Quintin Messius

 

HISTOIRE FLAMANDE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François de GRISBRICH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tous ceux qui ont été à Anvers se rappellent sans doute la cathédrale de cette ville ; mais il est probable qu’ils n’ont pas remarqué, ou qu’ils ont oublié un vieux puits qui se trouve en face du clocher, et qui est assez remarquable, en ce que la ferrure en a été faite au marteau et sans le secours de la lime.

Ce fut par une belle soirée du mois de juin de 1’année 1470 que le serrurier chargé de ferrer ce puits termina son ouvrage. Le jour finissait que les derniers coups de marteau retentissaient encore, et Quentin Messius ne cessa de travailler qu’au lever de la lune. Alors, les bras croisés, il demeura dans une sorte de contemplation devant le puits, et ce ne fut que vers dix heures qu’il pensa à retourner chez lui. Il venait de rassembler ses outils dans une enveloppe de cuir noir, lorsqu’il entendit à quelques pas des voix qui par leur fraîcheur semblaient appartenir à des jeunes filles. Un mouvement de curiosité arrêta notre serrurier qui allait se mettre en marche et il vit deux femmes s’approcher de lui. L’une, dont l’habillement indiquait une servante, portait une cruche ; l’autre, par son costume plus élégant, se faisait reconnaître pour sa maîtresse ; elle était revêtue d’une robe bleue à manches étroites ; des deux côtés de sa tête tombait un voile blanc relevé sur les tempes par deux demi-globes ornés d’une légère broderie d’argent.

Messius fit moins d’attention à ce costume, qui était celui des femmes de la classe bourgeoise, qu’à celle qui le portait. Elle paraissait n’avoir guère plus de dix-sept ans ; bien qu’elle fût un peu grosse, sa taille était gracieuse ; ses cheveux étaient d’un blond clair ; sur ses yeux bleus et sereins s’arquaient deux sourcils châtains ; son nez était parfait comme le nez d’une statue grecque ; sa bouche rose creusait au plus faible sourire une fossette au bas de sa joue gauche, et si l’on n’avait pas fané les lis et les roses à force de s’en servir, je ne manquerais pas de les employer pour peindre les suaves et fraîches couleurs de l’inconnue.

Messins avait vingt ans ; il était bon compagnon, et bien qu’un peu brusque, il se vantait d’être aimable quand il le voulait. Mais cette fois il perdit toute sa hardiesse ; il resta immobile comme si une apparition se fût offerte à lui, et seulement lorsque le seau descendit dans le puits il se souvint de sa galanterie habituelle ; alors il pria qu’on le laissât faire, et bientôt la cruche fut remplie.

La jeune fille qui l’avait si vivement frappé lui adressa quelques mots de remerciement, et Quintin lui dit qu’il se félicitait que son puits eût été étrenné par une aussi jolie personne ; puis les yeux fixés sur elle, il la vit disparaître, suivie de sa servante, au milieu des tilleuls plantés devant la cathédrale.

– Bon, s’écria-t-il, après une longue immobilité, ne vais-je pas devenir amoureux !

Et il s’éloigna en sifflant ; mais cette feinte gaîté dura peu, et il était rêveur lorsqu’il arriva dans la rue où il demeurait.

Anvers, à l’époque où commence cette histoire, avait déjà été fort embelli, mais était bien loin de présenter le même aspect qu’aujourd’hui. Il n’y avait guère que quatre ans qu’il avait été ordonné de ne plus construire les maisons qu’en briques ou en pierres ; aussi le plus grand nombre des habitations étaient encore bâties en argile, et telle était la demeure de Messius. Une vigne en recouvrait la façade, et cachait sous de longs rameaux les nombreuses crevasses qui la déchiraient. Cette vigne, après avoir décrit une volute de verdure au-dessus de la porte d’entrée, gagnait une petite, fenêtre confondait ses pampres aux touffes de giroflées dont elle était garnie, puis montait jusqu’au toit de tuiles noircies que supportait un pignon aigu.

