Maitagarri

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Mariana MONTEIRO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Le plus profond silence régnait dans une maison située aux portes d’Oyarzun, ville du Guipuzcoa. Pedro Iturrioz, le chef de la famille, robuste montagnard avancé en âge, achevait son souper. Sa femme, de quelques années plus jeune, lui préparait un vin chaud, et, avec un regard d’amour et de respect, attendait les ordres de son seigneur et maître. Le vieillard fit un signe et l’épouse lui présenta une coupe d’argent remplie jusqu’aux bords de la liqueur fumante. Ensuite elle déposa sur la table une corbeille de fruits savoureux, et, s’asseyant un peu à l’écart, se mit à son rouet pour filer le fin lin, d’où devaient sortir les mouchoirs, les serviettes et tout le linge parfumé qui abonde généralement dans les maisons basques. Dans un autre coin de la cuisine, deux belles jeunes filles – belles de cette beauté particulière à la vieille race cantabre – causaient à voix basse avec un jeune homme d’une quinzaine d’années.

Un grand fauteuil à haut dossier, orné de gros clous de cuivre, ornait la droite du foyer, sous le manteau de la vaste cheminée. La flamme d’un feu pétillant et une chandelle de résine, suspendue à un bras de fer planté dans le mur, éclairaient cette scène de famille. Le chef partagea une belle pomme, en donna la moitié à sa femme, et, après avoir vidé les deux tiers de la coupe, l’invita à finir le reste ; ce qu’elle fit sans dire un mot. Alors le montagnard découvrit sa vénérable tête, et le groupe familial de se lever avec respect. Il fit le signe de la croix, récita une prière à laquelle répondirent tous les assistants, puis s’assit auprès du feu, sur le grand fauteuil.

L’une des jeunes filles ayant enlevé le couvert et plié la blanche nappe, toute la famille se réunit autour du feu. La maîtresse de la maison continue de filer, ses filles dévident du fil sur des dévidoirs tournants, le jeune homme aiguise une large serpette, tandis que Pedro Iturrioz, les coudes appuyés sur les bras du fauteuil, semble perdu dans ses pensées. Les regards de tous sont dirigés vers le chef vénéré, dont les yeux s’appesantissent graduellement... La mère fait un signe, la conversation cesse, le jeune homme entonne à demi-voix une chanson monotone dont les trois femmes marquent la cadence de la main. L’effet de la mélodie est certain sur le vieillard, dont la tête s’affaisse sur sa poitrine. Un sommeil profond s’empare de lui. La porte du jardin, restée entr’ouverte, laisse pénétrer les rayons de la lune, éclairant le magnifique paysage dont les montagnes gigantesques forment le fond. Le bruit du torrent, qui se heurte contre les rochers, ajoute au calme de la scène un singulier charme. Les choses demeurèrent ainsi pendant quelque temps... Soudain Iturrioz s’éveilla et dit : « Dis-moi, Antonio, qu’as-tu appris sur la montagne ? » Lejeune homme ferma sa serpette et répondit : « Père, la bataille a été sanglante. – Sais-tu qui a été vainqueur ? – Je n’ai pu le savoir, père. » Le vieillard se tut. L’aînée des filles pâlit visiblement et laissa tomber son peloton de fil ; son regard s’attacha sur son frère comme pour l’interroger. Antonio, dans un respectueux silence, attendit que son père reprît la parole.

« Demain, avant le jour, va jusqu’à la frontière, et ne reviens pas sans savoir quelle a été l’issue du combat, dit Iturrioz.

– Je ferai comme vous l’ordonnez, répliqua le jeune homme.

– Viens plus près, Antonio, et écoute-moi.

– Que voulez-vous que je fasse ? demanda Antonio en prêtant l’oreille aux communications confidentielles qu’il pressentait.

– Ton frère Gil est là-bas, tu le sais, parmi nos combattants. Informe-toi de lui, explore le camp, et, à ton retour, dis-moi que tu l’as vu en vie, ou, si le malheur voulait qu’il fût mort, enterré chrétiennement.

– Je le ferai certainement, père.

– S’il vit, dis-lui que je lui défends, comprends-tu ? que je lui défends d’user de ses armes contre aucun des Arpide, tant qu’ils seront devant l’ennemi.

– C’est bien, père, et à moi, me le défendez-vous aussi ?

– Tout autant. Les ressentiments privés, si profonds qu’ils soient, doivent être oubliés quand il s’agit de sauver le pays. Maudit soit qui agirait autrement. »

Le vieillard se leva, baisa sa femme et ses filles sur le front, donna sa bénédiction à Antonio, et sortit lentement de la cuisine. Une demi-heure après, il dormait du sommeil des justes.

À peine Pedro Iturrioz se fut-il retiré que les trois femmes entourèrent Antonio.

« Ton père t’a donné des instructions secrètes qu’il ne m’est pas permis de connaître, dit la mère. Obéis fidèlement, mon fils : ton père tient la place de Dieu sur la terre.

– C’est ce que vous m’avez toujours dit, ma mère, répondit le jeune homme avec un baiser respectueux.

– Mais, après le père, c’est à la mère qu’il appartient de conseiller ses enfants. Assieds-toi et écoute-moi. »

Les trois jeunes gens s’assirent, la mère entre ses deux filles, dont l’une trahissait par son attitude une singulière angoisse, tandis que sa sœur l’examinait avec anxiété. Antonio se pencha vers sa mère Catalina, et fixa sur elle ses yeux noirs, où brillait le feu de la jeunesse et de la résolution. La femme d’Iturrioz jouait négligemment avec les cheveux bouclés de son fils.

« Antonio, dit-elle, ton frère combat sur la frontière. Tu connais son tempérament de feu. S’il vit, je suis sûre qu’il fera son devoir en brave ; dis-lui néanmoins de ne pas s’exposer à des périls inutiles.

– Je le lui dirai, mère, fit Antonio.

– Dis-lui, poursuivit Catalina, qu’il doit oublier nos querelles de famille. Qu’il se rappelle seulement qu’il est enfant de Guipuzcoa et qu’il n’y a pour lui d’autres ennemis que ceux de son pays natal.

– Mon frère, n’oublie pas ces sages conseils, interrompit la jeune fille qui souffrait évidemment de préoccupations intérieures.

– Que comprenez-vous à ces affaires, Inez ? demanda le jeune homme en fixant sur elle un œil scrutateur.

– Je n’y comprends pas grand’chose, il est vrai, répliqua sa sœur en rougissant ; je crois néanmoins que la sagesse dicte ces paroles.

– Ma mère, dit Antonio, ce que vous me conseillez est justement ce que mon père m’a ordonné.

