La cité du rêve

 

CONTE DE NOËL

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean KERGAËL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hommage respectueux      

à Madame Mireille Kermor.      

 

 

Parmi les petites planètes qui circulent entre Mars et Jupiter, il en est une ignorée d’ici-bas, et qui gravite cependant de temps immémorial au voisinage du monde géant de notre système solaire. Je n’invente pas : cette minuscule sphère existe, parée de vie et de beauté. La fraîcheur y est suave, l’onde y murmure de cristallines chansons, les zéphirs caressent voluptueusement les roses épanouies en toute saison.

Je vous entends, aimable lectrice à l’âme poétique, vous écrier impatiente :

– Quel est cet éden, comment vous fut-il révélé ? Et que nous, mortels, en fassions l’objet de nos aspirations, de nos espoirs d’envolées futures !

– Patience, madame, je vous en prie !

Je suis modeste amateur d’astronomie à mes moments loisibles, et une simple jumelle marine me sert à plonger mon regard dans les profondeurs de l’océan céleste, par les nuits sereines sans clarté lunaire. Mais je vous dirai tout franc qu’au travers de mon instrument je n’ai jamais aperçu d’étoile qui ne fût reconnue depuis les premiers bégaiements de la science optique, et ainsi dûment cataloguée parmi les plus apparentes. D’ailleurs, posséderais-je lunette ou télescope, aurais-je l’habileté scrutatrice de M. Camille Flammarion, que je n’eusse sans doute davantage pu déceler au firmament l’idéal objet dont je vous entretiens. C’est un point obscur dans la nuit, et je crains fort qu’il ne reste invisible pour nos observatoires, en dépit du pouvoir amplificateur des appareils, comme de la perspicacité des savants. Ces faits ne sauraient, toutefois, porter atteinte à l’autorité de ma parole ; en attendant donc la preuve adverse, je m’écrie – tel Galilée : E pur si muove 1 !

Eh ! oui, elle tourne, ma petite planète que vous pouvez comparer au monde de « Lydie », connu des astronomes. C’est un jardin fleuri de roses, vous dis-je, et l’azur des cieux est rempli de leurs parfums, ainsi que des gazouillements de gracieux êtres humains, qui vivent d’amour dans un printemps éternel... Ma plume renonce à décrire de telles splendeurs. Je préfère, sans tarder plus, vous informer de la manière dont j’ai eu connaissance de ce lieu fortuné.

C’est sur l’assise d’un... non ! de deux rêves.

Quelle moue sceptique, madame, et combien j’ai peur que vous n’en glosiez tout à l’heure à mon insu. Je serais désolé, d’autant plus que mon affirmation n’a rien de fantaisiste. En voulez-vous une preuve indéniable ? Lisez, si vous ne l’avez déjà fait, lisez la « Divine Tragédie », poème de mon éminent ami M. François Durosier : vous y verrez nommé en toutes lettres, dans de fort belles strophes qui sont révélations d’Esprits, le monde d’élégante simplicité dont je vous parle. Daignez voir en ce rapprochement une circonstance voulue et non fortuite. N’offensez plus ma sincérité ; puis montrez-vous, je vous en supplie, très sérieuse pour lire ce qui suit. À ce compte seul nous pourrons faire route ensemble.

 

 

L’an dernier, dans la nuit de Noël, donc, je rêvais. Et tandis que je prenais grande joie à voir s’ébattre le doux enfant Jésus et les petits anges du Ciel, à les regarder curieusement déposer de-ci de-là des joujoux variés pour leurs frères d’en-bas, un Esprit d’aspect féminin m’apparut. La diaphane visiteuse me pria de la suivre, ce que je fis avec respect et tendre émoi.

Nous cheminâmes de compagnie dans l’éther, et nous parvînmes en un monde que mes yeux n’avaient jamais profané et qu’il me semblait cependant reconnaître. Les feux dorés du soleil s’éteignaient derrière l’horizon, empourprant lacs et collines. Nous avions franchi de ravissantes contrées, pour atterrir dans un jardin. L’endroit était délicieux, plein des exhalaisons de volumineux rosiers que le crépuscule estompait avec grâce. Une maison toute enlierrée semblait se blottir amoureusement au sein de cet enclos parfumé.

L’esprit parla :

– Ami, je t’ai conduit en cette cité, sur cette planète « Lallie », parce que là fut notre ancienne demeure.

