L’Étranger

 

(CONTE DE NOËL)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Blanche ROUSSEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Marie Mali.      

 

LA grand’mère s’avança vers la fenêtre et souleva le rideau :

– Voici la neige qui recommence à tomber, dit-elle, et je vois Jeanne traverser le chemin en courant... Les deux petits garçons de Jacques vont chez l’épicier... Les cloches ne sonnent plus, mais elles recommenceront à minuit... Pourtant... il me semble encore... N’entendez-vous rien, Nany ?

– Non, grand’mère.

Bien que ce fût la nuit de Noël, Nany tricotait ainsi qu’à l’ordinaire. Elle avait tricoté, tant tricoté que ses doigts en étaient devenus minces et légers comme des plumes... Tricoté, tricoté, depuis qu’elle était petite, avec des mains petites où les aiguilles faisaient des trous. On l’avait assise alors sur une chaise haute d’où elle pouvait voir le village, par la fenêtre étroite ; et les prés étaient verts, et les prés furent jaunes de feuilles tombées, et les prés furent d’herbe morte, puis blancs... et Nany ne se souvient d’un printemps ni d’un hiver, ni d’un automne aux doigts fanés, ni d’aucune saison qui ne l’ait vue tricoter, ainsi qu’aujourd’hui, tricoter de ses doigts de plume au long ouvrage qui ne s’achève jamais.

Pauvre Nany ! Jour après jour, les mêmes choses simples s’accomplissaient sous son regard sans que rien jamais ne changeât, sans qu’un évènement vînt briser la monotonie de la vie du dehors. Mais de les avoir vues si souvent, ces choses simples peu à peu s’étaient gravées en elle, et Nany les aimait comme des êtres de son âme. Là-bas, sur le chemin de l’école, elle voyait les enfants s’en aller, à l’heure où le soleil d’été brille d’or pâle sur les fleurs ouvertes ; il leur fallait traverser la prairie et ils s’amusaient à prendre des insectes aux ailes mordorées, à les faire courir sur leurs doigts avec les papillons blancs, les scarabées et les rainettes et tout ce qui vivait joyeusement à la claire lumière du matin... Leurs rires, parfois, arrivaient jusqu’à elle, doux et suaves, brisés aux vitres en des milliers de rires éparpillés dans la cabane comme d’invisibles êtres de joie... Et c’était, cela, jusqu’à ce que sonnât la cloche de l’école ; quand la bande des oisillons avait pris son vol, et que les petites têtes avaient disparu, une à une, derrière le mur de briques... longtemps après que le bruit des sabots avait cessé de faire sonner le pavement... quand l’herbe du pré se redressait au-dessus des pâquerettes froissées et qu’une vie de silence semblait noyer la vie de bruit... la cabane de Nany demeurait tiède des voix d’enfants et comme imprégnée d’un peu de joie tremblante.

L’hiver, on voyait ces petits arriver deux à deux, à pas menus, se tenant la main, enveloppés de grands châles où leurs visages disparaissaient. La prairie, alors, était une nappe de neige et de glace où on les voyait, bande de moineaux piaillards, s’abattre en taches vives, en taches sautillantes comme des feuilles animées ; c’était une ronde de feuilles de vie que Nany suivait de ses yeux agrandis, avec le désir de s’en aller, et de remuer la neige et de paraître aussi une simple feuille flottante près de voler au ciel... Peut-être, après tout, ne se sentait-elle vraiment qu’une feuille détachée qu’aucun souffle de vent ne soulevait du sol, et peut-être elle se sentait lasse d’être si longtemps demeurée sur le même petit morceau de terre, entre des murs où l’on ne respire pas ?... Pauvre Nany ! Tous ceux du village connaissaient ce pâle et mystérieux visage, toujours voilé par les carreaux, et bien des hommes faisaient des détours, lorsqu’ils rentraient chez eux ou s’en allaient en ville, pour la voir en passant. Elle avait été une consolation pour beaucoup et ceux qui passaient tristement, dans le chemin à travers la prairie, en l’apercevant de loin s’étaient sentis plus forts et plus joyeux. Les bébés encore chancelants se haussaient sous sa fenêtre, et ceux de l’école lui criaient bonjour chaque matin... Nany ! Nany ! son nom sonnait comme les cloches de Pâques qui reviennent de Rome, chargées de beaux œufs en sucre. Derrière sa fenêtre fermée, Nany était connue de tous, Nany et le travail patient où ses doigts se sont usés. Les vieux l’ont vue ainsi depuis toujours, et tel homme décrépit, cassé d’âge, a été l’enfant qui faisait courir des rainettes sur ses mains, dans la prairie, en face de Nany, et qu’elle a vu, jeune garçon amoureux, marcher auprès de sa fiancée. Elle l’a vu ainsi, et plus tard, et elle voit ses enfants et ses petits-enfants sans se faner, sans vieillir. Peut-être pour eux, dont les yeux sont troublés d’ans, a-t-elle changé un peu, mais elle est bien toujours la même Nany, pâle et douce, tricotant un ouvrage sans fin derrière la fenêtre éternellement fermée.

