La légende du Vitlit

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Frère OUDINET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. DURDENT ET CLAQUEDENT

 

 

Toute légende est construite sur un fonds de vérité. Avant de vous raconter celle-ci, je vous dirai deux mots d’histoire de la région qu’elle illustre ; je les tiens de vieux manuscrits rongés par les vers que j’ai consultés à votre intention.

Vous savez, peut-être déjà que la superbe vallée de la Durdent si large, si étendue surtout à l’embouchure de la rivière, que Napoléon rêva un jour, si j’en crois la chronique, d’en faire un port de guerre, ne fut pas toujours couverte de prairies florissantes et de gras pâturages.

Lors des grandes marées, la mer y remontait et la vallée toute entière était couverte de marécages, inculte et insalubre. Les quelques vilains de Veulettes, de Paluel, de Conteville, des Plains et des villages de la côte qui ne se livraient pas à la culture vivaient de la pêche et mouraient de la fièvre sur ce territoire où ils jouissaient du privilège de la commune.

La contrée était sauvage et presque abandonnée. Sur les hauteurs, dans la plaine plus saine, parce que battue par les vents du large, s’élevaient les châteaux altiers des puissants seigneurs de la contrée, des Janville, des Hauconduit, des Canouville, des barons d’Auberville, et, à l’écart de la côte, dans les îles, se dressaient les manoirs féodaux des barons de Cany-Canielle et de Cany-Barville. Ils s’y tenaient, défendant leurs territoires contre les incursions des voisins, tout en surveillant leurs pêcheries et leurs chasses, leurs métairies et leurs moulins assis sur les chutes de Canielle, de Vittefleur et de Paluel.

C’est alors que parurent ces hommes qui ont fait la France, et que l’ingratitude des pouvoirs sectaires chassèrent au-delà des frontières, sous le régime abject qui un moment présida aux destinées du pays, ces hommes qui l’ont civilisée, assainie, cultivée, agrandie, faite riche et prospère, pionniers toujours, jadis, comme maintenant encore, du progrès et de la civilisation, de la science et des arts, avançant hardiment l’évangile d’une main, la pioche et la bêche de l’autre, gagnant des âmes à Dieu et des marais pestilentiels à la culture : les moines de Saint Benoît.

Ceux de Fécamp s’installent à Vittefleur, ceux de Saint-Ouen de Rouen à Veulettes et y fondent un prieuré. Ils se mettent à l’œuvre, drainant les terres, creusant des canaux, desséchant les marais, déboisant les collines, défrichant et cultivant les terres ; puis ils construisent des habitations salubres, des églises, bijoux d’art, comme celle de Veulettes qui montre des vestiges du IXe siècle, des hôpitaux et des maladreries. Bientôt, avançant vers le rivage, ils luttent contre la mer elle-même.

Le dixième abbé qui occupait alors la chaire abbatiale du monastère de Fécamp était Richard de Treigon. Il acheta au sire de Hotot ses droits sur la Vallée de la Durdent et les ruines de son vieux château d’Anglesqueville-les-Murs. Puis il entreprit une œuvre gigantesque, il établit un barrage, une muraille colossale pour arrêter les flots de la mer, une table de grès et de pierre retenue par des pieux énormes, magnifique digue derrière laquelle les navigateurs et les pêcheurs trouvèrent un abri sûr : ce fut le port de Claquedent.

Et bientôt, en avant de la falaise de Conteville, une bourgade florissante s’éleva qui tira son nom de la rivière, ce fut la ville de Durdent. En 1807, l’ingénieur Leboulenger, visitant la région, apprit de M. l’abbé d’Eudeville, ancien curé de Veulettes, l’existence de cette ville de Durdent ensevelie sous le galet et les sables ; l’ecclésiastique lui fit voir à marée basse des restes de murs et des troncs d’arbres que l’on regardait comme les ossements de la cité disparue.

En effet, Durdent n’est plus, et la digue formidable à l’abri de laquelle se dressaient les chaumières et les maisons, manquant d’entretien dans la suite des temps, ne résista pas à l’immense puissance des flots. S’il faut en croire la tradition, un jour de grande tempête, la veille de la Saint-Jean-Baptiste, le 23 Juin 1755, il se produisit un de ces sinistrés terribles : la mer engloutit d’un seul coup la cité, pas un navire ne survécut et la bourgade fut à jamais ensevelie sous les galets.