– Lallie ?... fis-je, troublé à ce nom.

– Regarde : voilà bien le cottage que nous emplîmes de notre vie riante d’époux heureux au siècle dernier. Nous nous affectionnons de longue date, tu le vois !

Je reconnaissais la vénérable maison et le jardin odorant. Dans cet Esprit, je reconnus mon éternelle fiancée, ma douce âme sœur. Et, comme j’étais perdu dans les sentiments les plus délicats du cœur, l’affection et le souvenir :

– Écoute, me dit-elle. La demeure résonne maintenant sous une voix chaude, sous une claire chanson. C’est Léo, notre petit-fils et Mireille, sa charmante femme. Ils bercent leur jeune enfant Lyse, fleur de beauté que l’un et l’autre adorent de toute leur âme.

« Mireille est voyante. Plus d’une fois, dans un demi-sommeil, elle m’a distinguée quand je suis venue revoir la résidence aimée. Et l’on chuchote, en la cité, que des apparitions la visitent. Léo se tourmente de cet état, qu’il attribue aux troubles de la maternité. Aussi, par de doux épanchements s’efforce-t-il de distraire, de calmer sa femme adorée. »

Ces mots étaient à peine prononcés à mon oreille que la fenêtre du logis s’ouvrit.

– Cachons-nous dans ce massif de roses, fit en m’entraînant ma compagne de voyage.

Deux êtres s’approchèrent de la large baie. Ils se tinrent quelques instants enlacés, silencieux ; puis une brise légère nous porta l’écho de leurs voix caressantes :

– Notre enfant dort. Comme il fait bon, m’amie, respirer les calmes senteurs du soir, qui apaisent la fièvre de nos fronts...

– Oui, cher époux, la fraîcheur est bienfaisante. Et le ciel est inlassable à contempler. De son écrin magnifique voici que les diamants commencent à jeter leurs feux. Vois-tu bien loin, presque à l’horizon, scintiller une planète ?

– Oui, je vois.

– Eh bien, mon Léo, son vrai nom est « La Terre ». Elle est habitée. Nos grands-parents y résident, l’un incarné et l’autre dégagé des liens charnels. Me crois-tu ?... Tu ne réponds pas... ; mes révélations te semblent...

– N’être que billevesées de conte, chère amie ! De par Jupiter, je ne t’aurais jamais crue capable de débiter d’un ton aussi convaincu de semblables énormités... Voyons, ma pauvre Mireille, toi si candide, si adorable que les mauvais génies de nos forêts d’églantiers doivent fuir comme le feu craint l’eau, à quelles fictions arrêtes-tu tes pensées ? Tu ne peux, pas plus que nos astrologues, savoir si nous devenons après la mort autre chose que follets vaporeux, sans but et sans pensée. Ce serait folie de te croire.

Les yeux de la jeune femme s’agrandirent, fixés sur les yeux de son époux.

– Je te dis que j’ai vu grand’mère l’une de ces nuits encore. Elle m’a embrassée et je l’ai bien reconnue, va ! avec son bonnet à dentelles noires, sous lesquelles passaient des frisons de fils d’argent.

– Et que lui as-tu dit ?

– Je lui ai dit : Êtes-vous heureuse, bonne grand’maman ?

– Et qu’a-t-elle répondu ?

– Elle a versé des pleurs.

– Bah ! sur un aussi beau monde peut-on connaître la douleur ?

– Il faut croire, mon époux, car grand’mère, qui en vient, je le sais, est triste comme femme endeuillée.

Une larme glissa sur la joue de la tendre Mireille. Léo la but dans un baiser, puis le silence se fit.

Elle pleurait de son côté, la chère grand’maman que Mireille n’aurait plus reconnue aujourd’hui, en la voyant sous sa jeune parure d’âme et sans son bonnet de dentelles. Nous échangeâmes, nous aussi, un long regard d’attendrissement et de bonheur à la fois.