Voilà ce que songeait Nany, tandis que l’eau de la bouilloire commençait à chanter doucement.

La grand’mère allait et venait en clopinant, cherchant les tasses et le gâteau de Noël piqué d’une branche de houx ; mais que ces petits préparatifs à prétention joyeuse avaient l’air tristes et inutiles dans la pauvre cabane où personne ne viendra souhaiter une heureuse fête ! – On entendait, au dehors, des voix lointaines mêlées de rires, et parfois des bribes de cantiques lancés à toutes volées par les petits enfants... « Voici que Jean ferme la porte, se dit Nany, et Joseph s’est mis à pleurer, tout-à-coup : Il sera tombé sur la glace. Ah ! cette fois c’est la voix de Marie ! » Elle ne levait plus les yeux, mais les voyait, pourtant, aussi bien que s’il eut fait grand soleil et qu’elle eut regardé par sa fenêtre. – Elle ne connaissait pas leurs noms, mais les avait appelés selon leurs visages et ce qu’elle y lisait : Jean, le petit sage à toison frisée et Marie au visage de Vierge, et Joseph, et Pierre... Et Agnès en souvenir de la sainte martyre. – Ainsi elle avait appelé son chat « Résignation » pour ses grands yeux patients et ses heures d’attente silencieuse devant une porte fermée ou au chevet de son lit.

Résignation s’était assis devant le petit feu de bois, et regardait les flammes voleter et s’agiter sans s’élever jamais, comme si elles avaient été retenues par un fil. – Le feu mettait des lueurs rouges dans ses yeux ronds pleins d’une science étrange, et sur sa fourrure blanche, au long de sa grande queue étendue ; Résignation avait ainsi un aspect diabolique... « Il a l’air de venir droit de l’enfer ? » pensa la grand’-mère, et elle soupira et se mit à tousser derrière sa main sèche :

– La neige monte, elle va toucher la fenêtre.

Elle marmottait entre ses dents noircies tout en découpant le gâteau...

– Seigneur ! on n’y verra plus clair demain, et Dieu sait si nous ne serons pas ensevelies là-dessous... Nany, l’eau ne bout pas encore ?

– Presque, Grand’Mère, dit Nany distraitement.

– Presque ! et la vapeur remplit la chambre comme un brouillard ! Où avez-vous vos yeux, ma fille ! Ne pourrez-vous jamais m’aider un peu ? Le café est dans le sac avec la chicorée ; videz l’eau dessus... pas trop vite... M’entendez-vous, Nany ?

– Oui, Grand’Mère.

La vieille s’assit sur une chaise basse et se mit à regarder Nany et ses doigts agiles qui ne s’arrêtaient pas.

– Voilà combien d’années que vous êtes ainsi, Nany ? dit-elle rêveusement, et que nous vivons seules, dans notre petite cabane, en écoutant les heures passer ? – Vous avez été une toute petite fille avec des yeux aussi bleus que le ciel et une peau si fraîche qu’on n’osait y toucher... Vous étiez déjà habile dans le travail, et encore que vous fussiez si petite que vos doigts à peine pouvaient tenir les aiguilles, vous tricotiez assidûment, ici, à cette même place où je vous regardais comme aujourd’hui... Oui, oui, oui, continua la vieille en secouant la tête, voilà bien des années de cela, et bien des Noëls ont passé, tous pareils... M’écoutez-vous, Nany ?

– J’écoute Grand’Mère, dit Nany ; et vraiment, elle écoutait avec grande attention.

– Tous pareils... Dieu ! Dieu ! tous les gâteaux à branche de houx !... Un par Noël et cela fait une somme... Un par Noël, et il y a eu tant de Noël que cela fait une grande somme !... Nany, quand vous étiez petite, je vous approchais de la table, sur votre chaise haute, et je vous attachais au cou une serviette propre pour ne pas salir votre robe blanche... « Joyeux Noël, Grand’Mère ! » De quelle voix claire et gaie vous parliez, alors, et comme cela vous amusait de regarder la lune luire sur la plaine de neige !... Vous battiez des mains en chantant des cantiques à Jésus... Vous souvenez-vous du petit Jésus en cire que vous avez trouvé dans un de vos souliers ?

