En chemin vers le village

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Antonio de TRUEBA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je me plais à regarder de ma fenêtre les montagnes de l’occident. Ma pensée va plus loin que mes yeux, elle erre dans une profonde vallée qui est au-delà de la plaine et arrive à un village qui est à l’extrémité de la vallée. Là elle s’arrête en me criant :

– Viens, viens, car des cœurs d’or t’attendent dans ces pauvres maisons où de toutes parts pénètrent le vent et la pluie.

Le ciel est serein et les gens qui passent sous ma fenêtre disent :

– Quel temps doux nous avons !

Mais je sens comme du froid et je me décide à faire une courte promenade pour entrer en chaleur.

Comment puis-je sentir le froid dans ma maison si tous disent que la température est douce ? Et ma maison est garnie de vitres, de tapis et de poêles ! Quelle qu’en soit la raison, il est certain que je sens comme du froid.

Et je me mets en route vers la vallée. Il n’est pour moi chemin triste ni pénible, qu’on l’appelle chemin du village ou chemin de la vie : au bout du premier est le foyer de mon enfance ; au bout du second se trouve le Ciel, et au terme de l’un et de l’autre m’attendent des amis très chers.

Qu’importe, Seigneur, que vous m’ayez donné un cœur pour sentir la douleur, si vous m’avez donné la foi pour espérer !

Je poursuis vers le haut de la vallée et à chaque pas je rencontre des visages qui me sourient et des voix qui prononcent affectueusement mon nom. Qu’il est doux de vivre dans la patrie ! Toutes ces vallées et ces montagnes me semblent le foyer de mes pères qui a été s’élargissant, s’élargissant... et tous ces campagnards me semblent être mes frères qui ont été se multipliant, se multipliant...

Ce paysan qui conduit une paire de bœufs vers mon village m’invite amicalement à faire le reste de ma route sur son chariot. Quels titres ai-je à sa bienveillance ? Écoutons-le, il va lui-même nous le dire :

– Vous allez donc faire une petite promenade à la campagne ? demande-t-il. On voit bien que votre seigneurie n’a rien perdu de son attachement pour son pays, Carambo ! Il vaut mieux cela dans un homme que tous les trésors du monde. Sous ces frênes qu’il y a derrière l’église, vous avez votre mère comme j’y ai aussi la mienne. Nous serions bien malheureux tous les deux si nous oubliions cela !

Quel bon cœur chez ce charretier !

Une paysanne à son tour s’en vient assise sur le sac de farine que conduit son bourriquet, et s’arrête pour me saluer, et m’offrir une grappe de raisins de celles qu’elle porte dans son tablier. Pourquoi est-elle si obséquieuse à mon égard ? Elle aussi nous le dira :

– Allons, prenez une petite grappe, quand ce ne serait que pour les bourrées de fruits que je me suis données dans votre verger.... Quand j’étais petite, je n’allais jamais chercher le petit sac à grain sans que votre mère (que le bon Dieu l’ait en sa gloire !) me fît monter sur les arbres fruitiers....

Et je prends le raisin, puis je poursuis ma route. Un bûcheron occupé à travailler dans le taillis voisin vient à ma rencontre dans le but d’offrir sa pipe afin que je puisse allumer sans embarras le cigare que je viens de tirer de ma poche.

– Je regrette, lui dis-je, que vous vous soyez dérangé.

– Dérangé ! bah ! il n’y a rien de cela ! L’on n’est qu’un pauvre lourdaud, il est vrai, ne sachant pas causer avec des personnes de distinction ; mais je suis sûr que votre seigneurie m’excusera, car, voyez-vous, nous avons été baptisés aux mêmes fonts baptismaux.

Ma main serre celle du bûcheron, qui laisse échapper une larme.

L’odeur de terre brûlée qui descend des flancs de la vallée où les charbonniers préparent le charbon est pour moi délicieuse ; j’ignore si c’est parce que c’est une odeur de terre brûlée, ou parce que c’est une odeur de l’enfance.

La fumée qui descend forme un petit nuage blanc sur le cours d’eau, qui serpente à demi caché par le feuillage dont les touffes épaisses répandent leur ombre sur les deux bords. Le soir est paisible et serein comme mon cœur, où les tempêtes de l’adolescence ont été suivies du calme de l’âge viril.

Un jeune homme qui porte la veste sur l’épaule m’atteint tandis que j’écoute les chants des vendangeurs, et nous continuons ensemble la route, mangeant chacun une grappe de raisins dorés. Ce garçon est de mon village où il s’est établi il y a quelques mois.

– Viens-tu de Bilbao ? lui dis-je.

– Non, monsieur, je travaille aux hauts fourneaux du Désert, et tous les samedis, comme aujourd’hui, je quitte l’ouvrage pour passer le dimanche au village.

– Mais quand il fait mauvais temps, tu ne viens pas ?

– Quand même il y aurait tonnerre et éclairs.

Parlant, à qui mieux mieux, nous arrivons au terme de la vallée qui débouche dans la belle petite plaine où sont groupées nos rustiques maisons.

La vie des champs se concentre aux foyers qui appellent affectueusement à leur sein les habitants du hameau. Déjà de chaque foyer s’élève un petit nuage de fumée blanche, parce que, à chaque foyer, il y a une mère de famille qui attise le feu et prépare le souper pour son mari et ses enfants. Et ce petit nuage réjouit et attendrit ceux qui de loin le contemplent, car il leur dit qu’il y a là quelqu’un qui pense à eux.

La vie du foyer est une vie de repos et d’union fraternelle. Lorsque le moment d’y revenir approche, les campagnards se réjouissent. On entend les bruyants éclats de joie des enfants qui accourent des hauteurs, conduisant les troupeaux aux étables ; on entend les chansons des ouvrières, qui, avec le seau sur la tête, viennent de la fontaine de la châtaigneraie ; on entend les joyeux propos des jeunes gens et la causerie des vieillards, qui, la pipe à la bouche et la pioche sur l’épaule, descendent le long des haies ou à travers champs.

Les cloches du village sonnent l’Angelus et soudain tout se tait, cris, chants, rires, conversations, parce que les pensées s’éloignent de la terre pour s’élever vers le ciel.

Mon compagnon et moi nous nous taisons aussi et, nous découvrant, nous récitons nos Ave Maria.

Hélas ! je ne prie pas avec autant de dévotion que le jeune homme à la veste, parce que au lieu de penser seulement à Dieu comme mon compagnon, je pense à Dieu et à plusieurs de mes pieux amis, qui prieraient avec bien plus de ferveur s’ils éprouvaient ce que nous éprouvons !

En continuant notre chemin, nous voyons nombre de personnes venir à notre rencontre.

– Je parie, dit mon compagnon, que là vient ma pauvre femme.

Et en le voyant accélérer le pas, je fais de même et un instant après nous nous réunissons aux arrivants.

– François, mets ta veste, car il s’est levé un air très froid, dit sa femme à mon compagnon.

– Bah ! il ne fait pas froid ! reprend le jeune ouvrier. N’est-il pas vrai, Don Antonio qu’il fait chaud ?

– Je le crois bien ! ai-je répondu. Pour moi, quand je suis sorti de la maison, j’avais la sensation du froid, mais maintenant je sue... Vitriers, tapissiers et poëliers, allons ! loin de ma maison, avec vos inventions qui nous chauffent par dehors et nous laissent glacés au dedans !

 

 

Antonio de TRUEBA.

 

Paru dans Les maîtres de la littérature étrangère et chrétienne au XIXe siècle,

par un ancien professeur de rhétorique, Casterman, s. d.

 

 

 

 

 

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