Eugraphia dans son boudoir

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ida-Maria de HAHN-HAHN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Eugraphia était dans son boudoir. Un essaim de femmes de chambre l’entouraient. La plupart d’entre elles, et surtout les meilleures et les plus habiles, étaient esclaves ; car les affranchies qui avaient quelques talents n’étaient pas restées auprès d’elle. Aussi Eugraphia ne donnait la liberté qu’à celles qui étaient maladroites, maladives ou trop vieilles, c’est-à-dire qu’elle les plongeait dans la misère en ne leur procurant pas des moyens d’existence suffisants. Le service des esclaves était tout machinal, à peu près comme celui du plus grand nombre des ouvriers employés aujourd’hui à l’entour des métiers de nos manufactures. Le nombre des esclaves étant très considérable dans les grandes maisons, la besogne était divisée à l’infini et la tâche de chacun se bornait à la plus petite chose. Une esclave, par exemple, n’avait d’autre emploi que de tenir le bassin d’argent dans lequel sa maîtresse se lavait les mains. Une autre ne faisait que présenter le miroir à l’heure de la toilette, action très redoutée. Le miroir était un grand disque d’argent poli et brillant, qu’on bougeait de place à volonté ; la servante était obligée de deviner l’intention de sa maîtresse et de donner au miroir telle ou telle position, selon que celle-ci voulait porter ses yeux à droite ou à gauche. La femme la plus habile du monde dans cette spécialité délicate de la présentation du miroir n’aurait pu parvenir à satisfaire les caprices d’une dame très mondaine, dont la toilette était la principale occupation.

L’esclave qui tenait la glace devant les yeux d’Eugraphia avait donc un emploi difficile. Sa maîtresse était tous les jours mécontente de ce miroir trop sincère, dans lequel elle se voyait telle qu’elle était et non telle qu’elle aurait voulu être, et la pauvre Léonilla en pâtissait. L’affreux instrument avec lequel les grandes dames punissaient elles-mêmes les manquements légers de leurs servantes à l’heure de la toilette, la longue épingle à cheveux en forme de poinçon d’or, dont la piqûre sur les mains ou les bras était extrêmement sensible, demeurait toujours à proximité d’Eugraphia.

Elle était assise sur un magnifique siège en ivoire avec coussins en soie jaune à fleurs richement brodées. Sa coiffure était terminée et très habilement. On ne pouvait découvrir combien de faux cheveux se mêlaient aux vrais, ni dans les boucles de devant, ni dans les tresses de derrière. De tendres opales, en harmonie avec les douces clartés du ciel printanier, semblaient des fleurs éparses dans les nattes de ses cheveux bruns.

– La coiffure me plaît beaucoup, dit Eugraphia amicalement... Vous avez bien travaillé, Julitta. Pour cette saison, aucun ornement n’est mieux choisi que l’opale, qui serait trop maigre dans l’ardeur de l’été ou la rigueur de l’hiver. Maintenant, Melitta, vite, les pendants d’oreilles en opale.

Julitta se retira contente de son ouvrage et de l’approbation de sa maîtresse, et Melitta qui, d’un coup d’œil, parcourut tous les écrins aux bijoux dont elle avait exclusivement la charge, trouva aussitôt les boucles d’oreilles demandées, et les attacha d’une main exercée.

– Zoé ! fit Eugraphia d’un ton sévère.

Il se produisit une certaine agitation parmi les esclaves : on sentait l’approche d’un moment très important. Zoé s’avança, suivie de quatre compagnes tenant chacune un plateau d’argent avec des fioles et des boîtes remplies de différentes couleurs, de petits pinceaux, de fines éponges. Ces filles s’appelaient du nom de la couleur qui leur était confiée : Cyané, Mela, Erythra, Leuké.

Zoé se mit à l’œuvre : sa besogne demandait une main légère et sûre, un œil exercé. D’abord, avec un doux tampon de ouate, elle appliqua et distribua délicatement le fard blanc ; puis le rouge avec plus de délicatesse encore.