Ce jour-là, à Veulettes, Saint-Pierre-en-Port, les Dalles et Bruneval et dans toutes les paroisses de la côte, ce fut la désolation ; partout des barques avaient été englouties, quatorze aux Dalles en particulier, partout des familles furent en deuil, le nombre des veuves désolées et des orphelins ne se compta plus.

C’est cet évènement qui a donné naissance à la légende que j’ai promis de vous conter.

 

 

 

II. DEUX VIEUX AMIS

 

 

Au creux du vallon où se cache Veulettes dont le clocher antique émerge des grands arbres, vivaient il y a à peu près deux siècles, sans bruit et heureux dans leur pauvreté, deux vieux marins. Ils avaient élu domicile sur le territoire de Malleville-les-Grès, dans un trou creusé à même la colline de marne tendre qui existe encore aujourd’hui et où des humains ne dédaignent pas de chercher un refuge. L’un était fécampois et s’appelait le Père Radiguet, l’autre était connu sous le nom de Jean-Pierre ; il était né dans le vallon qu’il chérissait, non loin de la grande Bleue qui avait nourri ses aïeux de temps immémorial. Ce trou de falaise était son château, son fief. Bien campé, à mi-hauteur de la colline, avec une vue superbe sur les coteaux verdoyants au printemps, flamboyants à l’automne quand les hêtres se dorent et que les rosiers sauvages et les ronciers s’allument d’un rouge vif, abrité des vents de Nord et d’Ouest par les falaises et la colline d’Auberville qui lui fait face, préservé des rayons trop ardents du soleil par les lianes, les buissons et les arbres qui forment à son entrée un rideau naturel, ouvert au grand air vivifiant de la plaine, c’est, de loin, une petite vision de paradis.

Personne jamais ne s’était avisé de lui contester son droit de propriété ; il y habitait depuis toujours et sa femme y était morte il y avait quelque vingt ans. Le mobilier en était simple : lit de paille et de varech bien séché au soleil, couvertures et caisses, quelques plats et casseroles, une marmite et un trépied et, contre la paroi de marne, accrochés, des engins de pêche et des filets.

Mais comment, me direz-vous, ces deux hommes étaient-ils là vivant ensemble bien qu’originaires de pays différents ? Quel lien les unissait ainsi l’un à l’autre ?

Partant ensemble de Fécamp pour la grande pêche d’Islande ou de Terre-Neuve, ils s’étaient liés d’amitié, ils avaient partagé les mêmes dangers, vu la mort en face lors des grandes tempêtes ; un jour même, sur le banc, ils s’étaient perdus tous les deux : partis seuls sur un frêle doris et surpris au milieu du brouillard ils ne durent qu’à une intervention vraiment miraculeuse de Notre-Dame de Janville, invoquée par Jean-Pierre, de rejoindre le bord. En mainte occasion, ils s’étaient dû mutuellement la vie. Maintenant, après avoir vécu ensemble, ils vieillissaient et n’avaient pas de famille.

Un jour qu’ils rentraient de la grande pêche au port de Fécamp après une excellente saison, ils franchissaient la passe, saluant le Christ en croix et la chapelle de Notre-Dame de Grâce, lorsque Jean-Pierre eut une inspiration subite.

– Dis-donc, Radiguet, on s’fait vieux, qui qu’t’en dis ? on pourrait-y point vivre de ses rentes ?

– T’en parles à t’n’aise, Jean-Pierre, toi qu’as un château, mé j’n’ai ni famille, ni maison.

– C’est justement pour ça que j’t’en parle. Nous avons toujours vécu ensemble, j’pourrions pas vivre l’un sans l’autre. J’avais pensé que, puisque nous avions les mêmes goûts, mon trou pourrait bien nous loger tous les deux. Tu sais, c’est entre nous deux à la vie, à la mort, j’n’ai point d’héritiers, c’qui est à mé est à té, allons ça t’va-t-il ? Tope-là mon vieux frère, et nous passerons ensemble nos vieux jours. Nous avons de quoi nous offrir un petit canot pour aller au large de Claquedent chercher le dîner, la Durdent ne manquera pas de truites ; s’il y a des jours de tempêtes, il y a de la rocaille sur les rochers et du lapin en abondance dans toute la vallée, ce s’ra déjà l’paradis su c’te terre en attendant l’autre.

