Les bornes étroites de la science humaine

 

 

 

« Notre science n’est qu’un composé de lambeaux. » C’est ainsi que, dans le transport de son courroux, s’exprime l’homme de Dieu dans l’Écriture sainte ; « et nos prédictions aussi, continue-t-il, ne sont que des vues détachées et incomplètes ». Que cette sentence soit vraie en ce qui regarde la science, même la science de Dieu, la seule qui mérite ce nom et puisse nous dédommager de nos labeurs, c’est un fait qui ne peut être mis hors de doute. En effet, quels sont, par exemple, les résultats de toutes nos recherches sur la nature, dès que, laissant à part l’étude des détails, nous nous élevons à une certaine hauteur pour en observer l’ensemble et en pénétrer les lois ? Hélas ! tous nos efforts se réduisent à des présomptions, des conjectures, des suppositions plus ou moins vraisemblables, mais toujours très partielles et très bornées. Que de tentatives faites jusqu’à présent par l’esprit humain pour déchirer le voile qui nous couvre le secret de l’animation, et pour enchaîner à ses pieds le fugitif Protée de la science de la vie ! Que d’investigations pour déchiffrer les inscriptions sibylliques qui recouvrent ces immenses couches de tombeaux et de débris funèbres entassés les uns sur les autres, et dont se compose le corps décrépit de la vieille nature ! Que d’essais pour trouver la solution de l’énigme de la mort, énigme qui a résisté jusqu’à présent à toute la sagacité humaine, et dont on n’a pu rompre le sceau ! Il y a dans la nature, on ne peut le dissimuler, certains signes, certains avertissements qui nous indiquent, quoique de loin, la dernière crise par laquelle, même dans l’ordre physique, la vie triomphera complètement de la mort, et se dégagera pour jamais de sa corruptrice influence : mais ces signes et ces avertissements, malgré la gravité de leur objet et malgré leur haut intérêt scientifique, restent illisibles pour nous, tant qu’ils ne sont point rapprochés de la lumière de l’exégèse d’un ordre supérieur...

Si la science de l’homme est limitée, ce n’est pas dans son expansion, laquelle ne connaît point de bornes absolues ; mais c’est parce que, en prenant son origine dans diverses sources, telles que la tradition, l’expérience, le témoignage des sens tant intérieurs qu’extérieurs, elle ne consiste d’abord qu’en aperçus détachés, qui ne se coordonnent et ne s’harmonisent en un tout homogène qu’après avoir triomphé de longues et de nombreuses difficultés ; c’est parce qu’elle ne progresse que péniblement ; c’est parce que, marchant sur un terrain glissant de tous côtés, elle court risque à chaque pas de s’abîmer dans l’erreur ; c’est enfin parce que, quoi qu’elle fasse, elle n’est presque jamais entièrement pure de mensonge, et que, considérée dans son ensemble, elle présente toujours de nombreuses lacunes qui la condamnent à demeurer incomplète. Voilà à quel titre l’Écriture sainte la caractérise d’imparfaite, et la compare à un composé de lambeaux.

Toute science réelle, au reste, fondée sur l’expérience des sens, est soumise à la même condition d’imperfection. Très rarement les premières impressions, les premiers aperçus sont purs et exempts d’erreur. Ce n’est que par des observations, des comparaisons, des essais, des expériences et des rectifications soutenues et répétées pendant des siècles entiers, pour ne pas dire pendant des milliers de siècles, qu’on peut se flatter d’arriver à des résultats vrais et solides. La science fausse, le rationalisme, au contraire, naît tout formé. Il sort du cerveau de l’auteur sous les apparences d’un tout compact dans ses parties : mais à peine sa frêle existence a-t-elle été exposée aux rayons du soleil pendant un jour, qu’elle se dissout dans l’ombre de la nuit pour ne plus reparaître. Que dirai-je de la science de la nature ? Hélas ! comme toutes nos œuvres, elle porte le cachet de notre imbécillité intellectuelle. Il y a plus de trois mille ans que les Grecs se livrèrent aux premières recherches sur le monde sensible. Depuis eux, les mêmes investigations ont été continuées ; et néanmoins où sont les progrès de la science, si nous la considérons dans ses résultats généraux et non dans les observations de détail ? À peine a-t-elle fait trois pas vers la conquête de la vérité. Quel que soit le point de vue sous lequel nous envisageons les opérations de notre esprit dans le vaste champ de la science humaine en général, partout nous remarquons le vice de la faiblesse de notre condition. Notre intelligence, appesantie par des organes rétifs, se traîne plutôt qu’elle ne marche, pour glaner quelques vues détachées de la vérité qui, dans sa subtilité, lui échappe de toutes parts.

Il est dit que devant Dieu mille ans ne sont que comme un jour, et qu’un jour est comme mille ans : nous pourrions en dire autant à l’égard de l’esprit, considéré dans ses rapports avec la lenteur du progrès scientifique. C’est en vain que l’on demanderait plus d’activité et une plus grande garantie de succès aux organes de l’expérience intellectuelle, soit qu’ils appartiennent à l’ordre extérieur comme les sens corporels, soit qu’ils se rapportent à l’ordre intérieur, tels que la raison et l’entendement, l’imagination et la volonté. Tous, dès qu’ils sont à l’œuvre, trahissent au même degré leur infirmité native, et procèdent avec la même impuissance...

 

 

Frédéric SCHLEGEL.

 

Paru dans Les maîtres de la littérature étrangère et chrétienne au XIXe siècle,

par un ancien professeur de rhétorique, Casterman, s. d.

 

 

 

 

 

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