– C’est trop rouge, dit Eugraphia qui suivait dans la glace la peinture de Zoé ; j’ai l’air phtisique. C’est affreux ! les pommettes sortent trop ! Voulez-vous me faire une tête de Méduse ?

Zoé tressaillit ; elle avait reçu au bras gauche un coup de la longue épingle d’or qu’Eugraphia tenait à la main.

– Mais je crois que c’est la faute de Léonilla ! reprit Eugraphia d’un ton acerbe. Comme elle tient le miroir, il reçoit de l’ombre ! C’est insupportable ! Je ne puis voir si le rouge de la joue ne va pas trop près des oreilles ! Fille maladroite ! Et comme le miroir est mal poli, j’y vois tout gris.

Léonilla se tenait immobile comme une statue ; elle tenait le miroir des deux mains et lui donnait l’inclinaison qu’Eugraphia indiquait du regard ou de la voix. Elle était, comme toutes ses compagnes, trop habituée à la mauvaise humeur de sa maîtresse pendant la toilette pour se chagriner de ses reproches. On les endurait comme faisant partie du service. Seulement, les coups d’épingle distribués à gauche et à droite tiraient de temps en temps les pauvres filles de leur apathie.

Zoé continua sa peinture par l’application des couleurs au pinceau. Le vif carmin d’Erythra fut posé sur les lèvres. De la fiole de Cyané elle tira un bleu tendre et délicat pour simuler les veines sur les tempes. Mela présenta une essence noire pour les cils et les sourcils. Grâce à ces recettes, auxquelles un goût dépravé pouvait seul trouver quelque chose de commun avec la beauté, Eugraphia finit par ressembler à une tête de poupée en porcelaine ; les belles couleurs de la jeunesse étaient là, seulement il leur manquait la vie.

À l’autre bout du spacieux boudoir, on s’occupait en même temps d’une autre toilette : celle du petit chien d’Eugraphia. La petite bête fut d’abord baignée dans des essences parfumées, ensuite on la frotta avec une huile aromatique et on la saupoudra de sable d’or, de sorte qu’à la fin l’animal eut aussi, de son côté, une certaine ressemblance avec un produit artistique, et dans cet état il plut infiniment à sa maîtresse. Un groupe d’esclaves étaient attachées à la toilette et aux soins quelconques du petit chien, et Eugraphia veillait sévèrement à ce que rien ne fût négligé à cet égard. Naturellement ces tendresses pour les animaux changeaient assez vite d’objet, et passaient quelquefois d’une espèce à une autre. En ce moment le petit chien doré était le favori ; Eugraphia jetait de temps en temps un regard de son miroir sur les servantes du chien, afin de s’assurer que le cher animal était traité avec tous les égards possibles.

– Eudora ! cria-t-elle d’une voix menaçante, n’oubliez pas combien la petite créature que vous avez sous la main est faible et délicate, et passez très légèrement l’huile aromatique. Avez-vous déjà entendu dire que la noble Thaïs s’est fait envoyer, de l’intérieur de l’Afrique, une antilope naine ?

– Est-ce une nouvelle race de chiens ? demanda Eudora.

– Non ! c’est un petit animal comme un tout petit chevreuil, avec deux cornes pointues. Thaïs a fait dorer ces cornes et les a fait entourer d’un petit cercle d’émeraudes. C’est très joli, mais je ne puis approuver qu’on fasse un semblable usage des pierres fines.

– Si c’était au moins pour un petit chien ! fit Eudora d’un ton inspiré.

– Non pas même ! dit Eugraphia d’une voix sévère. Que restera-t-il aux femmes, en fait de parures, si les bêtes portent des pierreries ?

– Vous êtes toujours pleine de sagesse, noble maîtresse, dit Eugénia.

C’était la présidente du boudoir. Elle assistait à la toilette en surveillante, sans y mettre la main ; elle était donc supérieure à toutes les autres.

– Non, continua-t-elle, les pierres fines ne sont pas faites pour être portées par des bêtes.

– Et si je voulais orner le cou de mon chien d’un collier de rubis, que diriez-vous alors, sage Eugénia ? demanda Eugraphia d’un air méprisant.

