Les spectres

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BRAUN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les déesses noires, considérées comme telles, étaient avant tout une personnification de la nuit, de l’hiver, du séjour des morts ; mais en tant qu’elles personnifiaient la lune, elles reprenaient le plus souvent la couleur blanche, en sorte que la nuit a sa dame blanche comme le jour. Néanmoins, comme la lune a aussi ses phases, son côté obscur, on la personnifiait quelquefois dans une divinité qui réunissait les deux couleurs opposées. De là, dans les légendes populaires, ces fantômes blancs ou noirs à mi-corps seulement, ou alternativement blancs et noirs. Le peuple en a fait des âmes en peine ayant encore quelque péché à expier, quelque injustice à réparer, par conséquent une tache, une souillure à effacer ; et en attendant les voilà errantes sur la terre, pas assez blanches pour le ciel, pas assez noires pour l’enfer, soupirant toujours après l’heure de la délivrance, après cet heureux moment où, blanches et pures, il leur sera donné enfin de prendre l’essor pour s’envoler au séjour de la béatitude. Heureux, trois fois heureux celui qui, en payant pour une de ces pauvres âmes, l’aura délivrée ! On a vu combien ce serait facile à l’occasion, si l’on était assez pur soi-même, assez persévérant surtout et assez prudent pour ne pas tout gâter par un rien, par un mot peut-être. Quoi d’étonnant aussi si dans la plupart des cas on ne réussit pas ? Il est des cas néanmoins où l’on a réussi. En voici un exemple :

On voyait autrefois, sur le flanc méridional du Petit-Ballon, dans un pli de terrain où coulait une source, une jolie ferme qui avait sa légende comme les autres. Cette ferme n’existe plus, mais la source coule encore, et la légende aussi.

Depuis longtemps le fermier du Petit-Ballon avait dû renoncer à engager à son service aucun garçon qui ne fût d’un certain âge, car dès qu’un adolescent encore innocent et pur venait à coucher dans la ferme, il n’y avait plus moyen d’y dormir en paix. C’était pendant la nuit un vacarme affreux devant la porte. On eût dit qu’un démon en voulait à l’innocence abritée sous ce toit.

Un jour, comme le soleil allait se coucher, un jeune Suisse, que nous appellerons Nicolas, se présente au Petit-Ballon et demande à entrer en condition. Le fermier aurait justement besoin d’un domestique, et l’on conçoit qu’il n’en arrive pas tous les jours sur ces montagnes ; mais l’âge du jeune homme, sa bonne mine, son air honnête et candide, voilà pour le maître autant de motifs de refus. Il le refuse donc, ne consentant à le garder que pour cette nuit, car le pauvre garçon est recru et harassé, et le jour est sur son déclin. Du reste on ne lui cache pas les raisons qui empêchent de le recevoir. « Oh ! qu’à cela ne tienne ! répond Nicolas. Je ne crains rien, avec la grâce de Dieu. »

Le fermier haussa les épaules, comme s’il eût voulu dire : « Pauvre enfant ! demain tu ne parleras plus ainsi. » Puis il lui fit servir une jatte de lait avec du pain et du fromage, et lui indiqua le réduit où il devait prendre son gîte.

Nicolas n’eut pas plus tôt soupé, qu’il sentit le besoin d’aller se coucher, et il ne fut pas longtemps à attendre le sommeil. Mais voilà qu’au milieu de la nuit il se réveille tout à coup. Il croit avoir entendu du bruit ; il écoute, retient l’haleine, écoute encore, et bientôt il entend droit au-dessus de lui quelque chose qui descend à pas précipités le long des bardeaux du toit ; puis à peine ce bruit a-t-il cessé qu’un autre bruit commence : on frappe à coups redoublés à la porte de la ferme.

« Patience ! crie le jeune homme en se frottant les yeux, et un peu doucement, s’il vous plaît ! » et il se lève et va ouvrir la porte.

Un spectre se tenait là, blanc comme neige jusqu’au-dessous de la poitrine, mais le bas du corps noir comme un ramoneur.

« Faut-il être pressé ! dit Nicolas en considérant cet étrange visiteur ; mais entrez toujours et soyez le bienvenu, avec la grâce de Dieu. »

Le spectre, sans mot dire, entre et, montrant au garçon une pelle qui se trouve là dans un coin, il lui fait signe de le suivre.

« À votre service, avec la grâce de Dieu ! » répond Nicolas, et il se laisse conduire jusqu’à un endroit de la ferme où le spectre l’invite du geste à creuser. Il obéit, en ayant soin seulement de répéter, à chaque ordre qu’il reçoit, sa formule accoutumée : avec la grâce de Dieu.

