La légende de l’horloge

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Prosper BAUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En l’an de grâce 1439, toute la ville de Strasbourg était en liesse pour fêter l’inauguration de ce superbe monument qu’on appelle la cathédrale. Pendant près d’un siècle, plus de cent mille personnes, mues par un sentiment de piété, y avaient mis la main, se contentant d’un petit salaire fourni par la charité des fidèles.

Cet édifice excitait à bon droit une profonde admiration tant par la hardiesse de son entreprise que par la force de sa conception. Aussi le comptait-on parmi les sept merveilles de l’Allemagne, ainsi que l’atteste l’inscription tracée au-dessus de la porte de la bibliothèque métropolitaine de Mayence : « Septen Germaniæ spectamina ; turris argentinensis, Chorus coloniensis, organum ulmiense, etc., etc. »

Rien n’est comparable en effet comme architecture gothique à la tour de la cathédrale ; cette magnifique pyramide, découpée à jour comme une dentelle, est un chef-d’œuvre par son élévation prodigieuse, sa forme élégante, la justesse de ses proportions, et la finesse de son travail. Tout attire, surprend et confond.

Je ne m’étendrai pas plus longuement sur la description de ce monument, témoignage frappant de la puissance religieuse ; ce volume entier ne suffirait pas, s’il me fallait parler de toutes les curiosités qu’il renferme et de tous les faits historiques qui s’y rattachent. Je craindrais en outre, ce sujet ayant déjà été traité par tant d’écrivains différents, de tomber dans des redites. Après avoir donc payé en passant un juste tribut d’admiration à ce chef-d’œuvre, que nous ne saurions trop regretter, je reviens à ma légende.

Pendant que les cloches sonnaient à toute volée et que la population endimanchée, semblable à une mer houleuse, se pressait devant le grand portail, désireuse d’assister à la bénédiction donnée par le vénérable archevêque Guillaume de Dietsch, un homme à la figure pâle et fatiguée était accoudé à une petite lucarne d’une des vieilles maisons qui bordaient la place du Dôme. Son visage, jeune encore, exprimait plus que la tristesse, le découragement, ses yeux brillaient d’un feu sombre. Pourquoi donc ne prenait-il pas, comme les autres, part à la joie commune ? Pourquoi ne mêlait-il pas ses vivats aux cris d’allégresse de la populace ? Depuis bien longtemps déjà, il n’y avait plus pour lui ni joie ni plaisirs. Il avait passé sa vie dans le travail opiniâtre sans résultat, cherché l’inconnu sans solution, et à présent à bout de forces, il en était arrivé à se dire: « Science, tu n’es qu’un vain mot. » Il crispait ses poings et sanglotait, se retenant pour ne pas vomir un torrent d’imprécations sur la foule inconsciente qui grouillait à ses pieds. « Oh ! race maudite ! disait-il en se parlant à lui-même, je te méprise ; je t’exècre. À tous les efforts que j’ai tentés, tu as répondu par l’indifférence ; tu m’as toujours repoussé comme un fou et rejeté comme un paria. J’ai lutté des années pour savoir, pour approfondir ; j’ai souffert sans me plaindre, et maintenant que je sais et que je suis capable de produire, tu me traites d’insensé. Ce que je te propose est à tes yeux ou impossible, ou le résultat d’un sortilège ; tu ne veux pas m’écouter. Mes forces sont anéanties ; je ne veux plus lutter, et puisque tu n’as pas voulu de moi, demain, las de vivre, je n’aurai plus besoin de toi. »

Pendant que ce malheureux monologuait ainsi, la foule s’écoulait lentement ; le silence de la nuit avait peu à peu succédé aux clameurs du jour. Le crieur, du haut de la tour, venait d’annoncer avec sa trompe l’extinction des feux : l’heure du sommeil avait sonné pour la grande cité.

On n’entendait plus que les pas cadencés du guet faisant sa ronde par les rues. Tout à coup, un homme coiffé d’un large capuchon de drap écarlate parut devant la façade de la cathédrale : il se croisa les bras et resta comme pétrifié à la place qu’il avait choisie. À ce moment, la lune, sortant de dessous les nuages, vint éclairer de ses rayons la figure sombre de l’inconnu. C’était l’homme de la lucarne.

« Ainsi cette basilique traversera les siècles, pendant que mon corps pourrira sous terre, et que mon nom s’envolera au vent. Ah ! s’ils m’avaient compris ? comme c’eût été chose facile pour moi d’attacher mon nom à ce superbe édifice, de le graver dans la pierre. C’était la gloire, l’immortalité. » Ainsi parlait l’homme au capuchon rouge, et la nuit s’avançait, et il restait immobile, comme une statue sur son socle.

