La croix du chemin
BALLADE.
Les esprits faibles demandent si le conte
est vrai ; les esprits sains examinent
s’il est moral, s’il est naïf, s’il se
fait croire.
JOUBERT.
La Croix domine la campagne,
Les cités et les hautes tours ;
Elle brille sur la montagne,
Au coin des sombres carrefours ;
C’est elle qui sous son ombrage
Gardera votre nuit sans fin.
– Si vous passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Depuis qu’un Dieu sur le Calvaire
A de son sang taché la Croix,
Du pâtre elle orne la chaumière,
Et couronne le front des rois.
Tel qui dans l’église l’outrage,
Tout fier, l’étale sur son sein.
– Si vous passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Saluez-la, pour qu’elle donne
Fruits au verger, grains aux épis,
Miel à l’abeille qui bourdonne,
Laine soyeuse à vos brebis ;
Qu’elle écarte de vous l’orage,
S’il murmure dans le lointain.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Il insulta l’auguste signe
Celui dont je vous vais parler ;
Ivrogne, larron, fourbe insigne,
Son nom seul faisait tout trembler.
Il enjôlait la fille sage,
Il faisait pendre le vilain.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Tel était ce païen infâme,
Évrard, haut et puissant bandit,
Que sa mère, pieuse femme,
En expirant avait maudit,
Baron du plus noble lignage,
Et de vingt seigneurs suzerain.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Sir Évrard nous dit la légende,
Revenait de la chasse, un soir.
Rien sur le mont, rien dans la lande,
Et rien dans le champ de blé noir !
Il est sombre. Sur son passage
Il rencontre l’arbre divin.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
La colère en son cœur s’allume,
Et ses yeux s’injectent de sang ;
Son sein bat et sa bouche écume :
« Si c’était toi, dit-il, brigand,
« Qui, par un affreux badinage,
« A trompé mon pied et ma main !... »
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Furieux : « Tu ne veux rien dire !
» J’ai de quoi te faire parler »,
Vocifère Évrard en délire ;
Et sa voix faisait tout trembler ;
Et déjà dans ce cœur sauvage
Germe quelqu’horrible dessein.
– Vous qui passez par ce village,
Saluez la Croix du chemin. –
Son arquebuse est bientôt prête ;
Le plomb dans l’arme a retenti.
Que vas-tu faire ?... Arrête, arrête !...
Il vise... le coup est parti.
Deux balles de la sainte image
Frappèrent les flancs ; et soudain...
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Ô prodige !... Ce Christ sans vie
Sur ce vieux tronc mort s’agita ;
Et parut souffrir l’agonie
Jadis soufferte au Golgotha.
Des pleurs sanglants sur son visage
Coulèrent de ses yeux d’airain.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Ainsi fit ce païen infâme,
Évrard, haut et puissant bandit,
Que sa mère, pieuse femme,
En expirant avait maudit.
Mais Dieu, quoique bon, à la rage
Sait parfois aussi mettre un frein.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Pour rejeter le déicide,
Le sol s’ouvre ainsi qu’autrefois.
Évrard pâlit, lui, l’intrépide,
Le sentant fléchir sous son poids.
Son corps, comme en un marécage,
Enfonce en ce mouvant terrain.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Enterré jusqu’à la ceinture,
Là sans mouvement et sans voix,
Il garde la même posture ;
Horreur !... Il vise encore la croix.
Ô pécheur ! à Dieu rends hommage,
Contre lui ton courroux est vain.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Eau bénite, neuvaine, cierge,
Rien n’y fit... Le prêtre implora
Les Saints, les Apôtres, la Vierge ;
Dieu fut sourd.... Mais Évrard pleura,
Du repentir heureux présage,
Le remords déchirait son sein.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Un vieux moine qu’un jour en chasse
Il avait frappé d’un bâton,
Vint, plein d’oubli, demander grâce
Pour le fier et noble baron.
À la voix du saint personnage,
L’infortuné fut libre enfin.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Évrard avait juré de vivre,
S’il devenait libre, en chrétien,
Il donne à ses serfs qu’il délivre
La plus grande part de son bien.
Le reste à l’Église en partage
Échoit, par acte sur vélin.
– Vous qui passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Les larmes du Sauveur germèrent.
Là bientôt un chêne grandit ;
Les oiseaux du ciel y chantèrent,
Et le pâtre y fait ce récit.
Au pied de ce Christ, son feuillage
Offre de l’ombre au pèlerin.
– Si vous passez par le village,
Saluez la Croix du chemin. –
Louis AUDIAT.
Recueilli dans la Tribune lyrique populaire en 1861.
Cette Poésie a obtenu une mention honorable
à l’Académie Impériale de Bordeaux.