L’inquisition d’Espagne au XVIIe siècle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jules SOUBEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’inquisition espagnole a joué au XVIIe siècle un rôle si actif, si important, que les faits principaux de son histoire à cette époque, c’est-à-dire la lutte contre les judaïsants et les morisques et la répression de l’hérésie protestante, ont nécessairement attiré l’attention des érudits. Sans doute, il reste encore beaucoup à faire de ce côté ; les histoires générales de Llorente et de Rodrigo, les travaux de Paramo, de Marsollier, d’Héfélé, de Gains, d’Adolfo de Castro, de Menendez Pelayo, n’ont point résolu toutes les questions, ni mis en lumière tous les côtés du sujet. Néanmoins, les grandes lignes de l’histoire de l’inquisition au XVIe siècle semblent aujourd’hui à peu près fixées. Aussi n’ai-je pas l’intention de revenir sur les faits acquis ; mieux vaudra, je crois, étudier la période suivante, qui est beaucoup moins connue, et essayer de déterminer l’influence, l’action que le tribunal exerça sur l’Église d’Espagne et la société civile au XVIIe siècle.

 

 

I

 

ADOUCISSEMENT DE LA PROCÉDURE

 

Le temps des grandes luttes est passé. Les judaïsants ne forment qu’une minorité sans influence religieuse et politique sérieuse. Les protestants ont à peu près renoncé à introduire leurs doctrines en Espagne, et ce pays échappera ainsi aux bouleversements et aux guerres qui auraient certainement suivi la propagation de l’hérésie, ainsi qu’il était arrivé en France et en Allemagne.

L’amélioration de la situation religieuse a eu pour résultat l’adoucissement des mesures de répression : « Depuis le règne de Philippe III, dit Llorente, et, spécialement depuis une cinquantaine d’années, les inquisiteurs, il faut leur rendre cette justice, ont adopté en général un système de modération qui contraste singulièrement avec l’excessive rigueur des anciens inquisiteurs 1. »

L’Allemand Martin Zeilier, qui écrivit vers le milieu du XVIIe siècle un intéressant récit de voyage en Espagne, est d’accord avec Llorente : « Il n’en est plus de l’inquisition d’aujourd’hui comme de celle d’autrefois ; son action ne s’exerce plus avec autant de rigueur 2. » Les châtiments deviennent plus rares, et il y eut même telle occasion où l’inquisition les supprima complètement : « Le 1er novembre 1616, un grand autodafé fut célébré à Tolède ; depuis bien des années, il n’y en avait pas eu. Le cardinal archevêque, D. Bernardo de Sandoval y Rojas, disait qu’un autodafé est comme la mer, dont la vue excite d’abord l’admiration et laisse ensuite une impression de tristesse. Il prit place sous un dais sur l’estrade dressée devant la cathédrale, près du palais de l’Ayuntamiento, et eut la bonté d’absoudre tous les délinquants 3. »

Du reste, les traditions des tribunaux inquisitoriaux et aussi, sans doute, le goût naturel des populations méridionales pour les cérémonies extérieures avaient fait maintenir l’ancien et solennel appareil des autodafés. On sait que ces autodafés étaient des assises judiciaires publiques, dans lesquelles le jugement doctrinal, rendu par les inquisiteurs, était proclamé. Voici, d’après un historien de l’inquisition, l’ordre qui s’observait dans ces assises : « Une estrade garnie de bancs était dressée pour l’escorte ; aux condamnés on réservait une place à part, et sous un dais de drap noir étaient disposés les sièges des juges. Un tapis violet, aux armes du Saint-Office, couvrait la table, dont les secrétaires occupaient les côtés ; sur un autel orné avec luxe on déposait la croix verte de l’inquisition. Les procès et les sentences étaient lus à haute voix, et chacun des condamnés paraissait pour la dernière fois devant le tribunal. Ceux qui abjuraient leurs erreurs étaient destinés à un monastère pour y apprendre la doctrine chrétienne et y accomplir leurs pénitences canoniques ; ceux qui avaient commis des crimes de droit commun (par exemple les bigames) devaient purger leur condamnation. Quant aux hérétiques impénitents et obstinés, une sentence de relaxation était prononcée contre eux, et on les remettait-au bras, séculier qui leur faisait subir la peine imposée par le Code civil 4. »

L’application de l’accusé à la torture fut entourée de précautions multiples ; elle devint de plus en plus rare et, dans le courant du XVIIIe siècle, tomba complètement en désuétude 5. Depuis l’ordonnance du grand inquisiteur Valdès (1561), le décret d’arrestation ne pouvait être rendu qu’après plusieurs examens, afin de prévenir toute erreur 6. En cas de maladie, le prisonnier avait le droit de choisir ses médecins ; en 1681, une constitution pontificale accorda à la femme et aux enfants de l’accusé la faculté de le visiter chaque jour.

