Comment Notre-Seigneur

visita un paysan

 

RÉCIT DE NOËL PAR UN VIEILLARD SIBÉRIEN

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Nikolaï LESKOV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Timothée avait été jadis déporté chez nous, en Sibérie, à cause d’une triste aventure. Il était orphelin, et l’oncle, son tuteur, s’était approprié tout son bien. À cette époque, Timothée était jeune, il avait la tête chaude. Au cours d’une querelle, il donna à son oncle un coup de couteau qui lui transperça la main. C’est alors que Timothée fut condamné à être déporté.

Avec le peu qui lui restait de son patrimoine il se construisit une maison dans notre pays et s’y installa. Comme il était devenu mon ami, il advint qu’il épousa ma sœur. C’était un ménage heureux ; ils avaient de beaux enfants et leur bien prospérait, mais Timothée gardait toujours le souvenir de l’injustice.

Et un jour que nous étions en train de causer, je lui dis :

– Eh bien ! Timothée, es-tu heureux maintenant ?

– Le passé a beau être vieux, enterré – eh ! oui, c’est enterré, – ce n’est pas oublié !

Comme je ne répondais rien, il me demanda :

– À quoi penses-tu ? Tu penses à moi ?

– Possible que je pense à toi comme à d’autres choses.

– Allons, et que penses-tu de moi ?

– Eh bien. Ne va pas te fâcher, voici ce que je pensais tout à l’heure. Tu es savant, tu sais ce qui est écrit, mais ton cœur rancunier n’obéit pas à Dieu.

Timothée ne se fâcha pas, mais son visage s’assombrit.

– Qui es-tu pour citer la Parole sainte ?

– Çà, c’est vrai, dis-je, je ne sais rien.

– Non, et tu ignores toutes les injustices qui se font dans le monde.

Et c’est alors qu’il me conta en détail tout ce que lui avait fait son oncle. Il avait fait mourir de chagrin ses parents et, à lui, Timothée, il lui avait pris sa fiancée. Tout cela, dit-il, de ma vie, je ne le lui pardonnerai.

– Les torts que tu as subis sont grands, dis-je, c’est sûr, mais ce qui ne l’est pas moins, c’est que les Saintes Écritures te sont de peu de profit.

Et nous voilà à discuter les Saintes Écritures. Je me mis à raconter comment Jésus avait été frappé, maltraité, couvert de crachats et comment ils s’entendirent pour que Lui seul au monde fût sans un endroit où reposer Sa tête. Et Lui ? Lui, il avait pardonné.

– Suis plutôt cet exemple et ne t’égare pas sur le chemin de la vengeance.

Mais Timothée se mit à me citer des textes. Quelqu’un n’avait-il pas soutenu que pardonner, c’était parfois encourager le mal ? Que répondre à cela ?

Des années passèrent. Je voyais bien que Timothée souffrait toujours et que s’il se trouvait un jour en face de son oncle, il se livrerait à Satan, inspirateur de la vengeance. J’étais sûr pourtant que le Sauveur délivrerait finalement mon ami de son péché. Il le fit. Mais combien ce fut étrange. Un jour qu’il lisait l’Évangile dans son jardin fleuri, il en était à l’histoire du Christ chez le Pharisien qui ne lui donna pas même l’eau pour se laver les pieds. Et Timothée, offensé pour Notre-Seigneur, s’écria :

– Seigneur ! si Tu venais chez moi, je Te donnerais tout, tout et moi-même.

Et une voix répondit : Je viendrai.

Timothée, depuis ce jour-là, donna l’ordre à sa femme de mettre un couvert de plus, dans l’attente de l’Hôte divin. Il y eut toujours une place vide à sa table et, devant cette place d’honneur, un grand fauteuil. L’été, l’automne passèrent. Le Christ ne venait toujours pas. Timothée attendait, fiévreux d’impatience. Sa prière journalière était : « Viens Seigneur ! » Et la veille de Noël, il entendit une voix qui répondit : « En vérité. Je viendrai bientôt. »

– J’ai compris, me dit Timothée. Notre-Seigneur a choisi le jour de Noël pour visiter ma demeure. Viens avec tous les tiens ; et je veux que viennent aussi tous les malheureux, tous les déportés du village. Jésus trouvera que tout a été préparé selon Sa doctrine.

 

 

Nous nous rendîmes donc, ce jour de Noël, chez Timothée. Il y avait là des hommes, des femmes, des enfants de toute condition et de tous parages. Il ne manquait personne, semblait-il. Il n’y avait plus qu’à attendre : la neige s’amoncelait, chassée par la tourmente qui faisait rage au dehors, comme si c’était la fin du monde. Mais il manquait toujours l’Hôte le plus cher des Hôtes. Timothée ne tenait pas en place. Son assurance était ébranlée. L’Hôte adorable qu’il attendait ne viendrait pas.

Finalement, il soupira et nous dit :

– Sans doute, n’ai-je pas su réunir ceux qui convenaient pour Le recevoir. Que Sa volonté soit faite ! Prions et commençons le repas.

À genoux devant le crucifix, il récita le Notre Père. Puis il dit : « Le Christ est né. Le Christ est descendu des cieux. Accueillez-Le. Le Christ est sur la terre. » À peine avait-il achevé qu’un grand coup porté du dehors ébranla la muraille. Elle en trembla. Subitement, les portes de la chambre s’ouvrirent toutes grandes.

Et nous vîmes apparaître sur le seuil un homme très, très vieux, revêtu de méchants haillons. Tout tremblant, il se tenait aux montants de la porte. Le fond sombre de l’entrée brillait maintenant d’une lumière rose ineffable. Au-dessus de l’épaule du vieillard et la dépassant, un bras blanc comme neige portait en avant, vers la chambre, une lampe d’argile allongée. Sa flamme illuminait le visage du vieillard, éclairait sa main, et, sur cette main, apparaissait à tous les yeux la trace d’une vieille cicatrice pâlie par le froid.

Voyant cela. Timothée s’écria :

– Seigneur ! C’est lui, je le vois, je le recevrai en Ton nom. Mais Toi, n’entre point chez moi Toi-même, car je suis un pécheur.

Et il prit le vieillard par les deux mains et l’assit à la place d’honneur. Ce vieillard, vous l’avez deviné, c’était l’oncle de Timothée. Il raconta comment, ayant tout perdu, famille et richesses, il s’était mis en chemin pour demander pardon à son neveu. Il l’avait cherché des mois. Mais s’étant égaré, il pensait ce soir-là mourir dans la neige quand une voix lui dit :

« Va ton chemin, va te réchauffer au lieu qui m’a été préparé. » Et d’invisibles mains le guidèrent dans la nuit.

Timothée répondit :

– Je sais qui t’a accompagné, mon oncle, c’est le Seigneur qui a dit : « Si ton ennemi a faim, nourris-le. » Prends la première place, ici. Mange et bois en Son nom et à Sa gloire et dispose de tout ici jusqu’à ton dernier jour.

 

 

C’est ainsi qu’un paysan apprit à faire de son cœur la crèche du Christ nouveau-né sur la terre. En vérité, celui qui observe le commandement : « Aimez vos ennemis et rendez le bien à qui vous a offensé » peut faire de son cœur la crèche du Seigneur. Car le Christ viendra habiter tout cœur où la place lui a été préparée et en fera sa demeure d’élection.

 

 

Nicolaï LESKOV.

 

Paru dans La bonne parole

en décembre 1936.

 

 

 

 

 

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