En voyant entrer Quintin, le jeune homme qui était venu lui ouvrir, poussa un cri de joie.

– Ah ! maître, s’écria-t-il, je commençais à être inquiet de ne pas vous revenir ; il est déjà tard.

– Oui ;me sentant un grand mal de tête, je me suis un peu promené par la ville.

– Et maintenant ?

– Oh ! maintenant, cela va bien, mon bon Gudulin.

– Alors je m’en vais vous apporter votre souper.

L’apprenti plaça sur une table une tranche de jambon, un morceau de fromage et un verre, ou plutôt une petite cruche pleine de bière, et fermée par un couvercle d’étain.

Cette scène d’intérieur qu’il serait oiseux de décrire plus longuement, s’il nous était permis, au lieu de plume, de tenir un pinceau, nous la peindrions dans ses moindres détails. Une fenêtre à vitraux étroits encadrés dans des filets de plomb disposés en losange ; un mur lézardé en maint endroit, couvert de ferraille ; dans un angle de ce mur, une cheminée où une longue gerbe de feu incandescent, tel serait le fond de notre toile. Sur le premier plan, nous offririons Messius en face de son frugal repas ; nous éclairerions son visage plein de franchise avec la lueur d’une lampe, et nous aurions à jeter au milieu des ombres trois effets de lumière différents : les rayons de la houille, le scintillement du fer frappé par le marteau, et la clarté sombre de la lampe : avec moins que cela, Steen et Mieris ont souvent produit des chefs-d’œuvre.

Tout en travaillant, Gudulin portait des regards inquiets sur son maître. Ordinairement Messius prêtait quelque attention à son souper : il s’écoutait manger, comme disait un célèbre gastronome ; ce soir-là il semblait distrait, et l’apprenti ne put s’empêcher de penser qu’il lui était arrivé quelque chose de singulier.

La conduite que Messins tint le lendemain ne fit qu’affermir Gudulin dans ses soupçons. Quintin se mettait à l’ouvrage, puis il le quittait pour aller sur sa porte, ensuite il prenait son chaperon et sortait..... Plusieurs fois il retournait au puits qu’il avait ferré la veille, mais hélas ! il ne vit plus apparaître la belle inconnue.

L’effet qu’elle avait produit sur lui, effet qu’il ne pouvait s’expliquer, commença au bout de quelques jours à perdre de sa force, et il n’en gardait plus qu’un léger souvenir, lorsqu’un dimanche il se rendit à la cathédrale pour y entendre la messe.

Alors Notre-Dame pas encore ornée des admirables tableaux de Rubens ; le temps n’avait pas encore donné à ses pierres ces teintes de vétusté qui conviennent si bien aux édifices religieux ; mais telle qu’elle était, Notre-Dame imposait, et jamais Messius n’y était entré sans éprouver une vive émotion. Les quatre rangs de piliers supportant les voûtes qui se creusaient au-dessus de lui, les couleurs diverses dont le soleil se teignait à travers les vitraux peints, le bruit des pas qui réveillaient les saints échos, tout cela le remuait vivement, et bien des fois, enviant le talent de l’architecte qui pouvait faire naître d’aussi puissantes sensations, il s’était pris à regretter de n’être qu’un serrurier.

Ces sentiments, Messius les ressentit, le jour dont nous parlons, avec plus de violence encore qu’à l’ordinaire, et quand l’harmonie, pour me servir d’une expression de Victor Hugo, ruissela le long des tuyaux de l’orgue ; quand elle passa des accords les plus imposants à une suavité de mélodie si aérienne, si touchante, que l’idée de concerts célestes descendit dans l’âme de tous les assistants, Messius courba la tête comme si un chœur éblouissant de séraphins eût plané au-dessus de lui, et il se dit : Heureux les peintres qui peuvent en quelque sorte donner la vie aux pensées pieuses que ce bruit d’orgue excite en moi ! Heureux ceux qui peuvent appeler la Vierge et les anges, et les montrer aux hommes !.... À ce mot d’anges, il sembla à Messius qu’il saurait facilement les retracer, entre deux ailes blanches et déployées. Il vit, dans son imagination, se placer une ineffable figure, et, tout étonné, il se demandait quel songe lui avait révélé ce type si pur et si brillant, lorsqu’il se ressouvint de la jeune fille du puits.