– Pauvre enfant, me glissa ma sœur après l’extase, la voilà émue à la pensée que le règne des jours heureux est éphémère... Elle pressent combien les aïeux, autrefois unis dans l’allégresse, ont à souffrir de leur séparation en des existers de modalité différente. Alors, elle songe tristement que les paisibles heures écoulées dans le gai foyer de Lallie ne seront pas éternelles... Non, charmants époux, l’amour sans fin, le bonheur sans mélange, sont rêves que vous ne pourrez, plus que d’autres, réaliser. Avant d’être réunis définitivement dans les sphères supérieures, il faut gravir par degrés et souvent seul à seul les rudes chemins de la Vie. Nous montons, nous peinons depuis des siècles. Où sommes-nous ? Sur des mondes de misères, malgré leurs éclaircies de soleil, et bien loin du faîte, de la communion suprême dans l’harmonie divine !

Notre méditation s’acheva sur un bruit de fenêtre qui se refermait.

... Quand je m’éveillai, je ne vis que la lueur de ma veilleuse qui s’accrochait en lambeaux vacillants sur les objets de ma chambre.

 

 

L’année 1906 égrena ses jours, ses semaines, ses mois, sans que je songeasse davantage à cet évènement. Or, dans la nuit de Noël, les joyeux carillons des cloches venaient à peine de s’éteindre qu’en mon rêve d’étoiles et de rois mages, je vis réapparaître ma chère âme sœur. Son sourire me sembla fugitif.

– Qu’y a-t-il amie attristée ?

 Léo et Mireille sont dans la peine. Viens avec moi les consoler.

Nous nous mîmes en route à travers le fluide éthéré. Quand nous touchâmes au but de notre course, les premiers rayons du soleil nimbaient le monde de Lallie. L’atmosphère était pure, tranquille. On eût dit que la joie seule pût s’épancher dans l’air. Les bosquets aux nids gazouillants semblaient nous reconnaître, comme aussi le vieux mur, le beau jardin de notre ancienne résidence.

Nous entrâmes dans la maison assombrie. Quel contraste, quel spectacle oppressant ! Léo est affaissé, Mireille sanglote. Ils sont là, près d’un lit de roses sur lequel semblerait mollement sommeiller, s’il n’était blanc comme cire, le corps de la mignonne Lyse, qu’un destin cruel vient de ravir à l’affection des siens.

La jeune âme de l’enfant est endolorie ; elle s’efforce de dégager les derniers fluides périspritaux qui la retiennent encore captive aux cellules inertes de son ancien « moi ». Nous nous approchons, nous l’aidons... La voilà libre ! De son candide sourire elle nous remercie, puis elle va caressante près de sa mère, lui chuchotant d’affectueuses consolations :

– Petite maman chérie, ne me sens-tu pas là à tes côtés ? Et vous, mon père, me croyez-vous donc disparue pour toujours ? Répondez-moi, regardez-moi..., je vous en prie... Hélas ! ils se taisent.., ils ne lèvent pas les yeux... C’est qu’ils ne m’entendent !

De grosses larmes inondèrent le visage de l’ange. Et quand le cours en fut apaisé :

– Enfant, dit ma sœur, ne désespère pas. Prions Dieu tout puissant qu’il nous permette d’éclairer ceux qui te pleurent, de leur faire entrevoir un peu de joie spirituelle.

Ce disant, ma chère compagne de l’espace se transforma. Elle reprit ses traits de grand’mère, et je pus constater avec quelle pointe de coquetterie seyante elle ornait sa blanche chevelure du bonnet de dentelles noires.

– Allons, à ton tour, frère ! me dit-elle.

Je ressentis une impression indéfinissable. Il me sembla que mon corps se contractait. En une minute j’avais vieilli d’un demi-siècle. Une barbe grisonnante s’étalait sur ma poitrine : mes mains tremblotaient.

– Bien cela ! nous voici redevenus les bons vieux camarades d’autrefois. Et quant à toi, petite Lyse...

Léo sursauta.

– On a prononcé le nom de notre chérie. As-tu entendu, Mireille ?

La pauvre mère releva la tête.

– Ciel ! Elle-même ! Et puis vous, bonne maman, bon papa. Ah ! j’ai vu ma fille..., je vais être moins malheureuse.

– Serait-il vrai ? fit Léo de son côté. Mes sens ne m’abusent-ils pas ?... Mais, c’est toi, Lysette ! C’est vous, grand-père ; c’est vous, grand’mère ! Que l’univers s’écroule sur moi si je ne vous revois tous vivants....

Il se leva, la tête en feu. De ses prunelles avides s’échappaient des éclairs. Il s’élança vers nous.

