Guy le Fèvre de la Boderie, 

chrétien, poète et kabbaliste

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Albert-Marie SCHMIDT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Renaissance est un phénomène spirituel fort complexe dont l’interprétation malaisée risque d’induire les meilleurs esprits à de regrettables erreurs. Pour une opinion juste, que d’absurdes lieux communs, que d’analyses partiales, que de conclusions téméraires !

L’un approuve avec chaleur la passion exclusive qu’aurait manifestée la coterie humaniste pour le trésor des lettres grécolatines. L’autre traite avec horreur du mythe, d’ailleurs controuvé, de la résurrection des Olympiens. Le dernier, intoxiqué par les venins de Nietzsche, représente les poètes et les orateurs occidentaux du XVe et du XVIe siècle sous l’aspect de mystes de Dionysos qui divaguent à la suite des faunes et des silènes sur les traces de Pan ; ou réservent aux déesses des cryptes éleusiniennes l’obscénité d’offrandes démoniaques.

Or ces images conventionnelles ne répondent à aucune réalité. Bacchus n’a point séduit les humanistes avant qu’ils l’aient cloué sur la croix du calvaire. Leur priapisme n’est qu’un divertissement innocent d’érudits chastes. Les dieux antiques moralisaient la littérature médiévale presque autant que leurs dithyrambes. Enfin, loin de mépriser la tradition chrétienne, ils espéraient par leurs études, comme par un philtre de jouvence, lui rendre allégresse et vigueur. Aussi ne manquaient-ils pas de manifester une vénération particulière à l’hébreu, langue mère des saintes Écritures.

Encore émus par des notions mystiques, ils assuraient que les entreprises de la philologie demeurent vaines tant que l’on ne prend pas soin de se référer à l’idiome grâce auquel le premier homme manifestait ses sentiments et sa pensée. Malgré la résistance de quelques théologiens hypercritiques, on admettait généralement que c’était en hébreu qu’Adam, tout en binant les parterres de l’Éden, déclarait son amour conjugal à Ève. L’hébreu, après le tumulte de Babel, demeurait la genèse de tous les parlers, de tous les patois. Il s’ensuivait que les philologues, curieux de réussir, après avoir dressé le catalogue précis de tous les termes d’un langage national, se voyaient astreints à chercher comment celui-ci, rameau du grand arbre du verbe humain, avait poussé à partir du tronc hébreu.

Mais pour bien saisir les lois du développement des branches, il importait auparavant de connaître intimement la nature de ce dernier. Aussi les humanistes s’appliquaient-ils à percer le mystère des caractères et des textes hébraïques. On ne s’étonnera pas que François Ier, lorsqu’il consacra au culte de l’esprit nouveau une sorte de temple : le Collège de France, y ait réservé à l’hébreu un autel privilégié.

Ajoutons qu’à l’estime des humanistes l’étude de la langue sacrée pouvait avoir d’heureuses conséquences pour les disciplines historiques : selon l’avis des doctes, lorsque les fils de Noé, après le déluge, pour repeupler et mettre en valeur la surface de la terre, établirent les premières colonies, c’est par le moyen de paroles hébraïques qu’ils communiquaient entre eux.

Or ces patriarches jalonnaient leur passage de villes et de monuments mémoriaux auxquels ils imposaient des noms significatifs. Mais de ces derniers, par dérivation, les noms de lieu du monde entier sont nécessairement issus. Les philologues humanistes, soumettant ces derniers à de curieux traitements, se flattaient d’en extraire un prototype hébreu. Ils y parvenaient toujours, car ils aiguisaient sans cesse la subtilité de leur esprit.

Se transformant, non sans plaisir, en archéologues des origines, ils affirmaient avec assurance aux bourgeois de quelque paisible bourgade que leurs foyers s’élevaient à l’emplacement d’un collège de magiciens fondé par un obscur paladin juif des temps postdiluviens.

Enfin, aux yeux des humanistes, l’hébreu ne revêtait pas seulement une éminente dignité philologique et historique : il était, en outre, l’instrument et le véhicule de la kabbale, gnose presque parfaite des arcanes de l’univers.