– Dieu soit loué ! reprit Catalina. Maintenant, il ne me reste plus rien à te dire, si ce n’est de ne point différer ton départ. Reçois la bénédiction de ta mère, et puisse Dieu vous protéger tous ! Mes filles, retirons-nous. »

Les quatre personnages se levèrent et quittèrent la cuisine. La maison demeura sous la protection des lois du pays et la garde d’un grand chien des Pyrénées, qui s’étendit devant le feu.

 

 

II

 

Minuit sonnait lorsque la porte extérieure de la maison s’ouvrit lentement, et une femme âgée entra dans la cuisine. Le chien leva la tête avec un sourd grognement ; puis, ayant flairé la nouvelle venue, il reprit tranquillement son poste. La femme jeta sur le feu quelques branches sèches, et une vive lueur éclaira la chambre hospitalière. Avec une singulière perfection, elle imita le cri de la chouette ; aussitôt un pas léger se fit entendre dans l’escalier qui conduisait au premier étage. Dominica, la plus jeune des filles de Pedro Iturrioz, parut et s’arrêta à quelque distance, regardant l’étrangère avec une expression de respect mêlé d’effroi.

« Approchez, Dominica, dit la vieille, et asseyez-vous à mes côtés. »

La jeune fille obéit, et s’assit sur le banc de bois déjà occupé par la visiteuse, tandis que le chien se plaçait devant Dominica, en appuyant sur ses genoux sa tête intelligente. Ce groupe, éclairé par la lueur du feu et se détachant en relief sur les murs noircis de la cuisine, avait quelque chose d’étrange qui sentait fortement la sorcellerie. La vieille femme au front ridé et bruni, aux yeux ronds et inquiets, aux cheveux gris ébouriffés, au nez crochu, formait un singulier contraste avec les joues fraîches, les grands yeux noirs, la svelte taille et le gracieux sourire de Dominica. Ajoutons, pour compléter le tableau, que la sorcière, dont tous les mouvements étaient suivis d’un œil soupçonneux par le fidèle molosse, mit sa hideuse face contre le charmant visage de la jeune fille.

« Vous m’avez fait demander, Dominica, dit-elle à voix basse. Me voici, que me voulez-vous ?

– Je voudrais savoir, répondit Dominica, quels sont les vainqueurs dans la dernière bataille.

– Rien de plus ? demanda la sorcière, dont l’œil inquisiteur fit baisser ceux de la jeune fille.

– Rien de plus.

– Très bien, ouvrez cette fenêtre qui est tournée dans la direction du camp.

– La voilà ouverte.

– Regardez le ciel.

– Je le regarde.

– Qu’y voyez-vous ?

– Un grand nuage gris.

– Quelle forme a-t-il ?

– Il ressemble à quelque chose comme... un cheval gigantesque.

– Que voyez-vous encore ?

– Le nuage se divise en deux.

– Quelle est la moitié la plus grande ?

– Le côté de la tête.

– Les Navarrais sont vaincus », dit la sorcière.

Dominica fit entendre une exclamation étouffée où se révélait la joie.

« Est-ce bien sûr, demanda-t-elle, ce que vous me dites là ?

– Aussi sûr que je suis près de vous. Voulez-vous en savoir davantage ?

– Je voudrais connaître le sort de mon frère, dit la jeune fille.

– Je vais satisfaire votre curiosité. Prenez ce chaudron, remplissez-le d’eau à demi, et mettez-le sur le feu... Bien. Maintenant, allez au jardin me quérir des racines de virtude. »

La jeune fille sortit, accompagnée du chien. Alors la pythonisse prit dans sa poche un sac de cuir et en tira un paquet de linge qu’elle se mit à défaire. Après avoir successivement déplié plusieurs chiffons, elle découvrit une main d’enfant parfaitement conservée et entourée d’une longue et soyeuse mèche de cheveux blonds. Puis elle versa dans le chaudron quelques gouttes d’une liqueur rouge, et attendit le retour de Dominica.

Celle-ci arriva bientôt, apportant une poignée des racines attendues.

« Les avez-vous ramassées à l’ombre ? demanda la sorcière.

– Oui, à l’ombre d’un noyer.

– C’est bien, asseyez-vous et regardez attentivement. »

La vieille jeta les racines dans le chaudron, dont le contenu commençait à bouillir. Au bout d’un moment, il en sortit une flamme bleue qui jeta une lueur fantastique sur tout l’entourage.

« Que voyez-vous dans la flamme ? demanda encore la sorcière.

– Je vois mon frère couvert de sang et dormant d’un sommeil paisible.

– Que voyez-vous de plus ?

– Je vois Juan de Arpide qui dort aussi. Beaucoup de morts sur le champ de bataille... des feux de bivouac, des sentinelles.

– Regardez votre frère ; que fait-il ?

– Ciel ! s’écria la jeune fille en pâlissant.

– Que se passe-t-il ?

– Mon frère se lève ; il tire son épée et s’approche avec précaution de Juan de Arpide.

– Votre frère et Arpide doivent se battre ; le sang coulera, il le faut, dit la vieille d’un ton sinistre. Que voyez-vous encore ?

– Rien de plus, dit Dominica toute tremblante.

– Regardez le mur, et observez attentivement ce que vous y verrez. »

Dominica obéit, et aussitôt, poussant un cri d’angoisse, elle couvrit son visage de ses mains.

« Il m’est impossible de regarder, dit-elle dans une extrême agitation.

– Ôtez vos mains de devant vos yeux et regardez encore. Je n’ai pas le temps d’écouter vos lamentations.

– Je vois Juan de Arpide et une femme qui le tient dans ses bras.

– Connaissez-vous cette femme ?

– Je ne vois pas sa physionomie.

– Regardez Arpide avec attention. Quelle est la couleur de son visage ?

– La pâleur d’un mort.

– Êtes-vous satisfaite ? poursuivit la sorcière avec un sourire diabolique.

– Ma pauvre sœur ! s’écria la jeune fille qui fondit en larmes.

– Votre frère a versé le sang de l’amant d’Inez. Voulez-vous en savoir davantage sur ces affaires d’amour ? »

Le chien poussa un hurlement plaintif ; il s’approcha de sa jeune maîtresse, mit ses deux pattes sur ses épaules et lui lécha la figure.

« Eh bien ! fit la vieille, vous ne répondez pas...

– Je ne sais que faire, dit Dominica en frissonnant.

– Dépêchez-vous, je suis attendue ailleurs. »

La jeune Basquaise hésitait ; le chien continuait à la lécher, sans quitter la sorcière de l’œil.

« Vous avez l’esprit faible, dit celle-ci en se préparant à partir.

– Encore un moment, cria Dominica, qui saisit le jupon de la mégère pour la retenir.

– Non, je ne puis rester plus longtemps ; bonsoir.

– Attendez, je me décide », soupira l’interlocutrice.

Le quadrupède hurla de nouveau, et, retombant sur ses pattes, alla rouler dans un coin.