– Je dirais, répondit Eugénia, que ma noble maîtresse a des raisons particulières pour le faire.

– Vous êtes la sagesse en personne, ma fille ! Jamais embarrassée pour répondre. À coup sûr, c’est l’empereur d’Occident qui a le goût le plus singulier pour les bêtes. Devinez quel est son animal favori ? Nommez un animal chacune à votre tour. Eugénia, commencez.

Eugénia nomma l’éléphant, et ses compagnes désignèrent chacune l’animal qui, à leur sens, était le plus digne de la tendresse d’un monarque. Mais aucune ne rencontra juste, et Eugraphia leur dit la chose d’un ton solennel.

– La passion de l’invincible empereur Honorius est la poule.

Les esclaves ne savaient quelle attitude prendre. Devaient-elles rire, ou s’étonner ou s’émerveiller ? Elles gardèrent tous le plus profond silence.

– Finissez donc enfin votre ouvrage, Zoé, et vous, Eudora, ne me regardez pas ainsi la bouche béante, dit Eugraphia, impatientée du mutisme craintif de ces pauvres filles. Eh bien ! Eugénia, l’animal favori de l’empereur d’Occident vous plaît-il ?

– Comme nouveauté et originalité, il me plaît beaucoup, répondit Eugénia d’un air embarrassé.

– C’est aussi ma pensée ! dit Eugraphia. Le poulailler du glorieux empereur à Ravenne doit être quelque chose de charmant : de jolies petites cabanes avec du gazon et des bassins, le tout entouré d’une grille en bronze et ombragé par le feuillage des catalpas ; des poules de toute couleur et d’une grande rareté qui s’agitent et se remuent dans ce petit enclos. Il en a même fait venir quelques espèces curieuses de l’Inde.

– Oh ! que c’est charmant !... que c’est agréable et réjouissant ! oh ! le bienheureux empereur Honorius ! oh ! le petit paradis de poules !

L’esclave chargée de se tenir à la porte et d’en défendre l’approche à tout regard indiscret, quitta un instant son poste et s’éloigna, car malgré l’explosion d’enthousiasme et d’admiration, elle avait entendu des pas. Avant que ce feu roulant d’exclamations eût cessé, la portière revint chargée de transmettre une communication à sa maîtresse.

– Narcisse demande s’il plaît à Madame de parler au noble Candidus ?

– Certainement ! répondit Eugraphia avec animation ; qu’on l’introduise dans le salon du matin ! Hâtez-vous, filles ! mon temps est plus précieux que le vôtre ! Donnez-moi un fichu rose en fine étoffe de Perse ! Cela s’harmonisera bien avec la parure en opales, n’est-ce pas, Eugénia ?

– Parfaitement ! répondit celle-ci. Je voudrais que Madame reçût aujourd’hui cent visites pour faire admirer une aussi jolie toilette et pour la faire envier.

L’esclave préposée aux vêtements ouvrit un large compartiment en bois de santal et y prit l’objet demandé, qui répandait un parfum délicat d’huile de rose. En peu d’instants la toilette d’Eugraphia fut achevée.

– Eudora ! cria-t-elle.

À ce nom, le petit chien doré s’élança sur ses traces. Suivie du précieux animal, elle se rendit dans son salon.

À peine était-elle sortie, que Léonilla se laissa tomber sur une chaise-longue en poussant un grand soupir.

– Je n’en puis plus ! la contrainte est par trop grande ! on ne peut pas rester deux heures comme une statue et tenir un lourd miroir !

– Reposez-vous, dit froidement Eugénia. D’ici à ce soir cette légère fatigue aura le temps de s’évanouir.

– Ne pourriez-vous pas me faire avoir un autre emploi, Eugénia ? demanda la pauvre Léonilla d’une voix suppliante.

– Mais vous n’en pourriez remplir aucun autre, répondit la présidente du boudoir.

– Ne pourrais-je pas, par exemple, changer avec Eudora ? reprit Léonilla toujours du même ton.

