Notre âme est faite pour le ciel

 

 

 

Anhelli et son guide Schâman erraient à travers la triste contrée et les chemins spacieux et les forêts mugissantes de la Sibérie, rencontrant des hommes qui souffraient et les consolant.

Et voilà qu’un soir ils passèrent près d’une eau calme et tranquille ; des saules pleureurs croissaient sur la rive, à côté de quelques pins.

Ils arrivèrent jusqu’auprès d’une troupe de Sibériens, qui pêchaient des poissons dans le lac. Et ces pêcheurs, ayant aperçu Schâman, coururent à lui, et dirent : « Ô notre roi ! tu nous as délaissés pour des étrangers, et nous sommes dans la tristesse, ne te voyant pas au milieu de nous.

« Reste avec nous pour cette nuit, et nous te préparerons à souper, et nous te ferons un lit dans la barque. »

Or, Schâman s’assit à terre, et les femmes et les enfants des pêcheurs l’entourèrent et lui firent différentes questions, auxquelles Schâman répondait en souriant, car ces questions étaient naïves.

Mais après le souper, quand la lune se leva et projeta sa clarté sur la face unie des eaux, comme une voix dorée du côté du midi, les femmes et les enfants se mirent à parler avec plus de tristesse, en disant : « Voilà que tu nous as délaissés et tu ne fais plus de bonnes œuvres parmi nous. »

Or, nous avons commencé à douter des choses de la foi, et nous doutons même qu’il y ait une âme en nous. »

À cela Schâman se mit à sourire et dit : « Voulez-vous que je fasse paraître une âme à vos yeux ? »

Et tous les enfants et toutes les femmes s’écrièrent en même temps : « Nous le voulons ! Fais-le ! »

Schâman, s’étant alors tourné vers Anhelli, lui dit : « Que ferai-je ?... Veux-tu que j’adjure le Seigneur de faire paraître ton âme sous une forme visible pour raffermir la foi de ces infortunés ? »

Anhelli lui répondit : « Fais-en selon ce qui te plaira. Je suis à tes ordres. » Puis il se coucha et s’endormit.

Et soudain, à la prière de Schâman, on vit paraître une forme légère, un esprit paré de mille couleurs ; sa taille était majestueuse et de blanches ailes pendaient de ses épaules. Et cet ange, s’étant senti libre, s’avança sur les eaux ; il s’en allait vers le midi, en suivant la colonne lumineuse des rayons de la lune.

Et quand il fut déjà loin et vers le milieu du lac, Schâman enjoignit à un enfant d’appeler l’âme, afin qu’elle revînt sur ses pas.

Et l’esprit brillant se retourna à la voix de l’enfant, et lentement il revint par la vague dorée, traînant sur les eaux les extrémités de ses ailes, qui tombaient de tristesse. Et quand Schâman lui ordonna de rentrer dans le corps d’Anhelli, il gémit comme une harne qui se brise, et se mit à frémir ; mais il obéit. Et Anhelli, s’étant réveillé, s’assit et demanda ce qui lui était arrivé. Les pêcheurs lui répondirent : « Seigneur, nous avons vu ton âme, et nous t’en prions, sois notre roi ; car la splendeur dont les rois de la Chine sont revêtus n’égale pas celle de l’âme qui habite dans ton corps.

» Et nous n’avons rien vu de plus resplendissant sur la terre, si ce n’est le soleil ; rien qui brille avec autant d’éclat, hormis les étoiles aux lueurs bleuâtres et rosées.

» Les cygnes qui volent à travers nos contrées au mois de mai n’ont pas des ailes semblables.

» Et même un doux parfum s’est fait sentir, comme le parfum de mille fleurs, comme une exhalaison des lis. »

En entendant ces paroles, Anhelli se retourna vers Schâman et lui dit : « Est-ce la vérité ? » Et Schâman dit : « C’est la vérité, et tu es possédé par un ange. »

Et Anhelli demanda : « Que fit mon âme quand elle fut libre ? Dis-le-moi, car je ne m’en souviens plus. »

Schâman lui répondit : « Elle suivit cette route dorée que la lune trace sur les eaux, et se mit à fuir de ce côté, comme un voyageur qui se hâte. »

À ces paroles, Anhelli laissa tomber sa tête, et, plongé dans ses pensées, il se prit à pleurer et dit : « Ah ! c’est qu’elle voudrait retourner dans sa patrie ! »

 

 

Julius SLOWACKI, Anhelli.

 

Paru dans Les maîtres de la littérature étrangère et chrétienne au XIXe siècle,

par un ancien professeur de rhétorique, Casterman, s. d.

 

 

 

 

 

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