Le temps présent

 

 

Donc il faut, si je veux avoir un bout de gloire,

Que je sois plus grossier qu’un manant après boire.

Être effronté suffit, et le reste n’est rien.

Pour que je réussisse et pour qu’on veuille bien,

Si j’écris, se donner la peine de me lire,

Comme d’un cabaret, il faut que de ma lyre

S’envolent des essaims de jurons avinés.

Il faut que de mon livre une odeur monte au nez,

Comme d’un trou d’égout, par les chaudes soirées.

Adieu, les strophes d’or aux ailes diaprées,

Tourbillonnant au ciel avec des chants d’oiseaux !

Les chercheurs d’idéal n’étaient que de grands sots,

Et ramasser la boue est chose plus aisée !

Adieu, le vers mouillé des pleurs de la rosée,

Que le poète allait cueillir, de grand matin,

Dans la blanche clairière, à l’heure où le lutin,

Par l’aurore surpris, s’esquive sous les branches !

Adieu, ruisseaux ! Adieu, frais parfums des pervenches,

Et vous, frémissements des ailes sous les bois !

Tout cela n’a plus cours ; c’était bon autrefois !

L’amour même n’est plus qu’une impure folie.

Le temps est bien passé de la mélancolie,

Des découragements, des tendres désespoirs.

Des serments échangés dans le secret des soirs.

Nous avons beaucoup mieux que ces fadaises, certe :

Vénus, c’est une fille à la robe entr’ouverte,

Qui marchande et qui jure, et vend au libertin,

Sur un lit de hasard, ses charmes de catin !...

 

Mon temps ! tu traites l’Art d’une façon étrange !

Tu l’as pris aux cheveux et traîné dans la fange,

Lui qui vit de soleil et du souffle de Dieu !

Quel est ton but en somme ? – et raisonnons un peu.

Tu dis que la Science, en qui tu te reposes,

T’a fait toucher du doigt la vérité des choses,

Qu’elle t’a révélé le monde tel qu’il est,

Et que c’est pour cela que tu le peins si laid.

Tu te trompes, mon Temps ! quoi que tu puisses dire,

Si le monde est mauvais, tu nous le montres pire.

Si tu veux que le sage épris de vérité

Sente dans tes écrits vivre l’humanité,

Peins l’homme tout entier : cœur, esprit et matière,

Et, si son corps est vil, que son âme soit fière !

Montre-nous-le pensant, voulant, luttant, souffrant.

Qu’il soit petit parfois, mais parfois qu’il soit grand,

Et voie, à l’horizon mystérieux de l’âme,

Dans les heures de trouble où l’Instinct le réclame,

Ainsi qu’un astre d’or dans la brume du soir,

Surgir la vision splendide du Devoir !

 

Car, je te le prédis, si ces façons persistent

D’oublier que le Bien et le Devoir existent,

Mon Temps ! et de cracher à la face du Beau ;

Si, comme un vieux cadavre, au fond de son tombeau,

Tout mangé de vermine et qui se décompose,

L’homme que tu nous peins dans tes vers ou ta prose

N’est plus qu’un être vil, rongé par les cancers

Des ignobles Désirs et des Instincts pervers ;

Si ta Littérature effrontée et malsaine

S’obstine à nous parler dans une langue obscène,

Et persiste à tremper sa plume dans l’égout,

Un jour nos cœurs seront suffoqués de dégoût.

Alors, nous aurons faim des vieilles sucreries,

Et nous retournerons aux fades mièvreries

Des Céladons d’antan, des bergers d’autrefois,

Qui gardaient leurs moutons en jouant du hautbois !...

En attendant, penseur à qui nul ne prend garde,

Amant de la Beauté, croupis dans ta mansarde,

Et nourris de pain noir tes rêves douloureux !

Crève dans ton oubli, poète généreux,

Qui crois encore à l’âme humaine, et te refuses

À traîner au ruisseau le chœur divin des Muses !

 

Mais non ! tu n’auras pas toujours cette fierté

De vivre dans ton ombre et dans ta pauvreté !

Après avoir passé bien des jours et des veilles

À créer pour toi seul un monde de merveilles,

Et lutté bien longtemps pour le Juste et le Vrai,

Tu prendras dans tes mains ton front désespéré,

Et, jetant à tes dieux l’ironie et l’insulte,

Fatigué de souffrir, tu renîras leur culte !

Tu diras : – Je veux être aux glorieux pareil,

Avoir aussi ma part de vie et de soleil !

Oui, mon Temps ! je te hais de toute ma colère ;

Mais, puisqu’il faut flatter tes vices pour te plaire,

Et que la Renommée enfin est à ce prix,

Comme tous tes mignons, comme tous tes chéris,

Je vais tremper mon cœur dans les sources impures,

Et je te servirai des poèmes d’ordures !

 

Et l’on verra ta Muse, ô penseur, vers le soir,

Agacer les passants et faire le trottoir !

 

 

 

Lucien MORIN.

 

Paru dans La Jeune France en 1882.

 

 

 

 

 

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