Bientôt le terrain creusé rend un son qui semble annoncer une cavité, puis la pelle commence à crier en frottant sur un corps dur, et quelque chose comme un couvercle apparaît au fond du trou. Sans attendre de nouvelles indications, Nicolas redouble d’ardeur et parvient enfin, non sans effort, à dégager une caisse. Aussitôt il la soulève, l’attire à lui et la traîne auprès du foyer ; puis, enfonçant le tranchant de sa pelle sous la serrure disloquée, et pressant sur le manche, il fait sauter le couvercle. La caisse est remplie jusqu’au bord de beaux écus d’argent. Nicolas renverse cet argent sur le sol, et le comptant à la lueur de la flamme, il en fait trois parts égales. « Voici d’abord, dit-il, la part de l’Église ; puis voici la part des pauvres, et ceci c’est pour votre serviteur, avec la grâce de Dieu. » Et chaque fois qu’il regardait le spectre comme pour lui demander son assentiment, le spectre souriait et la partie noire diminuait, si bien qu’à la fin il parut blanc comme neige et craie (schneekreidenweiss) de la tête aux pieds, après quoi il s’évanouit en laissant au cœur du jeune homme une impression ineffaçable de son dernier sourire.

Avec sa couronne de feuillage et ses nombreuses mamelles, Isis, la grande déesse de la nature, personnifiait aussi la terre, cette mère nourricière des animaux et des plantes, à peu près comme Hertha, Hretha ou Gretha, la personnifiait chez les Germains. Mais sur la terre aussi règnent alternativement le jour et la nuit, l’été et l’hiver. La divinité sera donc également représentée tantôt blanche, tantôt noire. Pendant la froide nuit de l’hiver, ce sera cette belle captive enfermée dans une sombre tour où elle est gardée par un dragon, en attendant qu’un héros, le dieu-soleil du printemps, vienne la rendre à la lumière et à la liberté. Pendant sa captivité, la princesse s’occupe à défaire la nuit ce qu’elle a fait le jour, pour recommencer sa trame le lendemain, de même que l’hiver ne cesse de défaire le travail de l’été. C’est la toile de Pénélope chez les Grecs, c’est chez nos ancêtres l’écheveau non encore dévidé que Gretha, la dame noire de la nuit de Noël (die schwarze Greth), vient embrouiller ou déchirer.

La déesse habite aussi dans l’arbre sacré, dans le chêne ou dans le tilleul, dont elle est comme l’âme ou la dryade. Là aussi elle file ou tisse, figurant ainsi le travail de la nature dans le phénomène de la végétation. Elle y soupire après l’heure de sa délivrance, et cette délivrance consiste à sortir de l’arbre, de ce corps de mort, pour monter dans un règne supérieur en s’unissant à un corps vivant. Plus d’une légende s’est inspirée de ce mythe, et c’est au fond toujours la même idée : une délivrance longtemps attendue et préparée, finalement manquée, par conséquent ajournée de nouveau jusqu’à ce qu’un arbre ait poussé et grandi jusqu’au dernier degré de son développement.

D’après une tradition recueillie par notre chronique, les châtelains d’Angreth, à l’époque où Guebwiller travaillait à ses fortifications, venaient chaque nuit renverser ce que l’on avait édifié le jour, « et cette misère dura longtemps », ajoute le chroniqueur. Vint enfin l’abbé de Murbach qui mit le siège devant le château, le prit et le détruisit de fond en comble. En reconnaissance de ce service, la jeune cité délivrée se donna à son libérateur.

Est-ce de l’histoire ou de la légende ? Il faut croire qu’il y a un peu de l’un et de l’autre.

Qui ne se rappelle ici quelques-uns de ces noms mythiques, noms de dieux ou de héros, sous lesquels s’est successivement personnifié le soleil ? Et ne voyons-nous pas la légende elle-même emprunter à l’antique symbolisme ses couleurs et ses images, comme par exemple en faisant de saint George un vainqueur de dragon, ou bien en plaçant le dragon à côté de sainte Marguerite ? Le sens mystique de ce symbolisme est facile à deviner : tantôt c’est la figure d’une âme que le démon cherche à retenir dans les ténèbres de l’erreur ou dans les liens du péché ; tantôt c’est l’état de l’humanité encore assise dans les ombres de la mort et attendant la venue de son libérateur, de ce soleil de justice qui doit être la lumière du monde.