Llorente affirme que les prisons secrètes de l’inquisition étaient sombres et malsaines 7 ; mais Macanaz, qui avait été fiscal (procureur public) de l’inquisition et qui devait les connaître aussi bien que lui, déclare ces bruits sans fondement. D’après lui, l’air et la lumière pénètrent librement dans les cellules, et les murs sont blanchis à la chaux ; quant aux prisonniers, ils reçoivent trois repas chaque jour 8. Je suis porté à croire que l’aspect lugubre des prisons inquisitoriales fut la cause de ce mauvais renom ; les murs extérieurs, percés de meurtrières qui remplaçaient les fenêtres, ressemblaient aux murailles d’une forteresse 9. Tous les quinze jours, les inquisiteurs visitaient les détenus et recevaient leurs plaintes, s’il y avait lieu.

L’organisation des tribunaux n’avait guère varié depuis le cardinal Ximénès. Sur le sol même de l’Espagne, il y avait quinze tribunaux ; Mexico, Lima et Carthagène, dans l’Amérique centrale et méridionale, les Canaries, la Sardaigne et la Sicile avaient aussi les leurs. Chaque tribunal se composait de trois juges, d’un fiscal ou procureur, de deux secrétaires et de quelques consulteurs ecclésiastiques et séculiers, ceux-ci avocats de profession 10. Un juge séculier, appelé juez de bienes, était adjoint au tribunal et avait pour mission de surveiller les confiscations de biens et les questions qui s’y rapportaient 11. Ambrosio de Salazar estime à vingt mille le nombre des officiers de l’inquisition ; ce nombre paraît exagéré à Martin Zeiller 12. Néanmoins, l’abbé de Vayrac, qui avait longtemps résidé en Espagne, confirme l’estimation de Salazar ; mais il ajoute que, la plupart du temps, ceux qui prenaient ce titre le faisaient seulement pour s’attirer le respect et la considération : « À peine s’en trouve-t-il deux mille qui soient employés 13. »

 

 

II

 

LE CONSEIL SUPRÊME

 

Cette vaste organisation judiciaire, dont j’ai noté sommairement les principaux traits, se mouvait sous l’impulsion et la direction du conseil suprême de Madrid, que présidait un grand inquisiteur, nommé par le roi et confirmé par le Souverain Pontife.

Les conseillers étaient au nombre de six ; on leur avait adjoint, comme aux autres tribunaux, un fiscal, deux secrétaires et un juge séculier. Le conseil suprême n’était pourtant pas un tribunal proprement dit ; il avait été institué pour veiller à l’exécution des règlements et envoyer dans les provinces des visiteurs chargés d’inspecter les tribunaux subalternes. Cependant, si un accusé récusait ses juges, c’était au conseil suprême qu’il appartenait d’examiner les motifs de la récusation et d’en peser la valeur ; s’il y avait appel, il se constituait en cour de cassation et rendait un arrêt irréformable 14.

Le conseil suprême eut à juger, au XVIIe siècle, deux causes célèbres, le procès de Jeronimo de Villanueva, secrétaire d’État pour l’Aragon, et celui du P. Froylan Diaz, confesseur de Charles II. Il importe de raconter ici en détail ces deux procès, afin que le lecteur puisse se prononcer, en connaissance de cause, sur l’utilité de ce conseil et l’indépendance de ses membres à l’égard de l’autorité royale.

