La chambre du revenant

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

C. E. ROULEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y aura bientôt vingt ans nous rencontrions, à Québec, un ami que nous n’avions pas vu depuis que nous avions campé ensemble près du mont Cavi, à l’endroit généralement connu sous le nom de CAMP D’ANNIBAL, qui se trouve situé à huit lieues environ au midi de Rome. Après force poignées de mains, nous causons du temps passé, du temps présent et de nos projets de l’avenir. Mille questions se présentent à la fois à notre esprit : nous avions tant hâte de connaître ce qui nous avait le plus intéressé depuis notre séparation ! Mais notre curiosité fut bientôt satisfaite, car l’histoire de deux années de la vie d’un homme n’est pas longue à raconter, surtout quand cette vie s’écoule dans un bureau de rédaction. C’est bien simple : le matin vous vous installez à votre pupitre, vous écrivez et corrigez des épreuves ; le midi vous allez au pas gymnastique PRENDRE UNE BOUCHÉE, et vous retournez au bureau, où vous continuez d’écrire et de corriger jusqu’au soir. Pendant la soirée, vous faites la même chose. La nuit, vous dormez peu. Le lendemain, vous écrivez et vous corrigez encore. Les jours et les semaines s’écoulent vite de la sorte ; vous passez l’année à écrire, à corriger et à glisser quelques coquilles par-ci par-là. C’est la besogne ordinaire d’un journaliste qui combat dans le rang de serre-file : les Canadiens lui donnent improprement le nom d’ASSISTANT-RÉDACTEUR.

 

 

Notre ami, M. F. X..., nous parla du voyage qu’il venait de faire aux États-Unis. Son récit nous intéressa vivement, et nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en rapportant ici une partie de sa narration, c’est-à-dire celle de la deuxième nuit qu’il passa sur la terre étrangère. Nous laissons la parole à M. F. X... :

« J’arrive à minuit dans une petite ville de l’État de Pennsylvanie. Je voulais descendre dans une maison de pension privée ; mais, vu l’heure avancée de la nuit, je dus me rendre au premier hôtel que je rencontrai sur ma route.

« Le lendemain matin, je demande au maître d’hôtel s’il connaît une famille où l’on prendrait un pensionnaire. Comme je posais ma question, un Américain ayant l’air tout à fait respectable se présente à moi et me dit :

« – Monsieur, je puis vous procurer ce que vous demandez. Si vous voulez venir chez moi, je ferai mon possible pour vous satisfaire. Je n’ai pas d’enfants ; je demeure seul avec ma femme. Ma résidence est située à quinze minutes de marche environ de la ville. »

« J’accepte son offre, et j’accompagne immédiatement mon hôte à ma nouvelle maison de pension, où je trouve une excellente table.

« Pendant la journée, j’arpente la ville américaine en tous sens, et je parcours toutes les fonderies, – vous le savez déjà, j’ai appris le métier de mouleur. Vers le soir, je m’engage chez un patron du nom de Goodchild (Bonenfant), un Canadien pur sang, qui m’offre un prix raisonnable. Inutile d’ajouter que j’étais on ne peut plus heureux d’avoir réussi à me caser aussi vite que cela. Et aussi, au souper, je fis jouer le couteau et la fourchette avec une agilité qui peignait bien la joie que j’éprouvais en ce moment.

« À 10 heures, je prends congé de mon hôte, et je me retire dans la chambre que M. Moore, – c’était le nom du propriétaire de la maison, – m’avait destinée. Cette chambre se trouvait au deuxième étage, et pour y parvenir il fallait gravir un escalier tournant, interrompu vers le centre par un palier ayant trois à quatre pieds de superficie. Une fois entré dans « le réduit obscur de mon alcôve enfoncée », comme dirait Boileau, j’adresse une fervente prière à Celui qui me tendait une main aussi secourable sur cette terre d’exil, et je me jette ensuite dans les bras de Morphée, après avoir pris la précaution de fermer la fenêtre et la porte de ma chambre de manière à ne recevoir aucune visite nocturne. Je m’endors aussitôt comme l’enfant au berceau. J’étais heureux, et l’avenir me souriait.

« Une heure s’est à peine écoulée que je suis éveillé tout à coup par un vent violent, qui secoue fortement les rideaux de mon lit. Je me mets sur mon séant et je porte un regard scrutateur dans tous les coins et les recoins. Ma porte et ma fenêtre sont encore fermées ; il n’y a rien de dérangé dans la chambre. Cette brise reste pour moi un mystère. Après tout, me dis-je, c’est peut-être un rêve que j’ai fait. Et je me recouche. Mais il n’y a pas dix minutes que je suis mollement étendu sur le duvet, – je ne dormais pas encore, je vous l’assure, – qu’une main invisible enlève toutes mes couvertures et les transporte au pied de ma couche. Je reste alors plus mort que vif. Le sifflement des balles piémontaises ne m’ont jamais causé une frayeur aussi grande. La peur m’obscurcit tellement la vue que je ne distingue aucun objet dans mon réduit. Je voulais faire de la lumière, mais je ne pouvais même pas trouver les allumettes que j’avais déposées sur une petite table placée près de moi, j’étais devenu presque fou et je tremblais comme le condamné à mort qu’on est sur le point de lancer dans l’éternité.