À la kabbale les humanistes attribuent une autorité unique. Ils la considèrent comme la seule exégèse valable de l’Ancien Testament, comme le seul fondement authentique de la philosophie occulte. Quelque séduisants ou efficaces que soient les préceptes de Pythagore, les dictons de Socrate, les oracles des Chaldéens, on doit, en saine critique, les tenir pour des plagiats adroitement touchés de textes kabbalistiques bien antérieurs, puisqu’ils ont pour auteurs Hénoch, les enfants de Noé, Abraham et Moïse.

La plupart des humanistes européens du XVe et du XVIe siècle kabbalisent donc avec ferveur. À ces exercices, ils trouvent deux avantages immédiats. D’une part, ils se plongent, avec frissonnantes délices, dans un océan de songeries chatoyantes. D’autre part, grâce à une kabbale délibérément sollicitée dans un sens chrétien, ils espèrent, sinon assurer, au moins hâter la victoire du christianisme sur telles âmes de choix.

Les humanistes, en effet, ne sont jamais, quoiqu’on dise, des bibliothécaires Anastase qui ne voient les trop grands glaïeuls qu’à travers les vitres de corne de leurs pensoirs. Ils se donnent pour mission, au contraire, de lutter par le geste et par la plume contre les abstractions. Partisans d’une intuition globale du monde, à laquelle collaborent toutes les facultés de la personne, ils s’insurgent contre les procédés de la scolastique qui, jugent-ils, détruit les choses à force d’en distinguer les éléments.

Ce qui leur plaît dans la kabbale, c’est son intense réalisme poétique et l’émouvante aisance de sa méthode métaphorique qui élève doucement l’âme des images les plus sensuelles aux figures les plus déliées, quitte à lui imprimer bientôt un mouvement de descente insensible jusqu’aux opulentes splendeurs du cosmos. La kabbale heurte du front les astres, sans jamais s’évader. Elle s’appuie toujours sur un pied ferme. Elle prend toujours assise dans la matière, variée certes, mais facilement concevable, de l’imagination sacrée. Elle rend à la solide fantaisie religieuse son prix et ses droits, ce qui ravit les humanistes en admiration.

Ils ne croient pas pour autant que les penseurs juifs, si vénérables soient-ils, aient pu la parfaire. Explication légitime de la révélation primitive qui s’est transmise sans interruption d’Adam à Jean-Baptiste, elle doit logiquement trouver son accomplissement dans la personne du Christ. Mais pour que cette thèse fondamentale de la kabbale chrétienne soit bien entendue, il importe de prendre quelques précautions.

Il faut se rappeler que les humanistes, comme tous les exégètes médiévaux, interprètent figurativement les principaux épisodes de l’Ancien Testament. Ils les orientent vers la naissance, la prédication et le sacrifice de Jésus, assurant qu’ils annoncent ces trois faits capitaux : bien plus, qu’ils les représentent avant que ceux-ci ne soient réellement présentés dans la chair et dans le sang à la multitude mixte des croyants et des auditeurs incrédules.

Mais si l’Ancien Testament est, au jugement des humanistes, un recueil de figuratifs, comment la kabbale, qui le commente, pourrait-elle éviter d’être à son tour considérée comme un vaste figuratif de la théologie chrétienne ? Il faut en expliquer les passages principaux de façon à prouver clairement qu’ils renferment en puissance les thèmes essentiels de cette dernière. Et quelle sera la fin d’un travail si ardu, puisqu’il n’a d’autre gage qu’une scrupuleuse honnêteté spirituelle ? La conversion des Juifs de bonne volonté.

Les kabbalistes chrétiens, ardents à persuader la synagogue d’ôter le voile peint qui lui bande les yeux, ont parfois laissé un fameux souvenir. On commémorera ici les plus illustres d’entre eux.