– Je me souviens ! Je me souviens ! dit Nany avec animation.

– Ah ! que vous avez été heureuse. Je vous avais couchée une heure, dans mon lit, et quand vous vous êtes éveillée, vous avez marché tout droit à la cheminée, avec votre chemise dégrafée qui laissait voir une petite épaule rose. – Je suis bien vieille, Nany, il y a bien des ans de cela, cependant je revois toujours votre petite épaule telle que je l’ai vue en cette nuit de Noël, passant de la chemise dégrafée... Quand vous avez vu le Jésus en cire, vous vous êtes mise à rire en sautant autour de moi... Vous m’appeliez votre chère bonne maman, parce que j’avais écrit au ciel que vous étiez bien sage et vous criiez « merci » au petit Noël, de toutes vos forces... Il a fallu que je vous porte près de la fenêtre pour vous faire voir le ciel tout plein d’étoiles d’où l’enfant de cire était tombé... Il neigeait comme ce soir ; il a neigé à chaque Noël.

– Oui, chaque Noël, dit Nany d’une voix haletante. Parlez encore, grand’mère, mon cœur se fond à vous écouter ! Parlez encore !

Elle était toute rose et tenait ses yeux grands ouverts fixés sur le visage de la vieille... mais elle, d’une parole plus lente :

– Je ne sais plus grand chose, Nany... il y a tant d’années ! – Vous avez grandi, vous êtes devenue une jeune fille... Vous avez porté votre chaise tout près de la fenêtre où vous pouviez mieux voir le chemin et les gens qui passent... Cela vous amuse, peut-être ?... Moi, je suis habituée à votre visage pâle, près des carreaux où l’on aperçoit les prés et les maisons... Je ne songe un pré, ni un chemin, ni un bois, ni rien de ce qu’on voit par là sans mettre votre visage auprès... Vous êtes dans toutes choses, Nany... Entendez-vous l’horloge ?... Je crois que la demie a sonné... Il sera bientôt minuit... À minuit nous mangerons le gâteau...

Les paroles s’éteignirent ; à travers ses paupières clignantes, la vieille regardait le feu. Résignation, flamboyant d’un rouge d’or, était toujours immobile, assis gravement, la queue étendue, avec l’air d’écouter des choses que les flammes se seraient dites à l’oreille.

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– Toc, toc, toc.

– Faut-il ouvrir, grand’mère ?

– Toc, toc, toc.

– Grand’mère !

– Toc, toc, toc.

La grand’mère s’était endormie ; Nany se leva doucement et ouvrit la porte... Un coup de vent s’engouffra dans la chambre, éparpilla des flocons de neige sur le plancher...

Nany recula, une main au-dessus des yeux, prit la lampe sur la cheminée et s’avança encore :

– Y a-t-il quelqu’un ?

Rien ne répondit ; elle leva la lampe : alors elle aperçut le ciel où brillait la lune au-dessus d’un grand champ de neige, et sur le seuil de la cabane un homme debout, enveloppé de fourrures claires.

Il avait de la neige sur ses épaules et son bonnet, et sur les cheveux bouclés qui flottaient autour de son visage... Nany vit qu’il était grand et beau, avec des yeux brillants. Ce n’était pas un homme du village ; sans songer à lui demander son nom et ce qu’il voulait, elle lui fit signe d’entrer et referma la porte.

L’étranger s’était arrêté au milieu de la cabane et, sans parler, regardait Nany. Il était plus beau que tout ce qu’on peut imaginer et son regard avait l’éclat du feu.

Un sourire énigmatique et tendre flottait sur ses lèvres. Il regardait Nany sans un seul mot, et Nany sentait un trouble étrange l’envahir peu à peu... Elle tremblait, s’appuya au mur... Résignation s’était levé et se frottait en ronronnant contre le jeune homme ; lui se baissa pour le caresser ; ses mains blanches dégageaient de la lumière.

– Asseyez-vous, dit Nany d’une voix faible.

Elle avait parlé sans savoir pourquoi et consciente, pourtant, de ce qu’elle disait. L’étranger s’assit. Nany prit un siège à côté de lui et Résignation se coucha à leurs pieds. – La grand’mère dormait.

– Je vous ai attendu longtemps.