Dans cet instant, son regard s’attache sur deux personnes agenouillées à quelque pas de lui : l’une était un vieillard ; sa tête chauve entourée d’une couronne de cheveux blancs, sa longue barbe, ses yeux bleus et calmes fixés sur le prêtre, lui donnaient un air noble et respectable ; l’autre personne était la jeune fille que tout à l’heure Messius transformait en ange.

Abandonné à une profonde rêverie, lorsque le peuple se précipita vers la porte de l’église, Quintin s’aperçut seulement que la messe était finie. Un instant le couple qu’il avait si avidement contemplé disparut au milieu de la foule ; Messius s’arrêta comme ne sachant quel parti prendre, puis il s’avança vers la nef aussi rapidement qu’il le put, marchant sur les talons de ceux qui étaient devant lui, opposant ses épaules à ceux qui le poussaient par derrière, et donnant des coups de coude à droite et à gauche. Tout à coup il vit le vieillard, heurté de tous les côtés, se réfugier contre un pilier ; il réussit à le rejoindre, lui offrit son bras et, écartant les flots du peuple, finit par le rendre au plein air. Cela ne s’était pas passé sans qu’il eût jeté plus d’un regard plein de sollicitude sur la jeune fille, et tout en rougissant il avait cru s’apercevoir qu’elle rougissait aussi.

Dès qu’ils se trouvèrent sur la place, le vieillard lâcha le bras de Messius qui, n’osant pas lui proposer de l’accompagner plus loin, se contenta de le suivre à quelque distance. Après un assez long trajet, il le vit entrer avec la jeune fille dans une maison d’assez chétive apparence. On lui apprit que c’était la demeure d’un peintre médiocre, mais fort passionné pour son art ; qu’il se nommait Claude Florer, et que là il vivait heureux avec sa palette et son unique enfant, Catherine.

Cette découverte remplit Quintin de joie. Il n’avait pas la présomption de penser pouvoir être un jour aimé de Catherine, l’espérance de la voir lui suffisait ; cette espérance était pour lui le bonheur, et bien souvent il passa devant le modeste logis, le cœur palpitant, et osant à peine porter les yeux sur la croisée du rez-de-chaussée, où quelquefois la fille du peintre s’était montrée à lui.

Peu à peu Messius plus courageux résolut d’adresser quelques mots à Catherine. Il était si occupé d’elle que quoiqu’il ne lui eût pas parlé de ses sentiments, il se persuadait qu’elle devait les connaître. Il avait une sorte de foi en la sympathie, et peut-être il n’avait pas tort : devons-nous croire que ces beaux vers n’expriment qu’un mensonge prophétique ?

 

            Toute âme est sœur d’une âme !

            Dieu les créa par couple et les fit homme ou femme.

            Le monde peut en vain un temps les séparer,

            Leur destin tôt ou tard est de se rencontrer.

            Et quand ces sœurs du ciel ici-bas se rencontrent,

            D’invincibles instincts l’une à l’autre les montrent ;

            Chaque âme de sa force attire sa moitié :

            Cette rencontre, c’est l’amour ou l’amitié.

 

Quelques phrases dites d’une voix balbutiante eurent bientôt établi une espèce d’intimité entre les deux jeunes gens, et bien souvent le serrurier s’était arrêté devant la fenêtre où, donnant des rendez-vous sans le savoir, Catherine se plaisait à ses entretiens, lorsqu’il prit une grande et soudaine résolution.

