Chambre de malade

 

 

 

Pour ceux qui sont couchés depuis longtemps.

 

Zum Sehen geboren,

Zum Schauen bestellt,

Dem Turme geschiaoren

Gefällt mir die Welt.

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So seh ich in allen

Die ewige Zier.

                 GOETHE 1.

 

 

Claires matinées d’hiver ; il fait bon marcher vite dans l’air sec et froid, les talons frappent allègrement sur les pavés. Douces matinées de printemps ; tout sourit, tout promet, les jeunes verdures sont transparentes au soleil, la lumière tremble sur l’eau. Vigne d’automne écarlate et dorée qui flambe au soleil couchant, et la joie crie. Ô petite étoile Antarès, petit flocon de flamme véhémente qui brûlez au fond de la nuit, le télescope vous découvre dans l’abîme, petit brin furieux d’espoir dans les ténèbres, le cœur ne vous oublie plus ! Mer, vase d’amertume et de douceur, vagues brisées et renaissantes, révolte, paix. Solitude sous les pins : le vent chante, on marche en espadrilles sur le sable, les genêts sentent l’abricot. Solitude dans les Alpes : les sonnailles d’un traîneau ont la voix même du froid, il n’y a sur la neige que la seule trace de mes pas.

 

 

Les malades ne bougeaient pas sur leurs chaises longues : il faut devenir humble et effacé pour que les petits animaux sauvages se rassurent. La nature, peu à peu, nous pardonnait d’être là, les montagnes pures et le ciel vert s’offraient à la paix comme si nul ne les avaient regardés. Alors venaient les craintives mésanges. Suspendues entre la terreur et la faim, elles battaient des ailes, immobiles et vibrantes près de nous qui leur tendions du beurre sur du pain ; elles s’avançaient ; à tire-d’aile, elles fuyaient ; elles revenaient, posées sur le frémissement de leurs ailes ; enfin leurs pattes fragiles s’accrochaient à nos doigts, elles béquetaient le beurre et se sauvaient, reprises d’effroi. C’était le don de l’hiver : quand la neige est fondue, les mésanges n’ont que faire du beurre et du pain. Mais un écureuil au printemps s’accoutume au corps d’un vivant étendu. Que l’on demeure immobile à l’ombre du sapin, l’écureuil balancé dans sa souplesse mettra parmi les branches sa petite présence fraternelle.

Vienne le jour où le malade se couche. Le plafond lui cachera le ciel noir plein d’étoiles, les quatre murs empêcheront le vent d’apporter l’espace jusqu’à son lit, le plancher dérobera à ses pieds le contact maternel du sol. Et l’habitude tissera ses toiles devant les yeux, autour du cœur. On regardera sa montre au lieu de chercher l’heure dans le ciel. On se fera une existence, on croira qu’on est courageux, qu’on accepte, on se flattera d’avoir renoncé, mais on aura oublié. Oublié l’odeur du vent dans les pins, oublié le bruit sourd des vagues qui déferlent, oublié les lumières gaies des rues nocturnes, oublié les étoiles, oublié la vie.

Cela se fait sans qu’on s’en doute. Par négligence, par fatigue, pour moins souffrir, on évite de penser à ce qu’on n’a plus, l’âme replie ses grandes ailes : de peur de se heurter aux barreaux de la cage, elle reste tapie dans un coin. Et le jour où l’on nous parle des cerisiers fleuris, ah ! nous ne savions plus que tout cela existe !

Fausse paix que la tranquillité où nous met ce rétrécissement de notre amour. Mieux vaut souffrir que s’endormir. Mieux vaut souffrir que se flétrir.

Que faire ? Faudra-t-il détourner notre cœur vers le passé pour y retrouver la vie ? L’heure présente seule est notre heure. À l’instant même où sonne cette pendule, la vie est là, frémissante autour de nous, le vent souffle dans le ciel, les caravanes s’enfoncent dans le désert brûlé, l’alpiniste, ce matin, a fixé ses crampons d’acier, cette nuit, la nageuse se jettera à la mer pour traverser la Manche ! Pampas, forêts vierges, stratosphère, crevasses bleues des glaciers, pendant que nous vivons, vous existez ; l’esprit libre ne renoncera plus à vous.

