Notre-Dame Étoile de la Mer
LÉGENDE.
I.
Sire Raoul, avec ses hommes d’armes,
Faisait bien loin la guerre aux Sarrasins ;
Il fallait voir que d’ennuis et d’alarmes
Dans son castel et les castels voisins !...
Blanche surtout s’éteignait dans les larmes.
Quatorze mois avaient déjà passé,
Et de Raoul pas la moindre nouvelle !
Blanche, en songeant à son cher fiancé,
Sentait son cœur se fondre, et sa cervelle
Tourner, tourner dans un cercle insensé.
À la veillée où, tout bas, de Marie
Elle disait le rosaire sept fois,
Son front tombait sur sa tapisserie ;
La longue aiguille échappait à ses doigts ;
Rose qui meurt n’est pas plus déſleurie.
Or, un matin, qu’un souci plus amer
Jetait plus d’ombre au printemps de son âge,
À Notre-Dame Étoile de la mer,
Elle entreprit un saint pèlerinage,
Pour déjouer les pièges de l’Enfer.
Elle avait mis au lieu de serge et bure,
Tout en velours, sa mante aux plis royaux ;
Ses blonds cheveux, naturelle parure,
Portaient bandeau de fleurs et de joyaux ;
Un voile d’or flottait sur sa figure.
Elle marchait ainsi par les sentiers,
Elle marchait, gracieuse et sévère,
Suivie en tout de deux hallebardiers ;
Et puis devant, luth en main, le trouvère
Chantait des lais amoureux et guerriers.
Oh ! disait-on, voyez ! c’est la plus sage,
Et la plus belle, et la plus tendre encor !
Et tout le monde admirait son corsage,
Et sa couronne et son grand voile d’or,
Et se rangeait pour lui livrer passage.
II.
Longtemps, tous quatre ils cheminèrent seuls,
Par des forêts, des landes inconnues ;
Parfois, le soir, des morts, sous leurs linceuls,
Semblaient glisser le long des avenues...
Enfin, enfin voilà les huit tilleuls !
Car huit tilleuls, auprès de la chapelle,
Verts en tout temps, s’élevaient hauts et droits ;
Et, comme alors chacun se le rappelle,
Chacun, à part, fait un signe de croix
Et l’oraison que tout chrétien épelle.
Le vent fouettait les grand tilleuls fleuris.
Un étranger, assis sous la verdure,
Humait le frais de leurs profonds abris,
Et de ses reins dénouait sa ceinture,
Et détendait ses pieds lourds et meurtris.
Que si c’était un homme de bataille,
Nul n’aurait pu l’affirmer sans affront ;
Car il n’avait ni gantelet ni maille,
Ni dague au poing, ni panache à son front ;
Acier ni fer ne lui serrait la taille.
Mais seulement, comme d’un chapelet
À ses côtés pendaient les grains d’ivoire,
Comme une croix à son collier tremblait
Avec un buis bénit, on pouvait croire
Qu’il était clerc, ermite ou récollet.
Et cependant la douloureuse amante
Ne voyait rien au travers de ses pleurs ;
Et pas à pas, elle avançait charmante,
Sous son bandeau de joyaux et de fleurs,
Sous son beau voile et sa royale mante.
Et puis voilà que le zéphir léger,
En se jouant avec ses blondes tresses,
De leur couronne, à l’éclat passager,
Cueille une rose, et parmi cent caresses,
La fait tomber aux pieds de l’étranger.
Et l’inconnu se baisse, prend la rose...
Il la portait à ses lèvres si bien !
Mais un des deux hallebardiers s’oppose
À son ardeur et lui crie : « Ose, chien,
D’un souffle impur salir cette fleur, ose ! »
Maudite soit la rose et l’églantier !
Ah ! maudits soient les tilleuls dont l’ombrage
Vit ce débat ; chaque hallebardier
Tira le glaive et fondit avec rage
Sur l’inconnu qui mourut sans crier.
Maudite soit cette fleur de discorde !
Car l’étranger, couché sous ce tilleul,
Portant rosaire et ceinture de corde,
C’était Raoul qui revenait tout seul,
Seul et vaincu !... Dieu de miséricorde !...
III.
Aux yeux de tous, dans son égarement,
Blanche pressa d’une étreinte brûlante
Ces restes froids qui furent son amant ;
Elle y reprit la fleur toute sanglante,
Et pénétra dans le saint monument.
Une heure et plus aux pieds de la madone
Et de son fils, chargé de blanc lilas,
Elle gémit ; puis, ôtant sa couronne :
« Reine des cieux, perle ni rose, hélas !
N’orneront plus mon front, je te les donne.
Moi-même avec... Et seulement permets
Que cette fleur, qui de son sang est teinte,
Sur moi toujours, dise combien j’aimais ! » –
Et dès le soir on vit la grille sainte
Sur ses vingt ans se fermer pour jamais.
Émile DESCHAMPS.
Paru dans Le Compilateur en 1844.