Pic de la Mirandole (1463-1494) appartient à cette inquiète et noble école florentine qui tente de revigorer le génie du moyen âge en lui administrant en guise de remède un amalgame néoplatonicien de toutes les révélations. Pic de la Mirandole a le mérite de formuler en quelques thèses rédigées dans le beau langage technique des scolastiques certains thèmes de la kabbale. Il se propose de démontrer que le ruisseau magique et le fleuve kabbalistique finissent par se jeter (sans se perdre) dans la grande mer du christianisme. En somme, ses élévations de philosophie lyrique, retenues par la rigueur des mots, apparaissent comme l’effervescence d’un tout jeune esprit qui vient de découvrir une série de mythes actuels dont il demeure ébloui, et se persuade que de leur méditation dépend le rachat des hommes et des créatures.

Reuchlin (1455-1552) au contraire, disposant d’une information plus exacte, se garde de grappiller dans la tradition hébraïque les seuls propos qui flattent son goût. Avec une justesse critique, dont on ne saurait trop le louer, il mène à bien un exposé systématique de la kabbale. À ses dissertations, d’un style aussi souple que celui des dialogues de Platon, il adjoint des développements originaux qui tendent à dénoncer aux kabbalistes, ses contemporains, l’absurdité de la situation où ils s’entêtent. S’ils respectaient leurs propres principes, s’ils appliquaient, sans gauchir, leurs propres procédés, ne s’agenouilleraient-ils pas devant la crèche et devant la croix ?

Qu’ils analysent plutôt, avec honnêteté, la forme hébraïque du nom de Jésus : ils y découvriront le nom de Jéhovah flanqué d’une lettre où tous les doctes reconnaissent le symbole efficace du feu. Mais le feu est aussi lumière et verbe. Le Verbe-Lumière-Feu régit donc le dernier âge du monde, et les premiers versets de l’Évangile de saint Jean révèlent aux kabbalistes le soleil mystique vers lequel ils se dirigent obscurément.

Mais il appartient à Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim (1486-1535) de donner une forme définitive aux intuitions des Pic de la Mirandole et des Reuchlin. Il ne s’attarde point, lui, aux bagatelles de la porte kabbalistique. Il la franchit. Il s’attaque à la théorie des séphiroth dont il entend tirer un motif d’édification pour les chrétiens et de rédemption pour les Juifs.

Il précise que les séphiroth doivent être considérées tour à tour et simultanément comme des nombres, des vêtements, des moyens, des exemplaires de l’archétype, au travers desquels les dix noms de Dieu les plus chargés de puissance influent sur les divers ordres de la création.

Il prétend que la première séphira : Kéther (Couronne), correspond à Dieu-le-Père ; que la seconde : Hochma (Sagesse), n’est autre que le masque de Dieu-le-Fils ; et que la troisième : Bina (Intelligence), dissimule et manifeste Dieu-le-Saint-Esprit.

Il conclut avec une fausse réserve, après avoir défendu ces trois attributions d’une manière aussi agréable qu’érudite : « Voilà les trois numérations souveraines, les trois numérations les plus hautes. Elles sont comme les trônes des Personnes divines, au commandement desquelles toutes choses se constituent et adviennent. Mais 1’exécution matérielle de leurs ordres est réservée au ministère des sept autres numérations, que l’on appelle, à cette cause, numérations de la fabrique. »

Si les kabbalistes se laissent convaincre par les démonstrations d’Agrippa, s’ils reconnaissent qu’ils se réclament d’une théologie trinitaire, comment pourront-ils encore reprocher aux chrétiens d’avoir morcelé l’unité divine ?

Dans le groupe des Reuchlin, des Agrippa, des Pic de la Mirandole, figure avec honneur un bizarre Français : Guillaume Postel (1510-1581). Il traduit en latin l’un des principaux traités kabbalistiques, dont il ne craint pas, tant il est ingénu, d’attribuer la rédaction à Abraham. Il flatte la vanité des Français en leur apprenant quel fils de Japhet est l’auteur de leur race. Sa toponymie découvre dans plusieurs termes de la géographie française des noms de patriarches habilement déguisés.

