimables et doux, affectueux et simples, familiers et touchants, amis et compatriotes de tous les cœurs honnêtes et de tous les bons esprits. Ce sont bien là ces sourires mouillés dont parle Homère, ces modèles d’enjouement attendri nous avons tous quelque chose à apprendre en fait d’art caché, mais réel, de touche délicate, d’émotion sincère, de grâce naturelle, de ces secrets de justesse, de proportion et de mesure qu’un rien altère, qui vivent de peu, que le talent même ne donne pas toujours, que l’on peut atteindre en trente pages et chercher vainement en trois cents volumes. Pour achever de vous rendre compte de l’impression que me font éprouver ces œuvres exquises, de la joie que me cause leur réussite, et aussi peut-être de l’involontaire sentiment d’envie ou du moins de regret qui s’y mêle, je terminerai par une anecdote. Puisqu’il s’agit d’un conteur, ce n’est pas tout à fait sortir de mon sujet.

Quelque temps après la Révolution de 1830, et au plus fort de nos enthousiasmes semi-officiels pour les révolutions indigènes ou étrangères, un député influent voyait souvent arriver chez lui un jeune homme de son pays, spirituel, paresseux et pauvre. Ce jeune homme, après avoir vainement sollicité une foule de places, depuis la préfecture de première classe jusqu’au bureau de tabac, finit par dire à son protecteur : « Eh bien, monsieur, faites-moi naturaliser Polonais ; comme tel, je recevrai un subside ; comme Français, je meurs de faim. » La boutade de cet ingénieux solliciteur me revient en mémoire au moment où je ferme le volume de Henri Conscience. Faisons-nous tous, croyez-moi, naturaliser citoyens de Bruges ou d’Anvers, afin d’être plus sûrs de plaire, d’émouvoir et de réussir comme lui. Gil Blas, à l’apogée de ses grandeurs, espérait qu’on le prendrait peut-être pour un fils naturel du duc de Lerme : mon ambition, à moi, est plus légitime et plus honnête : je viens de louer Henri Conscience ; je l’admire, je l’aime, je l’étudie ; je veux essayer de l’imiter : quel honneur si, au bout de tous ces efforts, on pouvait, pendant un quart d’heure, me prendre pour un Flamand !

 

 

Armand de PONTMARTIN, Nouvelles causeries littéraires, 1859.

 

 

 

 

 

 

 

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