« Puisque vous êtes résolue à faire ce que je vais vous dire, prenez ce sac et regardez toujours la flamme bleue.

– M’y voilà, dit la jeune fille en s’efforçant de surmonter sa répugnance.

– Ouvrez le sac et jetez un à un dans le chaudron tous les objets qu’il contient. »

Dominica obéit ; mais lorsqu’elle retira la petite main, lorsqu’elle vit dans sa main à elle le membre coupé, entouré de la mèche de cheveux, une telle horreur la saisit, qu’elle jeta le sac et tout son contenu au milieu du brasier qui brûlait dans l’âtre. Une terrible explosion ébranla la demeure. En vain Dominica voulut fuir, elle n’en eut pas la force. Tandis qu’elle s’affaissait avec un cri de terreur, elle vit la sorcière de Zaldin s’échapper par la fenêtre, sous la forme d’une chauve-souris monstrueuse.

Le feu s’éteignit lentement, et une obscurité profonde régna dans la cuisine.

 

 

III

 

Le jour commençait à poindre lorsque Antonio, s’habillant à la hâte, se prépara à remplir sa mission. À la porte, il trouva sa sœur Inez, qui, assise sur le seuil, semblait aspirer avec délices l’air du matin.

« Bonjour, Inez, dit-il en la baisant sur le front ; pourquoi es-tu levée d’aussi bonne heure ?

– Je désirais te voir avant que tu quittes la maison.

– Merci, Inez, c’est une preuve d’amitié qui me touche. Pourquoi Dominica n’est-elle pas venue ?

– Je ne sais, elle dort probablement. Écoute-moi, Antonio ; je suis venue seule parce que je voulais te parler. Tu es jeune, il est vrai, mais les avis d’un homme de ton âge sont meilleurs que ceux des femmes au mien. »

Antonio regarda sa sœur et vit, à la lueur du jour naissant, qu’elle était fort pâle.

« Es-tu malade, chère sœur ? demanda-t-il d’un ton affectueux.

– Oui, Antonio, malade de corps et plus encore de l’âme.

– Pauvre Inez ! que puis-je faire pour toi ? Parle, tu sais que je t’aime tendrement. »

Inez leva ses beaux yeux et les fixa sur son frère d’une façon si interrogative que celui-ci se sentit presque blessé.

« Douterais-tu de mon affection ? demanda-t-il encore.

– Loin de là, cher frère, et la preuve, c’est que je veux te confier un secret qui n’est connu ni de mon père ni de ma mère, et que notre frère Gil ignore également.

– Parle, Inez, je t’écoute avec toute l’amitié d’un frère, sois-en bien sûre.

– Les heures passent rapidement, et tu as beaucoup de chemin à faire ; mais je serai brève autant que je le pourrai. Toi, Antonio, sois indulgent.

– Parle, chère sœur, je t’écoute. »

Inez prit la main d’Antonio entre les deux siennes et commença ainsi sa narration :

« Tu sais la terrible inimitié qui existe entre notre famille et celle des Arpide. Cette inimitié est la principale cause de mon malheur.

– Pourquoi ? fit Antonio avec surprise.

– Parce que, reprit Inez en hésitant, j’ai rencontré Juan de Arpide... La première fois que je le vis, je m’éloignai avec horreur.

– Et tu fis bien, Inez ; l’injure que son père a faite au nôtre est de celles qui ne se pardonnent pas.

– Écoute-moi jusqu’au bout. Depuis ce jour, il ne cessa de me suivre. Lorsque j’allais à l’église avec ma mère, j’étais sûre de le trouver à la porte ; il s’agenouillait derrière nous durant la messe. Lorsque nous sortions, il nous attendait sous le porche et nous suivait à distance.

– Sans t’adresser la parole ?

– Jamais il ne l’osa. Plus d’une fois, en ouvrant ma fenêtre, je l’apercevais sur la montagne, planté debout avec son arc sur l’épaule et les yeux fixés sur notre maison.

– Peut-être nourrissait-il contre nous quelque mauvais dessein.

– Non, dit vivement liiez. Le printemps vint, et, chaque matin, je trouvai un bouquet sur ma fenêtre. Je jetai d’abord ces fleurs avec dédain, convaincue qu’il était caché quelque part, épiant mes actions ; mais, le lendemain, je le rencontrais dans les bois ou près de la fontaine, et il paraissait si triste que je ne pouvais m’empêcher de le plaindre. »

Antonio retira sa main de celles de sa sœur et demeura pensif.

« Écoute-moi, mon frère, par pitié, poursuivit Inez. Sa réserve et sa conduite respectueuse forcèrent mon attention, sans qu’il me fût possible de résister. Je pensai à lui plus souvent que je n’aurais dû, et, en dépit de tous mes efforts, il me fut impossible de bannir son image de ma pensée... Un soir de l’hiver dernier, je revenais de visiter la tombe de notre pauvre cousine Lucie, que nous aimions si tendrement. La neige tombait à gros flocons et la route devint bientôt impraticable. En approchant de la croix qui s’élève au-dessus de la fontaine, je vis briller dans l’obscurité deux charbons ardents. L’épouvante me cloua sur place. Puis un hurlement féroce retentit, et une masse noire s’élança vers moi.

– C’était un loup ! fit Antonio dans une cruelle anxiété.

– Oui, cet énorme loup qui fut longtemps la terreur de la contrée, et qu’on trouva mort près de la fontaine... Ma mort était certaine, poursuivit Inez, qui frémissait encore au souvenir du danger. Déjà je sentais sur mon visage l’haleine brûlante du monstre, lorsqu’un homme sorti je ne sais d’où le saisit à bras-le-corps. Alors s’engagea une lutte désespérée. Ce qui ajoutait à l’horreur de la situation, c’est que ni l’homme ni la bête ne proféraient un cri. Ce fut une étreinte muette, mais terrible. Antonio, je ne te décrirai pas mes angoisses pendant tout ce temps ; elles sont inénarrables. Je croyais que l’homme venu si providentiellement à mon secours était notre frère Gil... »

Durant le récit de cette rencontre, Antonio, respirant à peine, serrait convulsivement les mains de sa sœur.

« Le combat dura près de dix minutes, poursuivit Inez. Enfin le loup tomba mort, étranglé par la main de fer de mon libérateur. Celui-ci s’approcha de moi, et, juge de ma surprise lorsque je reconnus... Juan de Arpide.

– Juan de Arpide ! s’écria le jeune homme, pouvant à peine en croire ses oreilles.

– Oui, mon frère, je lui dois la vie. Pouvais-je, après cela, lui refuser la grâce de m’accompagner jusqu’à notre porte ? Il me fît jurer de tenir l’évènement secret. Je le lui promis, et je suis restée fidèle à ma parole.

– Et l’as-tu revu depuis ?