Sur la fin de sa vie, il réside dans un couvent, étroitement surveillé par la police qui craint les incartades d’un homme dont les relations avec tous les illuminés d’Europe sont notoires. Quoique il se soucie surtout du salut des musulmans, il éveille de nombreuses vocations kabbalistiques et divulgue avec agrément ses rêveries.

Il compte au nombre de ses plus fins disciples Guy Le Fèvre de La Boderie qui lui décerne ce sobre éloge :

 

            Postel, qui as le rond du monde environné

            Et des Arts la rondeur, qui as vécu deux âges

            Et des peuples divers su les divers langages.

 

Guy Le Fèvre de La Boderie naît en Basse-Normandie (1541). Il sort d’une noble lignée. Il résiste aux ardeurs d’une générosité qui l’incite aux aventures et à l’amour. Il reçoit (peut-être) certains ordres ecclésiastiques. Il devient un très grand orientaliste. Il collabore à la Bible polyglotte que Plantin d’Anvers édite sur l’ordre de Philippe II. Il y insère une version syriaque du Nouveau Testament soigneusement établie. Le pape Pie IV songe à le décorer de la pourpre cardinalice. Il mène une existence besogneuse chichement entretenue par les subsides que lui fait verser le duc d’Alençon, dont il est l’interprète. Il meurt en 1598 à La Boderie, son pays natal. Mais son fantôme vient bientôt surprendre Vauquelin de la Fresnaye, son ami, auquel il vante les voluptés intellectuelles dont il jouit, déclarant, entre autres :

 

            Je vois tout le savoir du monde rapporté

            En la face de Dieu de toute éternité.

 

La démarche spirituelle et littéraire de La Boderie, kabbaliste chrétien, se réduit, en effet, à un lent progrès vers une consciente extase érudite. Persuadé que la kabbale assurera la réussite de sa destinée temporelle, il consacre à chacun des kabbalistes chrétiens, dont il se prétend le successeur, une courte épigramme votive. Il célèbre successivement le « non assez admiré comte de la Mirande », le « subtil et fin Ficin, grand-prêtre, philosophe et docte médecin », et le modeste lecteur du Collège de France, Valable, « vanté en toute gent et lieu où peut être entendu le saint langage hébreu ». Il invoque leur assistance. Et, s’il omet de mentionner Reuchlin et Agrippa, l’un, suspect de luthéranisme, l’autre, de sorcellerie, il n’en consulte pas moins assidûment leurs témoignages.

Mystiquement protégé par ces saints kabbalistes, il compile un répertoire de tout ce que la spéculation juive a pu apporter d’éclaircissements à la gnose de l’histoire et de l’univers. Aussi curieux des origines que son maître Postel, il s’épuise à dégager la racine hébraïque qui soutient et détermine le nom de chaque lieu d’Europe,

 

                                                ... par l’obscure science

            Des caractères saints tracés du doigt de Dieu

            Au tableau de l’Esprit, kabbale de l’hébreu.

 

Cette racine désigne souvent une espèce de totem promis à l’office de blason ; mais l’art héraldique a dégénéré de son antique justesse. À considérer, par exemple, le modèle hébreu de ce nom : Paris, on est forcé de déduire qu’il perpétue le souvenir d’une cérémonie rituelle où

 

            La grand Paris sans pair en un fossé profond

            Sous la Seine cavé dessous le Petit-Pont

            Fut d’un Serpent d’airain et d’un Loir consacrée

            Du premier fondateur...

 

Ce qui autorise La Boderie à affirmer que les armoiries modernes de la capitale de la France sont apocryphes, et que

 

                                                      ... la Navire ancrée

            Qu’elle a pour gonfanon n’est signal souverain

            Ains (mais) ce fut le Loirot et le Serpent d’airain.

 

De la présence de ces idées animales rayonnait jadis une vertu magique fort utile. Par elles, durant une longue suite de siècles, Paris

 

                                                                        ... se vit gardée

            De serpents, de loirots et de flamme dardée.