Ses mains, hélas ! ne purent toucher que la muraille. Et je vois encore, privé de connaissance, Léo couché de tout son long à nos pieds. La secousse avait été trop forte pour lui.

Mireille s’empressa. Nous prodiguâmes également au malade nos meilleurs soins. Il revint peu à peu à la vie, à la raison.

Élevant le bras à hauteur du front, il s’écria :

– Qu’ai-je eu, ma bonne Mireille ?

– Une vision, mon bon Léo. Tu as « vu » comme moi renaître en esprit celle que nous adorons. La chair de notre sang peut être morte ; l’âme de notre enfant demeure près de nous : je vais vivre d’espérance.

– Et je veux moi-même partager tes espoirs, car mon être se trouve transformé !

Les deux époux jouissaient, en un affectueux abandon, du sentiment si fort, quand il est bien compris, de la divine immortalité.

Ils levèrent les yeux, et Léo reprit :

– Il est au-dessus de nous une puissance invisible. Merci, Père des Cieux, pour la lumière que vous venez de nous accorder. Quelle plus sereine consolation pouvait nous être donnée que la certitude de la présence de notre ange au foyer !

Il ajouta :

– Mon devoir, chère femme, est de répandre la vérité. Je ferai connaître à nos frères en humanité les grandioses horizons qui nous sont révélés. On rira sans doute de ma folie, on me bafouera. Le martyre, peut-être...

– Qu’importe ! mon époux. Ce m’est un bonheur inexprimable de t’entendre. Ton cœur est franc ; verse à profusion les nouvelles clartés dont il est inondé. Et si ceux qui vivent d’obscurité te persécutent et se vengent, je serai là pour mourir avec toi !

En ce moment une foule de personnes, hommes et femmes, se trouvaient réunis dans le vaste enclos, parmi les allées de roses perlées des larmes du matin. Elles venaient rendre les derniers devoirs au corps de la mignonne Lyse, et une profonde tristesse les envahissait à la pensée de la suprême séparation, du désespérant adieu donné bientôt dans le néant à qui fut si jeune et si belle.

Léo et Mireille parurent, provoquant une surprise houleuse : n’avaient-ils pas rejeté leurs longs vêtements de deuil pour séparer comme en jour de fête ?

– Pauvres gens ! fit-on de divers côtés, respectons la douleur où vient de sombrer leur raison...

D’un air assuré, Léo éleva la voix :

– À l’autel du feu !

Le cortège se mit en route, précédé d’un chœur de jeunes vierges qui entouraient la civière fleurie et psalmodiaient de lugubres mélopées.

Lorsqu’on arriva et que l’on eut, dans le silence affligé de tous, déposé le corps de l’enfant au milieu des flammes crépitantes, Léo monta sur les premiers degrés du bûcher. Il étendit les mains vers l’assemblée et prit la parole :

– Mes amis, je me sens poussé à vous entretenir de choses mystérieuses, qui vont vous surprendre étrangement...

Il parla longtemps. Nous étions, Lyse, ma sœur et moi, près de l’orateur, que nous inspirions de nos pensées. Nous l’illuminions des vérités de l’Au-delà. Aussi la stupéfaction fut-elle grande. On se regardait et plus d’un s’écria :

– Léo prophétise !

Il parla longtemps ; puis, ayant ainsi développé les principes fondamentaux d’un nouvel Évangile, il bénit l’assistance et la convia à s’unir à lui dans une invocation au Créateur céleste.

Il fut alors grandement beau de voir un souffle religieux s’emparer de la foule. Le peuple s’agenouillait, et pour la première fois il bégaya :

– Eta les sei al milio... (Notre père qui êtes aux cieux...)

Léo obéissait à la volonté divine.

Songeant à ces choses, je me le représente continuant ses prédications. Pourquoi ne serait-il pas pour Lallie un instrument de progrès ? Et pourquoi les habitants de ce petit monde ne préféreraient-ils pas à leur tranquille ignorance les émotions d’enseignements élevés, dont les semailles promettent d’abondantes moissons ?

 

 

Jean KERGAËL.

 

Paru dans la Revue du spiritualisme moderne

en février 1907.

 

 

 



1 « Et pourtant elle tourne. » Parole légendaire que Galilée n’a jamais dite. (Note de Biblisem.)

 

 

 

 

 

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