– Plusieurs fois ; car, dès ce moment, il m’a été impossible de ne pas l’aimer. »

En disant ces mots, elle rougit et cacha son visage sur la poitrine de son frère.

« Es-tu sûre qu’il t’aime ? demanda Antonio après un moment de silence.

– Ses lèvres ne me l’ont jamais dit, mais ses yeux ont suffisamment parlé. De plus, chaque matin, je trouvais un bouquet sur ma fenêtre. La veille de son départ pour aller combattre nos ennemis, au lieu du bouquet accoutumé, il n’y avait que deux fleurs : une pensée et une immortelle liées ensemble.

– Sa conduite est vraiment noble, dit le jeune homme d’un ton solennel. Lève-toi, ma sœur, lève ce front aussi pur que celui du nouveau-né. Je te promets, moi, de te protéger contre tous. Si mon père et mon frère, obéissant à une haine aveugle, demeuraient implacables pour ton sauveur, je serai là pour plaider ta cause. D’ailleurs, je ne doute pas que, lorsqu’ils sauront ce que je sais, ils ne bénissent la douce colombe, messagère de paix entre deux familles qui n’auraient jamais dû être désunies. Oui, ils te béniront comme je te bénis. »

Inez se jeta dans les bras de son frère, qui couvrit ses joues de baisers.

« Ainsi, j’ai bien fait de me confier à toi, dit-elle en versant des larmes de joie.

– Oui, ma sœur, tu as bien fait. Tu peux compter sur ton frère Antonio. Retire-toi maintenant, chère lnez, et attends mon retour. Qui sait ce qui peut arriver ?

– Oui, comptons sur le secours de Dieu, et, jusqu’à ton retour, qu’il t’ait en sa sainte garde ! »

Ils s’embrassèrent une dernière fois, et le jeune homme partit pour sa mission, que, depuis la confidence de sa sœur, il tenait doublement à remplir.

 

 

IV

 

Sur le versant occidental des collines qui s’abaissent graduellement depuis Leiza jusqu’aux bords de l’Océan, un chevalier armé de toutes pièces cheminait sur un noble et fier coursier. Le mauvais état de son armure, son casque tout bossué et l’absence de plume sur le cimier indiquaient qu’il venait de jouer son rôle dans quelque tournoi ou quelque bataille meurtrière. Il allait seul, sans écuyer ni page, s’arrêtant maintes fois pour reconnaître le pays, saisissant la poignée de son glaive au moindre bruit, ou détachant la masse d’armes suspendue à l’arçon de sa selle toutes les fois qu’un berger ou un passant croisait son chemin. Il laissa sur sa gauche le bourg de Goizuéta, suivit le sentier d’Urumea qui mène à la citadelle d’Articuza, non loin de laquelle se voit un arsenal, très connus l’un et l’autre de tous ceux qui fréquentent ces lieux fortifiés. Toutefois aucun de ces ouvrages n’existait à l’époque où se passe notre histoire. L’étroite vallée où s’élève aujourd’hui l’arsenal était le lieu le plus sauvage de toute la contrée.

Lorsque le cavalier atteignit le sommet de l’une des montagnes qui dominent la vallée, le soleil, à son couchant, se plongeait dans la mer et ne se laissait deviner que par le manteau de pourpre dont il s’enveloppait avant de disparaître sous l’horizon. Le chevalier s’arrêta un instant pour admirer le tableau, puis continua de descendre vers la sombre vallée qui arrosait et qu’arrose encore un torrent au cours sinueux. Parvenu près d’un rocher qui encombrait de sa masse le lit du torrent, il mit pied à terre, et, laissant son cheval paître tranquillement, se prépara à prendre un peu de repos. À peine s’était-il étendu sur le gazon que le coursier fit entendre un hennissement auquel un autre répondit tout aussitôt. Se remettre en selle et en même temps sur la défensive fut pour le voyageur l’affaire d’un moment. Au bout de quelques minutes, un bruit sonore et cadencé, accompagné d’un cliquetis de ferraille, annonça l’approche d’un coursier et d’un homme d’armes. La nuit, venue sur ces entrefaites, empêchait de distinguer les objets à distance ; aussi les deux cavaliers ne se virent-ils que lorsque les têtes de leurs chevaux se touchèrent.

« Qui va là ? cria le premier venu.

– Et vous, qui êtes-vous ? répliqua le second.

– Un chevalier.

– Guipuzcoan ou Navarrais ?

– Guipuzcoan.

– Dieu vous assiste ; nous sommes amis. »

En échangeant ces paroles, ils s’étaient rapprochés, et le premier demanda :

« Où allez-vous ?

– Vers Ovarzun.

– Êtes-vous de cette ville ?

– Tout auprès.

– Dans ce cas, nous devons nous connaître. Qui êtes-vous ?

– Juan de Arpide.

– Et moi, dit l’autre chevalier, je suis Gil Iturrioz. »

Un moment de silence suivit cette déclaration. Les premiers-nés de deux familles ennemies depuis trente ans se trouvaient face à face.

« Nous voici enfin sur un terrain neutre, dit Gil Iturrioz. Ici nos armes ne sont plus liées ni par les lois ni par le patriotisme, puisque nous ne sommes plus en présence de l’ennemi.

– Vous dites vrai, répondit Jean de Arpide d’une voix légèrement assombrie par la tristesse. Néanmoins je ne vois pas pourquoi nous mesurerions nos épées quand il n’existe entre nous deux aucun motif de rancune.

– Eh ! quoi ! reprit le frère d’Inez, Juan de Arpide a-t-il oublié que son père a insulté le mien ? Pense-t-il que l’injure faite au chef de la famille n’appelle pas les fils à la vengeance ? Ce serait un étrange héritage, sur ma foi !

– Ecoutez-moi, Gil, dit Juan. Je ne nie pas la mésintelligence qui a pu exister entre nos familles, depuis le jour où mon père refusa au vôtre la main de sa sœur après l’avoir promise. Toutefois, j’ai compris qu’avant cette malheureuse affaire, une étroite amitié unissait ceux qui sont aujourd’hui divisés. Ne prolongeons pas indéfiniment une querelle qui n’a plus aujourd’hui aucun motif et qui devrait être depuis longtemps oubliée. Soyons amis, soyons frères ; nous avons assez d’ennemis à combattre au dehors pour ne nous point affaiblir par des discordes intestines.

– Sur ma foi, vous devriez ôter votre armure et revêtir une soutane ! s’écria Gil avec un rire ironique. Vous ressemblez plutôt à un prédicateur qu’à un homme qui porte des éperons.

– Gil, je ne mérite pas cette provocation. Vous savez que ce n’est pas la peur qui me fait parler ainsi, mais le désir de voir la paix et la concorde régner entre nous.

– Ce désir n’est pas le mien. Lorsque je suis né, la haine existait entre la famille d’Arpide et celle d’Iturrioz. J’ai grandi dans cette haine et j’y veux mourir.