 

 

Ah ! si notre cœur s’ouvrait, peut-être ce serait assez, nous retrouverions l’immense nature et sa nouveauté vivifiante. Au lieu de nous refuser, de nous mettre tristement à l’écart, et de cultiver en nous l’illusion que nous pouvons nous suffire à nous-mêmes, au lieu de tourner le dos à la vie, si nous nous rendions capables d’accueillir ? Alors, une jacinthe dans un verre susciterait tout le printemps, une tremblante graminée amènerait dans notre étroite chambre le soleil sur la prairie, le bourdonnement invisible des insectes, la douce odeur des foins. Tenir une feuille dans sa main, voir l’or et la pourpre, l’entrelacement délicat des nervures, ce serait recevoir la visite de l’automne.

Mais nous sommes bien las, nous n’avons pas la force, à nous seuls, de ressusciter le monde. À nous seuls ? Jamais nous ne sommes seuls. Les envoyés ne cessent de frapper à la porte. Ôtons le verrou.

Voici les grandes âmes fraternelles qui dans le bruit de la terre ont su discerner l’harmonie. Que l’onde fugitive captée répande la musique. La Symphonie Pastorale nous rendra la campagne ruisselante. Quand Pelléas regardera la mer, l’orchestre à perte de vue nous entourera d’une immensité mouvante et grise. Et quelles forêts, quels fleuves Wagner ne nous révélera-t-il pas !

Voici le mystère des livres : la terre est prête à se lever des pages. Certains disent que la lecture leur apporte bien peu, c’est qu’ils ne savent pas lire. Le torrent de la musique est si puissant qu’il suffit de s’abandonner au flot des sonorités évocatrices, mais les textes restent muets sur le papier ; il faut être à soi-même son propre orchestre. Si nous tournons distraitement l’un après l’autre les feuillets, le génie de l’artiste réussira peut-être par moments à transpercer notre indifférence. Mais pour le peu qui nous atteindra, que perdrons-nous ! Lire, c’est collaborer. Comment les mots feraient-ils apparaître la vie ? Ils désignent les choses d’après ce qui les rend communes, ils ne révèlent pas ce qu’elles ont d’unique, ce qui fait qu’un chêne est différent du chêne voisin. Les descriptions ne sont que des allusions au réel.

Il faut donner de soi pour découvrir cette réalité que les textes suggèrent. Pour comprendre vraiment le mot clairière, il faut que lui réponde en nous l’écho de nos clairières passées. Les mots sont les jalons d’un itinéraire. Mets fidèlement tes pieds dans l’empreinte des pieds du poète, laisse-toi guider par sa voix, devine au cœur des phrases l’élan secret, remonte pas à pas jusqu’à l’émotion initiale : la vérité que le poète balbutie évoquera en toi la même indescriptible vérité, et, quand tu refermeras ton livre, tu seras renouvelé, rajeuni, comme si tu avais retrouvé le silence, la solitude et l’espace.

Ô vérité ! nature ! univers merveilleux dont l’homme est le témoin ! quel autre héritage avons-nous que votre beauté ? Malades enchaînés à nos lits comme le veilleur à la tour de garde, si nos yeux sont privés de regarder la vie, si nos pas sont trop chancelants pour nous porter jusqu’au réel, que le poète et le musicien nous disent : « Je suis l’œil de l’aveugle et le pied du boiteux. » Que l’art unisse notre âme comblée à l’âme profonde des choses.

Alors notre corps n’emprisonnera plus notre esprit, nous vivrons. Alors tout nous appartiendra parce que nous aimerons tout. Alors il sera doux de nous purifier de nos biens. Notre cœur revenu à la vie aura enfin le droit d’oublier volontairement le royaume retrouvé, de renoncer, non pour une abdication mais pour une conquête, et d’orienter son désir vers la flamme qu’on ne voit pas, vers l’harmonie qu’on n’entend pas, réalité dont les lumières et les musiques de ce monde ne sont que le pressentiment.

 

 

FRANÇOISE.

 

Paru dans Dialogues avec la souffrance, Spes, s. d.

 

 

 



1  Né pour voir,

Préposé à regarder,

Attaché à la tour,

Le monde me charme.

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El je vois en tout

L’éternelle beauté.

 

 

 

 

 

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