La bague perdue et retrouvée

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean-Christophe SCHMID

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Marie, l’excellente fille du jardinier de la comtesse de V***, avait porté à celle-ci une corbeille de fleurs le jour de sa fête, et elle avait reçu de la généreuse dame une robe en témoignage de sa satisfaction. Toute joyeuse elle s’empressa, à son arrivée à la maison, de montrer sa belle robe à son père ; mais, à la grande surprise de la jeune fille, Jacques ne témoigna aucune joie du superbe cadeau. Il secoua la tête en disant :

– Je préférerais que tu n’eusses pas porté la corbeille au château. Cette robe est un don de notre digne maîtresse, et il n’en a que plus de prix à mes yeux ; mais je crains bien qu’il ne nous suscite des jaloux, et, ce qui serait plus fâcheux, qu’il ne t’inspire de la vanité. Sois donc continuellement sur tes gardes, chère Marie, et fais qu’au moins la dernière de mes craintes ne se réalise pas. L’innocence et la modestie parent mieux une jeune fille que les robes les plus élégantes et les plus riches.

Marie venait d’essayer sa belle robe ; elle l’avait repliée avec soin, et elle l’enfermait dans son armoire, lorsque la jeune comtesse arriva à la ferme, pâle, tremblante et hors d’haleine.

– Ah ! Marie, dit-elle, qu’as-tu fait ? L’anneau de ma mère a disparu ! personne que toi n’est entré dans la chambre où il était. Oh ! rends-le vite ; il pourrait en résulter une fâcheuse affaire. Donne-le-moi vite ; tout peut encore se réparer.

Marie fut tellement effrayée qu’elle devint pâle comme la mort.

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle, qu’est-ce que c’est ? Je n’ai pas pris d’anneau ; je n’en ai pas même vu dans la chambre de votre mère ; je n’ai pas quitté la place où j’étais près de vous.

– Marie, je t’en supplie dans ton propre intérêt, je t’en prie pour moi, rends-moi cette bague. Tu ne sais pas de quel prix elle est : si tu en avais connu la valeur, assurément tu ne l’aurais pas dérobée. Tu l’as prise pour une bagatelle. Donne-la-moi, et tout sera pardonné comme une étourderie de jeunesse.

Marie se mit à fondre en larmes.

– En vérité, j’ignore absolument ce qu’est devenu votre anneau, que je ne connais même pas. Je n’ai jamais osé toucher un objet qui ne m’appartient pas, encore moins l’enlever : mon père m’a trop bien recommandé de ne jamais rien voler à personne.

En ce moment, le père entra dans l’appartement. Il travaillait au jardin, lorsqu’il avait vu la jeune comtesse accourir en toute hâte à la maison.

– Dieu du ciel ! que dites-vous là ? s’écria-t-il lorsqu’il eut compris de quoi il était question.

Le brave homme fut tellement saisi qu’il fut obligé de s’appuyer contre un coin de la table et de s’asseoir sur le banc.

– Enlever une bague de ce prix, ma fille, c’est un crime que les lois punissent de mort, dit-il d’une voix tremblante ; mais c’est encore le moindre des châtiments. Pense au commandement de Dieu : « Tu ne déroberas pas. » Une telle action nous rend coupables devant les hommes et devant Dieu, qui est notre souverain juge, qui voit le fond des cœurs, et devant qui tout mensonge et tout subterfuge sont inutiles : la justice de Dieu demande une réparation comme celle des hommes, plus terrible peut-être. Si tu as oublié les saints commandements ; si tu as fermé ton cœur à mes avis paternels au moment de la tentation ; si l’éclat de l’or et des joyaux a ébloui tes yeux au point de t’entraîner à ce crime honteux, ne mens pas, avoue ta faute, et rends la bague : c’est le seul moyen de réparer le mal, autant qu’il peut l’être.

Les pleurs et les sanglots de Marie redoublèrent.