Jeronimo de Villanueva, secrétaire d’État pour l’Aragon, était un homme ambitieux et peu gêné par les scrupules. Il conçut le projet criminel de dominer dans les conseils de Philippe IV en choisissant au roi une maîtresse, et, chose odieuse, il jeta son dévolu sur une religieuse du monastère bénédictin de Saint-Placide, à Madrid. Le palais du secrétaire d’État était voisin du couvent ; Villanueva fit ouvrir dans les caves une mine, qui vint déboucher dans un réduit souterrain où l’on avait déposé la réserve de charbon du monastère. Alors le secrétaire d’État, qui était patron du couvent, annonça secrètement à la religieuse la visite du roi et lui fit entendre que Philippe IV voulait seulement faire trêve un instant aux soucis du gouvernement et prendre une innocente distraction. Cette révélation atterra la pauvre fille ; elle courut chez l’abbesse, doña Teresa de Silva, et lui découvrit les plans de Villanueva. L’abbesse se trouvait en face d’un devoir sacré, la nécessité de défendre la vertu et l’honneur de l’une de ses filles spirituelles ; elle sut agir avec prudence et fermeté, et Philippe IV, devant une résistance aussi respectueuse que résolue, eut le bon sens de renoncer à la visite projetée. Ainsi avorta misérablement la coupable intrigue.

Il ne restait plus à Villanueva qu’à reconnaître sa faute et à solliciter secrètement l’absolution des censures qu’il avait encourues en violant la clôture d’un couvent de femmes. Mais la Providence, dont il s’était audacieusement joué, lui réservait la honte d’un châtiment public. Une indiscrétion fut commise, peut-être par l’un de ces ouvriers qui avaient creusé la mine. Quoi qu’il en soit, l’attentat de Villanueva fut révélé, et un épouvantable scandale éclata. Le 30 août 1644, le secrétaire d’État était arrêté dans son palais par les familiers de l’inquisition de Madrid et conduit dans les prisons secrètes de Tolède. Le comte-duc d’Olivarès intervint et demanda au grand inquisiteur, D. Diego de Arse y Reinoso, de suspendre les informations judiciaires. Le grand inquisiteur convoqua le conseil suprême et lui communiqua les exigences du tout-puissant ministre. Le conseil refusa net de suspendre la procédure et, comprenant la nécessité d’être appuyé dans sa lutte contre le comte-duc, il s’adressa au Souverain Pontife. Urbain VIII réclama les actes du procès ; ces actes furent déposés dans une boîte scellée et remis au notaire Alonso de Parédès, qui partit pour Rome.

Aussitôt, Olivarès dépêcha secrètement des courriers aux ambassadeurs d’Espagne à Rome et à Gênes, ainsi qu’aux vice-rois de Sicile et de Naples, avec l’ordre de s’emparer de la personne de Parédès et du texte des actes. Parédès fut en effet arrêté à Naples et enfermé dans la forteresse de l’Ovo, où il mourut après quinze années de détention 15. Les actes du procès furent rapportés en Espagne et brûlés dans la cheminée de la chambre à coucher du roi.

Cependant le conseil suprême, ignorant ce qui s’était passé, attendait toujours le retour de Parédès et la décision du Saint-Siège. Enfin, certains bruits se répandirent à Madrid, et les inquisiteurs comprirent les motifs du retard. Il était difficile de reconstituer les actes perdus ; d’ailleurs, le tribunal, ayant affaire à des ennemis puissants et résolus, avait la certitude de n’aboutir à rien. Le procès fut donc interrompu ; mais Villanueva n’en dut pas moins payer à la justice sa criminelle tentative. Il comparut dans la salle du Saint-Office de Tolède, devant les inquisiteurs, les secrétaires et les supérieurs des couvents de la ville. Le père gardien de San Juan de los Reyes lui adressa une sévère admonestation ; puis un secrétaire donna lecture de la sentence, qui condamnait Villanueva à jeûner tous les vendredis pendant un an, à distribuer deux mille ducats aux pauvres, avec intervention du prieur d’Atocha, et à cesser à l’avenir toute relation avec les religieuses de Saint-Placide 16.

La fermeté que montra en cette circonstance le conseil suprême lui fait certes grand honneur ; mais il fut, du moins, aidé et soutenu par son président Diego de Arce. Le procès suivant va nous le faire voir luttant à la fois contre la reine Marie de Neubourg et contre le grand inquisiteur.