– Je vous plains ! s’écria Juan sur le ton du plus vif regret.

– Merci de votre pitié, je n’en veux pas plus que de vos conseils.

– Je n’ai pas la prétention de vous conseiller. Je me borne à émettre un vœu : séparons-nous sans user de nos armes.

– Vous êtes prudent, Arpide. Peut-être y a-t-il en vous plus que de la prudence. Seriez-vous lâche, par hasard ?

– Il n’y a pas huit jours que vous avez pu voir le contraire,  répliqua Juan, qui fit un suprême effort pour rester calme en présence de cette insulte.

– C’est vrai ; mais il y a peut-être une différence à se battre contre des soldats vulgaires ou contre le fils de Pedro Iturrioz.

– Encore une erreur, probablement volontaire, de votre part. Vous savez bien que je ne vous crains pas.

– Quel est donc le motif qui vous fait refuser le combat ?

– Je crains les conséquences de ce duel. Dieu vous garde, Gil. Je déclare que je ne veux point me battre avec vous. »

En disant ces mots, il donna de l’éperon à son cheval et s’éloigna.

« Vous ne voulez pas vous battre ? cria Gil Iturrioz dans un accès de fureur ; je saurai bien vous y forcer. »

Et, courant après le fugitif, il le rejoignit en quelques enjambées de sa monture. Alors il le frappa au visage avec son gantelet de fer. Juan de Arpide s’arrêta. Il toisa son ennemi d’un regard de feu ; puis il mit pied à terre et tira son épée. Gil en fit autant, et tous deux se préparèrent au combat. Le lieu où ils se trouvaient n’était rien moins que propice pour un duel. Le terrain offrait à peine deux toises de surface unie. Sur trois côtés s’étendaient des ronces épaisses et des broussailles ; le quatrième était un affreux précipice. Une nuit profonde enveloppait la scène, et de grosses gouttes de pluie commençaient à tomber. Le premier à l’attaque fut Gil Iturrioz, dont l’épée frappa lourdement l’épaule de Juan de Arpide. Le combat était engagé. Les échos de la vallée répétaient les coups du fer tombant sur le fer ; les lueurs de la foudre éclairaient par instants cette lutte homérique. Les yeux de Gil brillaient d’une rage infernale ; il attaquait avec fureur, tandis que Juan se maintenait sur la défensive. Le combat fut long. Point d’autre bruit dans cette noire solitude que le choc des armes ; aucun cri ne s’éleva, aucune voix ne révéla la présence de deux êtres humains. Quelqu’un qui serait passé dans le voisinage aurait cru assister à un corps-à-corps entre les esprits de ténèbres.

Soudain, il y eut une lourde chute, et Juan de Arpide cria :

« Relevez-vous, Gil, et mettons fin à ce duel.

– Non, sur mon honneur, quoique vous eussiez pu me tuer lorsque j’étais par terre.

– Cependant, je ne l’ai pas fait. Restons-en là, et retirons-nous chacun de notre côté. »

Pour toute réponse, les échos répétèrent un nouveau fracas, indiquant que le duel avait recommencé.

Mais la reprise ne fut pas longue. Un coup terrible retentit, suivi d’un cri de douleur... puis plus rien.

Seulement, sous les grands arbres de la vallée, on aurait pu entendre, quelques instants plus tard, les quatre pieds d’un cheval qui s’éloignait au galop.

Ce fut tout. La nuit s’acheva dans le plus profond silence.

 

 

V

 

Le lendemain, au moment où la journée s’achevait, Juan de Arpide se trouva couché dans la partie la plus déserte de la vallée d’Articuza. Près de lui, son cheval de bataille paissait tranquillement. Le chevalier se sentait brisé par tout le corps et il ne pouvait faire un mouvement. Il chercha dans sa mémoire les évènements qui l’avaient amené là. Alors il se rappela sa rencontre de la veille avec Gil, les paroles qu’ils avaient échangées, le combat qui s’en était suivi, et sa fin. Ayant regardé le roc abrupt au pied duquel il se trouvait, il comprit que c’était à son sommet que le duel avait eu lieu la nuit précédente, et qu’il avait roulé de là au moment de sa défaite. Ce souvenir expliquait assez le déplorable état de toute sa personne. Il avait au cou une profonde blessure ; de plus, il se mourait presque d’inanition, car il n’avait pris aucune nourriture depuis environ trente heures.

Tout secours humain était impossible à espérer dans ce lieu, le plus solitaire que le chevalier eut jamais vu. Un tapis de verdure, durant l’été, couvre toute la surface du terrain. Les chênes, les pins et les trembles, avec leurs branches entrelacées, forment un abri impénétrable aux rayons du soleil. Le cours d’eau qui serpente, pur et limpide, dans l’étroite vallée, baigne le pied des arbres et entretient tout autour une délicieuse fraîcheur. Ce cours d’eau s’élargit en divers endroits, pour former de petits lacs entourés de roseaux et d’églantiers. Quand on regarde les eaux tranquilles de ces étangs en miniature, on croirait voir une grande glace entourée de feuillage et de fleurs. Toutefois nulle trace de civilisation ne se rencontre dans cette solitude, aussi riante que sauvage. Le martin-pêcheur qui passe en effleurant l’eau de ses ailes, l’izar aux formes gracieuses qui vient s’y désaltérer, la tourterelle ou le rossignol, chantres attitrés des lieux déserts, y représentent seuls la nature vivante.

Voyant la nuit approcher, et pressé par la faim, Juan de Arpide appela son coursier. Le fidèle animal accourut à la voix de son maître avec un hennissement de joie. Répétées et pénibles furent les tentatives du blessé pour se mettre en selle ; il y réussit toutefois après de nombreux efforts. Quelques pas l’amenèrent sur le bord d’un des petits lacs que nous venons de décrire, et au-dessus duquel planait une vapeur diaphane. De longues plantes grimpantes pendaient le long des rochers qui entouraient la nappe d’eau et baignaient leur verte chevelure dans ses profondeurs, tandis que le nénuphar aux larges feuilles et aux belles fleurs blanches tapissait çà et là la surface du lac. Sur la rive, un saule pleureur inclinait ses branches délicates, qui ondulaient au gré de la brise comme les plumes d’un casque de tournoi.

Tout en donnant un regard distrait à ce gracieux coin de terre, le cavalier crut voir, aux dernières lueurs du jour, une soudaine ondulation se produire à la surface de l’eau. Il crut voir aussi s’entr’ouvrir le rideau de verdure suspendu aux rochers. En même temps, le saule pleureur se balançait d’une façon singulière, et une musique mystérieuse remplissait l’air de ses sons mélodieux. Tout à coup, au milieu de la vapeur qui flottait sur le lac, apparut un essaim de jeunes femmes d’une incomparable beauté. Des tuniques de gaze voilaient à peine leurs corps, aussi gracieusement modelés que celui d’Aphrodite sortant de l’onde, et une étoile lumineuse était incrustée dans le cercle d’or qui ceignait le front de chacune d’elles.