 

Quoi d’étonnant qu’elle soit infestée de reptiles, de vermine carnassière, et ravagée par les incendies ? Ne porte-t-elle pas au front de ses palais un écusson entaché d’erreurs ? Qu’attend-on pour lui faire subir une purification civique et pour lui restituer son véritable emblème ?

Mais pour célébrer avec compétence de telles cérémonies, il convient, selon La Boderie, de restituer non seulement le hiéroglyphe authentique des cités, mais le nom de leurs fondateurs patriarcaux. Gomer, fils de Japhet, Gomer, le héros carbonique, est (du moins les kabbalistes l’assurent) le père du peuple français. Arrivera-t-on à déterminer, pour des fins rituelles, quelles sont les cités dont, expert en magie naturelle, il a choisi le site et dessiné le contour ? Aisément, répond La Boderie. Ne constate-t-on point, par exemple, que son

 

                                                                   ... nom chéri

            Reste encore aujourd’hui dedans Montgommery,

            Gomérique cité, dont les vieilles murailles

            Ou fossés d’alentour nous servent d’antiquailles ?

 

C’est aux Pays-Bas que Magus-Magog, le roi-couvreur, a exercé son pouvoir pacifique, ainsi que l’attestent des noms tels que

 

            Noviomag ou Nimègue entre villes et bourgs

            De Gueldre renommée et Vindomag encore.

 

Askenas (le feu qui se répand), fils de Gomer, n’a pas, comme son père, jeté les assises de nombreuses agglomérations urbaines ; par contre, il a veillé à fonder des corporations guerrières qui transmettraient et amélioreraient les techniques du feu ; aussi a-t-il donné

 

                                                ... comme père et parrain

            Aux Lansquenets ses fils l’être et nom souverain.

 

Au reste, du nom de chaque patriarche, on peut déduire le caractère que Dieu lui avait départi, la tâche particulière qu’il lui avait assignée. Partant d’une aussi singulière prémisse, La Boderie se met donc en peine d’écrire une bien étrange légende des siècles. C’est une suite de portraits baroques, qui eussent ravi d’aise Victor Hugo, s’il en eût soupçonné l’existence.

Voici tout d’abord Nemrod-la-Révolte :

 

            Dessous l’Œil de ce monde et le Cœur du Lion,

            Nemrod, premier auteur de la rébellion,

            Nemrod, fils du noir Cus de nature félonne,

            Fonda les murs hautains de la grand’Babylone.

 

Son redoutable père, son ténébreux complice, l’accompagne,

 

            Cus, fils de la chaleur, de chair noire et ternie.

 

Hévile les suit, Hévile dont la bouche putride contamine les nations qu’il engendre et auxquelles il laisse en héritage la fétidité de son haleine,

 

            Si (si bien) que la puanteur de leur bouche lippue,

            D’une mauvaise humeur pourrie et corrompue

            Les détient à l’écart et les contraint encor

            Prendre des étrangers le sel au poids de l’or.

 

Formant le décor vivant sur lequel se profilent ces ombres titaniques, une multitude d’avortons de Dieu, de peuples incomplets surgissent derrière elles, tressautent, se convulsent. La Boderie, comme le saint Antoine de Flaubert, les aperçoit et s’épouvante, car il redoute qu’ils ne finissent par menacer sa précaire sécurité. Ses vers hésitent à les décrire. Ils y parviennent pourtant. Les voyez-vous, ces monstres imparfaits qui parfois hantent vos cauchemars ?

 

            Les uns qui n’ont qu’un trou par lequel ils respirent ;

            Autres qui au Soleil de leurs pieds ombre font ;

            Autres qui n’ont qu’un pied ; autres qu’un œil au front ;

            Autres à qui en bas grandes oreilles pendent...

 

Que voici donc d’ingénieux divertissements ! Le Fèvre s’y montre élève attentif de Postel et du faussaire Annius de Viterbe. Mais, quittant les fourrés féeriques de la kabbale historique, osera-t-il s’engager, suivant Pic de la Mirandole, et Reuchlin, et Agrippa à la trace, dans le labyrinthe à claire-voie de la kabbale religieuse ? Il osera.