Le confesseur du roi Charles II, fray Froylan Diaz, avait eu la faiblesse de croire que la santé chancelante de son royal pénitent était le résultat d’un sortilège, alors qu’elle avait seulement pour cause la débilité croissante de sa race et les excès de son père. Il alla même jusqu’à faire demander à une religieuse, que l’on disait obsédée du démon, si le roi était vraiment ensorcelé. Le P. Diaz se préparait à faire exorciser pour la seconde fois l’infortuné Charles II, lorsque le grand inquisiteur Roccaberti mourut et fut remplacé par Baltassar de Mendoza, évêque de Ségovie. Mendoza, mis au courant des choses, reconnut sans peine dans cette triste comédie l’effet du zèle imprudent de Diaz et persuada au roi de l’éloigner. Le roi le nomma, en effet, à l’évêché d’Avila ; mais ce choix irrita le grand inquisiteur, partisan déclaré de la maison d’Autriche dans l’affaire de la succession d’Espagne, tandis que le P. Diaz tenait pour les Bourbons. Mendoza fit examiner quelques témoignages défavorables au P. Diaz par cinq qualificateurs, qui le déclarèrent à l’unanimité à l’abri de toute censure. Repoussé de ce côté, Mendoza pensa que le conseil suprême serait plus souple et lui proposa de faire arrêter le P. Diaz. Mais le conseil refusa ; en vain le grand inquisiteur s’irrita et donna l’ordre d’enregistrer l’édit d’arrestation dans les formes ordinaires ; rien n’y fit, le conseil persista dans son opposition.

Cependant le P. Diaz avait été informé de ce qui se tramait contre lui ; bien qu’il n’eût péché que par excès de zèle et de crédulité, il s’effraya des conséquences possibles de cette affaire et partit secrètement pour Rome. Mais il y fut arrêté par les gens de l’ambassadeur d’Espagne, duc de Uzeda ; on le reconduisit à Carthagène, et, sur l’ordre du grand inquisiteur, il fut enfermé dans les prisons du Saint-Office de Murcie. On nomma de nouveaux qualificateurs pour examiner la cause ; ces qualificateurs, choisis parmi les meilleurs théologiens du diocèse, se prononcèrent unanimement en sa faveur. Mendoza, pourtant, ne se tint pas pour battu ; il manda à Madrid le P. Diaz, à qui l’on assigna pour prison une cellule du couvent de Saint-Thomas.

Sur ces entrefaites, éclata la terrible guerre de la succession d’Espagne, et l’affaire du P. Diaz fut oubliée jusqu’en 1703. Au mois de décembre de cette année, Philippe V en saisit le conseil de Castille ; le conseil répondit très justement que les constitutions et les usages du Saint-Office avaient été violés en cette occasion, et que tout ce qui s’était fait depuis la décision des qualificateurs devait être déclaré nul. La proposition du conseil fut acceptée ; ainsi se termina ce procès retentissant, dans lequel l’énergie du conseil suprême, défendant la cause de la justice et du droit, avait tenu en échec le grand inquisiteur 17.

 

 

III

 

LES PROCÈS INQUISITORIAUX

 

Avant d’étudier le caractère spécial de l’action inquisitoriale au XVIIe siècle, il convient d’expliquer brièvement jusqu’où s’étendait la puissance juridictionnelle du tribunal. Les pouvoirs de l’inquisition s’étendaient à tous les sujets chrétiens de la couronne d’Espagne, c’est-à-dire à tfous ceux qui, dans les domaines de la couronne, avaient reçu le baptême, et à ceux-là seuls. Par conséquent, les indigènes païens de l’Amérique, les Maures mahométans que l’on faisait prisonniers, les Juifs étrangers, que le commerce pouvait attirer en Espagne, échappaient complètement à sa juridiction.

Au XVIe siècle, l’inquisition avait procédé fréquemment contre des morisques baptisés qui pratiquaient en secret la religion de Mahomet. L’expulsion des morisques, qui eut lieu au commencement du XVIIe siècle, mit fin à ces procès. Il me paraît inutile de revenir ici sur cette mesure, funeste à bien des points de vue ; quoi qu’il en soit, l’inquisition n’y prit aucune part directe, à moins que l’on ne veuille rendre tout le corps responsable du vote du grand inquisiteur Sandoval. En effet, s’il faut en croire Llorente, l’archevêque de Tolède aurait opiné, dans le conseil de Philippe III, en faveur de l’expulsion 18.