Un matin il se rendit chez Claude Forer ; le peintre était seul, dans une main un pinceau, dans l’autre une palette ; il achevait une adoration des mages, et de moment à autre son regard s’arrêtait avec satisfaction sur son tableau. Il avait déjà achevé la toilette des trois rois : Melchior était un magnifique Turc avec un gros turban chargé d’or ; Balthazar portait une armure complète, recouverte d’une brillante cotte d’armes ; Gaspard était revêtu d’un pourpoint fort court, avait un beau chaperon sur la tête, et à ses pieds de longues poulaines.

– Que me voulez-vous ? dit le peintre à l’importun qui venait l’arracher à sa douce contemplation..... Ah ! mais, ajouta-t-il en se radoucissant, je vous ai déjà vu ; vous êtes le jeune homme qui m’avez si obligeamment donné le bras, pour m’aider à sortir de la cathédrale, un dimanche.

Messius avait préparé une sorte de discours, il l’oublia totalement, et plein de trouble il ne sut que faire tourner son chaperon entre ses doigts.

– En quoi puis-je vous être bon ? reprit Florer.

– Je ne sais comment...., mon maître...., vous expliquer ce qui m’amène ici.

Le peintre jeta sa palette d’un côté, son pinceau de l’autre, et s’écria avec impatience :

– Pour que je sache que vous voulez, il faut cependant que vous parliez, je ne suis pas sorcier, je ne suis pas bohémien.

– Mon nom ne vous est peut-être pas inconnu ; ma famille est vieille à Anvers ; mon père et mon grand-père ont exercé le même métier que moi ; je m’appelle Quintin Messius.

– Et si vous exercez, comme vous le dites, le métier de votre père que j’ai connu dans le temps, vous êtes serrurier.

– Oui, mon maître.

– Eh bien, qu’est-ce qui me vaut votre visite ?

– Il est hardi à moi de.....

– Voyons, voyons, je vous écoute.

– J’aime votre fille, et je viens vous la demander en mariage.

Et Quintin, ayant prononcé ces mots du ton dont un coupable que l’on conduit à l’échafaud fait l’aveu de son crime au prêtre chargé de l’accompagner, attendit, tête baissée, la réponse du vieillard.

Un sourire plein d’orgueil erra sur les lèvres de Florer, qui, d’une voix lente et dédaigneuse, laissa tomber ces paroles :

– Votre famille est honorable ; votre fortune, si vous ne l’avez pas gaspillée, vaut au moins la mienne ; mais, mon cher, je ne donnerai ma fille qu’à un peintre. Tout ce que vous pourriez me dire, tout ce que ma fille elle-même me dirait à ce sujet, ne saurait me faire changer de résolution.

– Mais, cependant, répondit Quintin d’un air désespéré, ma profession est....

– Votre profession est un métier, et la mienne est un art.

Et Florer ouvrit la porte de son atelier. Messius, confondu, sortit irrité de l’humiliation qu’il venait d’éprouver, et désolé de la fuite de ses espérances.

Le soir de ce jour, Catherine avait depuis longtemps arrosé les fleurs qui parfumaient sa croisée. Armée de ciseaux, elle avait déjà fait tomber les roses flétries dont les pétales jaunissants étouffaient des boutons prêts à éclore, et pourtant elle restait à sa fenêtre. La nuit était devenue obscure lorsqu’elle entendit une marche connue de son oreille, et bientôt quelques mots furent échangés à voix basse entre elle et Quintin.

– Catherine dit tout à coup ce dernier, il faut que je vous l’avoue... oh ! ne m’en voulez pas, ce matin j’ai été trouver votre père, et j’ai osé lui demander votre main.... J’ai agi là avec bien de la présomption, j’aurais dû d’abord vous parler de mes projets ; mais je vous aime tant, qu’il est impossible que vous ne m’aimiez pas un peu.... Catherine, vous gardez le silence..., je vous ai déplu ; oh ! de grâce, parlez, parlez pour me pardonner.