« Cependant le plus grand silence règne dans ma chambre hantée. Je reprends un peu de courage après avoir dit un PATER et un AVE pour les âmes du purgatoire et je m’efforce de clore la paupière en m’ABRIANT avec mes draps par-dessus la tête. Mais vaine tentative ; les esprits recommencent leur jeu infernal ; ils ne me laissent pas une minute de repos. Cette fois, je sens rouler sur mon corps, de la tête aux pieds, un objet qui, par le toucher, ressemble à un sac rempli de laine. Je me dresse alors tout d’une pièce en criant :

« – Si quelqu’un a affaire à moi, qu’il parle. Il faut en finir avec cette chanson-là. »

« J’avais réellement peur, et j’étais en colère.

« Personne ne répond à mon interpellation. Tout dans ma chambre est dans le même état qu’auparavant. Je me jette à genoux sur mon lit, – je n’aurais pas voulu mettre pied à terre pour tout l’or du monde, – et je prie pour les âmes qui ont le plus besoin de secours. Ma prière fut exaucée, car j’ai passé le reste de la nuit sans être inquiété davantage par les revenants.

« À 3 heures, j’étais debout et je me promenais de long en large dans le jardin, pour respirer cet air embaumé de la campagne qui s’exhale pendant une délicieuse journée du printemps. J’étais brisé, fatigué, harassé.

« Le soir arrivé, je préviens M. Moore que je ne coucherai plus dans la chambre qu’il m’avait assignée.

« – Je vais, ajoutai-je, dormir sur le canapé que l’on voit là-bas dans la cuisine. »

« Mon hôte s’empresse de répliquer :

« – Montez dans votre chambre ; ne craignez rien. Je sais que vous avez eu peur. Mais ne vous alarmez pas du bruit que vous entendrez. Il ne vous sera fait aucun mal, je vous le jure. C’est à moi seul que l’on en veut. »

« Ces paroles me rassurent un peu, mais je vous avoue franchement que je ne me sentais pas disposé à me rendre à son invitation. M. Moore m’ayant sollicité de nouveau, je me décide à monter en tenant ma lampe de la main gauche. Arrivé au palier auquel j’ai fait allusion tout à l’heure, je sens un poids lourd s’abattre sur mes épaules. Je fais une halte, afin de prendre de la force pour continuer mon ascension périlleuse, et je gravis ensuite un degré. Le poids qui m’accablait déjà augmente de pesanteur et menace de m’écraser au milieu de l’escalier. J’appelle le propriétaire de la maison, qui accourt à mes cris de détresse. Je lui raconte ce qui vient de m’arriver.

« – Ce n’est rien, me répond-il. Montez avec moi. »

« Nous continuons. À peine sommes-nous dans le passage qui conduit à ma chambre que la porte de cette dernière s’ouvre avec un fracas épouvantable, et, en même temps, mon hôte reçoit une gifle des mieux conditionnées ; les cinq doigts d’une main restent empreints sur son visage.

« M. Moore me dit alors d’une voix brève et tremblante :

« – Descendons. »

Il n’a pas besoin de répéter son invitation, car en deux temps et trois mouvements je suis au pied de l’escalier.

« Je m’empresse de demander à mon hôte la cause de ce mystère. Ce dernier se fait un devoir de satisfaire ma légitime curiosité.

« – J’avais, dit-il, un fils unique que j’aimais tendrement. Je lui donnais de l’argent toutes les fois qu’il m’en demandait. Mais, ayant constaté un jour qu’il menait une vie des plus misérables, je discontinuai de lui alimenter le gousset. Il me prit alors en aversion et se conduisit en véritable fils dénaturé. Et quand, l’année dernière, il mourut à la suite d’une orgie épouvantable, il me jura que jamais personne n’occuperait sa chambre. Cette chambre est précisément celle qui vous était destinée. Vous êtes le premier qui ait passé la nuit dans ce lieu redoutable. Tous les autres pensionnaires que j’ai eus avant vous n’ont pu y rester pendant plus d’une heure. »

« Malgré cette grande dose de courage que m’attribuait ce bon vieillard, je n’ai plus remis les pieds dans la CHAMBRE DU REVENANT ; c’est ainsi que je la désignais dans la suite. »

Avant de porter jugement sur la véracité du narrateur, nous prions le lecteur de ne pas oublier cet adage populaire : « Grand voyageur, grand menteur. »

 

 

C. E. ROULEAU, Le moulin du Diable,

Librairie Granger Frères, s. d.

 

 

 

 

 

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