Bientôt, s’étant formées en rond, elles dansèrent une ronde aérienne, au son de la musique dont les accords ne cessaient de résonner. Leurs cheveux d’or, dénoués, tombaient négligemment sur leurs épaules d’albâtre, et de longs cils voilaient l’éclat de leurs yeux d’azur.

Après quelques instants donnés à la danse, ces sylphides des montagnes se rapprochèrent du cavalier, que la vue de ce spectacle avait changé en statue équestre, et l’entourèrent de toutes parts. L’une prit la bride de son cheval, une autre lui tint l’étrier pour l’aider à descendre ; d’autres enfin, après l’avoir enlevé dans leurs bras et doucement déposé à terre, lui ôtèrent son casque, débouclèrent son ceinturon, bref, le dépouillèrent de son appareil guerrier. Ainsi désarmé, et tout ahuri de cette étrange aventure, Juan de Arpide se laissa conduire sous le saule pleureur. Cet arbre cachait l’ouverture de la grotte qui formait la demeure de Maitagarri, la puissante fée des Pyrénées.

Tout ce que peut rêver l’imagination la plus orientale était réuni dans le palais souterrain où les nymphes introduisirent leur prisonnier. Un sable jaune d’une extrême finesse en couvrait le sol ; de hautes colonnes de stalactite, semblables à des serpents de cristal, et reliées entre elles par des guirlandes de fleurs, soutenaient une voûte dont les moulures, recouvertes d’une poussière de diamant, reflétaient la lumière de mille flambeaux invisibles. Sous un dais de cristal s’élevait un amas de coussins faits d’une mousse aussi moelleuse que la peau de l’hermine, et sur ces coussins était assise ou plutôt à demi couchée la reine de ce merveilleux royaume. De fines pantoufles écarlates faisaient ressortir la petitesse de son pied, et un voile de gaze brodé d’or dissimulait à demi son visage dont on n’apercevait que les yeux, d’un beau noir d’ébène. Lorsque le guerrier parut, elle se leva, retira son voile, et, lui faisant signe de sa belle main, lui dit avec le plus aimable des sourires, pendant que les jeunes filles qui l’avaient amené disparaissaient :

« Juan de Arpide, tu es venu ici à une heure prohibée. Tu m’as surprise dans mon sommeil ; tu mérites une punition. »

Ces paroles furent dites d’une voix aussi harmonieuse que le timbre d’une cloche d’argent.

« Belle dame, répondit Juan, interdit à la vue d’une aussi exquise beauté, j’ignorais votre domination sur ces parages. Si j’ai commis le crime dont vous m’accusez, la faute en est à ma mauvaise étoile.

– Aussi mon indulgence t’est-elle acquise. Je te pardonne. Sache, d’ailleurs, que sans mon intervention ta mort eût été certaine.

– Comment cela ? Sauriez-vous par hasard...

– Je sais tout. Je connais ta querelle avec les Iturrioz et les motifs secrets qui t’en font désirer la fin. Cachée dans l’ombre, j’ai vu le combat de la nuit dernière, et, s’il n’y avait pas eu dans l’air un bras invisible pour parer les coups dirigés contre toi, ton corps eût été réduit en pièces.

– Comment pourrai-je vous remercier, belle dame, d’une aide aussi puissante et aussi inattendue ? s’écria Juan, fasciné par les regards autant que par les paroles de Maitagarri.

– Je t’ai sauvé la vie ; ta vie m’appartient donc désormais. »

Juan de Arpide baissa la tête.

« Ne t’estime pas à plaindre. Tu auras l’amour d’une fée puissante. Elle mérite bien que tu lui sacrifies celui d’Inez Iturrioz. »

Le guerrier basque était consterné. Aussi ne répondit-il que par le silence à cette étrange déclaration.

« Eh bien ! tu ne réponds pas ? reprit Maitagarri. Tu devrais savoir qu’un mortel qui pénètre dans mes domaines n’en sort plus jamais. »

En parlant ainsi, elle se transforma de telle sorte et si soudainement que, lorsque Juan releva la tête, il crut avoir devant lui la femme qu’il aimait ; les traits, les yeux et jusqu’au son de la voix, étaient ceux d’Inez Iturrioz. Le jeune homme croyait rêver. Toutes les souffrances que lui avait laissées le combat s’étaient évanouies. Il ne sentait plus la faim, et il lui semblait boire la vie dans les yeux de la femme qui lui parlait.

« Écoute-moi, poursuivit-elle en se rapprochant, je puis te faire le plus heureux des mortels. Aimes-tu la gloire ? Tu n’as qu’à parler et la couronne du conquérant sera ton partage. Préfères-tu la richesse ? Demande, et les palais sortiront de terre pour t’abriter, les riches étoffes pour te parer, les pages pour te servir. Soupires-tu après l’amour ? Tu posséderas le mien éternellement... un amour qui ne se peut comparer à aucun autre.

– Oh ! Inez, Inez ! » cria Juan à moitié vaincu.

L’enchanteresse prit sa main et déposa un baiser sur ses lèvres ; mais la main était froide et la bouche de glace.

Une sensation de terreur mêlée de plaisir envahit tout son être. L’influence de cette atmosphère enchantée lui causa une sorte de vertige ; un brouillard obscurcit sa vue, puis le sommeil acheva de l’abattre et il tomba profondément endormi sur un lit de mousse.

La fée appela ses suivantes, qui répandirent des eaux parfumées, rafraîchirent l’air autour du dormeur avec des éventails, et versèrent sur ses lèvres quelques gouttes d’une liqueur dorée.

La lumière mystérieuse qui avait brillé jusque-là se radoucit graduellement. Maitagarri, penchée sur son hôte, le contemplait dans une extase muette, tandis que la tristesse assombrissait son visage, et que les nymphes, reprenant leur forme aérienne, s’évaporaient dans le brouillard, qui disparut à son tour, laissant la grotte dans une complète obscurité. Au dehors, on entendait les pas des chevaux et le bruit des armures, annonçant le passage des chevaliers qui revenaient de la guerre. Les oiseaux gazouillaient leurs chansons joyeuses, et le soleil dorait les cimes du pic d’Aya.

Lorsque Juan de Arpide s’éveilla, il était couché dans la même chambre magique. Sa tête reposait aux pieds de Maitagarri, dont les yeux veloutés s’attachaient à lui, comme pour surprendre son premier regard. Une table chargée des mets les plus délicats était dressée au milieu de la pièce.