La jeune fille, dans le plus grand troubles, ne pouvait répondre, mais sa main rencontra celle de Messius qui la pressa tendrement.

Tous deux demeurèrent muets quelques minutes, et cependant ils s’entendaient. Il semble que les vives émotions nous donnent de nouveaux sens. Dans les moments où nous sommes fortement agités, notre intelligence acquiert plus de perspicacité et peut lire dans une autre intelligence, comme l’esprit d’un magnétisé. Un vieil auteur, en s’occupant de la nature des anges, prétend qu’ils n’ont pas besoin de la voix pour se parler, qu’ils sont doués d’une telle force d’intuition, que tout ce que l’un pense, l’autre le connaît aussitôt. L’amour vrai et pur, dans de trop rapides moments, semble prêter aux hommes ces facultés célestes, et Messius, sans avoir obtenu le moindre aveu de Catherine, s’écria : – Je ne m’étais pas trompé, ô Catherine, vous m’aimez, vous me rendez le courage !... Tout espoir n’est pas perdu pour moi, quoique votre père ne m’ait pas voulu pour gendre.

– Comment, il vous a refusé ?

– Oui, oui ; mais si vous voulez prendre avec moi l’engagement de m’attendre un an, je pourrai revenir digne de vous.

– Un an ! dit la jeune fille avec une terreur naïve qu’elle ne chercha pas à dissimuler....

– C’est bien long, sans doute, mais est-ce trop pour acheter le bonheur ?

– Et vous quitterez Anvers ?

– Au point du jour.

– Quels sont donc vos projets ?

– Vous ne les connaîtrez que quand je pourrai en espérer la réussite.

Catherine vaissa tristement la tête.

– Eh bien, reprit Quintin, puis-je croire que pendant un an vous penserez moi, que pendant un an vous refuserez tous les partis qui se présenteront ?

L’amour, lorsqu’il est sincère, lorsqu’il est chaste, ne craint pas de se révéler sans ménagement, sa franchise est encore une pudeur, et Catherine répondit : Ce que vous me demandez, je le jure sur tout ce qu’il y a de plus sacré pour moi, sur cette croix que je tiens de ma mère....

Un silence se fit ensuite entre les deux jeunes gens, puis quelques phrases tendres furent répétées ; près d’une parole d’espoir était une parole de douleur, près d’une larme était un sourire, et entrecoupant cet entretien, le mot d’adieu revenait de temps à autre comme un triste refrain à la fin de stances mélancoliques..... Tout à coup on n’entendit plus que des pas qui s’éloignaient, un sanglot éclata, et la fenêtre de Catherine fut refermée.

Le lendemain Messius avait disparu ; Catherine était pâle, le sourire entre lequel brillaient ses jolies dents avait fait place à une expression d’inquiétude – un poète l’aurait comparée à une rose blanche. De jour en jour ses traits s’altéraient davantage, et Florer avait vainement demandé à sa fille la cause de son chagrin. Enfin, il se tourmentait sérieusement de son état, lorsque subitement elle redevint joyeuse comme elle ne l’avait plus été depuis un an.

Ce changement, le peintre ne put non plus savoir ce qui l’occasionnait, et il vit avec étonnement Catherine, qui ordinairement voulait à peine quitter sa chambre, sortir souvent avec une servante pour aller se promener, disait-elle.

Ces absences quotidiennes finirent par inspirer de vagues soupçons à Florer. Il se demandait souvent s’il n’y aurait pas quelque amour sous jeu et un matin, en revenant de chez l’un de ses amis, il se décida à interroger sa fille. Tout agité, il entra dans son atelier et il allait le traverser, lorsqu’un portrait de Catherine l’arrêta stupéfait.