Pieusement jaloux d’Agrippa, il s’enthousiasme, lui aussi, pour la doctrine des séphiroth. Il les place dans une sorte d’outre-monde. Il ne se contente pas de voir en elles de simples numérations plastiques. Il essaie de les comprendre dans la plénitude de leur sens. Séphira, ce terme ne possède-t-il pas la rondeur de la sphère et l’éclat de Saphir, la lumière incréée ?

Que sont-elles donc enfin ces séphiroth, à propos de qui les kabbalistes délirent avec tant de sagesse, sinon des nombres sphériques ci lucides, des nombres analogues aux cieux cristallins de Ptolémée, nombreux par leur musique, sphériques par leur figure, lumineux par l’élément du feu durci qui les compose ? Leurs incessantes révolutions mesurent au-delà du temps un temps inconcevable, ce qui pousse Le Fèvre à écrire :

 

            Mais, outre l’horizon, où l’Image mouvant

            Qui suit l’éternité va dedans soi couvant

            Siècles, et Ans, et Mois, Semaines, Jours, et Heures,

            Sont les dix Séphiroth des dix Sphères meilleures.

 

Chacune d’entre elles épuise-t-elle la totalité de l’essence divine ? Il n’en chaut à Le Fèvre, qui, poète du concret, veut surtout voir en elles les vêtements que Dieu passa lorsqu’il commença à jardiner le monde et qu’il conserve, tout occupé qu’il est à l’entretenir en bonne condition. Ce sont, en somme,

 

            Les dix luisants habits comme éclair foudroyant

            Dont se vêtit jadis l’Éternel tout voyant,

            Alors qu’il arracha la semence féconde

            Du ventre du Chaos dont fut formé le monde.

 

Or ces dix voiles superposés d’étoffes diaprées,

 

            Lesquels autour de soi il fit épanouir

            Du centre de splendeur dont seul il veut jouir,

 

ne restent pas extérieurs à Dieu. Ils font partie de sa nature. Comme le ver à soie s’enferme dans un réseau dont il tire de son corps les fils, ainsi Dieu de son imperceptible intimité extrait le tissu des séphiroth, ce que La Boderie indique de la façon suivante :

 

            Non autrement qu’on voit (si Raison me dispense

            De comparer le Rien à l’Être sans offense)

            Le Vermet (vermisseau) dévider mainte jaune toison

            Tout alentour de soi pour faire la cloison.

 

Les séphiroth une fois définies avec cette adresse poétique, il ne reste plus qu’à égrener leurs noms traditionnels et à rendre compte de leurs fonctions. La Boderie brûle de s’y employer sans retard. Mais il prend tout d’abord quelques garanties contre lui-même.

Doué, comme tous les humanistes, d’une pensée christocentrique, il cherche à exténuer le théocentrisme des rabbins illuminés. Ceux-ci, lorsqu’ils énumèrent les dix séphiroth, débutant par les plus élevées d’entre elles, descendent graduellement vers le monde des créatures : ils se mettent à la place du Dieu transcendant.

La Boderie, au contraire, ne perd jamais de vue la condition humaine. Il oublie un instant qu’il tient les séphiroth pour les housses du mystère divin. Il se réfère à la vision de Jacob et se plaît à les comparer implicitement aux barreaux d’une échelle par où l’on accéderait à l’ineffable. Mieux encore, s’inspirant peut-être de la Divine Comédie, dont il est grand lecteur, il y voit les diverses circonvolutions d’une spirale qui se tord vers le ciel. Partant de la plus basse des séphiroth : Malkouth (le Royaume), il monte peu à peu vers la plus haute : Kéther (la Couronne).