Beaucoup de morisques échappèrent cependant au bannissement, dans la province de Valence et l’ancien royaume de Grenade ; les Alpujarras, notamment, ne cessèrent pas d’être habitées par une multitude de morisques, qui professaient sincèrement la religion chrétienne : « Ils ne laissent pas de conserver, dit l’abbé de Vayrac, leur ancienne manière de vivre, leurs habits et leur langue particulière, qui est un mélange monstrueux d’arabe et d’espagnol...... Tout le pays est couvert d’un nombre incroyable de bourgs et de villages, qui sont la demeure de ces morisques, lesquels, ayant conservé le naturel vigilant et laborieux,... s’appliquent avec un soin merveilleux à la culture des terres 19. » L’inquisition n’eut rien à démêler avec ces paisibles et laborieux agriculteurs qui, tout en conservant les signes distinctifs de leur race, avaient accepté, sans arrière-pensée, le catholicisme et la domination espagnole.

Quant aux judaïsants 20, ils étaient encore relativement nombreux, et tout esprit de prosélytisme n’était pas éteint parmi eux. Llorente affirme que la plupart de ces judaïsants étaient d’origine portugaise et avaient passé en Espagne après l’union des deux couronnes opérée sous Philippe II (1580). Le fait, du moins, est certain pour quelques-uns d’entre eux ; ainsi Moseh Pinto Delgado, qui se réfugia en France, était né en Portugal. Il composa dans notre pays des œuvres poétiques remarquables qu’il dédia au cardinal de Richelieu : « Il imite ou traduit avec bonheur les saintes Écritures, dit un excellent juge, Menendez Pelayo ; c’est un très habile versificateur, un poète tendre et idéaliste, qui a des points de contact avec Pétrarque. Son chef-d'œuvre est la paraphrase des Lamentations de Jérémie ; à peine trouverait-on de meilleures quintillas (strophes de cinq vers) dans tout le dix-septième siècle. Il n’y a chez lui presqu’aucune trace de l’affectation générale à cette époque 21. »

En 1632, l’inquisition de Madrid, que l’on appelait tribunal de Corte et qui avait été instituée après que Philippe IV eût transporté sa résidence dans la capitale, célébra contre les judaïsants un grand autodafé. Les sectaires furent convaincus d’avoir, à plusieurs reprises, fouetté un crucifix, dans leurs réunions secrètes, puis de l’avoir brisé et d’en avoir jeté les morceaux au feu. Quarante-deux demandèrent et obtinrent l’absolution ; huit, selon Llorente, sept, selon Rodrigo, s’obstinèrent et furent livrés au bras séculier 22.

Le 22 juin 1636, le tribunal de Valladolid admit à la réconciliation dix judaïsants ; deux autres furent condamnés à la prison perpétuelle pour avoir profané des images de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge 23.

En général, on ne rencontre pas de prêtres ni de religieux parmi les judaïsants de cette époque ; les sectaires avaient renoncé à ces intrusions suspectes, qui avaient été l’une des causes principales de la rigueur déployée contre eux au XVIe siècle. Cependant, en 1690, le tribunal de Tolède remit au bras séculier Jacinto Vasquez, prêtre et chantre de la cathédrale d’Orense qui avait été deux fois gracié et qui avait apostasie une troisième fois 24. Le 30 novembre 1651, le même tribunal avait célébré un autodafé, dans lequel parurent huit judaïsants portugais ; un seul des accusés, convaincu de parricide, fut, en tant que criminel de droit commun, livré au bras séculier 25.

Mais l’effort principal de l’inquisition au XVIIe siècle ne fut pas dirigé contre les judaïsants. Depuis la fin du XVe siècle, une secte dangereuse et immorale, celle des illuminés, travaillait l’Espagne et spécialement l’Andalousie ; ces malheureux alliaient trop souvent à un amour de Dieu, prétendu parfait, une corruption profonde, cachée sous le masque de l’hypocrisie. Ce monstrueux mélange d’un sentiment religieux raffiné et d’une dégoûtante immoralité eut pour principal représentant l’Espagnol Molinos, dont les erreurs furent condamnées à Rome en 1687. Mais longtemps auparavant, l’inquisition avait prévu le danger et s’était efforcée de remédier au mal. En 1624, le tribunal de Séville engagea contre la secte une lutte vigoureuse. Un édit de grâce fut d’abord publié dans les diocèses de Séville et de Cadix pour accorder aux coupables le délai ordinaire. La même année, cinq illuminés furent traduits devant le même tribunal ; deux furent enfermés dans un monastère. L’année suivante, l’inquisition fit arrêter un prêtre, Juan de Villalpando, qui fut convaincu d’illuminisme. En 1630, le tribunal remit huit contumaces au bras séculier ; cet acte de juste sévérité arrêta le développement de la secte, et il faut descendre jusqu’en 1689 pour trouver à Séville un nouveau procès contre les illuminés. Un religieux du couvent de San-Diégo, fray Pedro de San-José, avoua devant le tribunal ses erreurs théologiques et ses débauches et en sollicita le pardon ; par mesure de sûreté, les juges l’éloignèrent pendant dix ans de Séville, Jerez, Villamanrique et Madrid 26.