Comment l’avait-elle attendu et comment savait-elle qu’il dût venir un jour, elle qui ne connaissait rien au monde hors sa grand’mère et Résignation ? – Tandis que ces paroles inexplicables tombaient de ses lèvres en l’étonnant elle-même, il lui semblait, en effet, l’avoir attendu de longs jours et l’avoir entrevu en des temps éloignés... mais tout cela n’était-il pas un songe bizarre ?

– Je vous ai attendu en travaillant toujours, dit Nany d’une voix monotone, mais je suis fatiguée de cette couleur grise. Voyez ma laine ! elle est triste et fatigue les yeux ; tout mon travail est gris.

L’étranger toucha la laine bu bout de ses doigts blancs et – chose étrange – il sembla tout-à-coup à Nany y voir courir des traits de feu. La laine brillait comme pailletée d’or et d’argent... Machinalement, Nany prit les aiguilles et commença à tricoter. – L’horloge marquait alors onze heures trois quarts et la grand’mère dormait toujours.

Et voilà que, comme elle tricotait, Nany se mit à songer soudain à un homme perdu qui aurait marché devant lui pendant des heures, des jours et des temps infinis sur une route uniforme, sans arbres et sans maisons. Un voyageur égaré depuis si longtemps qu’il ne sait plus le but ni le jour du départ et qui verrait, tout à coup, le soleil se lever devant lui. – Il a des yeux indifférents qui ne savent plus regarder qu’au dedans de lui-même, et, pendant de longues années ces yeux n’ont rien fait d’autre que d’épeler son ennui ; mais le soleil se lève et une douce lumière rose enveloppe la route uniforme et l’homme voit cette lumière avec des prunelles éblouies...

Nany s’imaginait aussi qu’elle-même suivait la route du voyageur, dans l’espoir du beau soleil qui devait se lever au bout... Elle est partie depuis toujours, et, par ce soir de Noël, marche sans repos à travers la neige... Une lourde nuit blanche, un horizon illimité ; et Nany qui marche sans s’arrêter jamais.

Dans sa songerie, Nany se vit revenue à son village, après des siècles passés, et s’étonnant de retrouver toutes choses telles qu’elle les a laissées en partant. Elle a fait des routes, des routes qu’elle ne sait plus, et la voilà qui débouche au bout de la prairie, là où elle voyait les enfants arriver un à un, les matins d’autrefois. C’est à une heure du soir, peu de minutes avant le coucher du soleil... Des femmes apparaissent silencieusement au seuil de leurs maisons ; une tient un enfant dans ses bras et Nany la reconnaît, et l’enfant qu’elle berce ; des temps passés, Nany l’a vue ainsi avec le petit qu’elle endort d’un air de lui dire des chansons... Bien des fois elle s’est dit à elle-même ces chansons et leurs douces paroles devinées – mais maintenant, elle est près et elle n’entend rien... Que dit donc la femme à son petit enfant ?

Une angoisse serre le cœur de Nany comme elle avance sur le vieux chemin connu. Toutes choses sont bien telles qu’elle les a laissées... les mêmes chiens assoupis en dessous des mêmes chariots... les mêmes paysans en blouses bleues qui conduisent les mêmes chevaux rêveurs... Le ciel est clair et calme au-dessus des cabanes éparses ainsi qu’il a été en tant de soirs finis ; la source où les ménagères viennent prendre de l’eau chuchote toujours de voix mystérieuses, entre les ormes ; et les ménagères sont là, avec leurs seaux demi-pleins devant elles ; qui regardent Nany descendre la route...

Et Nany les reconnaît toutes, l’une après l’autre ; pour les avoir vues en des temps très anciens.

– J’ai regardé leurs visages mais je n’ai pas vu leurs yeux, se dit Nany fiévreusement.

Elle marche à travers le village, et voilà qu’elle se trouve seule sur sa route ; car l’instant est venu où les mamans couchent les petits enfants et, de chaque cabane, des prières naïves glissent sur le chemin... Nany écoute en marchant, et ces voix enfantines remuent en elle un monde de sensations... Par les portes entr’ouvertes s’aperçoivent les petits, agenouillés dans leurs chemises blanches qui les font presque nus... Puis, les derniers bruits cessent ; les petites voix meurent, l’une après l’autre... un baiser encore... et puis la recommandation d’une maman qui borde un berceau... enfin le grand silence paisible, comme une bénédiction de vieux...

Nany s’était arrêtée, interdite, au milieu du chemin. – Elle était comme une qui s’est crue arrivée et se trouve plus loin du but. – Elle aurait voulu parler, interroger quelqu’un, mais il n’y avait plus personne au dehors ; les derniers chariots étaient rentrés et tous les paysans avaient fermés leurs portes. – Nany se pencha sur la source et la source lui renvoya son image... le chemin, devant elle, semblait être élargi, et la nuit tombait.