– Je vous le jure, mon père, je n’ai pas vu d’anneau. Si j’en avais trouvé un sur la route, je n’aurai pas eu de repos que je n’en eusse découvert le propriétaire pour le lui rendre. Bien sûr, je ne l’ai pas ; croyez-moi, mon père !

– Vois, continua le vieillard, mademoiselle Amélie ; c’est par amitié pour toi qu’elle est accourue ici pour te sauver des mains de la justice : elle a toujours été si bonne pour toi ! Il n’y a qu’un instant encore, elle t’a fait un si riche cadeau ; mérite-t-elle que tu la trompes ainsi ? Allons ! si tu as l’anneau, dis-le et la bonne comtesse voudra bien, par son intercession, détourner de dessus ta tête le châtiment que tu as mérité. Marie, sois franche, ne mens pas.

– Mon père, répondit la pauvre Marie, vous le savez vous-même ; je n’ai jamais rien dérobé, pas même une pomme d’un arbre appartenant à un autre. Je ne me serais pas permis d’arracher une poignée d’herbe dans un pré ; ma conscience me l’eut reproché : comment pourrais-je avoir enlevé un objet d’un tel prix ? Croyez-moi donc, mon père, je ne vous ai jamais menti de ma vie.

– Marie, lui dit encore son père, considère mes cheveux blancs. Je suis près de descendre dans la tombe ; n’abrège pas mes quelques jours ; épargne-moi ce chagrin, qui m’y conduirait infailliblement. Réponds-moi devant Dieu, qui bientôt va m’appeler à lui, et qui n’admet point les voleurs dans son royaume, parle avec sincérité : As-tu cet anneau ? Au nom de ton salut éternel, je t’en conjure, dis la vérité.

Marie leva vers le ciel ses yeux inondés de pleurs, et dit en joignant les mains :

– Dieu le sait, je n’ai point cet anneau. Je vous l’affirme, je dis la vérité en ce moment.

– Je te crois, lui dit son père, je crois que tu n’as pas cette bague : car tu ne mentirais pas ainsi devant Dieu qui nous écoute, devant la noble comtesse, devant ton vieux père ; et puisque tu es innocente, comme j’en suis persuadé, sois tranquille ; calme-toi, Marie, et ne crains rien. Quelque peine qui nous arrive, Dieu fera luire tôt ou tard notre innocence au grand jour.

La jeune comtesse essuya une larme et dit :

– Lorsque je vous entends parler ainsi, je ne puis m’empêcher de croire à l’innocence de Marie ; cependant, si je considère les circonstances, il me semble impossible que vous n’ayez pas cette bague. Ma mère sait à quel endroit elle l’avait déposée sur la table, au moment même où j’entrais dans la chambre avec Marie. Personne autre que nous n’a pénétré dans l’appartement ; Marie vous dira elle-même que je ne me suis pas approchée de la table. Pendant que ma mère et moi parlions dans la chambre voisine, Marie était restée seule : avant et après, pas une âme n’y est entrée. Lorsque nous fûmes sorties, ma mère ferma la porte et alla dans une autre pièce. Lorsqu’elle entra dans la chambre pour prendre sa bague... elle avait disparu. Elle fit alors de minutieuses recherches dans tous les coins les plus secrets. Elle eut encore la précaution de ne laisser entrer aucun de nos gens ; la porte me fut aussi interdite. Ce ne fut qu’après avoir fait de longues et inutiles perquisitions quelle nous ouvrit. Qui donc peut avoir cette bague ?

– Je n’y comprends rien, dit le père. Dieu nous a soumis à une dure épreuve. Mais de quelque nouveau malheur que nous soyons menacés, me voici, Seigneur !

– Véritablement, reprit la jeune comtesse, je retourne au château le cœur navré : c’est pour moi un bien triste jour de naissance ! Cette affaire ne peut qu’avoir une mauvaise fin. Ma mère n’en a encore dit mot à qui que ce soit, pour ne pas causer le malheur de Marie : seule je partage cet affreux secret avec elle ; mais il sera difficile de le cacher longtemps : il faut que ma mère porte cette bague aujourd’hui. Mon père, qui doit arriver de la Résidence, pour le dîner, s’apercevra facilement de sa disparition : il lui en a fait cadeau le jour de ma naissance, et il tient beaucoup à sa conservation. Ma mère doit la porter à chaque anniversaire ; elle compte que je vais la lui rapporter. Adieu ! ajouta-t-elle ; je suis convaincue de votre innocence, croyez-le bien ; mais moi, me croira-t-on quand je la proclamerai ?