– Holà ? s’écria tout à coup le sergent du guet. Que fais-tu là à cette heure ? Ne sais-tu pas que le couvre-feu a sonné et que nuls êtres ne vagabondent à travers rues et carrefours, si ce n’est truands, larrons ou esprits diaboliques.

Et incontinent, l’homme est conduit en prison. Le lendemain, on l’amène devant le stettmeister.

– Ton nom, lui demanda ce dernier.

– On me nomme Jehan Bœrnave.

– Que faisais-tu sur la place, à une heure aussi avancée ?

– Je rêvais une œuvre en l’honneur de Dieu.

– Quelle œuvre ?

– Jusqu’à présent j’ai été méconnu, et cependant je me sens capable de grandes choses. Mesurer par une combinaison mécanique la marche du soleil, celle de la lune et des planètes, tel serait mon plan. En vous le soumettant, je tente un dernier effort, car je suis las de vivre misérable et persécuté.

– Comment appelles-tu ton œuvre ?

– Une horloge.

– Son but ?

– Je veux qu’elle apprenne à l’homme sa destinée et qu’elle lui rappelle les pas qu’il fait vers la tombe.

– Eh bien ! que ton vœu soit exaucé, maître Jehan. J’accepte ta proposition, tu vas commencer à l’instant. Si tu réussis, c’est la gloire, sinon la mort. Veux-tu de l’or ?

– L’or ne paye pas la science ; je ne demande qu’une seule faveur, je l’exige même ; je veux que mon nom soit gravé sur une table d’airain, au milieu du grand frontail de la cathédrale.

– Il sera gravé.

Le lendemain, Jehan Bœrnave était à l’ouvrage, et cinq années se passèrent sans qu’il quittât son travail. Enfin, un beau matin, il va trouver l’ammeister et lui dit : « L’horloge est prête. » On fixa un jour solennel pour l’inauguration. Le magistrat voulut y assister lui-même en personne. À l’heure dite, en présence d’une population ébahie, l’ingénieux mécanisme est mis en mouvement. L’on vit venir les trois mages s’incliner devant la vierge, pendant que la mort frappait l’heure sur un timbre en renversant son sablier ; l’on entendit chanter le coq, pendant que le Christ bénissait ses apôtres et que les anges faisaient entendre une musique céleste…

Alors les différentes corporations de la ville vinrent prendre maître Jehan pour le conduire à un banquet splendide. Sa marche fut un véritable triomphe. Après le repas, de nombreux toasts furent portés et, sous l’empire du vin de Hongrie, notre héros prit la parole, et s’adressant à ses amphitryons, il eut l’imprudence de leur dire : « Vous me demandez, mes maîtres, s’il existe sous le soleil un mathématicien capable d’exécuter un travail plus merveilleux que celui que je viens de terminer ? Il en est un seul sur terre.

– Où donc est-il ?

– Devant vous.

Aveu fatal. Aussitôt il se fit dans l’opinion une de ces révolutions soudaines qui changent l’admiration en courroux et la bienveillance en haine.

Un astrologue de Mayence, grand ennemi de Jehan, dévoré par la jalousie de sa gloire, sut habilement en profiter. « Faites bien attention, dit-il, en s’adressant à la foule ; cet étranger, que nous avons comblé de largesses, se rira de nous. Avant peu il ira à Cologne, à Trèves ou ailleurs, et construira une horloge bien supérieure à la nôtre. C’est un magicien, un sorcier, un damné ; il entretient commerce avec les esprits infernaux. »

Dans les têtes du Moyen Age, de pareilles idées ne fermentent pas longtemps sans demander une victime. Le lendemain, après un éclatant triomphe, Jehan Bœrnave était aveugle. L’envie, la lâche calomnie, la férocité des mœurs incandescentes de l’époque lui avaient crevé les yeux.

L’horloge mystérieuse, la table d’airain furent brisées par le peuple, et l’on n’entendit plus parler de Jehan.

Ainsi, cette soif immense de gloire aboutit pour le  malheureux à un chef-d’œuvre, à un supplice et à l’oubli. Sic transit gloria mundi.

Depuis, un astronome du nom de Dasipodirès a recueilli quelques débris de l’horloge primitive et a construit une nouvelle machine fort curieuse et fort compliquée, qui existe encore de nos jours.

 

 

Prosper BAUR, Légendes et souvenirs d’Alsace, 1881.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes d’Alsace,

Presses de la Renaissance, 1974.

 

 

 

 

 

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