Radiguet aurait bien accepté aussitôt, mais il avait fait vœu sa vie durant de porter un cierge chaque année, le 8 Septembre, à la chapelle de Notre-Dame de Grâce, bâtie sur la côte à l’entrée du port de Fécamp, en reconnaissance de la protection miraculeuse obtenue sur le grand banc.

On discuta la chose : il fut convenu que chaque année on irait en barque en pèlerinage à Notre-Dame de Grâce et que, pour la prière, on se rattraperait avec Notre-Dame de Janville, protectrice des marins de Saint-Valery-en-Caux, de la vallée de la Durdent et de toute la côte jusqu’à Saint-Pierre-en-Port. Tout fut décidé après qu’on eut consulté Messire Laurent Blondel, vicaire de Malleville-les-Grès, qui était un viejl ami de Jean-Pierre avec lequel il réglait toujours ses affaires de conscience à chaque départ pour la campagne de pêche.

Messire Laurent Blondel avait approuvé tout et ils vivaient ainsi maintenant du produit de leur pêche et de la chasse aux lapins.

Il faut ajouter pour comprendre le dénouement de notre histoire que tous deux étaient bien-pensants. Craignant Dieu, ils n’auraient jamais manqué de dire un bout de prière avant de s’endormir, et de saluer au passage, à tous les carrefours de la campagne, sur les calvaires qu’ils rencontraient, l’Ami qui étend ses bras sur les pauvres humains et auquel ils s’étaient maintes fois recommandés dans la tempête ; jamais, le dimanche, ils n’auraient voulu pour tous les trésors du monde aller à la pêche et voler à leur profit le jour du Seigneur ; ils avaient leur place là-haut dans la vieille église de Malleville-les-Grès, derrière un des derniers piliers de grès, et ils ne manquaient pas d’aller après l’office s’agenouiller sur les tombes des pauvres défunts et devant le grand et beau calvaire déjà plusieurs fois centenaire à cette époque.

Mais, oh ! malheur, ils avaient tous deux un défaut.

Jean-Pierre avait une triste manie, une vraie passion : pour tout et pour rien, il eut abandonné dans un pari jusqu’à ses hardes et son bateau si son compagnon n’y avait mis le holà. Chaque dimanche il allait à l’auberge dans un petit coin écarté de Veulettes, il y passait la soirée devant un bol de cidre, oh ! pas à jouer, cela lui cassait la tête, mais à parier, avec quelque malin compère qui savait son défaut et avait envie de se rafraîchir ou de se réchauffer, selon la saison, à ses dépens, mettant sur la tête des joueurs tous les sous qu’il avait péniblement gagnés dans le cours de la semaine. Presque invariablement, il perdait jusqu’au dernier.

Radiguet avait un autre défaut, bien plus grave celui-là, et qui faisait craindre fort Jean-Pierre pour son salut éternel, c’était une soif inextinguible ; il buvait comme une terre desséchée par six semaines de soleil, comme un seau sans fond et il affectionnait le gros cidre. Chaque semaine, le dimanche, après vêpres chantées, il liquidait sans vergogne sa part des bénéfices de la communauté à l’auberge de Durdent où il se rendait sous prétexte de jeter un coup d’œil sur le canot. Jean-Pierre tâchait bien de le moraliser mais n’avait guère d’influence, ne connaissant point lui-même ce que c’est que d’amasser des trésors périssables.

Toutefois, ne se jugeant pas aussi coupable que Radiguet, souvent, sans rien dire, il faisait un bout de prière pour lui et il mettait brûler le dimanche un cierge minuscule à Saint Michel, patron de la paroisse, pour qu’il retienne solidement le démon, tant il était peiné à la pensée d’être séparé à tout jamais dans le Paradis de son vieux camarade.

 

 

 

III. LES PÈLERINS

 

 

Un dimanche soir, Radiguet était encore à l’auberge ; Jean-Pierre, en homme rangé, après avoir perdu sa semaine en paris malheureux, comme de coutume, s’occupait tout triste à préparer le modeste repas ; il s’était assis sur le billot de bois qui lui servait de siège devant la marmite où mijotait la soupe sur un feu fumeux et sans vigueur ; le vent soufflait en tempête, renvoyant à l’intérieur la fumée. Ne comptant guère sur son compagnon, à qui il arrivait parfois de chavirer au retour dans le sentier, et de cuver son vin en passant la nuit à la belle étoile, dans les ronces et les joncs-marins, quand le vent soufflait un peu fort dans les voiles, Jean-Pierre se levait pour atteindre son écuelle et la remplir de soupe fumante, quand il s’entendit appeler du bas du petit sentier qui menait à sa caverne.