Elle s’éloigna profondément attristée et les larmes aux yeux. Le père Jacques et sa fille étaient trop affectés pour songer à l’accompagner.

Lorsqu’elle fut partie, le vieux Jacques s’assit sur le banc, plongea sa tête dans ses deux mains et fixa ses regards sur le pavé comme quelqu’un qui réfléchit : deux ruisseaux de pleurs sillonnaient ses joues pâles.

Marie, se jetant à ses pieds, leva vers lui ses yeux également inondés de larmes et lui dit :

– Ô mon père ! je vous le répète, je suis entièrement étrangère à l’affaire de cette bague ; je vous le jure encore, je suis innocente.

Le vieillard se leva et, croisant ses bras sur sa poitrine, il attacha fixement sur Marie un regard scrutateur qui semblait plonger dans son âme ; elle en soutint avec calme le feu terrible pendant plusieurs minutes :

– Oui, Marie, tu es innocente ! dit alors le père : une conscience coupable ne conserverait pas un tel calme devant l’œil interrogateur de son juge.

Il lui ouvrit alors ses bras ; la jeune fille s’y précipita, et des larmes de joie succédèrent un instant à celles que faisait couler la douleur. Il la tint longtemps embrassée.

– Mon bon père, répondit Marie, quelle sera la fin de tout ceci ? que nous adviendra-t-il ? Oh ! si les nouveaux malheurs qui doivent fondre sur nous n’atteignaient que moi seule, je courberais la tête avec résignation ; mais vous voir souffrir et souffrir à cause de moi, ah ! c’est plus que je n’en pourrais supporter.

– Aie confiance en Dieu, ma fille, et ne crains rien : sans sa volonté, un seul cheveu ne peut tomber de notre tête. Bannis ta frayeur, Marie, et sois toujours fidèle à la vérité. Que ni menaces ni promesses ne t’en écartent. Ne trahis jamais ta conscience ; on trouve un sommeil paisible même au fond du cachot. On va, sans doute, nous séparer, et nous vivrons désormais éloignés l’un de l’autre ; ton père ne pourra plus faire descendre dans ton cœur le baume de la consolation, ma bonne Marie. Mais tu as un autre père dans le ciel qui veille sur toi ; il est le protecteur de l’innocence ; son appui ne te faillira pas.

Soudain la porte s’ouvre violemment, et le bailli paraît, suivi de son greffier et de plusieurs sergents de justice. Marie pousse un cri déchirant, se jette au cou de son père et l’entoure de ses bras.

– Séparez-les, dit le bailli d’un ton impératif, en lançant un regard de colère. Mettez les fers à cette fille et conduisez-la en prison. Enfermez aussi le père quelque part en un lieu sûr, mais séparément. Montez la garde autour de cette maison, veillez à toutes les issues et ne laissez entrer personne, que le greffier et moi n’ayons achevé nos perquisitions.

Les sergents arrachèrent brutalement Marie des bras de son père, qu’elle étreignait de toute sa puissance ; des fers enchaînèrent ses mains délicates. Elle s’évanouit, et on l’entraîna sans connaissance. Le père, résigné, courba la tête et suivit silencieusement sa fille. Les rues étaient déjà remplies d’une foule immense, et quand le vieillard et sa fille s’avancèrent, des milliers de regards curieux s’attachèrent sur les deux pauvres prisonniers.