– Oh ! merci de cette proposition ! fit Eudora vivement. Avec mon petit chien je n’ai jamais de coups d’épingle à craindre... la chère petite bête, va ! Non, je suis très contente, et je n’accepte point d’échange.

– Vous parlez comme si vous étiez interrogée, fit froidement Eugénia. Si un changement était nécessaire, il aurait lieu. Pour le moment, il n’en est pas question. Léonilla se remettra facilement de sa fatigue et finira par être contente de son emploi. Les femmes qui sont toute la journée assises à tisser, à coudre, à broder, ont le droit de se plaindre. Mais celle qui tient un miroir !

– Ah ! je soutiens que ces ouvrières sont moins à plaindre que moi ! fit Léonilla.

– Vous parlez sans raison, dit Eugénia d’un ton indifférent.

– Non, reprit Léonilla, je sais ce que je soutiens ! Elles sont moins à plaindre, parce qu’elles produisent quelque chose par leur travail : les unes, une étoffe ; les autres, une robe ; les dernières, un ornement. Elles voient ce qu’elles font. Il y a de la variété dans leur travail : les patrons, les étoffes, la coupe, le dessin ne sont pas toujours les mêmes. Mais moi ! je reste tous les jours, tous les jours plusieurs heures comme une statue qui ne peut remuer que les yeux et les mains et voilà tout !

– Vous oubliez que vous avez encore à polir le miroir, objecta Eugénia.

– Et que nous, pauvres couleurs, nous n’avons pas non plus un emploi bien intéressant, dit Cyane d’un air riant.

– En tout cas, nous sommes encore mieux que les servantes de beaucoup d’autres dames, dit Julitta, esclave chargée de crêper les cheveux. Que diriez-vous si vous aviez à soigner des malades dégoûtants, à les laver, à les peigner, à panser leurs plaies ? Si vous aviez à porter par la ville des paniers remplis d’aliments ou de vêtements, et à les distribuer aux pauvres gens ? Voilà cependant ce que doivent faire les servantes des nobles dames Pentadia et Olympia, et ce qu’elles font elles-mêmes.

– C’est épouvantable ! s’écrièrent quelques voix.

– J’ai pourtant ouï dire qu’elles le font volontiers, dit Leuké.

– Volontiers... sans doute dans le même sens que je préfère laver le chien, plutôt que de tenir le miroir, dit Eudora.

– Oh non ! pas ainsi ! répondit Leuké. Ces nobles dames ont donné à toutes leurs servantes la liberté et des moyens d’existence ; mais un grand nombre d’elles sont si dévouées à leur maîtresse qu’elles n’ont pas voulu la quitter, et elles ont préféré partager la dure vie qu’elle mène. C’est seulement à cette condition que ces dignes maîtresses ont conservé leurs servantes. Il n’y a donc rien là qui ressemble à une pression indirecte.

– Oh ! si j’avais la liberté et une jolie somme d’argent, je ne voudrais certainement pas rester ici pour laver des chiens ou des malades ! fit Eudora. Je m’achèterais une maison à la campagne, et j’y installerais un poulailler comme celui de l’empereur Honorius.

– Il faut en effet beaucoup aimer sa maîtresse pour vivre avec elle comme vivent Pentadia et Olympia, dit Cyane.

– Non ! répondit Melitta en continuant à arranger les bijoux dans leurs écrins, il faut avant tout aimer Dieu comme ces saintes dames l’aiment.

– Mais c’est encore plus difficile ! fit Cyane.

– Assez de bavardages ! interrompit Eugénia d’un ton de commandement. Que celles qui n’ont plus rien à faire dans la chambre s’en aillent.

L’essaim s’éparpilla, et il ne resta que celles qui étaient chargées de mettre tout en ordre dans la chambre, sous la surveillance d’Eugénia.

 

 

Ida-Marie de HAHN-HAHN.

 

Paru dans Les maîtres de la littérature étrangère et chrétienne au XIXe siècle,

par un ancien professeur de rhétorique, Casterman, s. d.

 

 

 

 

 

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