– Ohé, Jean-Pierre, a-t-on pitié chez vous, par le mauvais temps, des pauvres voyageurs ?

– Mais comment donc, brave homme, si vous ne dédaignez pas notre misère, ne sommes-nous pas frères en Jésus-Christ ?

L’homme qui avait parlé montait à pas lents et fatigués, il était de taille moyenne, jeune encore, l’air très doux et la figure aimable.

– Bonsoir, mon ami, je suis un pèlerin et je reviens avec mes quatre compagnons de visiter les sanctuaires de la région. Nous avons frappé à bien des portes, mais, hélas ! bien peu se sont ouvertes : les riches seigneurs se soucient peu du pauvre monde, les gros bourgeois craintifs ont peur des voyageurs errants. Nous descendions le vallon lorsque, dans la nuit tombante, nous avons aperçu la fumée de ton logis et pensé y trouver un bon cœur. Nous sommes bien las et depuis hier nous n’avons rien mangé que quelques croûtes qu’on nous a jetées et bu que l’eau des sources.

– Je ne suis qu’un pauvre marin, répondit Jean-Pierre, mais par la bonne Vierge de Janville que je vénère, vous êtes ici chez vous. Le peu que j’ai, je vous l’offre de bon cœur.

Et, ce disant, il faisait asseoir ses hôtes sur des pierres et les deux escabeaux de bois du logis.

– Le Père te bénisse, brave homme, reprit l’étranger, de ton charitable accueil.

Jean-Pierre avait activé le feu de son souffle énergique ; bientôt le long de la paroi de marne monta une gerbe d’étincelles. Il réunit plats et écuelles, tout le mobilier de la cuisine, et servit à chacun une large portion de pommes de terre et de poisson ; la réserve de deux jours y passa.

Quand ils furent rassasiés et que le chef des pèlerins eut récité une courte prière, avant que Jean-Pierre ne leur eût offert l’hospitalité de la nuit dans sa caverne trop étroite, celui qui le premier avait parlé se leva et lui tendit la main ; son visage avait pris une expression majestueuse, ses traits semblaient resplendir.

– Je veux, brave homme, récompenser ta charité : ce que tu as fait pour les malheureux sans asile, je te le dis en vérité, tu l’as fait au Roi du Ciel et de la Terre ; je suis Jésus ton doux Sauveur ; j’étais venu en compagnie de saint André, patron de l’église d’Auberville, et de saint Pierre, son frère, de saint Valery, patron du gracieux village caché non loin des flots de la mer, de Messire saint Martin, patron du gros bourg qui porte son nom et de la grande et poissonneuse vallée qui nourrit Cany la Superbe, Vittefleur la Jolie, Paluel plantureuse et Durdent que caresse la mer aux flots retentissants. Partout, hélas ! partout, nous avons trouvé grande désolation : personne ne pense au salut de son âme, tous sont affairés, orgueilleux et avides de richesses, de plaisirs ou d’honneurs, à tel point qu’ils oublient de se préparer une gloire éternelle en amassant des trésors que la rouille ne détruit pas et que le ver ne ronge pas. Sauf à Butot et à Canouville, domaines de ma douce mère et ici, à Malleville-les-Grès, où Michel l’Archange, patron de la cité, tient ferme Lucifer rebelle et ses anges enchaînés et impuissants, partout l’office du dimanche est mal suivi ou délaissé, et le Saint Jour du Seigneur profané par le travail. Déjà je ne puis plus retenir le courroux de mon Père irrité. Je te le dis en vérité, bientôt tu entendras retentir son tonnerre et tu verras innocents et coupables confondus dans un même et terrible châtiment ; il saura bien là-haut retrouver et récompenser dans l’éternité ceux qui sont restés ses enfants. C’est pourquoi je voudrais, avant de quitter ces lieux, récompenser ta charité ; as-tu un désir à exprimer et je te promets que quel qu’il soit, s’il n’est point contraire à la justice et à la charité, il sera exaucé.

Jean-Pierre, un peu pris au dépourvu, se gratta l’oreille et réfléchit un bon moment.