Marie était encore à moitié évanouie lorsqu’on la déposa dans un cachot. Peu à peu elle reprit connaissance, et avec le sentiment de l’existence lui revint celui de sa cruelle position. Elle jeta autour d’elle un regard de terreur, puis se mit à pleurer, à sangloter ; elle se tordit les mains de désespoir, elle pria, et enfin, vaincue par la douleur et l’effroi, épuisée par l’abondance de ses larmes, elle tomba sur sa couche de paille, et bientôt un pénible sommeil ferma ses paupières.

Lorsqu’elle se réveilla, il était nuit ; autour d’elle régnait une obscurité profonde qui l’empêchait de distinguer les objets. Longtemps elle ignora dans quel lieu elle se trouvait. L’histoire de la bague revint à sa pensée, mais comme un songe dont il ne reste qu’un souvenir vague ; un instant, elle se crut sous le toit paternel, dans son lit. Déjà elle ouvrait son cœur à la joie. Mais elle fait un mouvement et elle sent sur ses bras l’impression glacée des fers qui la tiennent captive ; leur bruit affreux lui fait éprouver une sensation douloureuse et la rappelle entièrement à elle. Elle se lève en sursaut de sa couche, tremblante d’effroi, et retombant à genoux :

« Mon Dieu, dit-elle, tout le monde m’abandonne ; je n’ai plus que vous sur la terre. Jetez un regard dans cette prison, et voyez mes mains chargées de chaînes, que j’élève vers vous. Vous le savez, mon Dieu, je suis innocente du crime dont on m’accuse. Vous ne laisserez pas succomber l’innocence, vous, l’appui du faible et de l’opprimé. Ayez pitié de moi. Dieu de bonté ! ayez pitié de mon vieux père ! Envoyez-lui du moins quelque consolation, et doublez pour lui mes souffrances. »

Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux à la pensée de son père. La douleur étouffait sa voix ; elle ne put que pleurer et sangloter.

En ce moment, la lune, qui avait été cachée jusqu’alors par d’épais nuages, brilla tout à coup dans toute sa pureté ; pénétrant à travers l’étroite ouverture qui donnait un peu d’air à la prison de Marie, elle en illumina toute l’étendue, et à la faible lueur de l’astre nocturne, Marie put voir distinctement les quatre murailles sombres de sa prison et tous les objets qui s’y trouvaient. De tous côtés, des pierres noires, luisantes et suintantes d’humidité, attristèrent sa vue. Sur un petit mur, construit en saillie dans un angle de la prison, pour servir de table, étaient une cruche de terre et une écuelle ; une botte de paille sous ses pieds ; et pas autre chose ! Depuis que l’obscurité était moins profonde, Marie avait senti son cœur soulagé. À l’aspect de la lune, il lui avait semblé retrouver une vieille amie...

Tout à coup, un sergent entra dans la prison pour la conduire devant le tribunal du juge. Ce juge était un homme d’un aspect imposant et sévère. Un frisson glacial parcourut les membres de la pauvre fille lorsqu’elle pénétra dans cette salle sombre dont les hautes fenêtres en ogive ne laissaient passer qu’un jour douteux par leurs petits vitraux découpés en losanges.

On fit placer l’accusée en face du tribunal. Le juge lui adressa une foule de questions, auxquelles Marie répondit selon toute la vérité ; puis elle fondit en larmes, sanglota à fendre le cœur et protesta de son innocence.

– N’espérez pas me tromper, lui dit le juge ; jamais vous ne me ferez croire l’impossible. Personne que vous n’est entré dans la chambre, personne que vous ne peut avoir pris cette bague : avouez-donc.

Les pleurs de Marie redoublèrent.

– Je ne puis vous dire autre chose que cela : je ne sais absolument rien touchant cette bague ; je ne l’ai point vue, je ne l’ai pas.

– On l’a vue dans vos mains, poursuivit le juge. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

Marie affirma que ce n’était pas possible. Le juge agita sa sonnette. Juliette, la femme de chambre de la comtesse, fut introduite.

C’était une méchante fille qui avait éprouvé le matin un violent dépit parce qu’une étrangère avait reçu une robe de la comtesse et qu’elle-même n’avait rien obtenu.