Cependant, une femme du village avait oublié de prendre sa provision d’eau, et elle se releva comme elle y songeait. – C’était une petite vieille qu’on disait simple d’esprit ; elle ne faisait autre chose en sa vie que chercher l’eau pour sa bru, à la source proche, et balayer la cabane. On riait d’elle, à cause de sa façon de parler en agitant les lèvres, et de ses gestes maladroits, et aussi, à cause d’un grand bonnet plissé qui lui glissait toujours sur le front... Nany la vit sortir avec ses seaux et refermer lentement sa porte : alors, elle s’approcha d’elle et lui toucha l’épaule. – La vieille se retourna. – « Madame », commença Nany... mais, tout à coup, elle s’arrêta car dans ses yeux elle avait vu, dans ses yeux comme un miroir elle avait vu se refléter son propre visage, elle, Nany, au front pâle et son regard patient qui semble voir au loin.

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Résignation, fatigué du silence, s’était mis à miauler tristement. – Nany tressaillit :

Où était-elle ? Et quel était ce rêve ?... Il n’y avait pas eu de rêve. Des étincelles rouges s’envolaient des bûches enflammées jusqu’auprès de la grand’mère endormie... le gâteau de Noël découpé, avec la branche de houx, semblait attendre quelqu’un et le sable du plancher brillait joyeusement à la lumière du feu... Les petites casseroles de cuivre semblaient assoupies à leurs clous, dans un sommeil heureux. On n’entendait d’autres bruits que le tic-tac sans fin de l’horloge dont le visage ami regardait, depuis des jours lointains... Et il y avait aussi l’étranger, immobile et grave, qui souriait aux flammes.

Nany se lève, hors d’elle-même, les mains étendues. L’étranger se lève aussi ; il la regarde comme celui qui sait :

– J’ai vu ! dit Nany avec exaltation, j’ai vu dans les yeux de la femme... Ô mon Dieu ! que de fois elle s’en ira vers la source, avec les seaux que ses vieilles mains peuvent à peine soulever... que de fois !...

Elle fixait quelque chose au loin, très loin par-delà les murs de la cabane, à travers les yeux de l’étranger, et des larmes douces coulaient au long de ses joues...

– Elle s’en ira ainsi en bien des soirs, et dans les matins clairs les enfants reviendront... Encore je les verrai prendre des insectes et danser dans l’herbe. Ils attraperont des rainettes dans leur doigts et je les verrai jouer avec les rainettes et courir vers l’école, et le son de leurs sabots me réjouira le cœur... Ils reviendront, en les matins d’hiver, faire des glissades sur la prairie gelée, tandis que la neige s’amasse autour de la cabane et que Nany les regarde par les carreaux... Je les verrai venir, je les regarderai, par la fenêtre étroite... Oh ! la fenêtre large qui tient tout le ciel, et toute la prairie, et le chemin avec ceux qui passent... J’ai cru, j’ai cru voir les mêmes choses et c’étaient tant de choses diverses !... J’ai regardé tant de visages, et je n’ai jamais regardé au-delà des visages...

Le sourire de l’étranger semblait répandre de la lumière ; il était sur ses lèvres, comme une étoile, comme une douce et pure étoile d’espérance... Tout-à-coup, Nany recula... l’étranger s’avançait vers elle. Il lui prit la main, il lui toucha le front, et, comme minuit sonnait, il sortit doucement en refermant la porte.

La grand’mère s’éveillait...

– Eh bien ! Nany, dit-elle, en bâillant, ne pourrions-nous manger le gâteau ? Voici minuit venu.

– Oui, Grand’Mère, dit Nany.

Elle écoutait des pas sourds dans la neige et... quel bruissement ?... quelle musique d’ailes et de baisers.

– J’ai pensé à vous, Nany ; j’ai rêvé que vous vouliez partir et que vous frappiez la porte.

– Vraiment, Grand’Mère ! dit Nany d’une voix mouillée.

Résignation regardait une tache de feu sur le plancher.

– Oui, et c’était étrange. Vous étiez toujours là et vous n’étiez plus là et... Les cloches, Nany, entendez-vous !

– Oui ! oui ! crie Nany joyeusement.

Et les cloches de Noël sonnaient à toutes volées.

 

 

Blanche ROUSSEAU, Nany à la fenêtre, 1897.

 

 

 

 

 

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