Il pensa bien à demander des richesses, mais il savait bien qu’il perdrait tout en pariant au jeu, et puis n’était-il pas heureux dans sa pauvreté ; il rêva un instant demander une longue vie : à quoi bon, pour traîner sa misère plus longtemps.

– Non, dit-il, Bon Maître, je ne demanderai qu’une chose – et cela fit sursauter saint Pierre et saint André, saint Martin et saint Valery – j’ai une déveine formidable, chaque fois que je parie avec les camarades, je perds... faites-moi donc seulement gagner une pauvre fois.

Et cela fut dit avec calme, malgré les regards bouleversés des bons saints et les gros yeux de saint Pierre effrayé qui soufflait à Jean-Pierre :

– Mais demande donc ton salut éternel.

Jésus qui sait tout, sourit au vieux marin et dit :

– Tu n’es pas difficile, Jean-Pierre, mon ami, eh bien ! soit, je te l’accorde. Souviens-toi de moi, sois bon chrétien ! À Dieu !

Et sur ce mot il disparaît soudain, suivant, lui et ses compagnons, le sillage de feu que traçait dans les airs l’archange Michel resté jusqu’alors témoin invisible de la scène.

 

 

 

IV. LE PARI PERDU

 

 

Notre Seigneur venait à peine de disparaître avec ses compagnons, que Radiguet rentra à moitié ivre et alla, pour pénitence, se coucher sans souper.

Le lendemain, de très bonne heure, les provisions étant épuisées, il fallut partir pour la mer.

Ils étaient à peine à un mille de Claquedent que le vent, déjà vif, se mit à souffler avec une violence terrible. Le ciel noir fut sillonné d’éclairs, le tonnerre gronda avec un fracas épouvantable ; bientôt la tempête fit rage, les vagues en hurlant montaient le long des falaises crayeuses, mordant la marne tendre ; la barque légère enlevée comme une plume dansait sur les flots écumants ; longtemps, elle lutta bravement contre la mer en furie, pour regagner le port de Claquedent. Mais, chose étrange, était-ce la pluie, l’écume des vagues agitées qui cachait la vue des jetées ? Jean-Pierre, au gouvernail, n’apercevait plus la passe qu’il cherchait des yeux, lorsque du sommet d’une lame il vit à travers la pluie cinglante que la digue était rompue et la ville détruite. Au même instant, il entendit un fracas épouvantable et perçut un choc brutal ; une vague terrible venait de précipiter la barque sur 1e roc et les pierres amoncelées ; ouverte en deux, elle coula en un instant, entraînant dans l’abîme les deux pauvres matelots...

 

………………………………………………………

 

Vite l’âme du vieux Jean-Pierre quitta son corps, ballotté par les vagues, pour s’élancer, légère, au-dessus des nuées d’orage dans l’azur du ciel. Elle voguait tranquille vers le tribunal de Dieu quand elle perçut comme le bruit d’un souffle puissant et vit derrière elle la suivant, rapide, une ombre noire, homme ou bête, au corps allongé de jambes démesurées et orné d’une immense queue rousse, aux yeux obliques, au nez crochu, qui semblait courir à toute vitesse comme poussée par un vent de tempête laissant un sillage de fumée fétide.

Quand elle atteignit et frôla l’âme de Jean-Pierre, il vit deux yeux brillants comme des charbons ardents, pleins de haine, et, sur le dos de l’individu, un ballot fait d’une toile à voile arrachée de son mât par la tempête, bien ficelé d’un cordage rompu et dans lequel se débattait, en gémissant, quelqu’un.

– Ohé, l’homme, virez d’bord, cria le marin, eh ben quoi ! on n’souhaite plus le bonjour à la société !

– Mauvaise nuit éternelle ! hurla le passant dans un ricanement formidable.

Jean-Pierre en fut presque renversé.

– T’as pas l’air commode et t’es bien pressé, voyons, qu’est-ce que tu as là-dedans ?

– L’âme d’un damné mort en mer, mais je me hâte, car j’ai une belle moisson à cueillir aujourd’hui et à présenter au tribunal du grand justicier.

– Ah, bon ! t’es l’diable alors... mâtin.

– Oui, vieux, pour te servir.

– Ma foi ! si tu veux, ou plutôt si tu peux, dit Jean-Pierre fièrement. Voyons, causons une minute. Tu dois être éreinté de galoper si vite. Si tu veux, pour nous reposer, toi de la fatigue et moi de l’émotion que tu viens de me donner, si nous faisions un petit pari. Je te jouerai mon âme contre celle qui est là-dedans et qui n’a pas l’air à la noce.