Les autres tribunaux imitèrent la vigilance de l’inquisition de Séville. En 1621, le tribunal fit enfermer une hypocrite, Maria de la Conception, qui, sous sa vertu feinte et ses prétendues extases, cachait des débauches effrénées avec ses directeurs 27. Dans l’autodafé de Valladolid, en 1636, figurait une misérable femme, nommée Lorenza, laquelle posait aussi pour la sainteté, ce qui ne l’empêchait pas de dire que ses attentats contre la chasteté n’étaient point des péchés 28.

Les procès dirigés contre les illuminés sont ceux que Llorente, peu favorable d’ailleurs au Saint-Office, a réunis une fois sous ce titre : Procès qui ne font point de tort à l’inquisition. En effet, il y avait là un devoir de défense sociale et religieuse. La corruption des mœurs est une plaie toujours dangereuse ; mais quand elle cherche à s’autoriser de la religion et qu’elle essaie de se glisser sous son nom jusque dans le sanctuaire, elle cesse d’être seulement un mal moral et devient aussi un péril social.

La sorcellerie ne figure guère que pour mémoire sur les registres de l’inquisition, à l’époque qui nous occupe. En 1610, le tribunal de Logroño jugea une bande de prétendus sorciers, qui étaient tout simplement des assassins, des voleurs et des incendiaires ; naturellement, ces honnêtes gens durent répondre de leurs actes devant le pouvoir civil 29.

On n’aura peut-être pas remarqué sans quelque étonnement que l’inquisition ne s’inquiétait nullement dans ses procédures des titres et du rang de l’accusé. Hidalgos ou pecheros, ouvriers, cultivateurs ou grands d’Espagne, tous pouvaient être cités devant le tribunal, jugés d’après les mêmes lois, condamnés aux mêmes peines. Pour ma part, je ne doute pas qu’une telle manière d’agir n’ait fait de l’inquisition un instrument d’égalité politique ; les inquisiteurs s’en sont-ils rendu compte ? Je ne sais ; mais j’ai peine à croire que la chose ait échappé aux yeux de politiques pénétrants, comme Charles-Quint et Philippe II, qui poursuivaient avec persévérance l’abaissement des classes supérieures de la nation. Quoi qu’il en soit, la tendance égalitaire des Espagnols avait depuis longtemps frappé les observateurs : « Ils ont un tel respect de la justice, dit Martin Zeiller, qu’ils l’administrent sans aucune acception de personne ; c’est pourquoi les hommes, quelle que soit leur condition, jouissent chez eux d’un droit égal. Aux plus grands, comme aux inférieurs, les mêmes supplices, les mêmes peines sont préparés, s’ils transgressent les lois et lèsent quelque homme du peuple. Lors même qu’on ne trouverait parmi eux aucune autre chose qui fût digne d’éloges, ce seul respect de la justice est certainement au-dessus de toutes les louanges, puisque la justice est la maîtresse de toutes les vertus 30. »

Avant de clore cet aperçu, je désire noter un fait curieux, rapporté par Llorente. Les Cortès de Madrid (1607) s’étaient plaintes à Philippe III du déshonneur qui rejaillissait sur les innocents, arrêtés par erreur, après même que leur innocence avait été reconnue et solennellement proclamée par le tribunal 31. L’inquisition entendit ces doléances et sut en comprendre la justesse. En 1639, un autodafé eut lieu à Lima. Sur l’estrade où les juges prirent place on avait dressé un siège élevé, une espèce de trône ; six des accusés vinrent s’y asseoir en signe d’honneur. C’étaient des innocents que quelques faux témoins avaient poursuivis de dénonciations calomnieuses. Voilà ce que l’inquisition fit publiquement, dans l’une des grandes villes de l’Amérique du Sud, pour réhabiliter les victimes d’une erreur judiciaire.