Quelques mots entrecoupés, quelques interjections admiratives lui échappèrent, puis il s’écria : Catherine, Catherine ! et lorsqu’elle fut accourue : – D’où vient ce portrait ? demanda-t-il ; qui l’a mis là ?

– Moi, maître, dit Quintin, en paraissant derrière un chevalet.

– Vous, vous, le serrurier Messius !

– Moi, le peintre Messius !

– Quoi ! vous vous êtes donc fait peintre ?

– Il le fallait pour épouser votre fille.....

– Mais ne me trompez-vous pas ? Cet ouvrage est-il bien le vôtre ?

– Quand vous voudrez me suivre dans mon atelier, je vous montrerai bien d’autres tableaux.

– Cela est beau, cela est vraiment beau..... Et combien de temps vous a-t-il fallu pour arriver à un tel degré de talent ?

– Une année que j’ai employée à travailler à Bruges, devant les compositions de Van Eyck.

– C’est prodigieux ! Mais comment avez-vous pu attraper si bien la ressemblance de ma fille, sans l’avoir sous les yeux ?

– Depuis que je suis de retour à Anvers, elle a bien voulu venir poser presque chaque jour devant moi.

– Ah ! je comprends maintenant où aboutissaient toutes ces promenades.......

– Et me trouvez-vous digne d’être votre gendre ?

– Oui, certes, et je dis heureuse celle dont les traits ont été reproduits par un pinceau aussi habile.

Le mariage de Quintin et de Catherine ne tarda pas à être célébré, et Florer fut bientôt complètement éclipsé par son gendre, qui devint un peintre très-remarquable. Anvers conserve avec soin un de ses tableaux qui représente l’inhumation de Jésus-Christ ; voici en quels termes en parle M. Nisard : « C’est un tableau avec volets. Sur le volet de droite, on voit la tête de saint Jean-Baptiste, dans un plat, sur la table d’Hérode. Le volet de gauche représente saint Jean dans l’huile bouillante. Dans le tableau du centre, les amis de Jésus-Christ se préparent à le mettre dans le tombeau. La Vierge, soutenue par saint Jean, est prosternée devant les restes inanimés de son fils. Deux vieillards soulèvent la tête et la partie supérieure du corps de Jésus, pendant que les saintes femmes embaument les plaies. Sur le second plan, on voit le sépulcre qui va recevoir Jésus et, dans le lointain, à gauche, le Calvaire et la ville de Jérusalem. Il manque peut-être à ce bel ouvrage quelques qualités d’expression et de perspective, et ces convenances de vérité historique qui semblent n’appartenir qu’aux époques les plus spiritualistes et les plus savantes de l’art....; mais pour l’éclat des couleurs, pour la lumière, pour la finesse de la touche, pour le relief, je doute que les combinaisons ultérieures de la science aient rien ajouté à l’art du forgeron d’Anvers. Et même pour l’expression, si elle n’est pas pleinement rendue, elle est toujours vraie et bien indiquée, et l’intention y est déjà, sinon la perfection. C’est cette simplicité de foi du XVe siècle qui se images révérées non point avec cette richesse d’expression et de physionomie que lui prêtera l’imagination plus épurée et plus subtile du XVIe siècle, mais avec quelques traits sommaires, généraux, et avec cette beauté plus grave que noble, qu’elles avaient alors dans les imaginations populaires. »

Après avoir vu l’Inhumation de Jésus-Christ, le voyageur pourra encore trouver à Anvers un monument qui lui rappellera Messius. Dans la cathédrale, auprès de la grande tour, sur une tombe il lira cette épitaphe :

 

Connubialis amor de Mulcibre fecit Apellem 1.

 

On ne peut que l’admirer, que regarder Messius comme l’un des plus grands peintres d’avant la renaissance.

 

 

François de GRISBRICH.

 

Paru dans L’Austrasie en 1838.

 

 

 



1  L’amour d’une jeune fille a fait un Apelles d’un forgeron.

 

 

 

 

 

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