Satan eut un ricanement sinistre, sursauta de joie en agitant sa queue qui faisait voler des lambeaux de nuages. Il était sûr, comptant sur sa malice, lui qui avait inventé les jeux de hasard et tentait habituellement les parieurs, de perdre le pauvre humain.

Il déposa séance tenante l’âme dans le creux d’un nuage en serrant un peu la corde qui retenait les coins de la toile, puis il se tint debout auprès, dévisageant Jean-Pierre, sortant des crocs aigus comme s’il allait le dévorer. Il tendit bientôt sa patte aux doigts crochus, rôtis par les ardeurs infernales.

– Eh bien ! c’est convenu, que veux-tu parier ? Hâtons-nous que je te tasse avec ce coquin qui t’appelle pour lui tenir compagnie.

– Combien y a-t-il d’ici au seuil du tribunal de Dieu ?

– Cinq milles marins.

– Eh bien, je parie, dit Jean-Pierre, que j’arrive au seuil avant toi.

– Le diable éclata de rire et faillit s’en trouver mal. Il poussa enfin un formidable juron en crachant des flammes énormes, puis mit ses longues pattes contre sa poitrine desséchée par le feu.

– Eh bien, y es-tu ?

– Une, deux... trois, dit Jean-Pierre.

Près du diable, le sac s’était agité au cours de la conversation ; à force de le faire, le malheureux damné avait sorti un bras par une ouverture de la toile, et, lorsque Jean-Pierre avait dit... trois, sa main avait attrapé la queue du diable, raide, au garde à vous. Ce fut un hurlement de désespoir qui retentit. Satan cracha du souffre et du fer en fusion, devint non pas rouge mais noir de colère, il courait comme un fou, entraînant son fardeau qui lui brisait les flancs, soulevant des nuages qui lui cachaient la vue de son concurrent qui, au petit trot, le devançait, suant, criant, soufflant. Quand la main horriblement brûlée du pauvre marin lâcha prise, Jean-Pierre était assis au seuil du paradis, regardant d’un œil narquois le diable se débattre tout penaud non loin de son fardeau.

Satan ne discuta pas ; honteux, il s’enfuit comme un éclair en lançant un épouvantable blasphème, laissant aux mains de Jean-Pierre l’âme qui était l’enjeu du pari.

– Au secours ! criait-elle du fonds de sa prison.

– Un instant, dit Jean-Pierre, soyons poli, il faut la permission.

 

 

 

V. LA CHARITÉ RÉCOMPENSÉE

 

 

On était à la porte du Paradis.

Elle s’ouvrait bientôt ; entre deux étoiles éblouissantes il vit un des esprits célestes qui brandissait une lance et tenait une épée flamboyante.

– Qui va là ? s’écria l’archange.

– Jean-Pierre, l’homme du Vitlit !

Glissant doucement sur les nuages, l’ange s’effaça pour laisser entrer le nouvel élu du Paradis.

Jean-Pierre pénétra dans la cour d’honneur avec son fardeau, l’archange n’ayant aucune mission pour l’interroger à ce sujet.

Mais il allait falloir causer au portier, ce qui ne serait peut-être pas très commode, car le brave saint Pierre n’est pas facile à corrompre.

Jean-Pierre arriva près d’une belle loge toute dorée, où se trouvait le publicain Matthieu. Il se tenait à son comptoir, près du vieux saint Pierre qui récitait en sa compagnie, pieusement, son bréviaire, à portée du cordon. Ils étaient entourés d’anges qui, gardant la clef du paradis, voletaient, bien doucement, pour ne pas les distraire de leur office.

Jean-Pierre, un peu brusque, fit sursauter saint Pierre et tomber ses lunettes en frappant à la porte ; les Chérubins, effrayés, volèrent chercher du secours.

Vite, devant l’air bon enfant du nouvel arrivant, tout rentra dans l’ordre.

Jean-Pierre s’excusa du mieux qu’il put.

Fronçant ses sourcils broussailleux, saint Pierre lui demanda son nom.

Au nom de Jean-Pierre, marin du Vitlit à Malleville-lès-Grès, Pierre retrouva sa bonne figure.

– Ah ! c’est toi, déjà, entre mon bon ami, tu sais, hier, tu m’as fait bien peur...