Malkouth, en qui il découvre l’Éternel Féminin dont Marie fut la fleur, lui inspire la longue laisse que voici :

 

            La première Courtine ou bien Sfire (séphira) sphérale

            À commencer d’en-bas comme en ligne spirale,

            Se tourne en plusieurs plis et plusieurs noms reçoit

            Comme en plusieurs effets un homme la conçoit :

            Tantôt elle est le Règne, et tantôt on l’appelle

            La Pierre de Saphir, l’épouse toute belle,

            Le Puits des vives eaux, et la profonde Mer

            Où fleuves et ruisseaux se viennent abîmer,

            La Terre des Vivants et le Livre de Vie,

            De Science le Bois dont l’homme eut trop d’envie.

            La Reine des oiseaux, Aigle de dignité

            Et l’Habitation de la Divinité.

 

La Boderie entonne ensuite la louange de Iésod (la Base). Il en vante la stabilité. Remarquons que si Malkouth, à elle seule, occupe le monde de l’action, Iésod, associée à Hod (la Gloire) et à Néçach (l’Éternité), anime le monde de la formation :

 

            La seconde son nom dessus le Juste fonde,

            Pour ce que le seul Juste est fondement du monde ;

            Elle se nomme encor le bon Entendement,

            La Mémoire, la Paix et le Commandement ;

            Le haut Mont de Sion, l’Alliance et le Signe ;

            Et le jour du Repos entre les sept insigne.

 

Hod régit tout ce qui tire vers la gauche :

 

            La tierce est la Louange et le Roi non-pareil ;

            La sénestre (gauche) Colonne et le lieu du Conseil.

 

Elle collabore avec Néçach pour achever et peupler un temple idéal :

 

            La quarte est dite aussi du Conseil le Prétoire,

            Colonne du bras droit, le Prêtre et la Victoire.

 

Mais déjà l’âme de La Boderie a passé du monde de la formation à celui de la création. Au centre de ce dernier éclate Tiphéreth (la Beauté). Elle correspond au Tétragramme ineffable. Sur elle reposait Jacob quand il vit la nuit s’ouvrir :

 

            Mais celle (la colonne) du milieu où reluit enfoncé

            Le Nom quatre-lettré qui n’est point prononcé,

            Se revêt d’Ornement et Beauté admirable,

            Et de l’Arbre de Vie à l’homme désirable.

            Illecques (contre elle) est couché l’un des pères qui vit

            L’Échelle au Ciel touchant qui son âme ravit...

 

Près d’elle brille Gueboura (la Justice), où La Boderie distingue un figuratif cosmique du Christ, aussi fait-il allusion à Isaac, figuratif biblique du Sauveur :

 

            La sixième s’appelle et Foret et Vérité ;

            Aquilon, Jugement, Mérite ou Pureté...

            Le symbole d’Isaac qui en eut l’Âme étreinte,

            Isaac supérieur portant le propre bois

            Dont l’ardent feu d’Amour le brûla sur la Croix.

 

Mais Hesed (la Grâce) tempérant la force du Calvaire dispense un flux de clémence au monde de la création :

 

            La septième retient Miséricorde toute,

            L’Amour, et le Mi-jour, et d’Abraham la Route.

 

Maintenant La Boderie, presque parvenu au terme de son ascension, va s’affronter aux trois séphiroth qui secrètent le monde de l’émanation. Rivalise-t-il avec Agrippa ? Non. Il entend ne pas sur-le-champ improviser une interprétation trinitaire de ce qu’il voit. Il dogmatisera plus tard lorsqu’il pourra de nouveau s’exprimer facilement. La contemplation de Bina (l’intelligence-Saint-Esprit), de Hochma (la Sagesse-Fils) et de Kéther (la Couronne-Père) lui ravit toute éloquence et le contraint à un laconisme inhabituel :

 

            L’huitième Ciel sfiral (séphiral) de Prudence habillé

            Est la grande Trompette et le grand Jubilé ;

            La Fontaine et surgeon qui d’Eau-de-Vie arrouse (sic)

            Le blanc mont du Liban d’où doit venir l’Épouse.

 

(Étonnante apparition de la Sophia des Gnostiques et des Orthodoxes !)

 

            Le neuvième plus haut de Sagesse entourné,

            Est de Penser profond et de Vouloir orné.