Dans sa jalousie contre la pauvre Marie, Juliette, espérant lui enlever la faveur de sa maîtresse, avait dit aux gens du château :

– Ce n’est nul autre que cette petite malheureuse jardinière qui a enlevé la bague : j’ai vu briller un diamant dans sa main, lorsqu’elle descendait l’escalier ; elle l’examinait avec attention. En m’apercevant, elle fut effrayée et le cacha vivement. J’eus aussitôt quelques soupçons ; mais, craignant de porter un jugement téméraire, je gardai le silence. Peut-être, pensai-je, lui a-t-on aussi donné cet anneau comme d’autres objets. Mais si elle l’a dérobé, on en saura bientôt quelque chose ; et alors il sera toujours temps de parler. Je suis bien contente de n’être pas entrée dans l’appartement de madame la comtesse. Il y a tant de méchantes gens, comme cette hypocrite Marie, qu’on pourrait bien faire planer des soupçons sur d’honnêtes personnes.

Les paroles de Juliette ne furent pas perdues ; colportées de bouche en bouche, elles avaient provoqué l’arrestation de la pauvre Marie. Juliette dut répéter sa déposition devant le tribunal. Lorsqu’elle parut et que le juge l’avertit qu’elle devait dire la vérité, la vérité seule devant Dieu qui l’écoutait, le cœur lui battit violemment ; elle trembla, et ses genoux fléchirent. Mais la malheureuse fille n’obéit pas aux paroles du juge ni à la voix de sa conscience. « Si je reconnais que j’ai menti dans ma première déposition, se dit-elle, je serai chassée ou peut-être mise en prison. » Elle persista donc dans ses accusations mensongères, et eut l’odieux courage de dire à Marie, en la regardant en face :

– Vous avez la bague ; je l’ai vue dans vos mains.

Tant d’impudence et de fausseté confondit Marie et la pénétra d’indignation ; mais elle ne fit entendre ni plaintes ni injures ; elle ne put que pleurer, et eut à peine la force de dire d’une voix entrecoupée :

– Ce n’est pas vrai ; tu n’as pas vu l’anneau dans mes mains. Comment peux-tu mentir à ce point et me rendre si malheureuse, moi qui ne t’ai jamais fait aucun mal ?...

Mais Juliette, qui ne voyait que son intérêt personnel, fut insensible aux douces paroles de sa victime ; sa haine et sa jalousie contre elle semblaient avoir redoublé. Elle soutint ses accusations et les répéta sans omettre les moindres détails, qu’elle exagéra encore ; alors on lui ordonna de se retirer.

– Vous voilà convaincue, dit le juge à l’accusée ; toutes les circonstances parlent contre vous. La femme de chambre de la jeune comtesse a même vu l’anneau dans votre main. Maintenant on va vous reconduire en prison.

Et les sergents, à l’ordre du juge, lui remirent ses fers et la traînèrent jusqu’à son triste cachot, au milieu des huées d’une vile populace.

Les semaines, les mois s’écoulèrent. Un jour, à la suite d’un violent orage, le nouveau jardinier du château (car Jacques avait été renvoyé) annonça qu’il allait abattre un vieux poirier que le vent avait à moitié brisé et qui menaçait de tomber. Les domestiques de la maison prêtèrent la main pour le renverser avec précaution, de manière qu’en tombant il ne fît aucun tort aux arbres voisins. La comtesse et tous ceux qui habitaient le château étaient aussi accourus au jardin pour assister à sa chute. Lorsque l’arbre s’inclina vers le sol, les deux enfants de la comtesse s’élancèrent aussitôt sur un nid de pies qui se trouvait aux plus hautes branches, et qu’ils convoitaient depuis longtemps. Ils l’examinaient avec la plus curieuse attention. « Ah ! mon Dieu, s’écria tout à coup Auguste, vois donc, frère, qu’est-ce qui brille avec tant d’éclat entre ces deux branches ? – On dirait de l’or et des pierres précieuses », dit Albert. Juliette s’approcha pour regarder ; elle poussa un cri. « Ô ciel ! la bague ! » s’écria-t-elle, et son visage se couvrit d’une pâleur mortelle. Les enfants sortirent l’anneau du milieu des branches et le portèrent en triomphe à leur mère.