Et comme Jean-Pierre, entrant, poussait son paquet devant lui...

– Ah ! oui, mais pas de ça, lui dit saint Pierre, les biens de la terre il faut les laisser à la porte...

– Mais, bon saint, c’est une âme...

– Une âme !... fit saint Pierre en levant les bras.

– Oui, une âme que, tout à l’heure, en route, je viens de gagner au diable !

Une âme ! doux Jésus ! une âme de contrebande ; comment, toi, Jean-Pierre, un honnête chrétien, apporter ici une âme de damné, tu n’y penses pas, mon brave ! mais c’est un cas réservé !

– Enfin, bon saint Pierre, quand, hier soir, je vous ai reçus chez moi tous les cinq, je n’ai pas fait tant de manières. Bien sûr que si j’avais affaire au Bon Dieu qu’avait l’air si bon, il me laisserait bien rentrer avec elle. Et puis c’est lui qui l’a sauvée, puisqu’il m’a donné le pouvoir de la lui gagner.

Saint Pierre était bien embarrassé et parlait déjà d’aller consulter sa théologie pour débrouiller ce cas peu ordinaire, quand la porte du fond s’ouvrit et, Jésus, précédé par les Séraphins et les Chérubins, porté par les Thrônes, escorté par les Puissances et les Dominations, apparut tout resplendissant de gloire et de majesté.

Jean-Pierre se précipita à ses pieds, lui présentant son fardeau.

– Je sais, dit Jésus en souriant.

Et à saint Pierre, scandalisé presque :

– Hier soir, en remontant aux cieux après la cordiale hospitalité que nous avions reçue, j’aperçus dans la nuit sombre un pauvre malheureux titubant, chantant et pleurant ses péchés ; oh ! certes, sa contrition était bien imparfaite, mais je lui ai donné l’absolution.

– Radiguet, bon Jésus, s’écria Jean-Pierre, quoi, ce serait lui !

Saint Pierre, rassuré, pleurant de joie, usait de son pouvoir de délier et donnait déjà la liberté à l’âme ficelée dans la toile. Elle en sortit radieuse et éperdue de joie pour se jeter dans les bras ne son sauveur.

Saint Pierre, tout pénétré de ses augustes fonctions, était à son bureau et, selon le tarif, préparait un billet en règle pour le purgatoire ; c’était, hélas ! le maximum de la peine et il allait signer lorsque Jésus se pencha :

– Ce pauvre homme a beaucoup peiné, beaucoup souffert sur la terre jusqu’à son dernier jour...

– Oh ! oui, conclut Jean-Pierre, regardez-moi ses pauvres mains brûlées : jusqu’au seuil du Paradis, bon Maître, il a tiré le diable par la queue.

L’expression depuis a fait fortune.

– En effet, dit Jésus souriant, il mérite bien l’indulgence plénière.

Les deux marins se levèrent radieux et, se donnant le bras, suivirent dans les splendeurs des cieux Celui qui toujours sait récompenser la charité.

 

 

 

Depuis la grande catastrophe qui engloutit Durdent et le port de Claquedent, la plage immense est devenue un vrai désert sur plus de deux kilomètres de profondeur ; à l’embouchure de la Durdent les galets se sont amoncelés, formant une digue où viennent s’échouer deux ou trois barques de pêcheurs : c’est tout ce qui reste d’un port de pêche prospère et d’une bourgade florissante.

Il semblerait que ce soit un lieu maudit. Lorsque le vent, dit-on, souffle avec violence, lors des grandes tempêtes d’équinoxe et par les nuits d’hiver, on perçoit très distinctement des plaintes déchirantes et des cris de détresse parmi le bruit des vagues qui se brisent sur le flanc des falaises. Souvent des habitants des villages voisins, de Veulettes et de Paluel, attardés sur le chemin solitaire, les ont très nettement entendues.

Ce sont les morts qui reviennent implorer pitié, les pauvres âmes des matelots, morts en mer, qui avaient bien péché pendant leur vie et qui font là, par une permission de Dieu, en face des falaises où ils gagnèrent leur pain, un interminable purgatoire. Vous, dont le cœur est pitoyable à ceux qui souffrent, quand vous entendez le vent mugir et souffler en tempête, dites toujours pour les marins une prière, et Dieu qui récompense la charité vous le rendra.

 

 

Frère OUDINET, Contes et légendes

des falaises normandes, Amelot, 1948.

 

 

 

 

 

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