 

 

Jules SOUBEN.

 

Paru dans La Science catholique en 1886.

 

 

 

 

 



1  Llorente, Historia critica de la inquisicion, cap. IX, art. VI. Ceux qui ont lu la belle dissertation critique d’Héfélé sur les premiers temps de l’inquisition d’Espagne (Cardinal Ximenes, traduit en français) savent que ce jugement, porté par Llorente contre la rigueur excessive des anciens inquisiteurs, ne peut être admis sans restrictions.

2  Martin Zeiller, Hispaniae et Lusitaniae itinerarium, Amsterdam, 1656, p. 102.

3  Fernandez Guerra, Vida de Alarcon, p. 219.

4  Rodrigo, Historia verdadera de la inquisicion, t. II, p. 81. Le gouvernement espagnol conserva d’abord les peines décrétées par la Ley de Partida d’Alphonse le Sage. Toutefois, la confiscation des biens du coupable fut remplacée, dès 1499, par une confiscation partielle, laquelle était, au commencement du XVIIIe siècle, tombée en désuétude. Le supplice barbare du feu ne fut malheureusement aboli que beaucoup plus tard ; le gouvernement lui substitua la prison, puis l’exil. Cf. Rodrigo, t. III, p. 126-156.

5  Llorente, Historia critica, etc., cap. IX, art. IV.

6  Rodrigo, Historia verdadera, etc., t. I, p. 208.

7  Llorente, etc., cap. IX, art. IV.

8  Rodrigo, t. III, p. 77-85. L’inquisition avait des prisons publiques pour les blasphémateurs, les bigames et les sodomites, des prisons moyennes pour les officiers inquisitoriaux qui avaient manqué à leurs devoirs, et des prisons secrètes pour ceux qui étaient accusés d’hérésie.

9  Macanaz, Defensa critica de la inquisicion, cap. IV, § 37.

10  Rodrigo. Historia verdadera, etc., t. II, p. 156.

11  Rodrigo. Historia verdadera, etc., t. II, p. 148 et 149.

12  Martin Zeiller, Hispaniae et Lusitaniae itinerarium, p. 100 et 148.

13  De Vayrac, État présent de l’Espagne, t. II, p. 582 (Paris, 1718).

14  En principe, cet arrêt était irréformable ; mais en fait, il y eut de nombreux appels au Souverain Pontife, « oppressorum ubique tutissimum refugium ». Cf. le bref de Sixte IV aux rois catholiques, en date du 19 janvier 1482, dans Llorente, append. I.

15  Il convient de noter ici que Philippe IV essaya de dédommager de quelque manière la famille de l’infortuné Parédès.

16  Rodrigo, t. II, p. 303 et suiv. Cf. Mesonero Romanos, qui a publié une relation contemporaine de cette histoire, Antiguo Madrid, append. V.

17  Llorente, Historia critica, etc., cap. XXXIX, art. unico. Cet ouvrage, que j’ai dû citer fréquemment, est porté sur le catalogue de l’Index.

18  En admettant que l’information de Llorente soit exacte, on peut se demander si Sandoval vota pour l’expulsion en tant qu’inquisiteur ou s’il se conforma simplement à l’opinion de son frère, le duc de Lerme, qui était partisan de cette mesure extrême.

19  De Vayrac, État présent de l’Espagne, t. I, p. 241 et 242.

20  Les judaïsants étaient ou des juifs baptisés, qui pratiquaient secrètement les rites mosaïques et talmudiques, ou des chrétiens qui se laissaient entraîner à la pratique de ces mêmes rites.

21  Menendez Pelayo, Historia de los heterodoxos españoles, t. II, p. 606 et 607.

22  Llorente, cap. XXXVIII ; – Rodrigo, t. II, p. 302.

23  Llorente, loc. cit. – Rodrigo, t. II, p. 295.

24  Rodrigo, t. II, p. 281 et 282.

25  Rodrigo, t. II, p. 281.

26  Rodrigo, t. II, p. 223-226.

27  Llorente, cap. XXXVIII. – Rodrigo, t. II, p. 296 et suiv.

28  Id., loc. cit. – Rodrigo, p. 295.

29  Rodrigo, t. II. p. 334 et suiv.

30  Itinerarium, in praefatione.

31  Llorente, Historia critico, etc., cap. XXXVII.

 

 

 

 

 

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