– C’est bien ma bague ! dit-elle. Oh ! pauvre Marie, combien nous avons été injustes envers vous ! Je suis très contente assurément d’avoir retrouvé mon anneau, mais je le serais encore davantage si nous pouvions découvrir la retraite de Jacques pour lui annoncer cette bonne nouvelle. Et je ferais volontiers le sacrifice de cette bague pour réparer le mal que j’ai causé à sa fille.

– Mais comment se fait-il, demanda-t-elle, que cette bague se trouve dans ce nid d’oiseau, à la pointe la plus élevée de l’arbre ?

– Je vais vous le dire, répliqua le jardinier, heureux de voir l’innocence de la jeune fille reconnue. Ce n’est ni le père Jacques ni Marie qui ont porté là-haut cette bague, c’est évident : l’arbre est trop élevé et il ne leur eût pas été possible de grimper jusqu’à la cime. Ils n’en auraient pas eu le temps non plus ; car Marie était à peine sortie du château que les gens de la justice l’arrêtaient et la conduisaient en prison ! mais les pies, comme celles qui ont niché sur cet arbre, aiment tout ce qui brille, et partout où elles trouvent quelque chose de semblable, elles s’en emparent et le portent dans leur nid. C’est un oiseau de cette espèce qui a enlevé la bague et l’a portée ici ; il n’y a aucun doute à cela ; mais ce qui m’étonne, c’est que moi, vieux chasseur, je n’aie pas eu plus tôt l’idée qu’un de ces oiseaux pouvait avoir enlevé l’anneau. C’était, sans doute, la volonté de Dieu : il fallait que mon, vieil ami Jacques et sa fille Marie fussent soumis à une pareille épreuve.

– Vous avez parfaitement raison, Antoine, répondit la mère de la comtesse, et je comprends maintenant toute cette histoire. Je me rappelle très bien que des oiseaux venaient voltiger autour de la fenêtre ; qu’elle était ouverte le jour même où l’anneau disparut, que la petite table sur laquelle je l’avais mis se trouvait placée près de la fenêtre, et enfin qu’après avoir fermé ma chambre au verrou, je restai assez longtemps dans un appartement voisin. Dans cet intervalle, un de ces oiseaux voleurs, à l’œil perçant, aura vu la bague du haut de l’arbre où il était perché, et s’en sera emparé sans que personne s’en soit aperçu.

On ne saurait peindre la surprise et le chagrin du comte lorsqu’il acquit d’une manière si inattendue la certitude parfaite de l’innocence de la jeune fille.

– Je suis désolé, dit-il, que nous ayons commis une si grande injustice envers ces braves gens ; mais il me reste une consolation : c’est que l’ignorance seule et l’erreur nous y ont conduits, et non la mauvaise volonté. Cependant, je ne pourrai pas dormir tranquille que nous n’ayons rappelé ces infortunés, et réparé l’injustice dont ils ont été victimes.

Puis, allant à Juliette, qui restait pâle et tremblante comme une coupable au milieu de tous les visages joyeux :

– Et toi, perfide serpent, lui dit-il, comment as-tu pu te résoudre à tromper ainsi ton maître et la justice, et leur faire commettre une action aussi criante ? Comment as-tu eu la cruauté de précipiter un respectable vieillard et sa fille innocente dans des malheurs aussi épouvantables ?

« Allons, saisissez-la ! ajouta-t-il en s’adressant à ses domestiques et remettez-la entre les mains de la justice. Elle aura bientôt à répondre de son horrible calomnie et elle finira ses jours dans les cachots de la prison !... »

 

 

Jean-Christophe SCHMID.

 

Paru dans Les maîtres de la littérature étrangère et chrétienne au XIXe siècle,

par un ancien professeur de rhétorique, Casterman, s. d.

 

 

 

 

 

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