Avec le libérateur revient aussi ce couple mythique dans lequel le soleil et la lune, ou plutôt le soleil et la terre, nous apparaissent réunis. C’est ce même couple qui de mythe en mythe, de légende en légende, s’est perpétué jusqu’à nos jours sous ces deux noms si souvent accouplés de Hans et Greth, noms qui dans nos contes populaires résument en quelque sorte les deux sexes. On n’a pas oublié que saint Jean a pris la place d’Odin. Puis c’est encore le sens de cet autre couple que nous avons déjà rencontré à Saint-Gangolf : le coucou et la chouette, cette dernière remplacée quelquefois par le pic noir, espèce de corneille dite oiseau de sainte Gertrude. Ne faut-il voir enfin qu’un pur hasard dans ce fait que notre Val des Corneilles se trouve à côté du Schimmelrain, et que le château en face, entre le Schimmelrain et le Heisenstein, est ce même château d’Angreth dont nous parlions tout à l’heure, et dont le nom s’écrivait autrefois Ane Gert et Anegred ?

Et maintenant voyez le chemin que peut faire une idée ! Ce grand mythe, cet antique symbolisme qui a pour point de départ le soleil et la terre, et qui s’est perpétué de siècle en siècle sous le couvert des plus grands noms de la fable et de l’histoire, il vient aboutir finalement, à quoi ? à une humble petite fleur.

Quelle est cette belle captive à l’œil d’azur, qui ne cesse de regarder le ciel à travers le tendre grillage de sa prison verte ? C’est la nigelle ou noirette, nigella damascena ; c’est la princesse Marguerite, prisonnière de la tour, notre Grethchen in der Hecke.

On n’en finirait pas si l’on voulait recueillir toutes les légendes qui ont pour sujet l’histoire d’une âme en peine soupirant après sa délivrance. S’inspirant toutes d’un même souvenir, ces légendes, ou plutôt ces contes, forment comme autant de rameaux greffés sur le mythe antique. Partout on les rencontre, et partout ils se répètent, parce qu’ils expriment une idée chrétienne, la nécessité d’une expiation dans l’autre vie. Cette croyance universelle, le peuple la traduisait ainsi en images poétiques, qui naissaient sous le souffle de l’inspiration chrétienne comme les fleurs d’une prairie sous la tiède haleine du printemps. Déjà nous avons vu la plupart des mythes prendre, en se rajeunissant toujours, un caractère moral de plus en plus prononcé, et l’ancienne mythologie nationale, ainsi pénétrée et transformée par l’esprit chrétien, nous offrir une véritable poétique de la nature qui avait, elle aussi, sa flore et sa faune, et qui, pour peu qu’elle eût été cultivée, ne l’eût cédé en rien à celle de la Renaissance.

Une des imaginations du peuple les plus ordinaires, c’étaient les feux follets transformés en spectres de feu. Quelle est la contrée, le village qui n’ait eu son spectre, son âme errante et brûlante ? Et remarquons bien que c’est presque toujours le même délit qui est imputé au délinquant : le malheureux s’est permis de déplacer une forme.

Vous revenez de Murbach à l’heure du soir, au moment où les derniers sons de l’angelus expirent dans la montagne. On n’entend plus que le bruissement du feuillage et le murmure du ruisseau, et la nuit commence à répandre toutes ses ombres sur la vallée. Vous venez de dépasser la Croix de Barnabas. Que cherche là-bas, dans la prairie, ce fantôme inquiet que l’on voit courir de côté et d’autre, plus noir que blanc, et portant un bloc rouge tout embrasé, tout étincelant ? Cette lourde masse qui ne cesse de lui brûler les mains et de lui rôtir les épaules, et dont il ne sait comment se débarrasser, c’est une pierre, une borne que de son vivant il est allé un jour, à pareille heure, reculer de sa place ; et maintenant il voudrait l’y voir remise car, autrement, point de repos pour sa pauvre âme !

Un soir quelqu’un passait près de là. « Où faut-il la mettre ? où faut-il la mettre ? » lui criait le spectre en accourant comme désespéré.

« Remets-la où tu l’as prise », répondit le passant, et là-dessus le spectre lui présenta la main. Mais l’autre n’eut garde de la saisir et se contenta de lui donner à serrer le bout de sa canne. Quel ne fut pas son étonnement lorsque, rentré chez lui, il s’aperçut, en la déposant, que sa canne portait l’empreinte de cinq doigts de feu !

Et tous ces petits géomètres que vous voyez la nuit, par un froid glacial, par un vent qui vous cingle la figure, s’agiter autour de la tête du Ballon, arpentant le terrain en long et en large, mesurant les hauteurs et les profondeurs, allant, revenant, courant sans cesse de côté et d’autre, qu’ont-ils donc fait ?

Des annexions, sans doute !

 

 

 

Abbé Charles BRAUN, Légendes du Florival

ou la Mythologie allemande dans une vallée d’Alsace, 1886.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes d’Alsace,

Presses de la Renaissance, 1974.

 

 

 

 

 

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