 

Quant à Kéther, La Boderie la caractérise provisoirement par ce distique :

 

            Mais celui qui dans soi les autres environne

            Se nomme l’Orient, le Rien et la Couronne ;

 

puis il observe un silence mystique de sept ans.

Il le rompt en 1578. Il se sent prêt à démontrer victorieusement que la kabbale trouve en Jésus-Christ sa limite et sa glorification. À cet effet, il établit une correspondance entre Dieu et Aron, souverain sacrificateur des Juifs. Celui-là se revêt des séphiroth, celui-ci porte empreints sur ses habits les signes du monde visible. Au quadruple monde de l’émanation, de la création, de la formation et de l’action, il offre l’univers des créatures mortelles. De ce fait, il est

 

            En ombre figurant Jésus-Christ pur et monde

            Qui par son sacrifice a soutenu le monde.

 

Il se distingue de la victime qu’il présente. Au contraire, lorsque le Sauveur expire sur le Calvaire, il est

 

            Prêtre sacrifiant et sacrifice même,

            Qui, attaché en croix à clous d’amour extrême,

            De ses bras étendus a retiré à soi

            Tous les siècles passés de Nature et de Loi.

 

Grand-prêtre de la terre et grand-prêtre du ciel, il marie le ciel à la terre. Il abolit la distinction qui sépare le royaume de Dieu et son domaine figuré. Il monte au ciel, revêtu des séphiroth terrestres : les ornements d’Aron, pour s’introduire dans la gaine des séphiroth célestes. Et le voici qui se dresse, dieu de l’Apocalypse, avec Royaume aux pieds, Gloire et Éternité aux genoux, Base au ventre, Beauté à la poitrine, Justice et Grâce aux coudes, Intelligence à la ceinture scapulaire, Sagesse comme auréole et Couronne sur la tête. Le voici qui a retrouvé son nom céleste, le nom divin inscrit sur Kéther : Ehieh. Son nom terrestre : Jésus, vaut, d’ailleurs, mieux encore.

Et La Boderie, atteignant le sommet de la kabbale chrétienne, narre, dans l’exultation, cette apothéose séphirothique de Jésus. Celui-ci, après être descendu aux enfers,

 

            Courbé comme un Croissant s’est si haut rejeté

            Que, du sépulcre issant (sortant) sans en rompre la pierre,

            Traversa les dix Cieux, comme on voit que le verre

            Est des rais du Soleil tout soudain traversé...

            Et monta par-dessus les neuf ordres des Anges...

            Jusqu’au cercle infini de la Divinité.

            Là, d’Ehieh la Couronne en suprême unité

            A de l’humanité la tête environnée,

            Laquelle avait été d’épines couronnée ;

            Et Dieu lui a donné un si haut nom là-sus (en outre)

            Qu’il surmonte tout nom ; si (en sorte) qu’au nom de Jésus

            Vont courbant le genou tous les Esprits qu’enserre

            Le Ciel dedans son Rond, les Enfers et la Terre.

 

Pour La Boderie, la kabbale est un constant appel au Messie dont elle prépare les voies. Elle devrait contraindre les Juifs à croire au Premier Avènement du Christ, et à attendre, en communauté de pensée avec les chrétiens, son Second Avènement, où il se manifestera dans la gloire des séphiroth.

Un peu décriée aujourd’hui, objet de l’étude de quelques universitaires et de quelques occultistes, la kabbale, cette merveille de la pensée juive, fut, par l’intermédiaire des humanistes, le prétexte d’une joie et d’une libération indicibles. Elle a exercé sur la culture occidentale une telle influence qu’on en reconnaît encore aujourd’hui la trace dans maintes fables dégradées.

 

 

Citations de Guy le Fèvre de la Boderie extraites des deux poèmes suivants : L’encyclie de secrets de l’éternité, Anvers, Plantin, 1571, 4° ; La Galliade, Paris, Chaudière, 1678, 4°.

 

 

Albert-Marie SCHMIDT.

 

Paru dans Les Cahiers du Sud en 1950.

 

 

 

 

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