 

 

VI

 

Cependant Antonio s’était rendu au camp des guerriers de Guipuzcoa. Là il apprit que Juan de Arpide avait disparu, et que Gil Iturrioz, voyant les Navarrais en déroute, avait regagné ses foyers. Toutes les troupes victorieuses opéraient d’ailleurs leur retraite.

Lorsqu’il retourna chez son père, le jeune homme pensait y trouver quelque nouvelle du bien-aimé de sa sœur, dont il était résolu à protéger l’inclination. Grande fut sa surprise d’apprendre qu’au dire de son frère Gil, revenu depuis la veille, Juan de Arpide avait trouvé la mort sur le champ de bataille. Cette nouvelle, annoncée sans préparation, fut un coup mortel pour le cœur d’Inez. Une tristesse profonde s’empara d’elle, et une fièvre obstinée commença dès lors à miner son existence. Elle passait des journées entières assise dans le ravin où son amant lui était apparu pour la première fois, et, la nuit, se levait furtivement pour errer dans la solitude des bois. La pâleur de ses traits, l’amaigrissement de toute sa personne indiquaient une consomption lente qui tarissait en elle les sources de la vie. Ni les sages conseils de son père, ni les tendres caresses de sa mère ne parvenaient à guérir son cœur blessé à mort. Aux premiers elle répondait par un sourire chargé de mélancolie, aux secondes, par des flots de larmes.

Plusieurs mois s’écoulèrent de la sorte. On était à la fin de l’automne. Les feuilles sèches tourbillonnaient au vent du nord-est, comme les oiseaux voyageurs, qui, à cette même époque, s’envolent en troupes vers de lointains climats. Le ciel bleu se couvrait des premières brumes de l’hiver, les jours raccourcissaient visiblement, les nuits devenaient plus longues. L’état d’inez empirait ; ses promenades nocturnes avaient déjà cessé.

Un soir, toute la famille était réunie autour du foyer commun. Le père, découvrant sa vénérable tête, bénissait le repas étalé sur la table rustique. Gil Iturrioz occupait sa place accoutumée. Catalina filait comme d’habitude, non sans couver des yeux sa chère Inez, qui, assise sur un grand fauteuil et les mains croisées sur ses genoux, laissait deviner par le vague de son regard que la pensée était ailleurs. Dominica pleurait, en cachant ses larmes derrière sa main. Antonio serrait convulsivement la serpette avec laquelle il sculptait le bout d’un bâton de noisetier, destiné à soutenir les pas chancelants de sa sœur. Un silence plein de tristesse régnait dans l’appartement ; au dehors, la tempête faisait rage. Soudain, un coup frappé à la porte fit tressaillir tous les assistants.

« Va voir qui c’est, Antonio, dit le chef de la famille.

– Un pauvre étranger qui a perdu son chemin et qui demande un abri, répondit une voix à la question d’usage.

– Dieu protège le voyageur ! répliqua Pedro Iturrioz. La porte du Basque lui est toujours ouverte. »

L’étranger entra. Les jeunes gens se levèrent, Catalina quitta son rouet et déposa sur la table un supplément de provisions. Le vieux Pedro fit signe au nouveau venu de s’asseoir au coin du feu, poste d’honneur réservé au chef de la famille, mais toujours octroyé au visiteur.

Celui qui venait d’entrer portait le costume d’un pèlerin. Il paraissait avoir cinquante ans environ. Le teint bronzé de son visage disparaissait à demi sous un chapeau à larges bords qui ne laissait guère apercevoir qu’une grande barbe blanche ; mais son manteau, en s’entr’ouvrant, révélait un homme robuste et bien bâti.

Le pèlerin prit le siège qui lui était offert et partagea le souper de famille.

Le repas terminé, Pedro Iturrioz invita son hôte à réciter les prières, ce qu’il fit d’une voix tremblante. Chacun venait de se rasseoir, lorsqu’un gémissement prolongé fit tourner tous les yeux vers Inez. La jeune fille se leva, et, transfigurée par une subite et mystérieuse émotion, étendit la main comme pour atteindre un objet désiré. Ce ne fut qu’un éclair ; l’instant d’après, elle retombait anéantie sur ses oreillers.

« Inez, dit Dominica avec une tendre sollicitude, désires-tu quelque chose ?

– Rien, ma sœur ; je faisais un beau rêve, mais qui ne se réalisera pas.

– Ma pauvre fille ! murmura Catalina en sanglotant.

– Il faudra bientôt me dire adieu, ma mère, poursuivit Inez. Je n’en ai pas pour longtemps. Mais ne me plaignez pas, j’irai rejoindre mon bien-aimé. »

Catalina prit la main de sa fille, qu’elle baisa avec passion.

« Votre fille est malade, señor ? demanda le pèlerin, que cette scène avait profondément ému.

– Hélas ! répondit Pedro, le bras de Dieu s’est appesanti sur nous ; que sa volonté soit faite en toutes choses !

– Pourriez-vous me dire la cause de son mal ?

– On dit qu’elle se meurt d’amour.

– Pauvre enfant ! soupira l’étranger.

– Merci de votre compatissance ; elle serait plus grande encore si vous connaissiez notre Inez. Avant ce douloureux évènement, Inez était l’orgueil de mes vieux jours et la joie de mon cœur.

– Celui qu’elle aime l’aurait-il abandonnée ?

– Non, c’était un de nos voisins, un honorable et brave jeune homme.

– Qu’est-il devenu ? interrogea de nouveau le pèlerin.

– Il est mort, dit le vieillard en courbant la tête ; mort au moment où nous allions éteindre une inimitié qui divisait depuis longtemps les deux familles, et où, touché de sa noble conduite envers ma fille, j’étais prêt à l’admettre dans ma maison. Ah ! la haine est une indigne passion. Dieu m’a puni pour ne l’avoir pas assez tôt étouffée dans mon cœur. Inclinons-nous devant sa justice, qui veut faire de nous un exemple.

– Puis-je savoir comment il est mort ?

– De la mort que je désire pour mes fils – sur le champ de bataille. »

L’étranger se tourna lentement vers Gil, qui semblait mal à l’aise et n’osait regarder sa sœur.

« Vous dites qu’il est mort sur le champ de bataille ?

– Oui, sur le champ de bataille, répliqua Pedro.

– En combattant contre les ennemis ?

– Contre les ennemis de son pays. »

Une fois de plus l’étranger se tourna vers Gil Iturrioz.

Antonio s’était rapproché, prêtant une attention inquiète au dialogue qui se poursuivait entre son père et l’inconnu.

« Qui vous l’a dit ? demanda encore ce dernier.

– Mon fils, qui l’a vu mourir.

– Lequel des deux ? Le jeune homme qui nous écoute ou Gil, que je vois là-bas si absorbé ?

– Gil, répliqua le vieillard, surpris de cette indiscrète curiosité, et plus surpris encore de voir que l’étranger connaissait le nom de son fils.

– Dans ce cas, Gil Iturrioz a menti, fit le pèlerin d’une voix tonnante.

– Gil Iturrioz ne ment jamais, répliqua le premier-né de la famille, qui se leva, blême de colère, et répondant à l’injure par un geste de menace.

– Frappe-moi donc à la face, chevalier félon ; ce sera la seconde fois », dit le pèlerin avec une calme dignité.

Et, tandis que l’assistance, stupéfaite de cet incident, en attendait la conclusion avec anxiété, il ajouta :

« Gil Iturrioz, je t’accuse devant tes parents du crime d’assassinat.

– Misérable ! hurla l’homme ainsi apostrophé, au comble de la fureur ; si tu n’étais sous notre toit, je t’aurais déjà percé de mon épée.

– Depuis quand, s’écria le vieux Pedro, mes enfants oublient-ils les devoirs de l’hospitalité ? » Puis, se tournant vers le pèlerin : « Señor, poursuivit-il, vous avez prononcé une grave accusation. Pouvez-vous en donner la preuve ?

– Sur-le-champ, si vous le désirez.

– Commencez donc, dit le vieillard avec la majesté d’un juge qui s’assied à son tribunal.

– Gil Iturrioz, chevalier guipuzcoan, dit le pèlerin d’une voix haute et ferme, répondez. Qui avez-vous rencontré dans la vallée d’Articuza, il y a quatre mois environ ? »

Gil frissonna et jeta sur son accusateur un regard d’épouvante.

« Quelles furent les paroles échangées entre vous et Juan de Arpide ? Ne vous offrit-il pas la paix à plusieurs reprises ?

– Oui, dit faiblement l’accusé, qui avait déjà perdu toute son assurance.

– Et, au lieu d’accepter la paix, ne l’avez-vous pas insulté ?

– C’est vrai.

– Et à l’insulte n’avez-vous pas ajouté le dernier des outrages en le frappant à la joue avec votre gantelet ?... Répondez, Gil Iturrioz. Lorsque le combat a commencé, n’avez-vous pas été le seul à l’attaque, et votre adversaire a-t-il fait autre chose que se défendre en parant vos coups ? »

Gil gardait le silence. Le père dirigeait sur son fils des yeux foudroyants ; Antonio tremblait d’indignation, et les femmes semblaient frappées de terreur.

« Maintenant, señor Pedro, continua l’étranger, c’est à vous que je m’adresse. Au cours de ce duel inégal, votre fils tomba. Son adversaire, justement irrité, aurait pu lui donner la mort. Mais Juan de Arpide fut généreux ; il lui tendit la main et l’aida à se relever, en lui proposant de nouveau la paix. Savez-vous ce que fit votre fils ? Il lui porta un coup violent qui le blessa au cou et le mit hors de combat, puis il le jeta au fond d’un précipice. Quel nom donnerez-vous à cet homme ? »

Il y eut un silence solennel ; après quoi le vieillard se leva lentement, et, d’un geste impérieux, montrant la porte au coupable :

« Sortez de ma maison, Gil. Je ne vous reconnais plus pour mon fils. »

En entendant la malédiction prononcée par Pedro Iturrioz sur son premier-né, Inez, déjà bouleversée par la révélation du pèlerin, poussa un cri et s’évanouit. Catalina et Dominica étaient pétrifiées.

Au moment où Gil, obéissant à l’ordre de son père, allait quitter la maison, le pèlerin l’arrêta.

« Voyez votre sœur, lui dit-il ; elle est mourante. Repentez-vous, et il y aura peut-être un remède à tant de maux. »

L’étranger s’approcha d’Inez, qui revenait à elle insensiblement. Il prit la main de la jeune fille, et, se tournant vers la famille assemblée :

« Si Juan de Arpide vivait, consentiriez-vous à son mariage avec Inez ? »

D’un geste aussi prompt que l’éclair, Antonio enleva le chapeau du pèlerin. En même temps, la barbe, qui était fausse, tombait, et la tête de Juan de Arpide apparut aux yeux de tous.

Un cri de surprise et de joie accueillit ce coup de théâtre. Inez n’en pouvait croire ses yeux ; elle passa ses mains sur ses paupières, comme pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas, puis se jeta sans rien dire dans les bras de son bien-aimé.

Quant au coupable Gil, la terreur dominait en lui tout autre sentiment, car il jugeait cette apparition surnaturelle. Convaincu enfin par l’évidence, et touché de repentir, il s’approcha de Juan et lui dit :

« Mon frère, plaidez pour moi devant la justice paternelle. »

Un mois après, le mariage d’Inez Iturrioz avec l’aîné de la maison d’Arpide fut célébré au milieu des plus grandes réjouissances.

 

 

VII

 

Le lendemain des noces de Juan et d’Inez, les échos de la vallée d’Articuza répétaient des gémissements lugubres. Sur le bord du torrent, gisait, pitoyablement maltraitée, une femme arrivée au terme de la décrépitude. Des fantômes rangés en cercle autour d’elle la frappaient sans merci, comme des batteurs qui brisent la paille sous leurs fléaux. Maitagarri présidait à l’exécution. Les traits de la fée respiraient une rage aveugle. Ses yeux dardaient des flammes ; de sa bouche sortaient des cris au lieu de paroles. Ce n’était plus la beauté séduisante qui avait charmé Juan de Arpide ; c’était une beauté d’une autre sorte : celle de l’ange déchu lorsqu’il cesse un moment de souffrir les tortures de l’enfer.

« Femme maudite, disait-elle, à quoi servent tes philtres ? Est-ce pour un tel usage que je t’ai donné la main d’un enfant endormi ? Malheur à moi, qui ai compté sur tes amulettes plus que sur le pouvoir de mes propres charmes.

– Pardon ! cria la sorcière de Zaldin, car c’était elle.

– Que je te pardonne ! quand je voudrais voir ton corps en lambeaux. Non, point de grâce. Meurs comme tu as vécu. »

Et la sorcière de Zaldin, ne pouvant plus endurer le supplice, rendit le dernier soupir. Maitagarri disparut avec son cortège de fantômes dans la grotte merveilleuse, d’où elle ne sortit pas de longtemps. Lorsqu’elle reparut, la citadelle d’Articuza et l’arsenal attenant étaient déjà construits. Le bruit des marteaux énormes, les flammes et les étincelles qui jaillissaient de la forge comme d’un volcan la forcèrent à chercher un refuge plus solitaire dans les sierras d’Ahuhemendi.

Le cadavre de la sorcière était devenu noir comme le charbon. Un aigle colossal le prit entre ses serres et l’emporta dans les nuages.

 

 

Mariana MONTEIRO,

Legends of the Basque People,

Londres, 1886.

 

Traduit de l’anglais par A. de V.

 

Paru dans la Revue britannique

en décembre 1886.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net